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Que signifie le mot hiver ? Les limites du sujet ont d’abord à être précisées. Le territoire de référence est celui du Québec, notamment dans sa zone méridionale. Une autre limitation touche le niveau du traitement vocabulairique ; logiquement, il faudrait faire appel aux langues de spécialité afin de présenter l’hiver dans toute son amplitude, développement peu approprié dans le cadre de la présente réflexion. En outre, on s’intéresse bien davantage au seul mot hiver qu’à tout le langage hivernien [2]  ; on n’étudie pas les nombreuses locutions dispersées pouvant exprimer un aspect ou l’autre de la saison froide, comme dans hôtel de glace. Une autre restriction vient du choix des langues : priorité est donnée aux entités en français, si bien que n’ont pas été relevés les nymes autochtones, même ceux apparaissant dans des textes publiés en cette langue. Sans ces réserves, respectivement territoriale, scientifique, thématique et multilingue, c’est une encyclopédie qui devrait être construite.

L’hiver, ce phénomène de nordicité saisonnière qui double le pays, se présente comme un cosmétique de clarté grâce au soleil et sa réverbération sur la neige, la glace et certains nuages.

Relevé du mot

On s’intéresse au nombre des provignés proximaux, ceux qui précèdent ou suivent immédiatement le mot de base, par exemple hivernage. L’inventaire s’alimente à trois types d’ouvrages, des dictionnaires de langue, des dictionnaires de science, des publications générales (tableau 1).

Un certain nombre d’oeuvres consultées rassemblent, outre quelques dérivés dont hiverniser, soit des expressions comprenant le mot, telles soirée d’hiver, vent d’hiver, soit d’autres ne le comprenant pas, comme les nymes relevant de la neige (neige de sirop d’érable), des glaces flottantes ou du glaciel (déglacement) et du gel (engel).

Tableau 1

Présence et dérivés du mot hiver dans divers ouvrages

Présence et dérivés du mot hiver dans divers ouvrages

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Enseignements des oeuvres consultées

Ce relevé apporte quelques éclairages sur la notion lexicologique d’un phénomène définitoire des pays froids. Au plan quantitatif, la nymie des entités hiver n’encombre pas les dictionnaires de langue, même si on ne doit pas s’attendre à y trouver tout un corpus. Dans le tiers des ouvrages qui comporte pourtant la présence du mot, ce dernier n’est pas défini. Le nombre des dérivés immédiatement mentionnés varie de 0 à 14, alors que 60 % des ouvrages consultés en rassemblent de 3 à 7 ; les cinq entités les plus fréquentes sont hivernage, hivernal, hivernale, hivernant et hiverner ; 20 % des répertoires n’ont qu’un seul provigné. Par comparaison, les romans sur l’hiver ont encore moins chéri le mot de base ; dans les 265 titres relevés par Paulette Collet en 1965, un seul porte le nyme en question. Suivant un tel éclairage, la souche de hiver a été l’objet d’une dérivation faible, compte tenu des besoins du Québec.

La récolte est-elle plus généreuse au plan sémantique ? Peut-on en juger à partir des articles hiverner et hivernant ?

HIVERNER [iverne] V. – v. 1207 ; iverner fin XIIe ; lat. hibernare ; d’après hiver 1. V. intr. Passer l’hiver à l’abri (navires, troupes). zool. Passer l’hiver (dans un endroit abrité, tempéré). Oiseaux qui hivernent dans les pays chauds ( migrateur). 2. V. tr. Hiverner une terre, la labourer avant l’hiver. Hiverner les bestiaux, les mettre à l’étable l’hiver. CONTR. Estiver.

On constate des références aux navires, aux troupes, aux oiseaux, aux labours et aux bestiaux. La période ne semble pas être vue d’abord en fonction de la société civile.

À hivernant, dont le concept est d’ailleurs défini en fonction d’estivant, on parle de mauvaise saison en rapport aux produits de la terre, au sommeil de la nature et à l’arrêt des cultures du sol. Il est curieux que des oeuvres contemporaines définissent l’hiver comme le faisaient les ouvrages agricoles au siècle précédent. Un certain fixisme dans les significations de l’hiver frappe le lecteur. Les textes ont moins évolué que les attitudes humaines. Le langage n’a pas lexicalisé tous les faciès naturels, humains et artistiques du phénomène hivernien.

