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Introduction

L’étalement urbain est un concept désormais classique en géographie, en urbanisme et en études de l’environnement. Thème récurrent dans les medias et les dissertations étudiantes, il est permis de se demander s’il reste encore des choses à dire sur ce sujet. L’expression semble même un peu passée de mode si l’on considère que la question a été fortement débattue dans les années 1980 et 1990 [1]. Pourtant, la réalité spatiale qu’elle décrit n’est pas révolue, bien au contraire (Simard, 2012). Ce paradoxe d’une réalité spatiale en opposition au discours dominant en urbanisme ne serait pas le fruit de contraintes techniques ou légales, mais plutôt le résultat de la vigueur culturelle du modèle résidentiel pavillonnaire (Mercier et Côté, 2012). Cette vigueur expliquerait également le manque de volonté politique des élus locaux à infléchir les tendances du marché, ainsi que le caractère contradictoire de nombreuses politiques d’urbanisme (Bransiecq et Melot, 2013). Malgré tout, la périurbanisation et l’étalement urbain suscitent un intérêt croissant en France et dans l’ensemble de l’Europe (EEA, 2006 ; Couch et al., 2007), que ce soit pour déplorer ou avaliser le phénomène (Fabrégat, 2011 ; Vanier, 2011). De plus, celui-ci a été hissé au rang de problème mondial par l’ONU en 2010 (UNH, 2010) et par le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution des climats (IPCC, 2014). Finalement, la montée du paradigme du développement durable remet le débat à l’ordre du jour par l’entremise de mouvements comme le new urbanism ou le smarth growth.

En effet, il n’est pas possible de parler de développement durable sans s’attarder aux enjeux découlant de l’urbanisation diffuse dans nos sociétés de grands nombres. Le débat sur la « durabilité » du développement ne peut se limiter à la gestion des déchets et aux énergies vertes. Le constat est simple : les établissements humains d’aujourd’hui sont très étendus et ils affichent une densité moyenne beaucoup plus faible que par le passé (Antoni et Youssoufi, 2007). Cela entraîne diverses conséquences sociales, économiques et environnementales. Dans plusieurs cas, ces effets peuvent être vérifiés et mesurés sur le terrain (Barcelo et Trépanier, 1999 ; Miron, 2003 ; Jaret et al., 2009 ; Nirascou, 2012). En outre, le phénomène touche aussi bien les mégapoles planétaires que les petites et moyennes villes des arrière-pays [2] (Mookherjee et al., 2006 ; Zaninetti et Maret, 2008). Malgré tout, les sociétés occidentales et, par mimétisme, les groupes ou sociétés qui atteignent des niveaux de revenus supérieurs, continuent de percevoir les développements domiciliaires sous forme pavillonnaire comme étant la norme (Mercier, 2006). Au Québec, il existe des débats parallèles sur le caractère vernaculaire ou non du bungalow (Morisset et Noppen, 2004) de même que sur les racines rurales de la population et son attachement à la banlieue pavillonnaire (Fortin et Desprès, 2008).

Dans ce contexte, le thème de l’étalement urbain mérite qu’on s’y attarde à nouveau. L’objectif premier de cet article est donc de revisiter ce concept large et polysémique, pour plusieurs raisons. D’abord, ce sujet frappe de plein fouet la question de la « bonne forme », question qui demeure centrale en urbanisme. De plus, l’étalement urbain est généralement traité de manière descriptive, à l’aide d’études de cas, alors que les dilemmes éthiques et politiques associés au contrôle strict de l’urbanisation sont multiples. Par exemple, est-il légitime pour les institutions locales et régionales d’intervenir contre les désirs de la majorité ou de larges segments de la population ? Comme second objectif de notre essai, il convient de discuter de l’utilité du concept d’étalement urbain dans la mise en oeuvre de politiques d’urbanisme durable : est-ce un instrument de conscientisation efficace ou une conception de l’occupation des territoires qui est fondée sur la culpabilisation des citoyens ? Ne vaut-il pas mieux lui préférer le concept plus contemporain d’empreinte écologique ? Le troisième objectif de cet article est d’aborder le sujet de la forme ou de l’organisation spatiale de la ville durable dans la suite des réflexions précédentes. L’injonction à la durabilité (Roudil et Roudil, 2012), qui semble en voie de prévaloir, interpelle fondamentalement la discipline de Cerda, sur ce point (Tomalty, 2003 ; Prudente, 2007). De la sorte, il est indispensable de s’interroger sur les avantages de la densification, afin d’améliorer la durabilité urbaine, ou sur l’existence de solutions de rechange à ce modèle promu par le nouvel urbanisme ?

