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La carte, on le sait depuis un bon moment, n’appartient plus exclusivement aux géographes, ni aux cartographes, arpenteurs-géomètres, géomaticiens ou autres spécialistes patentés de la représentation ordonnée de la surface de la terre. Elle est désormais dans presque toutes les voitures et les téléphones portables, devenue banale pour retrouver son chemin ou la liste complète et géocodée des meilleures adresses de restaurants. Surtout, elle fait l’objet d’une constante réinvention par des artistes qui la décomposent, la remodèlent, la déconstruisent et, chemin faisant, en révèlent les multiples potentialités à la fois critiques, oniriques, esthétiques, poétiques et parfois même épistémologiques. Le beau livre de Guillaume Monsaingeon, Mappamundi, Art et cartographie, s’inscrit dans la foulée d’ouvrages qui s’intéressent à la réappropriation récente de la carte et de la cartographie par des artistes de toutes provenances et recourant à divers médias, pour en démultiplier les usages et les interprétations [1].

Ce livre est un catalogue accompagnant l’exposition du même nom, tenue à Toulon, en France, en 2013. Mais c’est beaucoup plus qu’un catalogue. En tant que catalogue, d’une facture par ailleurs exemplaire par sa qualité et son originalité, il contient des reproductions couleur des oeuvres de plus d’une vingtaine d’artistes plus fascinants les uns que les autres, qui chacun à sa façon, réinventent les usages et les façons de penser la carte. À ce titre, et même pour cette seule raison, le livre devrait intéresser les géographes par ses invitations multiples à réfléchir à ce que la créativité artistique peut faire de la carte. Or, le livre de Monsaingeon est aussi bien plus que cela. Philosophe et historien de formation, l’auteur ne s’est pas contenté, à titre de commissaire de l’exposition, de produire un « simple » catalogue. La première partie de l’ouvrage, bien dense et elle aussi richement illustrée, propose un essai historique, mêlant philosophie, histoire de l’art, cartographie, géographie et littérature, sur les rapports entre art et cartographie. Particulièrement intéressante est la reconstitution qu’il propose du parcours de la carte dans la représentation artistique (dans la peinture, plus particulièrement). Un passage mérite d’être cité ici in extenso : « On pourrait lire l’histoire de la relation entre art et cartographie comme un long zoom arrière du second vers le premier plan : la carte apparaît comme un accessoire parmi d’autres. Elle acquiert peu à peu le statut possible de personnage. La carte avait perdu son statut artistique pour n’être qu’un complément, voire un remplissage ? La voici qui devient plus légitime, objet ou forme centrale d’une visée esthétique. Au lieu de figurer en fond de tableau, élément décoratif, allusion biographique ou témoignage de virtuosité, la cartographie devient le ressort d’un questionnement sur l’espace et les postures respectives de l’artiste et du spectateur […] La porte s’entrouvre et bientôt la cartographie s’invitera dans le jardin des peintres. » (p. 40) Cette trajectoire de la carte de l’arrière à l’avant-plan (du XVIIe au XIXe siècles, pour simplifier) se prolonge de façon plus radicale au XXe siècle, à la faveur des avant-gardes qui avaient transformé l’art lui-même en combat. « L’intervention des artistes dans le champ cartographique au XXe siècle, rappelle Monsaingeon, s’est faite en même temps que leur prise de conscience d’une responsabilité critique » (p. 52). Dans ce sillon, le rapport à la carte se transforme, la carte elle-même n’étant plus objet de représentation (en arrière ou avant-plan), mais bien « outil de résistance et contre-discours ». Les exemples fournis sont particulièrement évocateurs. Les oeuvres des 26 artistes retenues pour l’exposition de Toulon prolongent ces efforts de réinvention de la carte sur des plans aussi divers que ceux du corps, du combat critique au sujet du monde contemporain et ses multiples fractures et de ses potentialités narratives.

Tous les amateurs de cartes sont susceptibles de trouver, dans ce livre, matière à réflexion et à émerveillement. Les amoureux de l’art pourront se convaincre du potentiel onirique de la cartographie et de la géographie. Les géographes y découvriront avec un mélange de fascination et de perplexité « ce que l’art fait à la cartographie [2] ». Les historiens de la géographie et de la cartographie seront conviés à un parcours oblique de l’histoire qu’ils connaissent en la faisant rencontrer l’histoire de l’art, qu’ils connaissent peut-être moins. Enfin, tous ceux et celles qui ont été interpellés par le tournant culturel en géographie ou le tournant spatial dans les humanités y entendront toutes sortes d’échos à leurs préoccupations diverses. Inutile de dire alors, en fin de parcours, combien le livre m’a plu et stimulé.