Résumés
Résumé
L’ampleur des changements urbains et de l’amélioration de l’offre de transport dans le secteur de la Calle 80, qui a bénéficié d’une des premières lignes de bus à haut niveau de service construites en Amérique latine, font de ce quartier périphérique de Bogotá un lieu privilégié pour étudier les inégalités d’accès aux ressources urbaines. L’analyse de deux recensements et d’une enquête biographique sur les mobilités spatiales montre que l’accessibilité des habitants aux ressources de la ville est caractérisée par une double évolution. D’un côté, les populations peu mobiles trouvent aujourd’hui sur place une gamme étendue de biens et de services : elles bénéficient indirectement de l’amélioration de l’accessibilité spatiale, qui a attiré sur place des populations diversifiées ayant contribué à la transformation du quartier. De l’autre, ceux qui doivent ou souhaitent sortir du quartier, pour travailler, étudier ou d’autres motifs, peuvent le faire plus facilement et mobiliser ainsi les ressources de l’ensemble de la ville : ils bénéficient directement de l’amélioration des offres de transport et de logement, non seulement dans leur position sociale actuelle, mais aussi dans leurs perspectives de développement personnel et familial.
Mots-clés :
- Mobilité quotidienne,
- accessibilité spatiale,
- inégalités d’accès,
- ressources urbaines,
- approche biographique,
- Transmilenio,
- bus à haut niveau de service,
- Bogotá
Abstract
The amplitude of urban change and of improvements to transportation facilities and services makes suburban neighbourhoods ideal environments for studying inequalities in access to urban resources. Our analysis of data on Bogota from two censuses and one biographical survey on spatial mobility reveals that access by residents to city resources has changed in two ways. On the one hand, the least mobile population today have access to a wide range of goods and services in their own neighbourhoods, thereby indirectly benefitting from the improvements in spatial access that have attracted a variety of people who have subsequently helped transform those same neighbourhoods. On the other hand, people who need or wish to leave their neighbourhoods for work, education or entertainment purposes can do so more easily, and can draw on the resources of the entire city, hence directly benefitting from improvements in the availability of transport services and housing, as regards both their current social position and their prospects for personal and family development.
Keywords:
- Daily mobility,
- accessibility,
- inequalities in access,
- urban resources,
- biographical approach,
- Transmilenio,
- bus rapid transit,
- Bogotá
Resumen
La magnitud de los cambios urbanos y el mejoramiento de la oferta de transporte en el sector de la calle 80, el cual benefició de una de las primeras líneas de bus de alto nivel de servicio en América latina, han convertido este barrio periférico de Bogotá en un lugar privilegiado para estudiar el acceso desigual a los recursos urbanos. El análisis de dos censos y de una encuesta biográfica sobre las movilidades espaciales muestra que la accesibilidad de los habitantes a los recursos de la ciudad se caracteriza por una doble evolución. Por un lado, las poblaciones poco móviles encuentran hoy en día un amplio abanico de bienes y servicios locales: aprovechan indirectamente de la mejoría de la accesibilidad espacial, lo que ha atraído en el sitio poblaciones diversificadas que han contribuido a la transformación del barrio. Por otro lado, quienes deben o desean salir del barrio para trabajar, estudiar o por cualquier otro motivo, pueden hacerlo más fácilmente y así movilizar los recursos de la ciudad en su conjunto: benefician directamente del mejoramiento de las ofertas de transporte y vivienda, en función no solo de su posición social actual sino también de sus expectativas de desarrollo personal y familiar.
Palabras clave:
- Movilidad cotidiana,
- accesibilidad espacial,
- desigualdades de acceso,
- recursos urbanos,
- enfoque biográfico,
- Transmilenio,
- bus de a alto nivel de servicio,
- Bogotá
Corps de l’article
Introduction
Dans des métropoles de plus en plus étendues et marquées par une spécialisation croissante des espaces (Lévy, 2009), la question de l’accès à la ville et à ses ressources se pose avec une intensité accrue. La mobilité spatiale est la condition d’accès aux ressources offertes dans les différents lieux de la ville : les emplois, les services, les commerces, mais aussi les relations construites avec les habitants de ces lieux (Dureau, 2002 : 378). L’accessibilité des lieux correspond à « [l’]offre de mobilité, [l’]ensemble des possibilités effectives pour relier deux lieux par un déplacement » (Lévy et Lussault, 2004 : 35). Cette accessibilité, qu’on peut qualifier de spatiale, ne se traduit en déplacements effectifs que si les individus disposent des moyens et des compétences pour utiliser les modes de transport mettant en relation les lieux qu’ils souhaitent pratiquer. Les inégalités observées dans les pratiques de mobilité témoignent, de fait, des inégalités sociales de l’accessibilité spatiale.
À Bogotá comme dans de nombreuses autres villes latino-américaines (Figueroa et al., 1997 ; Dureau, 2006), les inégalités de mobilité entre individus se sont accrues, y compris au sein des ménages, avec un problème de spatial mismatch (décalage entre la localisation des emplois et celle des logements) qui n’affecte pas seulement les classes populaires mais aussi les classes moyennes, pour lesquelles l’accession à la propriété du logement se traduit souvent par un éloignement du lieu de travail pour les actifs, voire du lieu d’étude pour les jeunes. Dans des ménages marqués par la diffusion d’un modèle nucléaire et par une participation croissante des femmes à l’activité économique, on constate que certains individus se déplacent sans trop de difficultés, comme certains enfants qui vont à l’école du quartier, ou certains chefs de ménage qui « confisquent » les voitures pour leur usage personnel (Diaz Olvera et Plat, 1997), tandis que d’autres subissent une dégradation des conditions de déplacement, comme les femmes actives ou les enfants scolarisés loin du domicile, qui dépendent des transports collectifs (Dureau et Gouëset, 2010). Il importe donc d’étudier de façon systémique les inégalités de mobilité, en prenant en compte l’évolution simultanée des parcours résidentiels, des modèles familiaux et des pratiques de mobilité quotidienne, pour bien comprendre comment évoluent les conditions de déplacement quotidien. Les formes d’inégalités qui en découlent sont largement liées à la hiérarchie sociale, mais pas exclusivement, car elles intègrent d’autres facteurs tels que l’histoire migratoire des individus, le lieu et le mode de résidence, l’âge et la position professionnelle, la position au sein des familles, ou encore l’expérience personnelle de la mobilité quotidienne, qui varie d’un individu à l’autre, en fonction de son parcours personnel et de ses pratiques.
Dans ce texte [1], comme dans le projet METAL [2] dont il découle, notre analyse s’inscrit dans une approche globale des mobilités (Zelinsky, 1971 ; Courgeau, 1988 ; Brun, 1993 ; Bassand et Kaufmann, 2000 ; Lévy et Dureau, 2002) et dans une perspective biographique (Courgeau et Lelièvre, 1989). L’enjeu de cette approche globale, depuis le niveau biographique jusqu’à celui du quotidien, est de mettre au jour les interrelations et les arbitrages entre migration ou circulation internationale, arrangements résidentiels des individus et des familles, et usages des espaces urbains. Les choix résidentiels peuvent ainsi être analysés en termes d’inégalités d’accès aux ressources offertes dans les lieux accessibles au quotidien à partir du logement (emplois, équipements, commerces, sociabilités, etc.) (Dureau, 2002). L’étude intègre aussi le rôle des habitants dans la production et la transformation de la ville, par leurs choix résidentiels et leurs pratiques spatiales quotidiennes.
L’enjeu est de saisir non seulement les dynamiques individuelles dans une perspective biographique, la dynamique de l’accessibilité entre les lieux, mais aussi la dynamique des lieux (présence ou absence de certaines ressources, caractéristiques du parc de logements, composition démographique et sociale de la population). En effet, dans une ville du Sud à croissance rapide comme Bogotá, la localisation du logement doit être considérée de façon dynamique, comme « une position relative dans la ville du moment » (Dureau, 2002 : 378). Au-delà des inégalités sociales qui caractérisent la mobilité et l’accessibilité spatiale, la question de l’accès aux ressources doit prendre en compte les transformations rapides de la ville et le « déplacement » fréquent des ressources à l’intérieur de l’espace urbain, ainsi que les mutations dans l’offre de moyens de transport.