Nous aborderons ces questions à l’aide d’une revue de littérature. D’abord, nous reviendrons sur la définition, les causes et les conséquences de l’étalement urbain. Par la suite, nous traiterons des ressemblances et différences entre les concepts d’étalement urbain et d’empreinte écologique, ainsi que des implications qui en découlent pour l’urbanisme durable. Finalement, nous proposerons une utilisation nuancée de ces concepts, tout en constatant l’absence de modèle urbanistique générique pour ériger la ville durable.

L’étalement urbain : définition, causes et conséquences

Comment peut-on définir l’étalement urbain ? Plusieurs définitions coexistent, tant chez les organisations non gouvernementales qu’au sein des institutions étatiques ou à l’intérieur des cercles universitaires (tableau 1). Cela entraîne de la confusion et disqualifie le terme ou, à tout le moins, réclame une réflexion plus approfondie (Franz et al., 2006). Malgré leurs particularités, la plupart des définitions mettent l’accent sur la faible densité et la vaste étendue des villes contemporaines. Plusieurs font également ressortir divers phénomènes qui constituent leurs corollaires : la séparation des fonctions urbaines, la fragmentation des tissus urbain et social, les flux pendulaires de transport, le mitage des zones rurales périurbaines, etc. Fondamentalement, il ne s’agirait pas uniquement d’une croissance des espaces urbains proportionnelle à l’accroissement de la population totale, mais d’une forte augmentation de l’espace moyen consommé par habitant (Sainteny, 2008), et ce, même dans des contextes de stagnation ou de déclin démographiques (Wolff et al., 2013). Dans un effort de synthèse, l’étalement urbain peut alors être défini comme étant l’expansion démesurée des villes, et la surconsommation de ressources qui y est associée, situation résultant de la multiplication des espaces urbains de basse densité, non seulement dans le champ du résidentiel, mais aussi dans les domaines commercial et industriel.

Tableau 1

Les définitions de l’étalement urbain

Les définitions de l’étalement urbain
3

Cette définition s’applique à la périurbanisation plutôt qu’au concept d’étalement urbain, selon François Mancebo. Toutefois, ce dernier mentionne plus loin que « cette périurbanisation est associée à l’étalement urbain » (2013 : 101).

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L’étalement urbain est la traduction de l’expression anglaise urban sprawl dont l’usage initial, en 1937, reviendrait à Earle Draper de la Tennessee Valley Authority (Black, 1996). Selon les auteurs, les premières traces écrites du concept sont attribuées à Buttenheim et Cornick, en 1938 (Maret, 2003), ou à William Whyte, en 1957 (Wassmer, 2002). L’expression aurait été introduite dans la langue française au milieu des années 1960. Cependant, l’énoncé anglais mettrait l’accent sur le manque de planification et d’intégration de secteurs résidentiels périphériques, alors que le concept français focaliserait davantage sur la notion de densité (Ghorra-Gobin, 2003). Selon Barcelo et Trépanier (1999 : IX [3]), l’étalement urbain prendrait trois configurations spatiales caractéristiques, « les strips, principalement commerciaux, qui s’étendent le long des axes routiers, le développement sporadique en saut-de-mouton ainsi que les vastes étendues de la nouvelle banlieue monofonctionnelle, à faible densité, presque exclusivement composées de maisons unifamiliales ».