Cette fidélité à des descriptions antérieures n’empêche pas l’ouverture à de nouvelles réalités. Les langues reçoivent en effet l’assaut de mots et de sens nouveaux. Si, face à la néologie, l’attitude de maints linguistes est plutôt réservée, des commissions de terminologie font des efforts d’adaptation [3]. Comme autre exemple, a été publiée une liste de 500 mots des sports olympiques d’hiver, relevé établi à l’occasion des jeux d’Albertville en 1992 (Depecker, 2001 : 228). Mais dans l’ensemble, les sujets froids n’ont pas priorité.

L’hiver est l’objet de jeux de mots avec hiv’air, hiverActif, hiverama, hiver au show, hiver chaud (prédiction syndicale), hiver en Nord, hiver en or, hivernade, hivernite, hivernoir, hivernophobe, hivertissant, hivervescence, Lit vert. Certains écrivains ne sont pas en reste, eux qui aiment faire rythmer le mot hiver avec colère, désert, enfer, envers, impair, Lucifer, misère et somnifère ; d’autres renvoient hivernal à mal et à infernal, enfin, hivernement à enfermement et ensevelissement, ces psycholectes ont peut-être conduit à hiver nucléaire ainsi qu’à hiver comme symbole de ce qui ne va pas, peut-être même le pays. De toute façon, ces expressions, elles aussi, viennent s’ajouter à la notion polyvalente de cette saison.

Traits distinctifs dans les définitions courantes

Un tel sous-titre peut induire en erreur, car le nombre total de référents, soit une quinzaine, dépasse celui que le lexicologue semble retenir pour rédiger l’article hiver, soit les cinq suivants.

Une saison

La saison d’hiver correspond fondamentalement à une durée. Vu astronomiquement, l’hiver devrait comprendre strictement trois mois. Or, au Canada et en Russie, cette durée est presque trop longue sur le versant sud, mais surtout trop courte sur le versant septentrional. Quant aux manifestations brèves et dramatiques de l’hiver méditerranéen, elles n’occupent pas un espace strictement saisonnier. Enfin, au Québec, la durée de l’éclairement solaire quotidien sert mal la réalité de la saison, car ne faire débuter l’hiver que le 21 décembre décentre l’espace hivernal réel qui commence avant.

La neige

Plusieurs relevés perceptuels font de ce matériau le facteur dominant de l’hiver dont, d’ailleurs, le monème hi renvoie précisément à neige. En France, les Directions départementales de l’équipement définissent l’hiver administratif en fonction de la quantité d’enneigement et d’un nombre de jours non nécessairement consécutifs. Au Québec, on ajouterait au moins un caractère : la durée du tapis nival au sol. La neige est un matériau qui change profondément le pays, modifiant la luminosité, l’acoustique, la radiation, le paysage et les activités humaines. Aux peintres, elle fournit des sujets et un éventail de couleurs douces. Aux écrivains, elle offre un autre substrat spatial aux événements à considérer. Chez plusieurs peuples, le thème de la neige porte une immense signification culturelle. Dans les milieux de neige et de glace, les initiatives industrielles créent de nouveaux matériaux – neige artificielle skiable, neige à sculptures, glace de construction, glace fabriquée, glace de patinoire – d’allure nivoïde et glacioïde.

Le froid

Voilà le trait distinctif le plus usuel dans les définitions, celui qui conduit au concept de saison froide. Les températures au-dessous de 0 oC produisent l’engel de tout : eau, autres liquides, matériaux humides, aliments, matières ligneuses, peau. Au cours de la première moitié du XVIIIe siècle, la lecture du thermomètre apporte une preuve scientifique appréciée dans les rubriques lexicographiques. Conformément, l’interrogation la plus fréquente que les voyageurs polaires reçoivent à leur retour de mission concerne le degré maximal de froidure, ce qui correspond presque à un questionnement préjugé. Les nouvelles conceptions qui touchent le refroidissement éolien ou, selon le néologisme d’André Hufty, le gélivent, la contre-déperdition de chaleur du corps, la compensation calorifique, la pratique du plein air hivernal, les sports et les télécommunications – bref toute une façade moderne du froid chez les hommes – n’ont pas encore eu de répercussions profondes dans la lexicographie du mot hiver.