Cette approche, qui met en relation dynamiques individuelles et dynamiques des contextes, s’inscrit dans un mouvement de recherche qui connaît un certain développement en France : l’analyse contextuelle des biographies. Comme le rappellent, par exemple, Courgeau (2002), Dureau et al. (2006) ou Dureau et Imbert (2014), l’approche biographique et les paradigmes qui la sous-tendent ont profondément évolué au cours des 30 dernières années. Depuis les années 1980, nombre d’auteurs ont souligné l’importance des facteurs contextuels dans l’explication de la migration et de la mobilité résidentielle : les analyses contextuelles transversales sont désormais courantes (Dureau et al., 2006). À partir de la fin des années 1990, « une nouvelle étape de développement des méthodes de l’analyse biographique se met en place, avec le recours à des modèles […] qui font intervenir des caractéristiques agrégées à différents niveaux pour expliquer les comportements individuels » (Dureau et Imbert, 2014). Il n’en demeure pas moins qu’en démographie comme en sociologie, « la mise en contexte des biographies reste insuffisamment développée » (Demazière et Samuel, 2010 : 2). Aux exigences empiriques de la contextualisation des parcours individuels, s’ajoutent la complexité introduite par la multiplicité des niveaux sociaux à considérer pour expliquer les comportements individuels (ménage, famille, réseau relationnel, quartier, etc.), ainsi que la diversité des échelles temporelles associées à ces différents niveaux (Courgeau, 2003). Considérer dans une même analyse les trajectoires individuelles et les dynamiques des contextes soulève nombre de questions d’ordre théorique et méthodologique. La mise en oeuvre d’analyses contextuelles dynamiques demeure encore à un stade exploratoire. Dans le contexte français, les travaux de Lévy (2003), qui s’inscrivent dans la lignée de l’École de Chicago, montrent l’intérêt d’analyser conjointement les transformations de l’habitat et les trajectoires résidentielles des individus. Parmi les rares tentatives d’application dans le champ de la démographie, signalons quelques travaux sur la migration au Mexique (Delaunay, 1999), en Namibie (Bruce et Wade, 2001), au Burkina Faso (Henry et al., 2004) et ceux de Delaunay et Dureau sur les mobilités résidentielles à Bogotá (Delaunay, 2001 ; Dureau et al., 2006). Ces différents travaux nous incitent à poursuivre l’analyse conjointe des interactions entre les dynamiques biographiques et les dynamiques contextuelles, qui « renouvelle profondément l’analyse des relations réciproques entre les mobilités et les recompositions territoriales » (Dureau et al., 2006 : 190) en mettant par exemple à jour l’ampleur des changements vécus par les sédentaires, exposés à l’évolution de leur quartier de résidence et de l’accessibilité aux autres lieux de la ville.
Notre réflexion porte sur un secteur spécifique de la capitale colombienne étudié dans le cadre du projet METAL, que nous désignerons sous le nom de « Calle 80 » (Rue 80), du nom de l’avenue qui le traverse (figures 1 et 2). Plusieurs études antérieures (Gouëset, 1998 ; Dureau et al., 2004 ; Gouëset et al., 2005) ont montré que Bogotá a connu, depuis les années 1960, un processus de métropolisation particulièrement rapide, qui s’est traduit par une croissance démographique accélérée (l’aire métropolitaine passant de 1,7 million d’habitants en 1964 à 7,7 millions en 2005) et par un étalement urbain qui déborde aujourd’hui largement les limites administratives du District Capital de Bogotá [3]. Le secteur de la Calle 80 illustre particulièrement bien ce processus : situé en périphérie interne du District, il se trouve au croisement de plusieurs artères majeures, dont la Calle 80 proprement dite, qui est une des quatre principales sorties de la ville. Resté largement rural jusqu’au début des années 1970, il s’est ensuite urbanisé rapidement, d’abord par la construction de logements populaires (en partie informels), puis par la mise en oeuvre de programmes immobiliers destinés à la classe moyenne bogotaine à partir des années 1980, principalement sous la forme de petits ensembles d’habitat collectif. Le nombre de logements et les effectifs de population y ont progressé deux fois plus vite que dans le reste de la ville entre les recensements de 1993 et 2005 (tableau 1) et le parc de logements y est aujourd’hui majoritairement d’origine formelle, même si on y trouve toujours plusieurs quartiers d’origine illégale. Sans présenter la même attractivité que les beaux quartiers du nord de la ville, la Calle 80 a attiré une population surtout constituée de jeunes ménages en voie d’ascension sociale, ce qui en fait aujourd’hui un des quartiers de classe moyenne les plus représentatifs de Bogotá.
Dans un premier temps, ce quartier a surtout fonctionné comme une « ville dortoir », les habitants de la Calle 80 étant contraints à de longues navettes pour accéder aux emplois et aux services situés ailleurs dans la ville. Mais les conditions de circulation n’ont cessé de se dégrader jusqu’au début des années 2000, à mesure que Bogotá s’étalait et que ses quartiers périphériques se densifiaient, faisant de cette zone un des points noirs du trafic routier à l’échelle de l’agglomération. La situation de la Calle 80 s’est ensuite améliorée progressivement, grâce à la multiplication des emplois et des services sur place et surtout grâce à l’inauguration en 2001 du Transmilenio, le BRT [4] le plus important – et le plus coûteux – à l’échelle mondiale (Hidalgo et Gutiérrez, 2013). Ce nouveau mode de transport a non seulement transformé radicalement les conditions de circulation dans la capitale colombienne (Gil-Beuf, 2007 ; Bocarejo, 2008 ; Silva Aparicio, 2010), mais a également contribué au développement de « nouvelles centralités périphériques » (Hurtado Tarazona, 2008 ; Beuf, 2010). Parmi l’ensemble des zones d’étude de l’enquête METAL, c’est dans la Calle 80 que son impact a été le plus fort, puisqu’on y trouve la station terminale d’une des deux premières lignes, inaugurée dès 2001. Ainsi la Calle 80, par sa situation en périphérie du District de Bogotá, par l’ampleur des changements urbains et par l’amélioration de l’offre de transport public qu’elle a connue au cours des 20 dernières années, constitue un lieu privilégié pour étudier les inégalités d’accès aux ressources urbaines.
Une première section de l’article est consacrée à la présentation du corpus de données et, en particulier, à la méthode de collecte sur les mobilités mise en oeuvre à Bogotá en 2009. Dans les deux sections suivantes, l’accent est mis sur les inégalités d’accès à la ville et leur évolution récente dans le secteur étudié. Nous envisageons successivement deux dimensions de ce changement : les mutations de l’offre résidentielle et la restructuration de l’offre de transport avec la mise en place du Transmilenio. Dans chacune, nous nous interrogeons sur la manière dont ses habitants se saisissent et jouent de ces nouvelles offres et au sujet de leurs effets sur les pratiques effectives de mobilité quotidienne. Plusieurs pistes d’interprétation sont explorées pour éclairer les différences de comportement face aux changements qui marquent ces quartiers : les articulations entre choix résidentiels et mobilités quotidiennes, les configurations résidentielles des familles et les mobilités qu’elles impliquent, les arbitrages entre membres d’un même ménage, les compétences de mobilité acquises au fil de la vie, la perception des changements et l’ajustement des pratiques chez les anciens habitants de ces quartiers.
Méthode de collecte et corpus de données
Les principales sources d’information utilisées sont les derniers recensements (1993 et 2005) et le système d’enquête sur les mobilités appliqué en 2009 dans le cadre du projet METAL, selon une méthode commune, à Bogotá, Santiago et São Paulo.
Le système d’enquêtes sur les mobilités
Dans chacune des douze zones d’enquête de Bogotá (neuf au sein du District, dont celle de la Calle 80, et trois dans la périphérie), le système d’enquêtes sur les mobilités a articulé : i) une approche quantitative, par application d’un questionnaire à un échantillon de ménages représentatif de la zone (881 ménages au total pour 12 zones), sélectionné selon un plan de sondage aréolaire stratifié à deux degrés (îlots, ménages) ; ii) une approche qualitative, par la réalisation d’entretiens approfondis auprès d’un sous-échantillon des individus interrogés par questionnaire (89 individus au total), qui vise à affiner la compréhension des comportements de mobilité et des stratégies résidentielles, à identifier plus finement les réseaux de solidarité intervenant dans les comportements migratoires et les choix résidentiels, ainsi que les systèmes de lieux investis par les individus et leurs familles ; iii) une approche qualitative en Europe, auprès d’émigrés identifiés à partir des ménages interrogés par questionnaire. Le système d’observation des mobilités intègre trois caractéristiques : i) une approche globale des pratiques de mobilité quelle que soit la distance (mouvements intra-urbains et avec le reste du territoire national ou l’étranger) ou la durée du déplacement (des déplacements quotidiens aux migrations) ; ii) une approche biographique, afin de comprendre comment les individus jouent des différentes formes de mobilité au cours de leur vie, en relation avec leurs parcours professionnels et familiaux ; iii) une approche replaçant l’individu dans sa famille et son réseau de relations.
Le questionnaire (Dureau et al., 2011) permet de recueillir des informations sur les conditions de logement et de transport du ménage, les caractéristiques sociodémographiques générales, les systèmes résidentiels complexes et les mobilités résidentielles temporaires ou circulaires au cours de l’année précédant l’enquête, les trajectoires migratoires de tous les membres du ménage depuis leur naissance, ainsi que leurs navettes vers les lieux d’étude ou de travail, leur accès et leur usage des différents modes de transport et enfin, sur l’ensemble des déplacements réalisés par un des individus du ménage pendant la semaine précédant l’enquête. En outre, un module biographique permet de collecter, pour une personne du ménage âgée de 18 ans ou plus sélectionnée selon un système de quotas, depuis sa naissance jusqu’au moment de l’enquête : sa trajectoire migratoire et résidentielle, son parcours d’éducation, son parcours professionnel et l’ensemble des événements familiaux le concernant, ainsi que le lieu de résidence et l’activité de ses parents et enfants non corésidants.