Cette manière de construire des villes trouve son avènement dans l’Amérique du Nord de la deuxième moitié du XXe siècle, moment où l’on se distancie d’une tradition urbanistique vieille de 5000 ans, soit celle des villes denses et mixtes « que l’on peut marcher » (Leinberger, 2009). Le mouvement vers l’étalement urbain serait historiquement le résultat de la juxtaposition de divers facteurs au cours de la période des « trente glorieuses » (tableau 2) : le bas coût du foncier en milieu périurbain, les valeurs de nostalgie face à la nature et la vie rurale, la prolifération de l’automobile, l’augmentation des revenus des ménages, l’accès plus facile au crédit, le rôle des promoteurs immobiliers et des gouvernements dans le processus de développement urbain, etc. (Latendresse, 2014). De manière secondaire, des contextes locaux pourraient intervenir dans le processus, par exemple l’accès à l’eau potable, la topographie ou la configuration de la trame de rues (Burchfield et al., 2006 ; Kelbaugh, 2012). La structuration des institutions municipales et la compétition pour l’attraction de nouveaux contribuables feraient aussi partie de l’équation (Filion et al., 2010). Au surplus, des impératifs militaires seraient avancés pour expliquer l’origine du phénomène aux États-Unis (Beauregard, 2006) : une population déconcentrée ayant accès à un réseau autoroutier élaboré serait moins vulnérable en cas de bombardement.

Tableau 2

Les causes de l’étalement urbain

Les causes de l’étalement urbain

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Il est difficile d’établir une hiérarchie dans l’importance de ces facteurs ou un ordre chronologique de leur apparition. Pour Mancebo, l’attrait pour le périurbain provient de la recherche d’une qualité de vie, que celle-ci soit « réelle ou fantasmée » (2013a : 107). De son côté, Nirascou indique que « le parcours résidentiel des ménages répond [d’abord] à des aspirations sociales et à des contraintes économiques » (2012 : 6). Plus largement, les facteurs mentionnés précédemment entrent en interaction pour se stimuler mutuellement à l’intérieur « d’une chaîne d’irresponsabilité » (Hamelin et Razemon, 2012). Après sept décennies, la forme étalée constitue maintenant un élément essentiel du « rêve américain », voire de l’exceptionnalisme américain (Beauregard, 2006). Pourtant, de façon croissante, cette tendance à façonner des « paysages de consommation » (Conzen, 2009) est présente en Europe, en Asie et ailleurs dans le monde, là où le niveau de vie des populations, ou d’une partie de celles-ci, permet son irruption (Zaninetti et Maret, 2008 ; Stomp, 2013). L’attrait pour la maison individuelle de type pavillon-jardin semble irrésistible, d’aucuns la considérant comme la manière naturelle ou normale d’habiter le monde pour l’être humain, tel que représentée à la télévision et au cinéma (Fortin, 2014).

À cette première interprétation relevant d’une analyse systémique, on doit ajouter une perspective critique. En effet, l’étalement urbain peut être interprété comme étant, avant tout, une stratégie d’embourgeoisement de la classe ouvrière conçue par les élites : rediriger vers le prolétariat une partie de la plus-value industrielle afin d’acheter la paix sociale, à travers l’accès à la propriété, avec, en prime, une société de consommation qui stimule le marché (Gonzalez, 2008). Moins purement marxien mais fermement dénonciateur, le courant de la critique sociale et environnementale du mode de vie nord-américain est bien présent, quoique très minoritaire. Tout d’abord, le mouvement féministe a très tôt dépeint la vie de banlieue comme étant aliénante pour les femmes, à tort ou à raison (Strong-Boag, 1991). Plus récemment, des analystes comme Heinberg (2005) ou Kunstler (2005) ont pourfendu le style de vie individualiste et consommateur de la société américaine et, incidemment, canadienne. Ils jugent que sa réponse au problème de l’habitat mène à de fréquents abus dans l’utilisation des ressources. Selon ce raisonnement, la reproduction du modèle pavillonnaire n’est rendue possible que par l’apport d’un pétrole bon marché (Calthorpe, 2011), réalité ayant des retombées géopolitiques significatives. Cependant, même des économistes relativement conservateurs, tel le canadien Jeff Rubin (2012), annoncent « la fin de la croissance » et en appellent à des comportements plus soutenables par l’intermédiaire, notamment, de l’urbanisme et de la mobilité durables.