Le déplacement des habitants

Les rédacteurs préfèrent l’homme qui part au chaud à l’homme qui hiverne dans son propre pays. Hivernant, au sens de aller passer l’hiver auMaroc (ou to winter in Italy), en fournit de clairs exemples. La chanson montréalaise Demain l’hiver exprime un semblable attrait du Sud. Ainsi, la publicité invite le résident des pays froids à déserter son pays ! C’est la fuite revancharde aux Tropiques qui offre aux nordistes leur meilleure chance de correspondre à l’article du dictionnaire. Lexicalement parlant, entre décembre et avril, pour être un parfait hivernant, l’homme de la Laurentie doit s’éloigner de son domicile usuel et, le plus longtemps possible, se laisser caresser par l’air chaud. Or, au Québec, le nombre de jours que les vacanciers vont passer sous les palmiers ne représentent qu’un faible pourcentage du temps total des jours d’hiver pour l’ensemble de la population. Ainsi, la majorité des citoyens qui demeurent sur place n’ont pas accès au substantif d’hivernant. Donc, hivernent ceux qui n’hivernent  pas ! On retrouve un semblable malaise de désignation dans la locution passer l’hiver lorsque l’on précise : n’être pas mort [un peu à la Molière]. Préfère-t-on le jeu de la parole à la culture vécue ?

Une conception de la vie

L’une des notions d’hiverner exprime un arrêt ou un contre-mouvement dans les activités humaines. La dépréciation saisonnière conduit au repli, à la vieillesse et à la mort, ce qui rappelle l’image de Saturne chez les Anciens. D’après une perspective d’aujourd’hui, une interprétation négative anime une grande partie du vocabulaire officiel de l’hiver, surtout celui qui est lexicalisé ; une idéologie d’inclémence teinte presque en entier l’espace du mot au dictionnaire. En fait, l’hiver n’est pas plus une saison morte que les Terres Arctiques ne sont stériles, suivant une autre exagération langagière.

* * *

En confinant le sens du mot hiver aux cinq traits précédents, il en résulte que des champs importants, soit dans la sphère de la nature – réflexion lumineuse, glaces flottantes –, soit dans la sphère humaine – habitat, nutrition, initiative – sont peu considérés. Cela explique peut-être pourquoi « très rares sont les ouvrages de synthèse spécifiquement consacrés au thème de l’hiver comme fait social » (Soudière, 1987 : 264). Quoi qu’il en soit, force est de constater que la lexicologie n’est pas au diapason de la réalité hivernale : le désigné rejoint mal le désignable. C’est à se demander si les contenus vieillis des mots d’hiver ne sont pas devenus des maux d’hiver. Du moins, ils semblent à demi satisfaisants, car ils restreignent l’expression : les animaux occupent beaucoup d’espace, et parmi les hommes, hivernent surtout les marins, les militaires et des vacanciers partant à la petite semaine pour le lointain. Bref, un climat refusé se retrouve dans le vocabulaire hivernien : la saison, décrite comme obstacle, ne favorise pas un vécu facile. Les définitions officielles viennent d’un éclairage qui, maintenant, apparaît partiel quant au contenu et partial par rapport au genre de vie. Ce n’est donc pas de tout l’hiver dont on parle.

Vers une compréhension élargie

Peut-on concilier l’acquis lexicologique historique et la notion contemporaine de l’hiver, en prenant comme milieu de référence le Québec, pays le plus froid de la francophonie ? Ne peut-on pas regretter par exemple que hiverner et hivernant, tels que vus précédemment, n’en disent pas plus ? Dans un esprit d’aménagement langagier, le second terme ne pourrait-il pas surtout désigner un individu qui vit sans s’exiler pour une semaine ou deux vers des régions plus douces ?