Concernant l’appréhension des mobilités quotidiennes, au coeur de cet article, le questionnaire apporte des éclairages complémentaires sur les ressources et les pratiques effectives de mobilité : l’accès depuis le logement à une voirie carrossable et à un transport public ; l’équipement du ménage en véhicules personnels ; l’usage des différents modes de transport par tous les membres des ménages ; les navettes depuis le domicile vers le lieu d’étude ou le lieu de travail ; les déplacements réalisés pendant la semaine précédant l’enquête par Ego (la personne sélectionnée pour répondre au module biographique) avec notamment le motif, la fréquence et le mode de transport, la fréquentation par Ego de 10 lieux polarisants de Bogotá. Ces informations sur la mobilité quotidienne peuvent être mises en relation avec les caractéristiques des individus et des ménages au moment de l’enquête ; et chacun des lieux pratiqués au cours des mobilités quotidiennes peut être qualifié par l’information biographique fournie par le questionnaire (expérience antérieure de résidence dans le lieu, présence ou non de la famille, etc.). À Bogotá, tous les lieux pratiqués par les individus ayant fait l’objet de l’enquête sont codés de façon précise, à l’échelle des secteurs de recensement. Les informations issues des enquêtes sont intégrées dans un système d’information géographique comportant, au niveau des secteurs, les informations censitaires sur la composition sociale et les logements. Il est ainsi possible d’intégrer, à côté des caractéristiques individuelles, des données contextuelles locales et de caractériser les parcours des individus par des descripteurs des milieux qu’ils ont habités. On est donc en mesure de développer une analyse contextuelle des trajectoires et de considérer simultanément les dynamiques individuelles et les dynamiques des lieux (Dureau et al., 2006 ; GRAB, 2006 ; Dureau et Imbert, 2014), dans la perspective théorique évoquée en introduction.
L’information collectée dans la zone d’enquête de la Calle 80
Comme dans les autres zones d’enquête, une stratification spatiale a été réalisée pour la sélection de l’échantillon de l’enquête par questionnaires (figure 2). Trois strates ont ainsi été délimitées, dont les principales caractéristiques apparaissent dans le tableau 2 :
strate 1 : quartiers Bolivia et Quirigua au nord de la Calle 80, Garcés Navas et El Madrigal au sud. Il s’agit des quartiers les plus anciens de la zone d’enquête, composés pour l’essentiel de maisons, occupées à 59 % par des propriétaires ;
strate 2 : quartiers de Bachué au nord de la Calle 80 et Villas de Granada au sud. Construits pour l’essentiel dans les années 1980, ces quartiers sont occupés pour moitié par des maisons et habités de façon majoritaire (68 %) par des propriétaires ;
strate 3 : quartiers Ciudadela Colsubsidio, Bolivia oriental, Bochica II, tous situés au nord de la Calle 80. Quartiers les plus récents de la zone d’enquête, ils sont composés exclusivement d’immeubles d’appartements, occupés majoritairement (67 %) par des propriétaires.
La diversité de l’habitat se traduit dans des compositions sociales différenciées selon les strates. Au sein de cette zone de Bogotá dominée par les classes moyennes, la strate 2 est la plus populaire, tandis que la strate 3 se distingue par des revenus plus élevés.
Dans cette zone, 76 ménages ont fait l’objet de l’enquête par questionnaire, soit 277 individus (tableau 2). Nous disposons également d’une dizaine d’entretiens approfondis auprès d’un échantillon diversifié d’habitants.
Traitements et analyse du corpus de données réuni sur la Calle 80
Dans quelle mesure ce corpus de données multisources permet-il de répondre à nos interrogations sur l’évolution des inégalités d’accès aux ressources urbaines dans la zone de la Calle 80 ?
Les données des recensements de 1993 et 2005 permettent de caractériser les mutations de l’offre résidentielle et leurs effets sur la composition sociale de la zone (tableau 1). Même si la méthode du recensement de 2005 limite le nombre d’indicateurs calculables sur la zone d’enquête, une hypothèse peut néanmoins être mise à l’épreuve : l’amélioration de l’offre résidentielle produirait une diversification sociale de la population résidante, qui constituerait un facteur de diversification des formes de mobilité quotidienne des habitants. L’analyse des entretiens et les traitements mettant en relation les pratiques de mobilité quotidienne avec les parcours résidentiels recueillis dans le module biographique contribuent à éclairer le rôle de l’offre de transport dans les choix résidentiels des habitants, anciens et nouveaux.
En l’absence d’une enquête mobilité plus ancienne, il n’est pas possible de comparer les pratiques de déplacement avant et après la mise en place du Transmilenio et les autres changements ayant affecté ce secteur de Bogotá, même si les entretiens réalisés auprès des habitants nous livrent quelques informations intéressantes sur leur perception des changements et sur les ajustements de leurs pratiques quotidiennes. L’information recueillie dans les questionnaires permet, quant à elle, une analyse fine des pratiques effectives de mobilité quotidienne et de leurs relations avec les caractéristiques sociodémographiques des individus (sexe, âge, niveau d’éducation, position dans le ménage, type d’activité) et des ménages (niveau de revenus, équipement en moyens de transport, distance entre le logement et le Transmilenio, localisation de la famille non corésidante). Outre le recours à la statistique descriptive et à la cartographie, un modèle logit multiniveau met au jour l’effet combiné de ces différentes variables sur l’usage du Transmilenio. L’analyse des enquêtes de 2009 est menée par une série d’allers-retours entre les résultats issus du traitement des données recueillies dans les questionnaires et ceux issus de l’analyse des entretiens : il s’agit donc d’un jeu d’interrogations réciproques d’un matériau par l’autre.
Une mutation de l’offre résidentielle qui a renforcé le poids des classes moyennes dans le secteur de la Calle 80
Une évolution rapide de l’offre résidentielle
L’évolution de la population et du nombre de logements entre 1993 et 2005 (tableau 1) montre qu’il s’agit d’un des secteurs en plus forte croissance du District. Situé dans la localité d’Engativá (figure 1), ce secteur est rural et agricole jusque dans les années 1960. Il commence alors à s’urbaniser à partir de deux quartiers qui constituent aujourd’hui deux noyaux anciens et populaires : i) le quartier Garcés Navas, où sont construits à partir de 1967 des logements avec l’ICT (Instituto de Crédito Territorial, l’institution publique promotrice de logements sociaux de cette époque) mais aussi en autoconstruction ; ii) dans les années 1970, l’ensemble Quirigua-Bachué, également géré par l’ICT. Mais l’essentiel de la zone s’est construit à partir des années 1980, avec un panachage de logements sociaux (des maisons comme Villas de Granada et des petits immeubles collectifs de qualité architecturale variable à Bochica, Ciudadela Colsubsidio) et d’ensembles résidentiels fermés constitués le plus souvent de petits immeubles et construits par de grands promoteurs immobiliers. Durant ces deux décennies, la mise en place au niveau national d’un système de crédit en direction principalement des classes moyennes favorise la réalisation de nombreux autres projets, comme Ciudad Bolivia (1975), Villas de Granada (1983) et Urbanización El Cortijo (1983). Depuis, l’offre n’a cessé de croître, notamment avec des ensembles fermés qui, sans être luxueux, offrent des conditions de sécurité généralement appréciées et recherchées par la population. Par ailleurs, les quartiers initialement construits avec des maisons d’un seul niveau, se sont largement densifiés depuis, par ajout d’étages supplémentaires ou subdivision des logements initiaux.
Si, dans un premier temps, ce sont surtout des maisons qui ont été construites, la priorité a ensuite été donnée aux immeubles. Selon la date de construction de l’immeuble indiquée par les personnes ayant fait l’objet de l’enquête, il y avait dans les années 1970 pratiquement autant de maisons que d’appartements. À partir des années 1980, la production d’appartements augmente fortement par rapport à celle de maisons, tendance qui s’accentue encore à partir des années 1990, bien au-delà de ce qui est observé pour l’ensemble de Bogotá (tableau 1). Aujourd’hui, les appartements représentent les trois quarts des logements dans la zone, soit sensiblement plus que la moyenne de Bogotá. Si les logements comptent souvent quatre ou cinq pièces, cela ne signifie pas forcément qu’ils soient grands, notamment dans le cas des appartements des logements sociaux ; à l’inverse, les maisons (notamment celles qui ont été autoconstruites) peuvent être spacieuses, grâce à la construction d’étages supplémentaires. Dans tous les cas, le partage du logement, pratique déjà moins fréquente en 1993 que dans le reste du District, devient très exceptionnel dans les années 2000 (tableaux 1 et 2) ; de même, en 2009, aucun ménage n’habite un logement considéré en état de surpeuplement. Depuis 1993, la proportion de propriétaires est relativement élevée dans la Calle 80, et cette tendance se confirme en 2009 : les deux tiers des ménages habitant le secteur sont propriétaires et un tiers sont locataires, l’usufruit restant une pratique marginale (tableau 2). La relation entre statut d’occupation et revenus est assez originale. Alors que de façon générale, à Bogotá, la propriété augmente nettement avec le niveau de revenus, et ce en 2009 (de 50 à 70 % pour l’ensemble des 11 zones) comme 20 ans auparavant (Parias, 1996), cette relation ne se vérifie pas dans la Calle 80 : selon les classes de revenus, la proportion ne varie que de 10 points, et le taux de propriétaires le plus faible (59 %) s’observe chez les ménages aux revenus supérieurs à 2,5 millions de pesos, ce qui peut s’expliquer par la proportion très élevée des appartements dans l’offre totale de logements (76 %), dont une grande partie sont destinés à la location pour les ménages des classes moyennes.
