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Cela fait à présent une quinzaine d’années que les géographes s’intéressent à la géométrie fractale, à la suite des travaux précurseurs de Benoît Mandelbrot (1977). Les thématiques d’application des fractales à notre discipline sont nombreuses, mais un domaine a été plus que tout autre traité par les géographes fractalistes: il s’agit de celui de la ville. Michael Batty et Paul Longley sont sans doute les premiers auteurs qui se sont intéressés aux applications des fractales dans ce domaine: dès le milieu des années 1980, ils ont commencé à étudier la fractalité des structures urbaines dans le but de mieux simuler la croissance de ces organismes (Batty et Longley, 1986). Quelques années après, Pierre Frankhauser publiait une synthèse plus générale de ce qu’il était possible d’attendre de la géométrie fractale en géographie urbaine (Frankhauser, 1991).

Pourtant, les études fractales de villes sont souvent restées cantonnées à des essais méthodologiques ou à des études d’ensemble assez générales, explorant tel ou tel aspect de la géographie urbaine: modélisation de la croissance urbaine (Batty, 1991), analyse des réseaux techniques (Thibault, 1991), caractérisation des dynamiques morphologiques intra-urbaines (White et Engelen, 1993) ou analyse des réseaux de transport (Frankhauser et Genre-Grandpierre, 1998). Il est notamment frappant de constater que fort peu de recherches ont porté sur l’étude des détails morphologiques de la ville à grande échelle. La nouveauté de l’approche peut expliquer cette situation, mais les insuffisances des lots de données ont sans doute joué un rôle important dans cette orientation: les données utilisables pour les études intra-urbaines étaient dérivées de cartes topographiques numérisées, à l’échelle du 1/100 000e ou du 1/50 000e, ce qui empêchait évidemment la prise en compte des détails urbains.

Avec la multiplication des systèmes d’information géographique dans les domaines de la gestion urbaine et du cadastre, au cours des années 1990, il est devenu possible de dériver des données de plans numériques et de travailler sur la fractalité des morphologies urbaines à des échelles bien plus grandes. L’utilisation de ces données ouvre un nouveau champ d’investigation aux travaux sur la fractalité des structures urbaines, en permettant l’analyse de mesures physiques beaucoup plus précises. Dorénavant, les détails architecturaux et urbains peuvent être pris en compte dans les analyses et peuvent contribuer à une meilleure connaissance formelle de la ville.

Dans ce nouveau contexte, notre projet est de tenter de mieux relier la morphologie urbaine, au sens urbanistique du terme (la forme architecturale de la ville), à sa morphométrie fractale. Nous pourrions ainsi à la fois répondre à l’appel en faveur d’une reprise des mesures physiques de distribution en géographie urbaine, lancé par Longley (2000), et tester concrètement l’intérêt des mesures de fractalité dans un contexte d’urbanisme. Que peut apporter le calcul des dimensions fractales à l’urbanisme ou à la connaissance intra-urbaine des villes?

Cet article vise à apporter quelques éléments de réponse à cette question à partir d’un exemple concret. Nous proposons d’étudier un éventail de tissus urbains types, sélectionnés dans une ville – mais que l’on retrouve peu ou prou dans d’autres agglomérations européennes et nord-américaines – et de voir en quoi les mesures de fractalité permettent de rendre compte de leurs spécificités. Les mesures fractales permettent-elles de décrire synthétiquement la diversité des tissus urbains observés, dans leur globalité ou dans leurs caractéristiques locales? Comment peut-on interpréter les différents indicateurs fractals? Comment évoluent-ils en fonction des contextes urbains pris en compte? Peut-on imaginer des indicateurs fractals caractéristiques pour ces tissus, permettant de les reconnaître, de les discriminer ou au contraire de cadrer leur formation?

Le contexte théorique

Les présupposés de l’analyse fractale des villes reposent sur une vision théorique de la ville en tant que système complexe.

Depuis les années 1960-1970, parallèlement à la formulation de la théorie générale des systèmes (Bertalanffy, 1950; 1973) et à la suite des travaux de géographes précurseurs comme Brian Berry (1964) ou Jay Forrester (1969), un courant de recherches s’est spécialisé en géographie urbaine dans l’analyse de la ville en tant que système. Ce courant de recherches, qui s’appuie sur une théorie systémique de la ville, a intégré les diverses évolutions de la théorie des systèmes, y compris les plus récentes, aboutissant à la formulation de la notion de système complexe.

Selon Dauphiné (2003), on observe trois formes de complexités en géographie: une complexité structurelle émergeant d’une multitude d’agents individuels en interaction; une complexité de niveau, liée à une imbrication d’échelles spatiales ou de niveaux d’organisation différents; une complexité dynamique liée à l’existence d’évolutions non linéaires, entraînant l’imprédictibilité des effets du système dans le futur et ce, même lorsque les facteurs sont simples et bien connus. Toutefois, ces trois types de complexités ne sont pas exclusives, et un objet géographique complexe peut répondre simultanément à l’une et à l’autre définition: c’est le cas de la ville.

En effet, les géographes ont pu mettre en évidence le caractère auto-similaire de la ville à diverses échelles (Batty et Longley, 1994), tout en soulignant le fait qu’elle était soumise à des dynamiques non linéaires (Pumain, Sanders et Saint-Julien, 1989). Ils ont également montré qu’elle se caractérisait par un certain degré d’emboîtement d’échelles: de l’immeuble à l’îlot, de l’îlot au quartier, du quartier à la ville, et de la ville à la conurbation (Frankhauser, 1994). Il en est de même des niveaux d’organisation multiples qui pèsent sur la ville, depuis les décisions désagrégées des agents individuels jusqu’à celles, diverses, des entités collectives qui nous regroupent et nous gouvernent (Reymond, Cauvin et Kleinschmager, 1998).

La ville est donc considérée comme un système social et spatial complexe. Or, selon Moulin, «la dynamique des systèmes est caractérisée par des transferts de matière, d’énergie et d’information à travers des interfaces fractales» (1992: 144). D’un point de vue morphodynamique, certains auteurs vont même plus loin et considèrent que tout système vivant complexe adopte une forme fractale, car elle lui permet d’optimiser ses relations avec son environnement, et notamment de maximiser les échanges (Frontier et Pichod-Viale, 1992). Il est vrai qu’en théorie, à masse égale, une structure fractale offre une surface d’interface avec son environnement bien supérieure à celle que peut offrir une structure euclidienne. Si nous considérons que la ville est un système vivant complexe, il semble dès lors logique qu’elle se plie à cette stratégie et se perpétue au travers d’une géométrie fractale, qui permet d’augmenter les densités humaines tout en offrant à tout un chacun un accès aux espaces libres, à la lumière et à l’air, pour reprendre les éléments clés de la Charte d’Athènes.

