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La géopolitique réaliste, synonyme de power politics, ou de géopolitique globale, est l’école de pensée qui se concentre sur les relations entre États, considérés comme les seuls acteurs du système-monde dans leur quête de la suprématie mondiale. John Agnew a entrepris, dans cet ouvrage, d’identifier les principaux éléments épistémologiques de la géopolitique réaliste, afin notamment de souligner, dans les approches qui ont été développées, ses éléments européens et américains. Agnew souligne ainsi que la géopolitique réaliste est marquée par les représentations de ses auteurs – ce qu’il appelle curieusement, sans en donner de définition, «l’imagination géopolitique» – de même que des représentations informent et modulent les décisions des acteurs du «jeu global» des relations internationales. L’ouvrage s’annonce prometteur lorsque Agnew relève aussi que cette limite, que s’imposent les auteurs de la géopolitique réaliste, d’analyse des enjeux de pouvoir sur des territoires à l’échelle mondiale ou globale seulement, est réductrice (p. 7), car elle ne permet pas d’envisager une approche multiscalaire qui ferait découvrir la complexité des jeux d’acteurs et de leurs représentations.

Mais on déchante rapidement, hélas! L’auteur ne paraît pas pouvoir choisir entre une nouvelle mouture, très anglo-saxonne, d’un exposé un peu rébarbatif sur les composantes de la géopolitique réaliste, et une analyse épistémologique de l’avènement de cette école de pensée géopolitique. Son exposé classique sur la géopolitique comprend un long chapitre sur la révolution que constitue la représentation globale du monde, puis l’apparition d’une vision binaire du monde (dont le fameux modèle de Halford Mackinder – le Heartland contre l’Île-monde – est un avatar britannique), et un autre long développement sur l’État, sur le pouvoir dans les relations internationales, sur les caractéristiques des «États territoriaux» (chapitre 4), affirmant une souveraineté totale sur leur territoire, à partir du traité de Westphalie de 1648.

Ne parvenant pas toujours à se départir d’une approche très classique, l’auteur consacre ensuite un chapitre à la «poursuite de la suprématie», sans même mettre en cause le caractère très daté et contestable de cette conception des relations internationales, alors pourtant que c’est ce que le lecteur attend. La partie épistémologique ne débute qu’au chapitre 6, lorsque l’auteur entame une recension historique des «trois âges de la géopolitique», n’hésitant pas à faire remonter celle-ci au début du XIXe siècle – ce qui étonnera le lecteur, puisque le terme géopolitique, dans une acception très matérialiste du reste, n’est forgé par Rudolf Kjellen qu’en 1900 – pour narrer, plus que pour analyser, les évolutions des discours de ces trois phases: géopolitique «civilisationnelle» (1815-1875); géopolitique «naturalisée», au sens d’accent mis sur des processus naturels, équivalent de géopolitique matérialiste (1875-1945); et enfin, géopolitique «idéologique» (1945-2001), dont le terme pourrait déboucher sur une nouvelle ère de géopolitique «globale» (chapitre 7).

On ne peut qu’être déçu à la lecture de cet ouvrage, car la dimension géographique est maigre; le discours est général, redondant avec l’abondante littérature anglo-saxonne sur les power politics; l’apport, en termes d’analyse de l’école réaliste, est faible; la dimension épistémologique, maigre, malgré les objectifs annoncés; et l’ouverture vers des analyses multiscalaires en géographie politique, inexistante. On est loin du magistral Géopolitique et histoire, de Raffestin et al.[1], qui, pour être parfois péremptoire, n’en était pas moins brillant dans ses analyses et sa vision globale de l’histoire de la géopolitique; du plus modeste mais complet Histoire de la géopolitique, de Pascal Lorot[2]; ou encore de l’analyse lucide et précise de Heske et O’Loughlin dans leur article «From Geopolitik to Géopolitique: Converting a Discipline for War to a Discipline for Peace»[3].