Selon une étude récente du service du cadastre couvrant la période de 1999 à 2008 (Patiño et Riveros, 2008) [5], les secteurs du District qui, comme la Calle 80, ont bénéficié de l’aménagement d’une ligne du Transmilenio ont en commun – qu’ils soient localisés dans le centre, le péricentre ou en périphérie – d’avoir subi, après une baisse des prix pendant la période des travaux, une valorisation immobilière à partir de 2004. Ainsi, l’offre de logements dans la Calle 80 a-t-elle connu une augmentation du prix de vente. Les prix affichés dans les annonces immobilières (observatoire du quotidien El Tiempo) convergent avec les informations fournies par les habitants dans les questionnaires et les entretiens : on aurait, en 2009, un prix moyen d’environ un million de pesos – l’équivalent de 335 euros – le mètre carré. Ce prix varie bien sûr selon l’ancienneté de la construction, la taille et le type de logement, sa localisation, etc., mais la comparaison des prix de 2009 avec ceux du début 2007 montre qu’aucun quartier de la zone d’enquête n’échappe à la valorisation, avec des hausses parfois très élevées, par exemple pour les maisons des quartiers les plus anciens (Garcés Navas ou Quirigua) ou pour les appartements dans des ensembles plus récents (Colsubsidio, Bochica ou Bolivia).
De profonds changements dans la composition sociale de la population résidante
En relation avec l’évolution du parc de logements, la composition démographique et sociale de la population de la Calle 80 s’est modifiée en profondeur, avec certaines évolutions plus marquées que dans l’ensemble du District (tableau 1). La part des moins de 15 ans diminue très fortement entre 1993 et 2005 : un processus de vieillissement relatif est amorcé, et cela de manière suffisamment nette pour être évoqué dans les entretiens. Les ménages de grande taille cèdent la place à des ménages de taille plus réduite, avec une proportion de ménages d’une personne multipliée par 2,5 en seulement 12 ans. La population résidant aujourd’hui dans la Calle 80 se caractérise par un niveau d’éducation particulièrement élevé : en 2005 la moitié des chefs de ménage du secteur ont un niveau d’étude supérieur, soit sensiblement plus que dans le District (29 %). L’écart entre la Calle 80 et le District s’est creusé nettement durant la période récente : entre 1993 et 2005, la proportion de chefs de ménage de niveau universitaire a doublé dans la Calle 80, témoignant de l’ampleur du changement social dans ce secteur (tableau 1). L’analyse des niveaux de formation selon l’âge montre bien le clivage générationnel existant entre les premiers arrivants dans la zone, de niveau intermédiaire (en 2009, seuls 19 % des plus de 60 ans ont un niveau universitaire) et leurs enfants, qui sont massivement allés à l’université (66 % des 20-29 ans et 41 % des 30-39 ans). Toujours en 2009, on observe la présence d’un nombre important de jeunes professionnels et de fonctionnaires, mais aussi des comportements caractéristiques des classes ascendantes de Bogotá, comme un taux d’activité des femmes quasiment identique à celui des hommes, alors qu’il est très inférieur dans les classes populaires : ce niveau d’activité élevé a bien sûr une conséquence importante sur les mobilités quotidiennes, comme nous le verrons plus loin. Même s’il s’est nettement amélioré, le standing général de la Calle 80 reste néanmoins bien inférieur à celui des beaux quartiers du nord de la ville : cette zone fait partie des trois zones d’enquête caractérisées en 2009 par une forte proportion de ménages de classes moyenne et moyenne-basse (tableau 1). Ce qui caractérise de manière très particulière la Calle 80 est la proportion de ménages aux revenus moyens : la moitié des ménages ont un revenu compris entre 1 et 2,5 millions de pesos, soit le double de la proportion observée dans l’ensemble des zones étudiées. Enfin, comme cela a déjà été signalé, il existe un gradient social qui s’élève progressivement depuis les quartiers les plus anciens jusqu’aux plus récents. Les quartiers populaires les plus anciens ont vu leur environnement social changer avec l’arrivée de populations d’un statut social plus élevé, ce qui les a simultanément appauvris (en termes relatifs par rapport au reste de la zone) et stigmatisés (ils sont désignés dans tous les entretiens comme des « quartiers à problèmes »), tandis que leurs logements se sont valorisés et que le statut social attaché à leur résidence s’est sensiblement amélioré puisqu’ils habitent désormais une zone de classe moyenne.
Trajectoires et stratégies résidentielles des habitants de la Calle 80 : vers une sédentarisation
Pour comprendre comment s’est réalisé ce changement de composition sociale, il importe d’examiner maintenant les trajectoires résidentielles qui contribuent, hier comme aujourd’hui, à attirer ou maintenir différentes catégories de population dans ce secteur : les choix résidentiels nous éclaireront également sur les pratiques urbaines des habitants, anciens et nouveaux, de la Calle 80. En 1993 comme en 2005, la proportion de natifs du District est à peine supérieure dans la Calle 80 à la moyenne observée dans le District (tableau 1). L’analyse des trajectoires migratoires recueillies en 2009 permet de préciser la dynamique de peuplement à l’oeuvre dans ce secteur, qui a surtout fonctionné comme un lieu de fixation résidentielle – et de promotion sociale – pour les jeunes ménages originaires du District ou de sa proche périphérie : comparativement aux autres zones étudiées, les individus nés hors de l’aire métropolitaine de Bogotá y sont proportionnellement moins nombreux et la population ayant toujours vécu dans le District y est très supérieure en nombre (45 % au lieu de 33 %). Les migrants plus âgés (arrivés jusqu’à la fin des années 1970) ne se sont pas installés directement dans la zone qui, à l’époque, était encore assez peu urbanisée, mais plutôt dans le péricentre du District ; en revanche, les migrants plus récents (années 1990) se sont installés d’abord en périphérie ou dans un municipio de l’aire métropolitaine. L’analyse des parcours résidentiels et les différents indicateurs produits à partir de l’enquête de 2009 dessinent le portrait d’une population urbaine sédentarisée dans le District de Bogotá, avec des durées de résidence – dans l’aire métropolitaine, dans les différents logements occupés et dans le logement actuel – relativement élevées comparativement aux autres zones d’enquête. Propriétaires et locataires y ont une stabilité plus forte que dans l’ensemble des autres zones d’enquête : les locataires de la Calle 80 font partie des locataires les plus stables, avec ceux de deux zones de Bogotá composées de quartiers nettement plus anciens. Par ailleurs, certaines trajectoires résidentielles ou projets énoncés dans les entretiens montrent le souhait de continuer à vivre dans le secteur à la fois à cause des changements positifs qu’il connaît et grâce à ces changements. Certains, qui occupaient un habitat ancien construit par eux dans un quartier aujourd’hui moins bien perçu, peuvent aller vivre dans un ensemble fermé voisin qu’ils trouvent plus confortable et sûr, ce qui leur permet en outre d’exprimer leur ascension sociale. Ce changement peut être coûteux pour quelques-uns, qui savent cependant qu’il s’agit d’un bon investissement. Ce n’est pas le cas pour d’autres, qui ont compris comment jouer avec la valorisation de la zone : soit ils vendront leur bien à un bon prix (même si le quartier a pu se dégrader, les prix n’ont pas pour autant baissé), ce qui leur facilitera l’accès au nouveau logement ; soit ils le conserveront pour que viennent y vivre des proches (parents ou enfants) ou pour en tirer un bénéfice en le mettant en location.