Si nous considérons que la théorie fractale de la ville, telle qu’énoncée ci-dessus et découlant de la théorie systémique complexe de la ville, présente un intérêt, la responsabilité scientifique nous oblige à réaliser des observations et des expériences pour tester cette théorie et y faire la lumière (Chalmers, 1987). L’étude de la fractalité des structures urbaines converge vers cet objectif scientifique. En effet, elle répond non seulement à la nécessité de vérifier si les villes sont bien de structure fractale, mais encore elle permet de travailler indirectement sur leur complexité. En ce sens, nous ne travaillons donc pas directement sur ce que Hillier et Hanson appellent «the social logic of space», mais plutôt sur ce qu’ils désignent par «the spatial logic of society» (Hillier et Hanson, 1984: 26). Dans ces conditions, le travail morphologique que nous réalisons ici n’est donc absolument pas déconnecté du contenu fonctionnel ou social de la ville: bien au contraire, nous pensons qu’une meilleure connaissance fractale de la ville améliorera à terme notre connaissance fonctionnelle et sociale de celle-ci.

Ajoutons que l’étude morphométrique a confirmé, à ce jour, la théorie morphogénique de la ville. Du point de vue morphologique, l’observation partagée par plusieurs auteurs, et confirmée par des mesures, atteste bien que la géométrie des villes répond davantage à une logique fractale qu’à une logique euclidienne ou riemannienne. La géométrie des villes semble effectivement être de nature fractale, à la fois simple dans son détail et complexe dans son ensemble, et générant des surfaces bâties dont les périmètres précis s’étendent à l’infini.

Par ailleurs, les chercheurs travaillant sur la fractalité de la ville considèrent que celle-ci ne répond pas à une seule et unique loi fractale, mais bien à un ensemble de lois fractales différentes, selon les quartiers, les tissus urbains, voire les époques. C’est ce qui nous a amené à vouloir travailler sur des extraits de tissus urbains très différents, de façon à estimer la fractalité différentielle de ces tissus.

Le site d’étude

Pour mener à bien notre étude, il convient de choisir un site. Celui de Strasbourg a été sélectionné pour diverses raisons, dont les deux principales sont, d’une part, la mise à disposition d’une base de données par le laboratoire Image et ville (UMR 7011 du CNRS), et, d’autre part, la bonne connaissance que nous avons de cette ville, en tant qu’urbaniste – auprès de l’Agence d’urbanisme de Strasbourg de 1988 à 1995 – et en tant que chercheur (Badariotti, 1996; Badariotti et Weber, 2000).

La structure de l’agglomération strasbourgeoise, notre zone d’étude de référence, est globalement mono-nucléique avec des nuances liées à la réalité géopolitique de Strasbourg. Une observation sommaire (figure 1) fait penser à une ville-centre qui se serait classiquement développée le long de ses faubourgs et en franchissant le Rhin; toutefois, une étude plus approfondie de la tache urbaine montre deux parties séparées par le Rhin (la frontière). L’agglomération est en effet composée de deux secteurs: un secteur français, à l’ouest autour de la ville de Strasbourg, qui domine largement l’agglomération en rassemblant plus de neuf dixièmes des habitants (cf. les deux tiers gauche de la figure 1); et un secteur allemand, à l’est, autour de la ville de Kehl (cf. le tiers droit de la figure 1).

Figure 1

Image matricielle du bâti de l’agglomération de Strasbourg-Kehl

Image matricielle du bâti de l’agglomération de Strasbourg-Kehl
Source: Stadtverwaltung Kehl, fonds SIG Kehl, couche du bâti – Sig Geograph.

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Une des particularités de l’agglomération strasbourgeoise réside donc dans son caractère transfrontalier. Du centre vers la périphérie, trois phases d’urbanisation principales se lisent dans sa trame bâtie.

Tout d’abord, on distingue bien l’île artificielle centrale, de forme ovoïde, qui regroupe l’essentiel de la ville médiévale strasbourgeoise. Le tissu bâti de cet espace a été profondément restructuré au cours des siècles: certains lieux conservent un aspect médiéval, mais les opérations d’aménagement (dégagement de la place Kléber et de la place Gutenberg, couverture des voies d’eau, percées de 1910 et de 1926) et les bombardements (siège de 1870 et guerre de 1939-1945) ont complètement modifié d’autres secteurs. En continuité immédiate du tissu du centre médiéval, on trouve les extensions du centre datant du bas Moyen-Âge et de la Renaissance.

La seconde zone remarquable du point de vue du tissu urbain est constituée par la Neustadt, c’est-à-dire par l’extension de la ville sur la zone des fortifications arasées de Vauban. Cette Neustadt a commencé à être urbanisée au tournant des années 1870 à 1880, et se caractérise par une composition urbaine à la Stubbe ou à la Haussmann, les immeubles y étant principalement de style wilhelmien. Les limites de cette zone se voient sur la figure 1: il s’agit de la vaste auréole vide, appelée ceinture verte, au nord, à l’ouest et au sud du centre-ville médiéval, qui correspond au déclassement d’une ancienne zone militaire non aedificandi de la période 1870-1918.

À l’extérieur de cette ceinture verte se trouvent les quartiers péricentraux, les anciens faubourgs de la ville, ainsi que d’anciennes villes ou villages auparavant périurbains, dont la ville de Kehl fait partie, et qui ont été rattrapés par le développement de la métropole. On y trouve également les quartiers périphériques d’habitat (ZUP et ZAC) développés à la fin du XXe siècle, ainsi que les vastes zones portuaires, industrielles et commerciales. Le continuum bâti de l’agglomération fait apparaître dans cette zone de vastes lacunes d’urbanisation, qui sont formées principalement par des obstacles naturels (étangs, cours d’eau, forêts inondables).

Plus loin, on observe quelques noyaux villageois périurbains dont certains sont déjà rattachés à l’agglomération par une urbanisation linéaire qui suit les voies d’accès vers le centre. Ces noyaux villageois ont été flanqués de lotissements caractéristiques de la fin du XXe siècle.

Techniques d’analyse

Pour réaliser matériellement les analyses de fractalité des tissus urbains, nous nous servons du logiciel Fractalyse, développé sur une base Matlab aux laboratoires CNRS ThéMA de Besançon et Image et ville de Strasbourg par Gilles Vuidel (2002-2003), sous la direction de Pierre Frankhauser. Ce logiciel dispose d’une large palette de méthodes d’analyse, ainsi que de diverses options qui le rendent intéressant pour notre recherche. Toutefois, nous n’utilisons pas toute la gamme des méthodes disponibles dans le logiciel. Notre projet étant comparatif, il est nécessaire de se restreindre aux méthodes de mesure les plus stables: c’est pourquoi nous utilisons principalement l’analyse de corrélation pour les comparaisons.