L’étalement urbain prend sa source dans les milliers de microdécisions de localisation d’individus, de ménages ou d’entreprises. Ces décisions paraissent rationnelles dans un contexte donné, mais des effets néfastes de grande amplitude se font sentir lorsque ces comportements sont additionnés, en particulier au sein des grandes agglomérations urbaines (tableau 3). Premièrement, l’environnement naturel est affecté par la destruction d’écosystèmes et l’émanation de gaz à effet de serre produit par l’automobile (Sénécal et al., 2002). De plus, sur le plan économique, la ville est plus coûteuse à bâtir et à administrer à cause de la surconsommation d’infrastructures et de la sous-utilisation d’équipements, situations ayant pour origine la faible densité (Jaglin, 2010). Sur le plan social, l’étalement s’accompagne d’une augmentation de la ségrégation au sein d’un espace urbain ou métropolitain où s’opposent banlieues cossues et quartiers centraux défavorisés (Jargowsky, 2002), où se distinguent deux types de conditions urbaines (Mongin, 2005). La ville d’aujourd’hui « cesse de faire société » (Donzelot, 2004) sous l’effet de la « sécession des élites » (Leinberger, 2009). Par ailleurs, en termes urbanistiques, la ville éclate et elle n’arrive plus à être un milieu rassembleur, soit un « lieu étroit et unique » favorisant la sociabilité et l’échange (Tribillon, 2009). S’ajoutent à cela l’expansion et la complexification du tissu urbain qui produisent une perte de sens et un déficit de lisibilité de la ville, le placelessness de Relph (2000). Dernier front de la critique anti-étalement, les probables retombées sur la santé des populations : obésité, troubles respiratoires, etc. (Jackson et Kochtitsky, 2009 ; Reyburn, 2010). Les détracteurs de l’étalement urbain soulèvent donc moult objections face à la ville qui est la nôtre, un habitat « coupé de la nature » (Rees, 2010), qui peut être qualifié de non durable (Berque, 2002 et 2010), voire de prédateur (Lussault, 2013).

Tableau 3

Les conséquences de l’étalement urbain

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À cette étape, il convient de mentionner que le concept d’étalement urbain n’est pas neutre [4], dans la mesure où il véhicule un parti pris (Blaudin de Thé, 2012). C’est-à-dire que l’expression ne s’arrête pas au constat spatial, lequel relève de la science, mais elle érige en problème l’urbanisation actuelle, à travers une grille de lecture sans nuances. En effet, le concept porte intrinsèquement un jugement de valeur négatif sur la forme urbaine de la modernité avancée. En toute logique, cette expression est employée abondamment par une panoplie d’organismes militants (O’Meara Sheehan, 2002 ; David Suzuki Foundation, 2003 ; Vivre en ville, 2013). Au contraire, cela explique que les expressions « desserrement urbain », « urbanisation diffuse » ou « périurbanisation » soient utilisées à escient par de nombreux auteurs afin de se libérer de la charge subjective associée à la notion d’étalement urbain. Allant beaucoup plus loin, d’autres commentateurs rejettent carrément le concept et font la promotion de la ville étalée comme produit d’une société mobile au sein de laquelle le travail est instable et les possibilités de loisir sont multiples, à l’aide d’expressions comme « métapole » et « ville émergente » (Ascher, 1995 ; Dubois-Taine et Chalas, 1997). Un autre courant de pensée « pro-étalement » voit, dans le développement des banlieues pavillonnaires, une réponse du libre marché aux besoins des ménages de même qu’une occasion de développement économique (Gordon et Richardson, 2000 ; Bourne, 2001 ; Cox, 2006). Au surplus, la gestion des lotissements sur une base décentralisée permettrait plus d’options aux consommateurs dans la sélection d’un lieu de résidence et la compétition obligerait les administrations municipales à être plus performantes, en accord avec les principes de la théorie du public choice (Oakerson, 1999). Néanmoins, les tenants de ce courant de pensée gardent sous silence les imperfections du marché, c’est-à-dire son incapacité à prendre en compte les coûts complets des infrastructures et du transport (Mancebo, 2013b ; Latendresse, 2014). En bout de ligne, il s’impose de prendre acte du fait que l’utilisation des termes ainsi que la lecture des causes et conséquences de l’urbanisation diffuse dépendent partiellement des postulats idéologiques ou de l’engagement émotionnel des observateurs.

