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« Novateur », « intéressant » et « nécessaire » sont probablement les adjectifs les plus à même de qualifier cet ouvrage qui couvre un champ encore largement délaissé des études autochtones. Alors que beaucoup a été écrit sur la question migratoire et le rapport des Autochtones à la ville, ainsi que leurs difficultés d’accès au logement, l’itinérance constituait en effet jusque-là une sorte d’angle mort que l’ouvrage collectif Indigenous homelessness: Perspectives from Canada, Australia, and New Zealand propose d’explorer. Et il devenait urgent de s’y atteler, au vu notamment de l’importance croissante du phénomène et de la surreprésentation des Autochtones parmi la population en situation d’itinérance dans les trois pays ciblés. Pour l’occasion, Evelyn Peters et Julia Christensen, toutes deux géographes et spécialistes de la question autochtone au Canada, ont fait appel à plus d’une trentaine de contributeurs s’intéressant, selon des approches variées, à l’itinérance autochtone au Canada, en Australie et en Nouvelle-Zélande. La diversité des profils de ces contributeurs mérite d’être soulignée : si la plupart sont universitaires, provenant de disciplines comme l’anthropologie, l’architecture, la géographie, les sciences politiques ou encore le travail social et la psychologie, d’autres sont consultants, travaillent pour le compte de fondations ou militent dans des organisations non gouvernementales (ONG). Plusieurs revendiquent en outre une appartenance autochtone.

L’ouvrage se décompose en 17 chapitres regroupés en trois parties. Ces parties s’organisent par pays, ce qui constitue un choix permettant d’isoler et saisir ce qu’il y a de spécifique à chaque contexte national et de faciliter le travail de comparaison. La première partie traite ainsi du Canada, la seconde de l’Australie, puis la troisième de la Nouvelle-Zélande. Chacune comporte un chapitre introductif précisant les spécificités du contexte national abordé, ce qui est fort bienvenu. Si l’on omet ces chapitres introductifs, il apparaît toutefois que la première partie comporte deux fois plus de chapitres que la seconde, qui en contient elle-même deux fois plus que la troisième. La section portant sur la Nouvelle-Zélande ne propose ainsi que deux chapitres, contre huit pour celle sur le Canada. Si ce déséquilibre n’influe pas sur la qualité globale de l’ouvrage, on peut alors regretter que les parties n’aient pas été définies en fonction des croisements et rapprochements possibles entre les différentes contributions. Outre de faire ressortir une analyse thématique transversale mettant d’emblée en perspective les points forts de l’ouvrage, une telle structure aurait sûrement permis aussi d’éviter le déséquilibre lié au regroupement des contributions par pays. Cette analyse transversale est toutefois présente et solidement articulée dans la conclusion d’Evelyn Peters.

Dans l’introduction générale, Julia Christensen insiste sur les difficultés à saisir le phénomène d’itinérance au sein de la population autochtone, dont elle propose par ailleurs une définition opérationnelle efficace. Elle préfère à ce propos parler d’un « spectre de l’itinérance », expression englobant aussi bien les individus en situation d’itinérance absolue – ceux dormant dans des lieux impropres à l’habitation ou ayant recours à des foyers d’accueil – que ceux se trouvant en risque d’itinérance, en raison de l’entassement, de l’insalubrité des logements ou des violences familiales, notamment envers les femmes. Comme le démontrent les différents chapitres, il n’y a rien de figé en la matière et il n’est pas rare qu’un même individu transite successivement d’un état à un autre, faisant de l’itinérance autochtone un phénomène souvent difficile à cerner. En ce sens, le point fort de l’ouvrage est de remettre en question ouvertement le fait que l’itinérance est généralement abordée comme un phénomène exclusivement urbain et lié à des carences en termes d’accès au logement. Une telle vision réduit en effet l’itinérance à ses manifestations les plus extrêmes, tout en l’isolant du contexte dans lequel elle prend corps.

En ce qui concerne la population autochtone, ce contexte est indéfectiblement lié au processus historique de colonisation et à la marginalisation à la fois politique, sociale et économique qui en résulte et se matérialise par des conditions de vie souvent déplorables au sein des réserves ou communautés autochtones. C’est cette réalité et ses conséquences que les auteurs, dans les différents chapitres de l’ouvrage, analysent, déconstruisent et expliquent à partir d’une grande variété d’études de cas toutes très enrichissantes. L’un des principaux enseignements à retenir est qu’avant même de se traduire par des difficultés d’accès au logement, l’itinérance autochtone dérive des processus de colonisation et de dépossession territoriale ayant entraîné la perte de liens sociaux, familiaux et culturels, comme le remarquent notamment Yale Bélanger et Gabrielle Lindstrom dans leur contribution : « We should therefore endeavour to comprehend Niitsitapi homelessness not just as a lack of housing, but recognize that it is notably influenced by a lack of family and community ties » (p. 179). L’itinérance autochtone ne se limite donc pas au fait d’avoir ou ne pas avoir de logement, car être chez-soi, c’est aussi et avant tout faire l’expérience de liens effectifs avec un territoire donné.

Indigenous homelessness n’est donc pas « un ouvrage de plus » sur les difficultés d’accès au logement des Autochtones, mais une invitation à analyser les raisons qui y président et à en comprendre le sens profond, tout en envisageant des solutions possibles : « How and why homelessness amongst Indigenous peoples occurs, and most importantly, what can be done to alleviate the ill effects of homelessness in culturally relevant and respectful ways, are the timely and significant questions that have compelled us to write this book » (p. 2). L’inadéquation, voire l’inconsistance des politiques publiques en la matière – souvent axées sur une logique punitive – est, à ce titre, clairement documentée et analysée. On en apprend cependant peu sur les stratégies imaginées par les organisations autochtones pour pallier ces déficiences ; on trouve ici et là quelques éléments à ce sujet, mais on aurait souhaité en savoir davantage. Il s’agit probablement là, toutes proportions gardées, du point faible de l’ouvrage, contrebalancé toutefois par la qualité indéniable de chacun des chapitres et du travail réalisé collectivement. Au final, Indigenous homelessness permet donc de procéder à un état de l’art jusque-là manquant au sujet de l’itinérance autochtone, mais aussi de proposer des pistes d’analyse du phénomène et poser, par là même, les premiers jalons d’un chantier appelant de nouvelles recherches pour le futur.