D’autres mesures, plus secondaires, sont également utilisées. En premier lieu, mentionnons les analyses radiales de l’ensemble de l’agglomération, qui permettent d’observer la variabilité de la fractalité au sein de la ville, du centre vers la périphérie, par l’étude de la courbe du comportement scalant (Frankhauser, 1994). Par ailleurs, nous nous servons aussi de résultats intermédiaires, générés par l’analyse de corrélation pour l’étude des bordures, qui sont intéressants à étudier du point de vue de l’urbanisme. En effet, cette analyse passe par des phases de dilatation de l’image, qui permettent d’observer, selon le tissu étudié, les étapes de formation des principaux agrégats. Voyons les principes de mesures de ces différentes techniques.

L’analyse de corrélation

Le principe de l’analyse de corrélation est simple. Sur une image matricielle de la surface bâtie à analyser, on entoure chaque pixel occupé d’une petite fenêtre carrée de taille ε et on compte le nombre de pixels occupés à l’intérieur de chacune de ces fenêtres: puis on calcule M(ε) le nombre moyen de points comptés par fenêtre, pour cette taille de fenêtre. On applique ensuite itérativement la même opération en élargissant progressivement ε pour des fenêtres de taille croissante. On obtient alors une série de points que l’on peut représenter sous forme de courbe d’allure exponentielle, en portant ε en abscisses et M(ε) en ordonnées. Les moyennes M(ε) suivent une relation équivalente à:

Cette relation prend la forme suivante, après linéarisation par le logarithme:

On peut alors très facilement extraire, par la méthode des moindres carrés, sa dimension fractale D: elle correspond à la pente de la droite d’ajustement et servira, par la suite, à calculer la courbe estimée, qui est une construction théorique réalisée à partir du calcul de D. Le paramètre L est une constante qui correspond au préfacteur de forme a.

Le fait que l’analyse de corrélation repose sur un calcul de moyenne, pour le comportement fractal, lisse les courbes et lui donne une grande stabilité, démontrée dans des travaux antérieurs (Frankhauser, 2003). Par ailleurs, cette méthode peut indifféremment être utilisée pour analyser les surfaces et les bordures extraites, ce qui lui donne un avantage certain pour notre projet.

L’analyse radiale et la courbe du comportement scalant

Nous venons de le voir, l’analyse de corrélation est une mesure globale de la fractalité d’une image, puisque ce sont des valeurs moyennes qui sont calculées à chaque étape pour toute l’image. Or, dans notre projet, nous souhaitons également pouvoir disposer de mesures exprimant les variations locales de la fractalité, mesures que l’analyse radiale peut nous apporter.

Pour réaliser ce type d’analyse, on choisit un point occupé, le centre de comptage. On entoure ce point d’un carré ou d’un cercle dont on élargit progressivement la taille. Pour chaque valeur ε, on compte le nombre N de pixels occupés à l’intérieur du carré ou du cercle, et on obtient de nouveau une relation équivalente à (1) et à (2). On peut ensuite à chaque étape calculer la dimension fractale D, et suivre ses variations étape après étape, au fur et à mesure que ε grandit: la représentation de ces variations de D forme la courbe du comportement scalant.

L’analyse radiale est une analyse locale qui fournit des informations différentes de celles de l’analyse de corrélation: la courbe d’analyse y est beaucoup moins régulière, mais cette méthode permet de segmenter des zones en fonction de leur comportement fractal.

Les résultats de la dilatation

L’analyse de corrélation pour l’étude des bordures exige une méthode permettant d’extraire une bordure continue à partir d’un semis discontinu de points formant les limites de la ville. Lorsque l’on cherche à extraire la bordure d’une zone urbaine pour l’analyser, le logiciel dilate progressivement les pixels occupés de cette zone, jusqu’à ce qu’ils se touchent et que la zone analysée ne fasse plus qu’une seule masse, avec une bordure nette et univoque que l’on pourra extraire. Cette méthode permet donc de combler les lacunes de l’image et d’effacer itérativement les détails jusqu’à ce qu’un périmètre soit constitué.

Pour cette méthode, il est intéressant de voir combien d’étapes sont nécessaires aux différents types de tissus pour former un seul agrégat à la bordure bien nette. Ce nombre sera nécessairement différent selon que l’on se trouve dans un centre-ville historique ou dans une zone périphérique récente: il donne en fait une indication sur la taille des espacements entre immeubles. Cette indication permettra d’élaborer une première classification des différences morphologiques des tissus analysés en nous appuyant sur une mesure qui n’est pas à proprement parler fractale.

Forme de l’élément de référence

Dernière précision méthodologique, nous prenons dans tous les cas le carré comme figure de référence pour la propagation des analyses à partir d’un point. En effet, l’expérience montre que la sélection du cercle comme figure de référence entraîne rapidement de fortes distorsions dans les résultats, à cause des erreurs d’arrondi, cette figure étant incohérente avec la forme des pixels. Le carré, dont la forme est cohérente avec la géométrie des pixels, a l’avantage de présenter des résultats plus stables et plus conformes à la réalité.

La base de données

Outre les classiques problèmes de disponibilité de fonds (propriété, etc.), le caractère transfrontalier de l’agglomération pose des problèmes spécifiques pour la constitution d’une base de données analysable par le logiciel Fractalyse. Dans le cas de Strasbourg-Kehl, des bases de données comportant l’emprise au sol du bâti existent de part et d’autre de la frontière, mais elles n’ont pas été constituées par les mêmes bureaux d’études, elles ne sont pas gérées par le même système d’information géographique, leur géoréférencement est différent et leurs rythmes de mise à jour ne sont pas synchrones. Outre les difficultés liées au transfert de données d’un logiciel à l’autre, trois types de problèmes sont posés: le problème du géoréférencement, le problème de la résolution différente des bases de données et le problème de la diachronie des sources.

Le problème du géoréférencement

Parmi les fonds disponibles, nous avons eu accès à la base cadastrale de la ville de Kehl de 1998, élaborée en projection de Gauss-Krüger, et à la banque de données topographique (BD topo) de l’IGN de 1989, élaborée en Lambert 2. L’assemblage géoréférencé de ces deux bases de données et l’extraction de la couche «bâti» ont été effectué sous ArcInfo au laboratoire Image et ville. Le géoréférencement unique de la base résultante en Lambert 2 permet d’éviter les déformations liées à l’utilisation de deux systèmes de projection différents ainsi que les lacunes ou chevauchements résultant de l’assemblage des deux fonds à géométrie différente.