Les entretiens permettent de mieux comprendre les raisons de s’établir ou de continuer à vivre dans cette partie du District. Comme souvent, la recherche de la proximité des réseaux familiaux et sociaux, mais aussi des lieux de travail, d’étude ou des services, est invoquée par les personnes interviewées, aussi bien propriétaires que locataires. De fait, comme nous le verrons par la suite, dans la mesure où le système de transport s’est nettement amélioré depuis 2001, cette localisation répond bien à ces besoins. Les cartes mentales montrent justement que les habitants se sentent connectés non seulement à leur quartier mais aussi au centre, au péricentre et aux périphéries, cette zone constituant à présent pour eux une nouvelle centralité. Les bonnes conditions de la mobilité quotidienne peuvent ainsi déterminer la mobilité résidentielle (arrivée ou permanence dans la zone). Mais il faut ici rappeler d’autres aspects déjà mentionnés : la sécurité que les ensembles résidentiels fermés garantiraient, la présence d’équipements variés (principalement les commerces, les établissements scolaires, les centres de santé et les lieux de loisir). Et en plus des caractéristiques physiques du secteur, de son habitat et de ses services, comptent aussi des considérations de type économique. D’une part, le parc de logements de la zone est financièrement accessible, non seulement par les prix de vente mais aussi grâce aux modalités de financement (prêts bancaires ou subsides) qui conviennent tout à fait à des personnes, fonctionnaires ou employés du secteur formel dont les revenus sont stables ou dont les employeurs ont des accords avec les banques et mutuelles. D’autre part, probablement plus souvent dans les logements d’origine autoconstruite, avoir des locataires, – une pratique courante dans les secteurs populaires – constitue une occasion intéressante. Enfin, comme nous l’avons déjà souligné, pour certains, c’est un investissement susceptible d’être rentable, puisque le secteur n’a cessé de se valoriser, et donc de servir tout projet d’ascension sociale. L’évolution de l’offre de logements a donc à la fois fixé la population « traditionnelle », qui a connu de son côté une trajectoire sociale ascendante simultanée à celle de la Calle 80, et attiré une population nouvelle plus aisée que celle qui s’y installait auparavant (même si, naturellement, cette hausse tendancielle n’exclut pas des cas de trajectoire inverse).
L’effet Transmilenio, ou l’impact de la restructuration de l’offre de transport sur l’accessibilité aux ressources de la ville
Les sources mobilisées pour cette étude montrent que l’accessibilité des habitants de la Calle 80 au reste de la ville s’est globalement améliorée. Cette amélioration est moins liée à l’équipement des ménages en moyens de transport particuliers qu’à l’amélioration de l’offre de transport public, avec la mise en circulation du Transmilenio, en 2001. Malgré les faiblesses qui lui sont aujourd’hui reprochées (notamment son engorgement aux heures de pointe et son manque de sécurité), le Transmilenio reste un mode de transport apprécié par ses usagers. Toutefois, un examen approfondi des pratiques de déplacement, distinguant notamment les navettes quotidiennes liées au travail des mobilités hors travail, et tenant compte du sexe, de l’âge, du revenu ou d’autres critères tels que l’ancienneté de la résidence dans le quartier ou la distance du logement à la station de tête du Transmilenio (Portal de la 80), permet de déceler d’importantes disparités dans les conditions et les formes de déplacement des habitants de la Calle 80, ainsi qu’un usage du Transmilenio surtout important pour des populations ou des motifs spécifiques.
L’équipement des ménages en moyens de transport et leur usage des transports individuels et collectifs
La possibilité qu’ont les individus de se mouvoir dépend d’un premier paramètre, qui est leur capacité d’accéder aux différents modes de transport individuels et collectifs. Or, cette capacité n’est pas répartie de façon équitable : globalement les habitants de la Calle 80 peuvent accéder à une offre satisfaisante de transport collectif, mais plus rares sont ceux qui ont l’usage d’une voiture, le mode de déplacement le plus apprécié même si les pouvoirs publics cherchent aujourd’hui à endiguer son usage.
On a déjà vu (tableau 2) que la Calle 80 est une zone bien desservie en voies de communication, avec un accès rapide à une voirie carrossable et aux transports publics au départ du domicile. L’accès aux transports publics est crucial ici, car le tableau 2 a également révélé un faible équipement des ménages en voitures, puisque 25 % seulement des ménages de la Calle 80 en possèdent une, ce qui est à peine supérieur à la moyenne des zones de l’enquête [6]. Ce taux relativement bas n’est que très légèrement compensé par l’équipement en motos (8 %), même si le nombre de motos progresse aujourd’hui rapidement, dans cette zone comme dans le reste de la ville.
Assez logiquement, compte tenu du faible équipement des ménages en véhicules motorisés, les habitants de la Calle 80 utilisent plus les transports publics que les véhicules particuliers pour se déplacer (tableau 3) : un tiers à peine utilisent un véhicule personnel au moins une fois par semaine, tandis que 46 % de la population se déplace exclusivement en transport public et 27 % a recours aux deux modes de transport (véhicule particulier et transport public). On mesure en outre l’importance du Transmilenio, utilisé par 58 % des habitants, soit plus du double du taux observé dans l’ensemble des zones d’enquête.
L’usage des différents modes de transport varie fortement en fonction du sexe et du niveau de revenus (tableau 3). Ainsi, un tiers des femmes utilisent au moins une fois par semaine un véhicule particulier, contre près d’un homme sur deux. Les femmes utilisent davantage le Transmilenio que les hommes, qui recourent davantage aux transports individuels. À la différence du bus, dont l’usage est peu différencié socialement, le Transmilenio concerne certaines catégories de ménages : ceux qui l’utilisent le plus (63 %) sont les ménages aux revenus compris entre 2,5 et 5 millions de pesos, alors qu’il n’est utilisé que par 40 % des ménages les plus pauvres, qui ont difficilement les moyens de se l’offrir, le coût d’un trajet en Transmilenio étant plus élevé que dans un minibus classique [7]. À l’inverse, la classe la plus riche, davantage motorisée, préfère voyager en voiture. Précisément, la voiture est le mode de transport dont l’usage est le plus lié au revenu : les personnes appartenant à des ménages dont les revenus sont inférieurs à un million de pesos ne sont que 5 à 6 % à utiliser une voiture au moins une fois par semaine [8], alors que la proportion atteint de 30 à 84 % dans les trois tranches supérieures.
Le tableau 4 présente les résultats d’un modèle logit multiniveaux, construit sur deux niveaux : l’individu et le ménage. La variable binaire à expliquer est l’utilisation ou non du Transmilenio au moins deux fois par semaine. Ce modèle permet de prendre en compte, outre des effets de caractéristiques individuelles, des effets de contexte au niveau du ménage. Cette prise en compte des effets au niveau du ménage répond à l’hypothèse que l’utilisation ou non du Transmilenio dépend des ressources, de l’équipement et de l’organisation du ménage, ainsi que des arbitrages effectués au sein du ménage.
La pertinence de l’utilisation de ce type de modèle est validée par un test statistique, appelé rapport de log-vraisemblance, qui compare un modèle logit multiniveaux à un modèle logit classique (significatif au seuil 1 %). La variance du modèle « vide », c’est-à-dire avant l’introduction de variables explicatives, permet de calculer la part de l’hétérogénéité prise en compte par le niveau ménage. Elle vaut 54 % pour ce modèle, ce qui témoigne de l’importance du niveau ménage dans l’explication des pratiques de mobilité des individus.
La population étudiée est composée des individus de 5 ans et plus de la zone d’enquête (soit 258 individus et 75 ménages) [9]. Les variables introduites au niveau de l’individu sont : le sexe, l’âge, la durée de résidence dans le logement actuel et une variable qui combine l’activité de la personne et le lieu de cette activité. Pour cette dernière variable, nous avons séparé les individus en six catégories : i) ceux qui travaillent en dehors de la localité ; ii) ceux qui travaillent à domicile ou dans la localité ; iii) les étudiants à l’université ou en formation technique ; iv) les élèves scolarisés au primaire ou au secondaire ; v) les individus qui à la fois travaillent et étudient (avec au moins une de ces deux activités hors de la localité de résidence) ; vi) et une dernière catégorie regroupant les individus au foyer, en recherche d’emploi, à la retraite ou autre. Les variables introduites pour le ménage sont le niveau de revenu, l’équipement en voiture(s) ou non et la distance à vol d’oiseau entre le logement et le terminus du Transmilenio (Portal de la 80).
Les résultats présentés sont le rapport de cote (odds ratio), le p du test de significativité et l’intervalle de confiance à 95 %. La cote correspond au rapport de la probabilité qu’un individu utilise le Transmilenio au moins deux fois par semaine et de la probabilité complémentaire. Le rapport de cote correspond alors au rapport entre la cote des individus ayant une caractéristique particulière et la cote des individus ayant la caractéristique de référence, toutes choses égales par ailleurs. Ainsi, le tableau montre qu’une femme a 1,3 fois plus de chances qu’un homme d’utiliser régulièrement le Transmilenio toutes choses égales par ailleurs. Le p du test statistique associé permet de mesurer la probabilité que la différence d’effet entre la caractéristique étudiée et la caractéristique de référence soit le fruit du hasard. Ainsi, un p égal à 0,1 signifie qu’il y a 10 % de chances que le rapport de cote soit différent de 1 (et donc qu’il y ait une différence d’effet entre les deux modalités étudiées) par simple fruit du hasard. En sciences sociales, on considère généralement qu’un effet est statistiquement significatif lorsque le p est inférieur à 10 %.
