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Après dix années, quatre numéros par an et quarante ouvrages collectifs, la revue Cultures et Sociétés met fin à son aventure avec ce dossier spécial sur la thématique de l’île. De plus, ce numéro nous fait voyager au-dessus de nombreux sujets : la question du genre, la saturation du spectacle sportif à l’ère de l’hypermédiatisation, la fondation de la culture peule autour de la vache, l’esprit rebelle de l’écrivaine Christiane Rochefort (1917-1998), le manque de considération de l’élite française à l’égard de sa chanson et, finalement, l’accompagnement difficile des personnes âgées lorsque vient le temps d’entrer dans un établissement d’hébergement. La diversité des thèmes abordés ainsi que la provenance variée des auteurs contribuent indubitablement à cette entreprise d’ouverture et de « dépliages » (p. 9) à laquelle la revue s’est vouée depuis sa création.

Dans ce dossier spécial, huit courts articles apportent, chacun à sa manière, une attention particulière à l’une des multiples dimensions de l’île. Trois thèmes ont particulièrement suscité notre intérêt dans la mesure où ils peuvent éclairer plusieurs préoccupations propres à la géographie : le lien entre représentations et matérialité, la question de la frontière et les flux migratoires.

Bien que l’île soit d’abord une situation géographique, elle est aussi une conscience d’habiter dans des terres entourées d’eau de tous côtés. Dans le sillage des études poststructurelles, les auteurs, chacun à sa manière, nous rappellent l’importance de s’attarder aux représentations qu’ont les insulaires d’eux-mêmes et de leur milieu. Nathalie Bernadie Tahir et François Taglioni (p. 44-49) ont démontré comment ces derniers ont tendance à produire un discours d’« exceptionnalité » fondé sur une représentation qui met en exergue la singularité de l’île par rapport à l’altérité qui l’entoure. L’insularisme, néologisme employé pour rendre compte de cette exceptionnalité, se répercute dans le domaine politique et devient de la sorte « performatif ». Les représentations prennent un caractère effectif dans la mesure où le discours sur la singularité de l’île se matérialise dans des « dérogations », cet « antimonde », où celle-ci accueille des activités fonctionnant selon des règles différentes du reste du monde, par exemple, l’évasion fiscale.

L’altérité dans la construction des identités constitue un autre thème majeur qui se dégage de la publication. En s’appuyant sur de nombreux exemples d’îles étant séparées en deux États distincts (Haïti et la République dominicaine), ce dossier permet de repenser la signification de la frontière. Trop souvent réduite à un discours qui met de l’avant son caractère antagoniste, on oublie qu’elle est aussi un espace d’échanges et de relations. Ce deuxième sujet trouve donc écho, lui aussi, dans un thème d’actualité autant pour la science que pour le politique : la frontière. Lorsque celle-ci est historiquement bien définie et reconnue par les différents groupes, elle peut jouer un rôle positif entre des constructions identitaires différenciées. En ce sens, Marie Redon (p. 52) écrit : « Dans ces îles divisées, la frontière joue donc un rôle de barrière tant protectrice que constitutive de l’identité du territoire qu’elle délimite. » Ce besoin d’altérité est rendu manifeste dans les différents exemples où des insulaires érigent, malgré la disponibilité réduite de l’espace, une zone interdite qui rend impossible la colonisation complète du territoire (Redon, p. 54). Ce phénomène observé sur certaines îles invite à repenser le rôle de l’autre et de l’altérité dans la constitution des sociétés humaines.

Le dernier thème majeur qui se dégage, selon nous, de la publication est la question des migrations. Cette question nous invite à réfléchir sur les processus par lesquels certaines îles, autrefois perçues comme des territoires d’exode, connaissent aujourd’hui un flux migratoire positif. Louis Brigand (p. 55-59) souligne que l’île est devenue le symbole d’une vie différente où d’autres façons d’exister dans le monde s’offrent à celui qui est « désenchanté » de sa vie telle qu’il se la représente. Une plus grande proximité sociale et des rapports différents au temps et à l’espace sont les principaux éléments qui inciteraient certains individus à quitter le continent pour migrer vers l’île. Dans cette perspective, l’attrait de celle-ci doit être pensé à une autre échelle géographique, celle d’un monde qui semble de moins en moins apte à répondre aux exigences proprement humaines d’une partie croissante de la population des pays développés.

Avec tous les dangers que cela comporte, l’île peut être comprise comme un microcosme qui amplifie les défis et les enjeux touchant notre planète à l’époque contemporaine. Ce dossier est très éclairant pour ceux qui s’intéressent à l’importance des représentations dans la production des différences et des territoires. Ensuite, ces textes permettent de repenser la complexité et l’importance de la frontière à l’ère de la mondialisation. Aussi, cette thématique de l’île a pu éclairer les multiples motivations qui président au choix d’une migration volontaire vers ces territoires autrefois marginalisés. En conclusion, l’esprit interdisciplinaire de la revue, son regard original et ses thématiques des plus variées vont indubitablement manquer au paysage intellectuel francophone.