Le problème de la différence de résolution

Cependant, les deux bases de données assemblées ne sont pas homogènes du point de vue de leur précision, puisque du côté français nous avons une base cartographique élaborée par photogrammétrie à partir de photographies aériennes à précision métrique, alors que du côté allemand nous disposons d’une base cadastrale élaborée par des mesures de terrain à précision infra-métrique. Pour résoudre ce problème d’hétérogénéité de la précision, nous avons extrait le bâti avec une précision moindre ou égale au plus petit dénominateur commun entre les deux fonds. Nous avons donc constitué la base unique avec une précision maximale de 1 m, ce qui revient à dégrader les données de Kehl et à conserver la précision des données de l’IGN.

Le problème de la diachronie

Pour ce qui est de la synchronie des fonds, aucune solution n’a été trouvée. Un peu moins d’une dizaine d’années séparent les deux bases de données. Ce décalage temporel n’est pas énorme et ne joue pas un grand rôle au niveau de la physionomie de l’ensemble de l’agglomération: toutefois, il peut induire des décalages en certains lieux.

À l’issue de toutes ces opérations, nous disposons pour l’agglomération d’un fond numérique unique, géoréférencé en Lambert 2 et d’une précision de 1 m. Nous avons extrait de ce fond deux images binaires à géométrie homogène, en format tif: la première, à la précision de 10 m, doit servir à l’analyse globale de l’ensemble de l’agglomération; l’autre image, à la précision de 1 m, est destinée aux analyses locales de tissus spécifiques ou de quartiers qui en seront extraits.

La sélection de tissus types

Notre objectif est de chercher à mesurer la fractalité de certains tissus urbains caractéristiques. Il s’inscrit de ce fait dans un projet de recherche plus général, auquel nous avons participé et qui a été commandité par le PUCA et le ministère français de l’Équipement: son objet était d’étudier la fractalité des tissus urbains de diverses villes européennes afin de voir si les politiques locales d’urbanisme affectent la structure des villes concernées (Frankhauser, 2003). Les six tissus caractéristiques suivants ont retenu notre attention:

  • Les tissus denses des centres-villes (1).

  • Les tissus des extensions du XIXe et du début du XXe siècles, avec deux formes:

    • le pavillonnaire d’avant-guerre (2);

    • le tissu haussmannien composé d’immeubles de rapport (3).

  • Les tissus des extensions d’après-guerre avec trois formes:

    • les lotissements d’après-guerre (4);

    • les grands ensembles d’après-guerre (5);

    • et le tissu industriel et commercial périphérique (6).

Nous avons donc sélectionné des tissus types correspondant aux modèles définis ci-dessus. Cette sélection a été faite en isolant ces tissus de leur contexte urbain, en les découpant comme un chirurgien découperait un organe, pour l’étudier et le comparer. Tous ces tissus ont été analysés à la précision de 1 m, qui est la précision maximale utilisable pour notre base de données. Une des difficultés de cet exercice de sélection consiste à trouver des ensembles suffisamment homogènes et de taille assez vaste pour que l’on puisse les soumettre à l’analyse sans créer des artefacts de mesure. Ci-dessous, nous énumérons, pour chaque type, les lieux précis qui ont été retenus pour l’agglomération de Strasbourg-Kehl: ces lieux seront extraits de la base de données, analysés et cartographiés.

Le centre-ville

Les centres-villes sont délimités par l’extension historique du noyau urbain initial. Pour Strasbourg, il s’agit de l’île centrale, qui accueille l’essentiel du tissu médiéval de la ville; pour Kehl, il s’agit des espaces hérités de l’avant-fort construit par Vauban à partir des années 1680, reconnaissable à l’orientation particulière de ses rues (no – se pour les principales et ne – so pour les sécantes).

Le tissu haussmannien

Les tissus spécifiques du XIXe siècle, de type haussmannien, correspondent à des quartiers très caractéristiques constitués d’immeubles de rapport de taille élevée. D’un point de vue urbanistique, ces quartiers se caractérisent par la clôture des îlots et par la mise en place d’une voirie structurée, où les axes de circulation sont hiérarchisés et composés de sections de rues généralement rectilignes, rejoignant de larges boulevards et avenues, eux-mêmes agrémentés de places. À Strasbourg, l’ensemble de la Neustadt (dans sa version wilhelmienne) est tout à fait caractéristique de ce type.

Le pavillonnaire d’entre-deux-guerres

Le pavillonnaire d’entre-deux-guerres est constitué par un ensemble de grandes maisons familiales desservies par des rues étroites, rectilignes ou courbes. Pour Strasbourg par exemple, font partie de cet ensemble le quartier des Quinze et le quartier des villas de Meinau et, pour Kehl, l’ensemble de la Offizier Insel: ces quartiers sont tous très homogènes du point de vue architectural et urbain. Nous avons sélectionné pour notre étude le quartier des villas de la Meinau à Strasbourg.

Les lotissements d’après-guerre

Les lotissements d’après-guerre sont formés de zones de maisons individuelles de la fin des années 1950 à la fin des années 1990. Ces lotissements se distinguent du type précédent (pavillonnaire) par la taille et l’architecture des maisons (en général plus petites et moins hautes) et par le découpage du parcellaire et le tracé des voies. Les plans de lotissements intègrent en effet davantage la contrainte automobile que les plans des tissus pavillonnaires, en dimensionnant les rues en conséquence et en permettant l’accès des voitures à toutes les maisons tout en limitant la traversée de ces zones (rues décalées, impasses, places de retournement, cheminements pour piétons et cyclistes, etc.). Pour Strasbourg, nous avons retenu un vaste lotissement situé à Reichstett, qui a été réalisé en plusieurs phases au long de la période.

Les grands ensembles des années 1950 à 1970

Les grands ensembles des années 1950 à 1970 sont constitués de quartiers à barres et à tours, typiques des banlieues d’habitat social. À Strasbourg, on note la présence de deux générations de quartiers de cet ordre. La première génération correspond aux cités très homogènes des années 1950 et 1960, dont la cité de la Canardière, à la Meinau, est un exemple typique. La seconde génération comprend des quartiers plus complexes, réalisés dans l’idée des villes nouvelles, et qui présentent une variété de formes architecturales et urbanistiques plus importante ainsi qu’une population plus variée: le quartier de Hautepierre est notre étalon pour cette seconde génération.