Qui sont les usagers du Transmilenio ? L’ensemble des tableaux issus d’analyses bivariées et le modèle logit multiniveaux (tableau 4) montrent que ce moyen de transport n’est pas utilisé de façon égale par l’ensemble de la population. Plusieurs catégories spécifiques d’usagers se distinguent. Un premier clivage oppose, d’un côté, la population active et les étudiants du supérieur qui travaillent ou étudient hors de la localité et qui utilisent massivement le Transmilenio et, d’un autre côté, des groupes de population qui l’utilisent nettement moins : les inactifs, les chômeurs, les élèves du primaire et du secondaire, ainsi que les actifs qui travaillent dans la localité. Un deuxième clivage oppose les navettes à caractère professionnel (tableaux 5 et 6) aux déplacements hors travail (tableau 7) : le Transmilenio est avant tout un mode de transport utilisé pour se rendre sur le lieu de travail ou d’étude, moins pour d’autre motifs de sortie. Un troisième clivage est lié au revenu : ce sont les ménages les plus pauvres qui l’utilisent le moins et les plus riches qui l’utilisent le plus [10]. Un quatrième clivage est lié à la durée de résidence dans le logement : les individus qui résident depuis le plus longtemps dans leur logement l’utilisent davantage. Enfin, un dernier clivage est lié à la distance entre le lieu de résidence et le Portal de la 80 : ce sont les individus qui habitent loin du Portal qui utilisent le plus le Transmilenio. Ni les données de l’enquête ni les entretiens ne permettent d’expliquer complètement ce résultat, un peu contre-intuitif, qui doit toutefois être rapproché du système des bus alimentadores. Ces derniers assurent un préacheminement gratuit entre le Portal et les quartiers éloignés ; ils déposent les passagers à proximité des points de départ des lignes du Transmilenio. La gratuité du préacheminement et la relative facilité de la correspondance maintiennent l’attractivité du Transmilenio, y compris dans les zones éloignées du Portal de la 80.
Le sexe et l’âge n’ont pas d’effet significatif dans le modèle (tableau 4), en raison de leur association avec certains facteurs déjà évoqués. Il n’en demeure pas moins qu’ils semblent mettre en évidence certaines différences de pratiques : les femmes utilisent plus le Transmilenio que les hommes ; les jeunes (15-19 ans) et de façon générale les classes d’âges actives, plus que les jeunes enfants et les personnes âgées (60 ans et plus).
Les avis exprimés par les usagers du Transmilenio dans les entretiens approfondis permettent de comprendre les raisons de son succès : il a amélioré de façon radicale les conditions de transport entre la Calle 80 et le reste de la ville. On trouve même le cas d’un ex-automobiliste converti au Transmilenio, qui a vendu sa voiture pour se déplacer en Transmilenio vers un lieu de travail, il est vrai, assez proche et bien desservi par le Transmilenio. Les avantages du Transmilenio compensent largement ses points faibles, également évoqués dans les entretiens : la saturation et l’inconfort aux heures de pointe, l’insécurité qui y sévit ou son coût plus élevé que celui des bus traditionnels.
Le cas des navettes quotidiennes au lieu d’étude et au lieu de travail
L’enquête permet d’observer plus précisément le cas des navettes quotidiennes des jeunes scolarisés de 5 ans et plus vers le lieu d’étude, ainsi que ceux de la population active de 12 ans et plus vers le lieu de travail (tableaux 5 et 6). La comparaison de ces deux types de navette montre une situation assez contrastée : alors que les élèves du primaire et du secondaire étudient massivement à proximité de leur domicile, l’écrasante majorité des étudiants du supérieur et des actifs doit au contraire sortir du quartier pour étudier ou travailler.
La mobilité quotidienne des enfants et des jeunes scolarisés est marquée par une offre locale de collèges publics et privés qui s’est considérablement étoffée avec les années. Ainsi, 89 % des élèves du primaire étudient dans la localité (72 % se déplaçant à pied) et 81 % des élèves du secondaire font de même (70 % à pied). Cela explique les temps moyens de déplacement assez bas, 18 et 22 minutes respectivement. Aucun des élèves du primaire ayant participé à l’enquête n’utilise les transports collectifs, et seulement 18 % des élèves du secondaire le font. Après la marche, un autre mode de transport important pour ces deux populations est le bus scolaire (27 % des déplacements au primaire et 12 % au secondaire), un système onéreux qui n’existe que pour les établissements privés. De fait, les populations les plus aisées scolarisent souvent leurs enfants dans des établissements privés de standing situés au nord de la ville ou dans les municipios voisins. Ainsi, dans la tranche de revenus de 2,5 à 5 millions, 50 % des élèves du secondaire sont scolarisés dans la périphérie nord de Bogotá et 30 % dans un autre municipio de l’aire métropolitaine. Cet élément de distinction sociale, confirmé dans les entretiens, n’est pas sans conséquence sur la vie quotidienne des élèves concernés, dont l’accès à une éducation de qualité se fait au prix de navettes parfois très longues. Pour les étudiants du supérieur, au contraire, l’offre éducative de proximité est quasiment inexistante. Elle est concentrée dans le centre et le péricentre nord de la ville pour l’essentiel, à des distances trop grandes pour être parcourues à pied ou en vélo, mais dans des zones bien desservies par le Transmilenio, ce qui explique que les transports publics soient utilisés dans plus de huit cas sur dix pour ces navettes. Du fait de la distance et des modes de transport utilisés, les temps de transport sont élevés (43 minutes en moyenne). Au total, pour l’ensemble des trois niveaux d’éducation, les transports publics ne représentent que 41 % du total des déplacements vers le lieu d’étude, dont 20 % seulement pour le Transmilenio. Ce dernier constitue toutefois le second mode de transport le plus utilisé pour les navettes de la population scolaire, loin derrière la marche (43 %).
Pour la population active, l’emploi est le plus souvent éloigné du domicile puisque les deux tiers des actifs travaillent en dehors de la localité d’Engativá (tableau 6) ; cela suppose un déplacement motorisé vers le lieu de travail, dans l’immense majorité des cas. Le poids de la voiture (14 % des navettes) est un peu plus élevé que pour l’ensemble des zones d’enquête (8 %), mais nettement en deçà du taux d’équipement des ménages (tableau 1) ou du taux d’usage régulier d’une automobile (tableau 3). Cela s’explique par plusieurs facteurs : d’abord, lorsqu’un ménage possède une voiture, tous ses membres ne peuvent pas l’utiliser en même temps ; ensuite, il n’est pas possible de l’utiliser tous les jours, à cause du pico y placa [11] ; enfin, se déplacer en voiture est coûteux et fatigant aux heures de pointe, ce qui conduit de nombreux propriétaires à emprunter régulièrement un transport collectif plutôt que leur voiture. Les transports publics sont dominants dans les navettes au lieu de travail : près des trois quarts des femmes et plus de la moitié des hommes les utilisent pour se rendre au travail. Dans le détail, et pour l’ensemble des hommes et des femmes, 29 % des navettes se font exclusivement en Transmilenio (qui, de ce fait, est le premier mode de déplacement des actifs de la Calle 80), 28 % en bus et 6 % en usage combiné bus et Transmilenio. Les transports publics sont plus utilisés par les personnes à revenus intermédiaires que par celles à revenus inférieurs (qui se déplacent davantage à pied ou en deux-roues) ou que celles à revenus supérieurs (qui se déplacent davantage en voiture).
La cartographie des navettes de travail selon le mode de transport utilisé (figure 3) montre que le Transmilenio est surtout utilisé pour des trajets de longue distance (plus de 5 km) et pour des destinations dans le centre et le péricentre de Bogotá, où sont concentrés de nombreux emplois. Le bus est utilisé au contraire pour les trajets de courte et de moyenne distances, davantage en périphérie de la ville, loin des grandes lignes du Transmilenio. Parfois, le bus est également utilisé pour rallier des lieux centraux pourtant proches des lignes du Transmilenio. Certains habitants de la Calle 80 préfèrent donc utiliser le bus plutôt que le Transmilenio, soit pour minimiser le coût du déplacement, soit parce qu’ils préfèrent avoir une place assise plutôt que de voyager dans un véhicule bondé même si, à distance égale, le temps de transport est plus long en bus qu’en Transmilenio, comme le montre clairement la figure 3. De fait, certains usagers ont le choix et de nombreux lieux de travail dans la ville sont accessibles aussi bien en bus qu’en Transmilenio. D’autre part, et pour la même raison, la plupart des individus qui utilisent un véhicule personnel pour se rendre sur leur lieu de travail le font avant tout par choix personnel, pour le confort – voire le standing social – que représente une voiture, car tout lieu de travail à l’intérieur du District est accessible en Transmilenio ou en bus. Pour un trajet proche des lignes du Transmilenio, la voiture ne procure qu’un gain de temps limité (figure 3), qui ne compense en aucune façon l’énorme surcoût que représentent l’achat et l’entretien d’un véhicule personnel. Certains ménages qui possèdent une voiture peuvent faire le choix de privilégier le Transmilenio pour leurs navettes quotidiennes et réserver l’usage de la voiture pour les autres sorties, notamment en fin de semaine.