Mais, au Québec laurentien, que l’hiver est-il donc, comme phénomène à penser et à définir ? Est-il possible de prévoir le designandum de la saison ? Certes, il se trouvera toujours des manifestations naturelles incontournables : les tempêtes et les froids secs, heureusement séparés par des jours de relâchement, dont alternance change constamment les paysages et les humeurs du pays. L’hiver se présente comme la période la plus dissemblable et la plus originale de l’année. La preuve existe dans un champ insuffisamment identifié, celui de la luminosité : ensoleillés comme ils le sont, les pays nivaux des latitudes moyennes offrent plus d’éclat que les pays tropicaux, et cela malgré la publicité intéressée faite par les transporteurs de touristes vers des plages lointaines. Des référents hivernaux insuffisamment considérés, dans le passé comme dans le présent, devraient être récupérés et resitués. Suivant une vue polythématique, on pourrait concevoir l’hiver comme une convergence de divers référents : manifestations météorologiques, amplification de la luminosité par le réflexion des surfaces nivales, saison qui est une durée, espace qui correspond à des écoumènes, paysages panoramiques, adaptations techniques et behavioristes de chaque individu à la variation rapprochée de situations opposées.

L’hiver fournit une occasion d’amplification des connaissances à deux niveaux. N’est-il pas souhaitable, d’un côté, de recevoir davantage de l’hiver – c’est-à-dire d’apprendre de lui et d’apprivoiser les meilleures façons de le vivre – et, d’un autre côté, de rendre pédagogiquement ce savoir à autrui en définissant et en dénommant des milliers de phénomènes et de lieux, de sorte que l’on puisse espérer que certains individus apprennent à passer l’hiver autrement ? [4] D’où notre proposition d’une définition géographique de niveau spécialisé :

HIVER, subs. m. Interfaces variables mer-terre-air-lumière caractérisées par l’imaginaire, la santé, le travail, les activités sportives, touristiques et artistiques des habitants ainsi que par les niveaux techniques, les services publics et les pressions de la société.

Conclusion

Bien que l’hiver soit un phénomène majeur dans les pays froids, le mot lui-même, malgré l’ancienneté de la forme (XIe siècle), a peu été développé. Or n’aurait-on pas intérêt à mieux exploiter les entités lexicales consacrées à l’hiver ou plutôt aux traits spécifiques de la saison, tels le froid, la neige, les glaces, la lumière, le vent, le gel, les loisirs et les émotions ? Ces vocabulaires sectoriels composent en fait des parties essentielles du vocabulaire hivernien. Au niveau des référents, la neige (chutes, manteau, aspects humains) rassemble peut être 500 nymes comportant le mot vedette et davantage en incorporant des entités qui utilisent d’autres racines ; un dictionnaire des glaces flottantes (ou du glaciel) avait rassemblé plus de 350 entrées (Hamelin, 1959) [5]. Le mot hiver vu comme entité ainsi que tous ses référents construisent un archipel vocabulairique, c’est-à-dire un méga-recueil d’entrées souvent autonomes mais reliées d’une certaine façon.

Une telle profusion rend presque impossible le simple calcul du nombre total d’entités qui expriment toutes les situations physiques et mentales de l’hiver. Le Québec en utilise des milliers qui ont diverses appartenances : langue standard, langues de spécialité, parlers dialectaux, autres langages. En bien ou en mal, l’hiver est donc très présent dans les attitudes et les conversations.

L’hiver, qui exige des adaptations et des inventions au plan des attitudes et des outils matériels, favorise la pensée, le discours et les activités personnelles. Dans les pays froids, l’hivernisme fait comme partie de la citoyenneté.

À l’intérieur de la francophonie, le Québec, par ses climats froids, ses expériences culturelles et techniques de même que par ses travaux scientifiques, semble bien placé pour étudier, définir et développer ce domaine froid de la langue, sans doute en collaboration avec l’Hexagone, la maison-mère du français.