Le tissu industriel et commercial

Le tissu industriel et commercial retenu est composé de deux types. En premier lieu, nous avons retenu une zone industrielle du début du XXe siècle, marquée par l’usage du rail et de l’eau pour le transport des marchandises: la plaine des Bouchers. Par ailleurs, nous avons aussi sélectionné une zone industrielle et commerciale moderne, marquée par le développement des systèmes de circulation et de parkings routiers. Nous avons choisi la zone de Vendenheim, en périphérie nord de l’agglomération, qui correspond tout à fait au type de zone industrielle et commerciale développée à partir des années 1970 et que l’on trouve généralement aux entrées de ville.

Les résultats d’ensemble

Les résultats d’ensemble sont pour l’essentiel composés de la mesure globale de la fractalité de l’agglomération et de la courbe du comportement scalant, calculée à partir du centre historique de la ville. Ces résultats ont un intérêt lorsqu’on peut les comparer à des mesures similaires, réalisées dans d’autres agglomérations.

Une compacité médiocre avec des variations internes notables

Au plan global, l’agglomération de Strasbourg a une dimension fractale de 1,73, qui se décompose en 1,71 pour la partie française et en 1,35 pour la partie allemande. Si on compare ces valeurs globales aux calculs effectués sur d’autres agglomérations, on constate que Strasbourg présente une valeur peu élevée par rapport à d’autres villes monocentriques analysées – Milan, 1,85; Stuttgart, 1,80; (Frankhauser, 2003) – alors que Kehl dispose d’un indicateur très faible, inférieur à ce que l’on observe dans des métropoles industrielles pourtant très hétérogènes – Sarrebruck, 1,65! (Badariotti, 2003)

La différence de mesure peut s’expliquer par des motifs historiques, géométriques et urbanistiques. D’une part, Strasbourg est le coeur historique de cette agglomération, Kehl n’ayant été pendant longtemps qu’une tête de pont fortifiée de l’autre côté du Rhin: la densification s’est essentiellement effectuée dans le coeur historique de la ville. Deuxièmement, la proximité du Rhin donne une forme globalement plus allongée à la ville de Kehl, ce qui peut influencer les mesures de fractalité par les grandes lacunes latérales de l’image. Enfin, les règles et les principes d’urbanisme allemands ne sont pas totalement les mêmes qu’en France: on mesure peut-être là (c’est une hypothèse) un impact de cette réalité de terrain.

Par ailleurs, la modicité de la compacité de la partie française peut s’expliquer par les grands espaces non bâtis qui se maintiennent dans l’agglomération, et qui sont les traces des anciens systèmes défensifs de la ville. La ville de Strasbourg a en effet une particularité historique: elle a racheté l’essentiel des terrains correspondant aux imposantes anciennes fortifications, et ne les a pas urbanisés. Cette ancienne zone de fortifs est ainsi devenue une ceinture verte, occupée principalement par des équipements sportifs et récréatifs, dont une partie seulement a été utilisée par des infrastructures de circulation.

On note donc une compacité globale assez médiocre de l’agglomération, qui est très légèrement améliorée dans la partie française et au contraire encore plus dégradée dans la partie allemande.

La mise en évidence de grandes discontinuités structurelles

Globalement, et cela confirme ce qui avait déjà été observé dans les travaux antérieurs (Frankhauser, 2003), on constate que les analyses fractales radiales font bien ressortir les grandes discontinuités structurelles de l’agglomération que nous avons décrites plus haut. En effet, lorsque l’on étudie la courbe du comportement scalant pour l’ensemble de l’agglomération (figure 2) avec un point de comptage localisé au centre-ville, on observe des ruptures importantes dans la décroissance de fractalité du centre vers la périphérie.

Figure 2

Agglomération de Strasbourg-Kehl et courbe du comportement scalant associée

Agglomération de Strasbourg-Kehl et courbe du comportement scalant associée

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Ces ruptures correspondent aux grandes scansions physiques qui structurent l’agglomération. De gauche à droite, on observe les seuils liés: à l’île centrale (franchissement de l’Ill); à la ceinture verte (franchissement de l’ancienne zone non aedificandi occupée actuellement par une ceinture de canaux et de voies de circulation); au Rhin; et finalement au périurbain (franchissement de la première discontinuité entre la masse bâtie continue de l’agglomération et les premiers villages périurbains).

Par ailleurs, la décroissance de la dimension fractale est générale du centre vers la périphérie. Cette décroissance traduit la perte d’homogénéité du tissu, et donc le gain de contraste, d’irrégularité ou de complexité, au fur et à mesure que l’on progresse vers les espaces périurbains. À la différence du centre-ville, les espaces périurbains se caractérisent par des tissus urbains tantôt continus, tantôt discontinus, aux masses et aux formes géométriques variées. Certaines unités périurbaines sont en effet minuscules alors que d’autres sont beaucoup plus imposantes; de même, les formes sont très contrastées, du semis de particules à l’ensemble compact aux contours divers: ici allongé, là en étoile ou en éventail, ou là encore sub-circulaire ou globuleux, par exemple.

Rappelons que nous utilisons ici sciemment le qualificatif complexe dans la mesure où nous émettons l’hypothèse que, derrière l’apparent désordre de ces formes, il existe néanmoins une structure organisée dont l’ordre n’est pas directement perceptible visuellement, bien qu’il repose sur des facteurs relativement simples. C’est cet ordre que nous cherchons au fond à approcher à partir des mesures fractales. En effet, les fractales sont elles-mêmes des formes complexes dont il est souvent difficile de reconnaître les principes initiateurs, bien qu’ils existent toujours et qu’ils soient de surcroît très souvent fort simples.

Discussion des résultats locaux, pour les tissus types

Deux types de résultats locaux sont présentés pour les différents types de tissus que nous avons étudiés: les résultats globaux pour les dilatations et les résultats des mesures de dimension fractale. Ces résultats peuvent être confrontés soit à des analyses similaires de tissus d’autres villes, soit à d’autres indicateurs morphologiques ou d’occupation du sol, issus de l’analyse spatiale (indices de forme, de concentration, etc.) ou de la géographie urbaine (densité); soit encore à des coefficients utilisés par la réglementation d’urbanisme, comme le coefficient d’occupation du sol (COS).

Précisons d’abord que la comparaison avec des analyses similaires (même type de tissu et même méthode de découpage des échantillons) effectuées ailleurs est pratiquement impossible, dans la mesure où la plupart de ces études reposent sur un principe de découpage de l’échantillon qui est fondamentalement différent. En effet, les auteurs ont généralement appliqué une grille d’analyse sur la ville, segmentant celle-ci en fenêtres de taille identique, ce qui conduit à l’élaboration d’un ensemble d’échantillons spatiaux au contenu morphologique hétérogène, alors que nous avons privilégié une méthode de découpage favorisant l’homogénéité tissulaire des échantillons.