Les déplacements hors travail de la population adulte
Les personnes sélectionnées pour répondre au module biographique, toutes âgées de 18 ans ou plus, ont fait l’objet d’un questionnement spécifique sur leurs déplacements hors navettes au lieu de travail ou d’étude (tableau 7). L’information qui en découle montre que la mobilité hors travail est surtout une mobilité de proximité, qui dépend assez peu du Transmilenio.
Avec en moyenne 16,7 déplacements en dehors du domicile par semaine (tableau 7), la population de la Calle 80 est plus mobile que celles des autres zones d’enquête (12,8 déplacements sur l’ensemble des zones). Il s’agit essentiellement de déplacements de proximité, dont la moitié ont pour motif les achats alimentaires, qui se font presque exclusivement dans le quartier. Le reste se répartit pour l’essentiel entre les sorties récréatives (2,8), les relations sociales (1,7), le sport (1) et les démarches administratives (0,9). Seules les démarches administratives et les sorties récréatives et culturelles poussent les habitants à se déplacer en dehors de la localité. On peut souligner l’importance des réseaux sociaux – en premier lieu la famille – comme motif de déplacement. Ainsi, 45 % des sorties hors de la localité se font pour aller au restaurant – souvent en famille ou avec des amis – et 15 % des sorties ont pour objectif la visite à des parents. Les cartes de localisation de la famille des habitants de la Calle 80 – ascendants ou descendants non corésidants – montrent que celle-ci ne réside pas exclusivement à Engativá : la relative dispersion spatiale des familles des résidants de la Calle 80, liée au mode de peuplement de ce secteur évoqué plus tôt dans le texte, constitue un motif de sortie de la localité.
Les sorties hors travail sont marquées par des effets d’âge, de sexe et de hiérarchie sociale. Les hommes se déplacent plus que les femmes, dont les déplacements sont davantage centrés sur le quartier de résidence. De façon un peu inattendue, les sorties pour achats alimentaires sont quasiment équilibrées entre hommes et femmes ; les trois motifs de sortie – minoritaires – marqués par un effet de sexe assez net sont les démarches administratives (assurées plutôt par les hommes), les visites à la famille et les activités culturelles et sportives (idem).
L’effet du revenu n’est pas univoque. La mobilité est certes deux fois plus importante pour la classe la plus aisée que pour la classe la plus pauvre, mais sa répartition par tranches de revenu montre une tendance qui n’est pas régulière. Il n’existe pas de relation linéaire entre le revenu et la propension à se mouvoir en dehors du travail, sauf pour les plus pauvres, dont la mobilité est particulièrement faible, en nombre et en distance. Ainsi, 40 % des individus les plus pauvres font moins de 5 déplacements hors travail par semaine, alors qu’ils ne sont que moins de 10 % dans ce cas dans les autres classes de revenu. Les déplacements de ces individus pauvres se limitent essentiellement au quartier. Enfin, près de la moitié d’entre eux n’ont fréquenté aucun des 10 lieux considérés comme « polarisants » dans le questionnaire METAL, un taux quatre fois plus élevé que la moyenne de l’ensemble des classes de revenu, ce qui confirme l’idée d’un relatif confinement des plus pauvres au sein du quartier de résidence.
L’effet le plus net, au final, est celui de l’âge : la catégorie des 18-29 ans est celle qui sort le plus – en dépit de l’absence de tarifs réduits pour les jeunes ou les étudiants dans les bus ou le Transmilenio – et la catégorie des 60 ans et plus celle qui sort le moins, avec un gradient régulier entre les deux. Les premiers sortent beaucoup pour se distraire ou fréquenter les réseaux sociaux (parents et amis), les derniers sortent plus que la moyenne pour les pratiques religieuses.
Au total, la Calle 80 est un secteur qui a connu, au fil du temps, un élargissement de l’offre de commerces et de services de proximité, avec la multiplication des centres commerciaux, des hypermarchés, des magasins spécialisés ou encore de magasins à bas prix tout au long de l’avenue, ce qui permet aujourd’hui aux habitants du quartier d’accéder à de nombreux biens et services sans sortir du quartier. La fréquentation des centres commerciaux a également une fonction récréative : les personnes qui les fréquentent durant leur temps libre le font aussi pour se promener, rencontrer des amis (surtout les jeunes), consommer des boissons ou des glaces ou encore aller au cinéma. De même, il ressort des entretiens que l’aménagement de plusieurs espaces verts, terrains de sport et pistes cyclables dans le quartier ou a proximité a contribué à retenir sur place les habitants de la zone durant leur temps libre ; seules 10 % des sorties pour pratique sportive se font hors de la localité. Dans ces conditions, le caractère de « quartier dortoir » de la Calle 80 est de moins en moins avéré. Comme le résume le Président de la JAC (conseil de quartier élu par les habitants) du quartier Bolivia, « on peut désormais faire sa vie sur place » ; une affirmation sans doute un peu forte, d’abord parce ce n’est pas le cas pour tous ceux qui travaillent ou étudient à l’extérieur, ensuite parce que certains résidants de la Calle 80 en sortent pour de nombreux motifs autres que le travail. Néanmoins, cette formule a le mérite de rappeler que, désormais, l’offre locale de biens et services est importante, et on peut supposer que les populations les moins mobiles, par choix ou par contrainte, ont vu leurs conditions de vie sur place s’améliorer sans augmenter leurs déplacements.
Conclusion
L’étude menée dans le secteur de la Calle 80 montre l’extrême imbrication, dans le fonctionnement quotidien d’un quartier périphérique, entre les effets de l’amélioration des conditions de transport et ceux d’autres changements urbains. La zone étudiée, qui a bénéficié en 2001 de la mise en service d’un des BRT les plus emblématiques de toute l’Amérique latine, le Transmilenio, avait vu se développer dès les années 1980 une offre massive de logements qui a permis l’arrivée de classes moyennes en voie d’ascension sociale, avec une élévation du niveau social des nouveaux arrivants au fil des ans, un phénomène amplifié par le parcours éducatif des enfants élevés sur place. Ce mouvement a contribué à introduire de la diversité sociale dans un secteur initialement populaire et a favorisé le développement de nombreux commerces et services de proximité. La mutation de l’offre résidentielle et le changement social du secteur interagissent étroitement, en lien avec la dynamique urbaine de l’ensemble de l’agglomération. Ainsi, au fil du temps, la Calle 80 a confirmé sa position d’alternative résidentielle pour les classes moyennes provenant de différents secteurs de la ville, tout en maintenant sur place ses anciens résidants. Le parc résidentiel local, désormais diversifié, offre aux habitants de la Calle 80 la possibilité de vivre une ascension sociale sans avoir à quitter le quartier ni à s’éloigner de leurs parents ou de leurs relations, puisqu’ils peuvent trouver sur place une offre de logement adaptée au changement de leur niveau de vie.
Le lien entre le Transmilenio et le changement urbain a été étudié par plusieurs auteurs. Aparicio (2010) a montré – pour l’ensemble du District Capital – qu’en dépit des volontés affichées dans les documents d’urbanisme, la construction du BRT a été menée en totale déconnexion de la politique du logement, qui privilégiait au contraire l’expansion des ensembles résidentiels en périphérie : l’offre accrue de logements en périphérie ne serait donc pas un effet du Transmilenio, qui facilite toutefois les navettes entre ces espaces résidentiels périphériques et les emplois dans le centre. Hurtado Tarazona (2008) a montré, quant à elle, que la construction des portales (les têtes des lignes du Transmilenio) ne s’est pas limitée aux infrastructures de transport ; elle a constitué au contraire une opération ambitieuse de « revitalisation urbaine » des périphéries, avec l’aménagement de grands centres commerciaux, dotés généralement d’une offre culturelle publique et privée, de centres administratifs de proximité, etc., qui font aujourd’hui de ces portales de nouvelles centralités périphériques (Beuf, 2011 : 162), attractives tant pour les mobilités résidentielles que pour les mobilités quotidiennes.
