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« Le Canada est une société ouverte et accueillante [mais] notre tâche première est de protéger nos citoyens », Justin Trudeau, août 2017.

Volte-face dans un pays historiquement fondé sur des arrivées massives de migrants ? Cette question est donc plus que jamais d’actualité ; elle impose de comprendre « l’Histoire » faite de petites histoires dans les processus de peuplement, de colonisation dans la Grande Migration transatlantique, qui couvre globalement la période 1870-1914 de ce livre. Nous sommes nombreux à avoir des relations personnelles, professionnelles, avec le Canada et, surtout, avec le Québec : voir « La science régionale au Québec », Revue d’Économie Régionale et Urbaine, 2012, les rencontres Champlain-Montaigne entre l’Université Laval et Bordeaux, « Développement régional et cohésion sociale », Cahiers de géographie du Québec, 2003. Des relations personnelles, professionnelles, et des tensions passionnelles entre les cousins, la belle province et la France. Mais quelle France ? La France éternelle, la France rêvée, celle de Jeanne d’Arc ? Et les auteurs des deux côtés de l’Atlantique proposent une synthèse de leurs travaux, des résultats de différents colloques, pour aboutir à cet ouvrage où chacun signe des chapitres spécifiques, lus, relus en équipe.

Transposer la France, mais aussi Transplanter la France (Frenette, p. 297). On eût pu penser à Transgresser la France car, si « ramener la question des relations entre Français et Québécois à un simple rapport dominant / dominé, ou à un rejet mutuel, presque viscéral, risque d’embrouiller les choses », (p. 218), des stratégies permanentes de transgression sont à l’oeuvre.

Les auteurs soulignent les difficultés documentaires, la rareté des sources, notamment quantitatives : les recensements ne sont pas fiables quand ils existent, les informations consulaires sont approximatives, celles des structures religieuses incertaines. Les auteurs utilisent des informations indirectes, notamment des bulletins et des histoires de famille, du clergé, dont ils reconstituent des trajectoires (Hamilton, 2009 ; Pallard, 2009 ; Lafontaine, 2014).

L’émigration française est très faible sans que, pour autant, les Français soient sédentaires  – il existe de forts mouvements internes – et la voie québécoise-canadienne est peu favorisée quand elle n’est pas méprisée, d’autres espaces étant au contraire soutenus : l’Afrique du Nord, l’Afrique occidentale ou la Cochinchine.

« La croissance notable des effectifs européens est rendue possible par la mise en place, à l’échelle internationale, d’une véritable industrie de la migration », (p. 16, souligné par nous), qui est du domaine du gouvernement fédéral avec une organisation solide fondée sur ces fameux agents recruteurs qu’on trouve encore aujourd’hui pour alimenter l’arrivée d’étudiants. Cette industrie est en lien avec Londres, place stratégique sur le plan des orientations, des passages, notamment pour les transports en liaison avec Liverpool, ainsi que sur l’accueil des arrivants.

On savait évidemment le rôle déterminant de l’Église et du clergé dans les motivations des migrants venant de France ; les auteurs confirment et confortent ces aspects. Les partants et ceux qui les motivent sont marqués par les conditions franco-françaises où l’anticléricalisme fait rage et où « évangélisation et colonisation vont de pair » (p. 63). Les auteurs évoquent des documents sur « les valeureux colons catholiques » (p. 111) : « s’intéresser au Canada français [c’est] faire oeuvre patriotique » (p. 113), il faut favoriser l’envoi d’« apôtres catholiques » (p. 117), et les recruteurs vont faire du « harponnage » dans des « contrées rurales catholiques, susceptibles d’exporter des paysans » (p. 126). Catholiques – paysans – ruralité constituent ainsi un triptyque fondamental qui dessine des aires favorables au recrutement : Savoie, Bretagne, le père Le Floc’h et l’abbé Gaire. On est en situation d’« exo-endogamie », suivant la formule reprise de Filot (p. 147). Il y a peu de Bordelais; on en trouve un cependant, Renaud (p. 333). Mais, heureusement, les historiens Pierre et Sylvie Guillaume sont venus relever le défi (1987 ; 1998 ; 2010). L’ouvrage montre l’influence des messieurs de Saint-Sulpice, des jésuites et surtout des oblats.

Transgresser la France. Il faut en effet refaire ici ce que la France n’est plus, revivifier la parenté, vivre le Canada « comme une terre de régénérescence morale » (p. 276), fêter le 14 juillet, faire de Montréal un Paris de culture, de théâtre et inviter Sarah Bernhardt. Les migrants ruraux, pauvres et illettrés, apprennent le français en même temps que l’anglais et découvrent les richesses des idiomes locaux et des rencontres avec les Premières Nations… Si le passage par Montréal est obligé – New York aussi est fréquent –, les auteurs soulignent la colonisation, « en bloc, en chaîne », (p. 263), la réalité des pionniers et la constitution de bases de développement à Saint-Boniface et Saint-Hyacinthe. Peu de migrants ont cru dans l’Eldorado et dans l’Eldorad’Or…

Une question quand même : au-delà des caribous et du prix Goncourt de 1928 (Constantin-Weyer), on ne parle pratiquement jamais de conquête de l’Ouest. Pourquoi cette modestie comme s’il avait manqué au Canada une scénarisation pour mieux faire connaître cette passionnante histoire ?