Par ailleurs, il n’est pas de notre intention de réaliser une étude détaillée visant à confronter cet indicateur aux autres indicateurs issus de l’analyse spatiale ou de la géographie urbaine, dont la densité. Ce type d’étude a déjà été réalisé par d’autres auteurs (Keersmaecker, Frankhauser et Thomas, 2003 et 2004) qui ont conclu à une bonne corrélation entre mesures de fractalité et mesures de densité (corrélation de 0,7 entre la densité et la dimension fractale). Ils ont également conclu que la dimension fractale apporte un élément plus intéressant que la seule densité, puisqu’elle renseigne aussi partiellement sur la forme des noyaux d’habitat.

Enfin, pour ce qui est de la confrontation à des indicateurs d’urbanisme comme le COS, il faut préciser que ces indicateurs ne sont pas disponibles sur notre site d’étude. En effet, la plupart des quartiers étudiés ont été construits bien avant la mise en place d’un POS (plan d’occupation des sols) et donc bien avant la définition d’un COS. Strasbourg ne s’est dotée d’un POS qu’à partir de 1991, la ville disposant auparavant d’une réglementation locale de la construction qu’elle ne voulait pas abandonner en raison de sa grande souplesse et qui lui permettait de gérer son urbanisme (Badariotti, Kleinschmager et Strauss, 1995: 217-221). Dans cette réglementation (la Bauordnung de 1910), le contrôle de la densification ne se faisait pas selon un critère de surface, mais selon un critère de hauteur de bâtiment.

Toutes ces réserves ne doivent cependant pas nous empêcher de réaliser des mesures morphologiques et de voir ce que l’on peut en inférer, compte tenu des connaissances dont nous disposons. Voyons donc les résultats de ces mesures morphologiques.

Les dilatations, indicateur de différenciation des tissus

Pour l’analyse des dilatations, nous avons procédé à une dilatation progressive et itérative, pixel par pixel, des tissus sélectionnés, pour faire disparaître les détails jusqu’à l’apparition d’un agrégat de masse importante. Le principe en est simple: à chaque étape de dilatation, on élargit l’emprise des pixels noirs d’une valeur ε de façon à faire progressivement disparaître les espaces blancs entre les pixels (figure 3). Au bout de quelques étapes, des agrégats se forment: ceux-ci s’étendent dans les étapes ultérieures et finissent par se rejoindre jusqu’à l’obtention d’une masse compacte. À ce moment, on peut extraire la bordure générale de l’agrégat final ainsi formé pour l’analyser.

Dans notre étude, à chaque étape, nous avons dilaté les pixels noirs d’une valeur ε = 1 m, soit la taille d’un pixel. Le seuil d’apparition du premier agrégat, pour les huit types de tissus analysés, est assez intéressant (tableau 1): il montre des ruptures remarquables selon le type de tissu concerné.

Aux deux extrémités du tableau apparaissent respectivement les tissus les plus connexes et les tissus les plus lâches. Le tissu le plus connexe est indéniablement le centre-ville, qui s’agrège au bout de 10 itérations (ce qui représente 10 m compte tenu de la résolution). Les tissus les plus lâches sont les tissus industriels et commerciaux, ou les tissus mixtes, dont la maille de base est très distendu compte tenu de leur nécessaire adaptation aux moyens modernes de transport et de déplacements (chaussées larges, à multiples voies de circulation, vastes aires de stationnement).

Figure 3

Quelques étapes de dilatation du lotissement de Reichstett

Quelques étapes de dilatation du lotissement de Reichstett

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Entre ces deux extrêmes, on trouve les tissus d’habitation où apparaît toutefois une hiérarchisation, d’une part entre les tissus connexes (haussmanniens) et les tissus disjoints, et d’autre part entre les formes marquées par une dominante de logements individuels (lotissements et pavillons) et celles caractérisées par une forte présence d’immeubles de type grand ensemble.

Exception notable à cette hiérarchisation, la ZUP–ZAC de Hautepierre est l’unité morphologique où le seuil d’agrégation est le plus tardivement atteint, ce qui traduit bien le surdimensionnement développé à l’époque dans le projet pour les espaces de circulation et les espaces de détente intra-maille.

Des sauts apparaissent également dans les seuils de dilatation observés. Compte tenu de la faible taille de notre échantillon, ces sauts ne sont pas interprétables pour l’instant. Toutefois, on entrevoit une logique qui distingue le bâti dense continu du bâti continu moins dense, et de diverses formes de bâtis discontinus, qui se hiérarchisent grosso modo selon l’ampleur des espaces laissés libres entre les immeubles.

Cette structuration n’a rien d’étonnant: elle traduit principalement la différenciation progressive de la voirie dans l’histoire urbaine. Dans la vieille ville, au centre, les espaces de circulation sont plus étroits que dans le péricentre ou que dans la périphérie; il en va de même des espaces interstitiels. La typologie résultante des tissus traduit ici cette différence de traitement des espaces non bâtis: on retrouve une image contrastée de l’agglomération, où les tissus denses et anciens des centres-villes s’opposent aux tissus plus aérés des zones plus récentes. La dilatation est donc un premier indicateur intéressant, permettant de différencier les tissus urbains et d’apprécier leur plus ou moins grande compacité.

Tableau  1

Dilatation de tissus types: seuil d’apparition du premier agrégat

Dilatation de tissus types: seuil d’apparition du premier agrégat

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Des dimensions fractales caractéristiques pour chaque type de tissu

On a systématiquement calculé, par analyse de corrélation, la dimension fractale de surface (Dsurf) et de bordure (Dbord) pour chaque tissu. Outre la dimension fractale D, on a également conservé l’indicateur a, que l’on appelle aussi le préfacteur de forme, pour les analyses de surface. Ce préfacteur de forme peut être considéré de deux façons:

  • du point de vue théorique, Frankhauser (2003: 45) a démontré que le préfacteur a était un élément indépendant de la fractalité et qu’il caractérisait la forme euclidienne générale de l’objet mesuré;

  • du point de vue technique, a est calculé lors de la phase d’ajustement bi-logarithmique de la courbe empirique selon le principe des moindres carrés. Dans cet ajustement, D représente la pente de la droite et a l’écart des ordonnées à l’origine.

Les résultats de nos mesures sont présentés à la figure 4. Ce qui frappe en premier lieu, c’est que les différents types de tissus sont en général assez bien différenciés du point de vue de leurs dimensions fractales, à l’exception notable des tissus centraux et des tissus pavillonnaires qui correspondent pourtant à des morphologies assez différentes. Cette exception montre clairement que la dimension fractale ne mesure pas du tout la même information que la densité. En effet, l’indicateur fractal traduit davantage l’homogénéité urbanistique que l’intensité de l’occupation de l’espace: au centre-ville comme dans les lotissements, nous avons affaire à des formes très homogènes, la plupart des objets (les pleins comme les vides) ayant une taille comparable et leur disposition étant assez régulière. La notion d’homogénéité renvoie ici à une trame urbaine régulière et uniformément couvrante, autrement dit d’égale rugosité pour faire écho à la définition que Mandelbrot donnait des mesures de fractalité: «les fractales promettent une nouvelle science, celle de la rugosité. […] j’ai trouvé dans les fractales l’objet fondamental de la rugosité, comme la sinusoïde est l’objet fondamental de la lumière et du son» (2004: 64).