Le cas de la Calle 80 n’est donc pas isolé de celui d’autres portales du Transmilenio [12] : hier ville-dortoir populaire mal reliée au reste de la ville, la Calle 80 reste aujourd’hui encore tributaire des universités et des emplois localisés au centre, mais ces derniers sont désormais plus accessibles, en voiture ou en Transmilenio, et le standing social du secteur a progressé, tout comme l’offre de commerces et de services de proximité, qui permet aux habitants de profiter davantage des ressources du quartier. Cette évolution a incontestablement facilité la vie quotidienne des catégories de population que nous avons identifiées comme étant moins mobiles : les ménages à bas revenus, les jeunes et les personnes âgées. Le bénéfice est maximal dans les secteurs proches du Portal de la 80, qui sont aussi ceux qui ont le plus bénéficié de la revitalisation urbaine. Cette situation n’est pas sans rappeler les « effets de frontière » décrits par Cortés et Figueroa (2013) à Santiago du Chili à propos du Transantiago (le BRT inauguré en 2007) [13] : les conditions de circulation sont bonnes à proximité des grandes stations et pour les déplacements radiaux (entre la périphérie et le centre), alors qu’elles sont devenues très difficiles loin de ces stations, aux frontières entre les zones de concession du BRT, et plus généralement pour les déplacements de périphérie à périphérie.
Globalement, on note donc une évolution plutôt favorable des conditions de mobilité quotidienne dans le secteur de la Calle 80, qui rend complexe la réponse à notre question initiale sur les inégalités d’accès aux ressources urbaines. L’accessibilité du quartier s’est améliorée pour tout le monde (même si les modes de transport ne sont pas les mêmes pour tous) et l’offre de biens et services permet de limiter les déplacements à l’extérieur du quartier, surtout pour les déplacements hors travail. Autrement dit, les habitants de la Calle 80 ont à la fois plus de facilité pour sortir de leur quartier – pour travailler par exemple – et la possibilité d’y rester pour leurs achats ou pour accéder aux services de la vie courante.
Qu’en est-il, dans ces conditions, des inégalités de mobilité ? L’article a pu montrer que le revenu, le sexe, l’âge ou l’activité ne sont pas sans incidences sur les conditions de déplacement. Les différences observées dans les pratiques de mobilité ne sont pas toujours des inégalités caractérisées, mais parfois de simples effets de différentiation sociale. Ainsi est-il logique que les personnes âgées, souvent inactives, soient moins mobiles que les jeunes adultes, rarement inactifs. De vraies inégalités existent en revanche, comme la possession et l’usage de l’automobile, très liée au revenu. Notons au passage la modestie relative de l’effet du sexe sur les conditions de déplacement : les motifs, la fréquence et les modes de déplacement sont moins différenciés entre hommes et femmes que nous ne l’imaginions au démarrage du projet METAL. Nous avons pu observer la même tendance dans les deux autres villes étudiées dans ce projet (Santiago et São Paulo), mais il est difficile de généraliser à l’ensemble de l’Amérique latine, car la variable du sexe est peu prise en compte dans les travaux sur la mobilité quotidienne. Dans une étude élargie à l’ensemble des villes du Sud, Vasconcellos (2010 : 34-36) montre que la mobilité quotidienne reste marquée par des inégalités de sexe, en raison de conventions sociales qui limitent la mobilité des femmes, mais il signale également que ces inégalités sont partout en recul. En définitive, c’est surtout la hiérarchie sociale, appréhendée ici à travers le revenu, qui reste la source d’inégalités la plus importante.
Pour finir, les effets du Transmilenio sur les conditions d’accessibilité aux ressources de la ville dans un quartier périphérique comme la Calle 80 sont variables d’un individu à l’autre. Le Transmilenio profite incontestablement aux travailleurs et aux étudiants qui effectuent des navettes quotidiennes vers le centre, tandis que d’autres groupes de population l’utilisent peu, comme les plus pauvres pour qui il reste un luxe, les personnes âgées, ou ceux qui se déplacent en voiture. L’inégale fréquentation du Transmilenio est donc le reflet des inégalités sociales existant au sein de la population résidante. Deux catégories de population l’utilisent un peu plus : les femmes actives et les jeunes adultes des tranches de revenus intermédiaires et supérieures ; ce n’est donc pas un hasard si les individus correspondant à ces deux profils valorisent souvent le Transmilenio dans les entretiens.
Ainsi, l’accessibilité des habitants de la Calle 80 aux ressources de la ville est caractérisée par une double évolution. D’un côté, les populations peu mobiles, par choix ou par contrainte, trouvent aujourd’hui sur place une gamme étendue de biens et de services ; elles ont donc bénéficié indirectement de l’amélioration de l’accessibilité spatiale de la Calle 80, qui a attiré sur place des populations diversifiées ayant contribué à la transformation du quartier. D’un autre côté, ceux qui doivent ou souhaitent sortir du quartier pour travailler, pour étudier ou pour d’autres motifs peuvent le faire plus facilement, grâce à l’amélioration des conditions de circulation dans le secteur : il est plus facile pour eux aujourd’hui de mobiliser les ressources de l’ensemble de l’espace métropolitain. Ils bénéficient donc directement et simultanément de l’amélioration de l’offre de transport et de l’offre résidentielle, non seulement dans leur position sociale actuelle, mais dans leurs perspectives de développement personnel et familial (cycle de vie, cursus résidentiel, trajectoire sociale).
Parties annexes
Notes
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[1]
Cet article est issu d’un travail qui a fait l’objet d’une communication au colloque AISLF-GT23, Grenoble (France), 24-25 mars 2011 : Dureau F., Gouëset V., Le Roux G. et Lulle T., Mobilités spatiales et ressources métropolitaines : l’accessibilité en questions.
-
[2]
Le projet METAL (Métropoles d’Amérique latine dans la mondialisation : reconfigurations territoriales, mobilité spatiale, action publique, dirigé par Françoise Dureau et financé dans le cadre du Programme ANR / AIRD « Les Suds aujourd’hui ») a porté sur Bogotá, Santiago du Chili et São Paulo. Son objectif était d’étudier les reconfigurations sociospatiales en cours dans les métropoles d’Amérique latine depuis les années 1980, en particulier l’évolution du peuplement et les nouvelles formes de différenciation sociale à l’intérieur de l’espace urbain.
-
[3]
L’aire métropolitaine de Bogotá, sans reconnaissance légale, est constituée des 19 localités urbaines (localidades urbanas) du District Capital et de 19 municipios autonomes situés en périphérie de ce dernier. La Calle 80 est située dans la localité d’Engativá. Le District Capital, avec 7,1 M habitants en 2005, concentrait 93 % du total de la population métropolitaine (7,7 M habitants).
-
[4]
Bus Rapid Transit. Il s’agit de l’expression la plus couramment utilisée en Amérique latine pour désigner les « bus à haut niveau de service ».
-
[5]
Selon les calculs des auteurs, la valorisation de ces zones (très diversement situées) serait en moyenne de 10 à 15 % entre 2003 et 2008. Les auteurs soulignent que « cet ensemble de zones ont en commun d’avoir significativement bénéficié du Transmilenio, qui a amélioré la condition d’accessibilité et les temps de déplacement depuis et vers les lieux de résidence, travail et commerce situés aux extrémités de la ville ».
-
[6]
De façon plus générale, l’équipement des ménages en voitures est plus faible à Bogotá que dans d’autres métropoles de la région. L’enquête METAL a révélé un taux de 22 % seulement dans les zones d’enquête à Bogotá, contre 29 % à Santiago et 42 % à São Paulo. Ces écarts coïncident avec les différences observées dans les enquêtes origine-destination réalisées dans les trois villes au cours des années 2000 (Gouëset et al., 2014).
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[7]
Ainsi, en 2011, le coût d’un trajet en heure de pointe était en moyenne de 1700 pesos en Transmilenio contre 1400 pesos dans un bus traditionnel.
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[8]
Le taux de 12,7 % observé pour les femmes vivant dans un ménage au revenu inférieur à 500 000 pesos est sans doute assez peu significatif, compte tenu du faible effectif de cette catégorie.
-
[9]
Ces chiffres diffèrent légèrement de ceux pris en compte dans les autres tableaux (277 individus et 76 ménages). Cette différence est principalement due au fait que le modèle logit ne considère que les 5 ans et plus, contrairement aux autres tableaux, qui prennent en compte tous les individus.
-
[10]
À l’exception de la tranche supérieure à 5 millions – peu nombreuse numériquement – qui préfère largement l’usage de la voiture à celui du Transmilenio.
-
[11]
Un système d’interdiction d’utiliser les voitures (véhicules particuliers et taxis) à certaines heures ou certains jours ouvrables, afin de limiter le trafic automobile. Inspiré d’un système mis en place à Mexico dans les années 1980, et appliqué à Bogotá depuis la fin des années 1990, ce système a sans cesse évolué dans ses conditions d’application : interdiction seulement aux heures de pointe ou sur des journées entières, assouplissement dans certains secteurs de la ville ou selon le nombre de passagers par voiture (afin d’encourager le covoiturage), etc. Même si cela n’est pas ressorti dans nos entretiens, il est possible que le pico y placa ait eu un effet dissuasif sur l’acquisition d’une voiture auprès de certains ménages.
-
[12]
La ville en compte actuellement neuf.
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[13]
Le contexte est, il est vrai, très différent : le Transantiago est en situation de monopole pour le transport public sur l’ensemble du territoire urbain, tandis que le Transmilenio coexiste avec l’offre traditionnelle de bus informels.
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