À l’opposé de ces formes régulières, on observe des tissus beaucoup plus hiérarchisés en périphérie. Le tissu le plus hétérogène est le tissu industriel et commercial récent (type 2), qui présente effectivement une variété plus étendue de masses et de lacunes que les autres tissus, ainsi qu’une disposition plus irrégulière.

Figure 4

Dimensions fractales caractéristiques de six types de tissu urbain

Dimensions fractales caractéristiques de six types de tissu urbain

Dcor = dimension fractale de corrélation; acor = préfacteur de forme de l’analyse de corrélation

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La deuxième observation que nous faisons est que la valeur du préfacteur a est bien différenciée et reste assez cohérente avec la nature des tissus analysés. On constate que a prend une valeur:

  • qui se rapproche de 0 pour le pavillonnaire et les lotissements

  • qui est comprise entre 1 et 2 pour le centre-ville (1 < a < 2)

  • qui tend vers 3 pour les formes plus complexes comme la Neustadt et Hautepierre

  • qui plafonne à plus de 6 pour Vendenheim, une zone industrielle et commerciale moderne.

Outre sa cohérence avec les morphologies urbaines observées, a montre aussi une grande cohérence dans sa covariation avec D. On remarque que a varie inversement à D: plus la forme est hétérogène et complexe, plus a est grand. Ceci n’est pas totalement surprenant, étant donné la façon dont a est chiffré. En effet, a est calculé lors de l’ajustement bi-logarithmique de la loi fractale qui permet de déterminer D (voir la formule 2 plus haut): la valeur de a correspond ici à la valeur de l’ordonnée à l’origine de la droite. Or les organisations les plus complexes que nous observons ne répondent pas toujours à une seule loi fractale et correspondent bien plus vraisemblablement à plusieurs lois intimement mêlées. Lorsque nous avons affaire à une telle situation, l’ajustement par une seule loi fractale s’avère difficile et ne peut se réaliser de façon acceptable qu’avec un décalage important à l’origine sur l’axe des ordonnées, d’où une valeur de a élevée.

L’étude conjointe de a et de D permet de constater que a peut servir de valeur discriminante pour des tissus architecturalement éloignés, mais qui ont en commun un même niveau d’homogénéité. En effet, si nous considérons l’exemple du centre-ville et du pavillonnaire, les valeurs de a sont bien différenciées, contrairement aux valeurs de D. Ceci traduit à la fois ce qui rapproche et distingue ces tissus:

  • les D sont proches, car la logique de couverture repose dans chaque cas sur une distribution des masses aux mêmes caractéristiques (l’homogénéité);

  • les a sont éloignés, car la maille architecturale de base de ces deux ensembles est très différente. Dans le cas du lotissement, la maille est uniformément monotone, la courbe empirique est assez régulière et l’ajustement a pu être réalisé assez facilement. Dans le cas du centre-ville, derrière l’apparente homogénéité de l’ensemble, on distingue des îlots et des lacunes de tailles et de formes très différentes: il a été plus difficile d’ajuster l’ensemble de la courbe empirique par une seule loi fractale, d’où une valeur de a plus élevée.

Deux nouveaux indicateurs pour mieux décrire l’espace

Par ailleurs, nous avons également élaboré deux nouveaux indicateurs: un indice synthétique de complexité, ou de rugosité, qui intègre les mesures de dimension fractale des bordures et des surfaces, et un indicateur de masse fractale, qui permet d’apprécier la densité de l’urbanisation.

L’indicateur synthétique de rugosité

L’indicateur synthétique de complexité, ou de rugosité, a été constitué en référence à la dimension euclidienne: il mesure synthétiquement l’écart à la dimension 2 pour Dsurf et l’écart à la dimension 1 pour Dbord. Sa formule est la suivante:

Is = (2 - Dsurf) – (1 - Dbord) = 1 - Dsurf + Dbord

Le fonctionnement de cet indicateur est très simple: il croît avec la complexité de la structure. Les seuils types de cet indicateur sont les suivants:

  • lorsqu’il est égal à 0, on a affaire à une forme euclidienne, c’est-à-dire très lisse en surface (Dsurf proche de 2) comme en périmètre (Dbord proche de 1);

  • lorsqu’il est égal à 1, l’écart à la dimension euclidienne de surface compense l’écart à la dimension euclidienne de ligne. La valeur 1 correspond à des situations très différentes, mais dans tous les cas, une valeur 1 indique déjà une grande rugosité des objets considérés. Trois cas caractéristiques peuvent illustrer ce fait:

    • soit Dsurf = Dbord = proche de 1. Dans ce cas, nous avons affaire à une forme de surface très hétérogène, mais qui est contenue dans un périmètre très lisse: l’ensemble reste donc rugueux.

    • Soit Dsurf = Dbord = proche de 2. C’est la situation inverse: une forme à surface lisse est contenue par un pourtour ultra-dentelé, le tout apparaissant également rugueux.

    • Soit Dsurf = Dbord = proche de 1,5. Périmètre et surface sont également hétérogènes. C’est le cas pour certaines configurations fractales théoriques, comme le tapis de Sierpinski ou la poussière de Fourrier.

Toutefois, l’indice synthétique montre parfois quelques écarts liés à l’incohérence existant entre la dimension fractale de surface et la dimension fractale de bordure. Nous précisons à ce sujet que, dans la mesure où nous avons artificiellement isolé des morceaux de tissu urbain pour les analyser, les limites de nos échantillons de tissu sont arbitraires: l’indication de la dimension fractale de bordure est donc à prendre avec réserve, puisqu’elle traduit davantage le découpage réalisé que la bordure réelle du phénomène. Quoi qu’il en soit, cet indicateur reste intéressant car il fournit une valeur synthétique simple et conforme à la covariation des dimensions de surface et de bordure.

L’indicateur de couverture fractale

L’indicateur de couverture fractale que nous proposons consiste à calculer une grandeur assimilable à la masse fractale (Réseau international de néologie et de terminologie, 1994: 90) pour un îlot urbain de 100 m de côté et à le comparer à la dimension euclidienne d’un îlot de taille comparable. Nous le désignons par le terme de couverture fractale pour éviter les confusions avec les termes de capacité fractale ou de densité fractale qui ont des sens définis et désignent parfois la dimension fractale (Bélair, 1987: 10):

  • l’îlot euclidien de 100 m de côté contient 1002 m2, soit 10 000 m2, c’est-à-dire un hectare;

  • l’îlot fractal de 100 m de côté contient 100D mD, soit x mD,à savoir un hectare fractal;

  • l’écart à la dimension euclidienne de référence donne une idée du pouvoir couvrant de la structure spatiale considérée. On peut rapprocher cet indicateur de l’idée de coefficient d’occupation du sol (COS) utilisée en urbanisme pour évaluer la quantité de surface de plancher construite par unité de parcelle.

L’indicateur de couverture fractale est intéressant à commenter. Une des difficultés de l’analyse fractale consiste à étalonner les différences de dimension observées: un écart de dimension fractale d’un dixième ou d’un centième est-il un grand écart ou un petit écart? Cet indicateur permet d’apporter un élément de réponse à ce problème. En effet, si nous observons la différence entre la valeur fractale de surface pour la cité de la Canardière (1,8) et le lotissement de Reichstett (1,825), soit 1,4% d’écart (0,025 pour 1,8), on constate que cela fait au final une différence de capacité de l’ordre de 5% (486 pour 10 000), ce qui représente une progression non négligeable!

En outre, cet indicateur permet d’évaluer la capacité couvrante d’un type de tissu, en référence à la couverture euclidienne. On constate par exemple que le pouvoir couvrant maximal est détenu par le pavillonnaire de la Meinau (58%) devant le centre-ville (52%), ce qui semble contradictoire avec l’image que nous avons de ces deux espaces. À défaut de mesures comparables, réalisées sur d’autres sites, nous ne pouvons guère qu’émettre une hypothèse pour rendre compte de ce paradoxe: ce résultat traduit vraisemblablement la très grande homogénéité, la monotonie pourrait-on presque dire, régnant dans le tissu de la Meinau, et qui est supérieure à l’ordre prévalant dans le centre-ville de Strasbourg. À l’opposé, l’urbanisme industriel et commercial des zones périphériques a un pouvoir couvrant très faible, de l’ordre de 6,7%.

La couverture fractale donne ainsi une autre image de l’occupation du sol dans les agglomérations, image qui pourrait ouvrir à des applications intéressantes dans le domaine de l’urbanisme. Au-delà de sa capacité à discriminer des tissus, cet indicateur donne une mesure du pouvoir couvrant de tel ou de tel projet d’urbanisation d’une zone: une sorte de COS calculé non à l’échelle de la parcelle, mais à celle de l’îlot ou du nouveau quartier à urbaniser. En fonction de la destination de la zone, il peut également servir de surface de référence pour calculer de nouvelles densités urbaines: un tel usage permettrait de pondérer le dénominateur du calcul de densité dans des zones aussi hétérogènes que les villes. La simple image globale de la variation de ces nouvelles densités urbaines – des densités fractales – est en elle-même intéressante pour l’avancée des connaissances urbaines.

Précisons toutefois que la différence de couverture fractale n’est pas linéairement corrélée à la variation de dimension fractale. Plus la dimension fractale est proche de 2, plus le calcul de la couverture fractale sera sensible à une variation de dimension fractale. Cette sensibilité lui confère également un pouvoir discriminant dans le cas de tissus très homogènes, dont les valeurs fractales sont proches de 2, comme c’est le cas pour les centres-villes et les lotissements par exemple.

Commentaire comparatif des deux indices

Globalement, que l’on observe l’indice synthétique de complexité ou l’indice de couverture fractale, on constate que les différents types de tissus sélectionnés ont des caractéristiques bien marquées: les tissus similaires ont des valeurs assez proches et les tissus très différents ont des valeurs plus éloignées. En général, les indices suivent assez bien les variations de dimension fractale et traduisent ce qui différencie les tissus analysés: ils sont donc tous deux bien discriminants.

Tableau 2

Dimensions fractales caractéristiques, indice synthétique et indice de couverture

Dimensions fractales caractéristiques, indice synthétique et indice de couverture

Dcor = dimension fractale de corrélation; acor = préfacteur de forme de l’analyse de corrélation

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Conclusion

Les résultats auxquels nous sommes parvenu sont conformes à la théorie. Plus les tissus sont diversifiés et discontinus, plus les dimensions fractales calculées s’éloignent des valeurs euclidiennes. Ceci rejoint les observations faites par Frankhauser (2003).

D’autre part, nos résultats présentent une forte cohérence en ce qui concerne D et a. Les tissus proches, du point de vue de leur forme et de leur conception urbanistique, ont des valeurs de D et de a peu éloignées. Cependant, il faut noter une certaine sensibilité à la forme d’ensemble de la configuration analysée, qui peut modifier de façon importante les mesures: les caractéristiques finales des analyses ne doivent donc pas être interprétées en aveugle, mais tenir compte de la géographie d’ensemble, des contours et de la configuration analysée.

Les mesures fractales semblent également permettre une description discriminante de la plupart des tissus analysés. Certes, il existe quelques exceptions notables, comme les tissus centraux et pavillonnaires, pour lesquels les dimensions fractales sont proches, alors même que la forme de ces tissus semble très éloignée dans la réalité; mais dans ces cas, d’autres mesures, comme celle du préfacteur de forme a ou le calcul de la capacité fractale, peuvent discriminer in fine ces tissus.

Parmi les indicateurs proposés, le calcul de la couverture fractale pourrait avoir des applications intéressantes dans le domaine de la connaissance de la géographie intra-urbaine et dans celui de l’urbanisme. Elle permet de définir un nouveau type de calcul de surface qui s’appuie sur les multiples calculs de surface existant dans le domaine de l’urbanisme et de la construction – surface hors oeuvre brute (SHOB), surface hors oeuvre nette (SHON), surface habitable 1948, surface Carrez, etc. – ce qui peut conduire à apprécier différemment le pouvoir couvrant des surfaces analysées et leur impact sur la densité urbaine.

Toutefois, nos résultats sont encore expérimentaux, dans la mesure où ils ont été obtenus à partir de l’analyse des données pour une seule agglomération. Il faudrait en effet vérifier leur cohérence en confrontant les chiffres strasbourgeois à ceux d’autres agglomérations. La plupart des résultats sont donc intéressants, mais nécessitent des approfondissements. Outre une multiplication des mesures qui devrait permettre de stabiliser ces observations, il faudrait également davantage développer la connaissance des mécanismes morphogéniques, ce qui permettrait de mieux connecter les approches statiques des mesures fractales aux dynamiques de la ville.