Au-delà de ses causes et conséquences, l’étalement urbain est extrêmement ardu à résorber pour différentes raisons (Nirascou, 2012), si tant est qu’on le considère comme une affliction. Tout d’abord, l’habitat pavillonnaire est fortement ancré dans l’imaginaire collectif nord-américain, voire mondial, de même que l’image négative des quartiers anciens à l’habitat dense. De plus, l’étalement urbain soulève les enjeux des droits de propriété et des droits à la libre entreprise dans les secteurs de la construction et de l’immobilier (Williamson, 2010). En ce sens, il faut être conscient que le contrôle serré du lieu de résidence impliquerait probablement la maîtrise collective de la localisation des industries ou des pôles d’emplois tertiaires, démarches qui relèveraient d’un autre régime économique et politique. En résumé, l’étalement ne constitue pas un simple problème urbain ou urbanistique, il s’inscrit profondément à l’intérieur de nos systèmes économiques et culturels : « L’étalement urbain ne doit pas se considérer comme un problème en lui-même ; il apparaît plutôt comme cas particulier du processus général d’urbanisation, et se caractérise par une morphogenèse urbaine particulière, associée à une construction spécifique, possiblement ségrégative et peu durable de la ville contemporaine » (Antoni et Youssoufi, 2007 : 2). La ville diffuse se présente ainsi comme le versant spatial de la société de consommation postmoderne, tout en étant elle-même un objet de consommation.

Étalement urbain et empreinte écologique

Le discours sur l’étalement urbain insinue généralement qu’il y a de l’excès dans la manière de bâtir nos villes et d’habiter la terre, principalement en ce qui a trait à la quantité d’espaces consommés. Nos villes souffriraient d’une sorte d’embonpoint ou d’un manque de tonus musculaire, pour utiliser une métaphore anatomique. Ce verdict de démesure dans l’utilisation de l’espace et des ressources s’appuierait sur la comparaison des densités de population moyennes des villes du XIXe siècle et du début du XXe avec celles qui prévalent de nos jours en Occident. Par exemple, l’agglomération de Boston est passée d’une densité moyenne de 62,7 personnes à l’hectare, en 1910, à 14,2, en 2000 (Angel et al., 2010). Évidemment, cet excès est relatif dans la mesure où il n’existe pas de densité urbaine normale ou naturelle, le seuil souhaitable ne pouvant être fixé que par convention. Dans la même veine, l’habitat type que constitue le bungalow, ou la maison unifamiliale isolée, stimule également une consommation ostentatoire. En dernier lieu, l’urbanisation d’espaces naturels ou agricoles est jugée nuisible car elle déstabilise les écosystèmes et affecte la biodiversité, notamment par la destruction des boisés, de zones humides et de zones agricoles ou par la minéralisation de surfaces importantes (Sushinsky et al., 2013).

Selon ce raisonnement, l’utilisation d’espace par habitant devrait être la plus faible possible afin de minimiser les effets environnementaux. En d’autres termes, les densités de population et de bâtiments doivent être élevées pour épargner la nature ou les terres en culture (Roaf, 2010). Cette conception du monde peut conduire à considérer l’humain comme une nuisance, du moins dans notre système actuel de relation avec l’environnement. À l’intérieur de ce courant de pensée, les impacts environnementaux de l’urbanisation sont également conçus, de manière réductrice, comme étant essentiellement liés à la consommation de superficies de terrain en termes absolus. A contrario, nous pourrions arguer que le sol n’a évidemment pas la même valeur productive ou écosystémique partout. De plus, les surfaces urbanisées ne sont pas toutes artificialisées ou minéralisées, pouvant contenir des étendues végétalisées dans des proportions diverses (Mehdi et al., 2012). Au demeurant, les impacts de la basse densité résidentielle sont, pour une large part, la conséquence des besoins de transport, et de leur comblement par des véhicules fonctionnant aux énergies fossiles, et non au périmètre précis couvert par la ville [5]. Finalement, les surfaces nécessaires à la vie des habitants ne correspondent pas seulement à l’emprise des bâtiments, mais ils doivent inclure des terres agricoles ou forestières, des espaces pour traiter les matières résiduelles, des équipements industriels et des infrastructures de transport. Ces surfaces, dont les quantités se déclinent en fonction du niveau de vie exigé ou alloué ainsi que des technologies mises à contribution, équivalent « à des centaines de fois » (Rees, 2010 : 70) le périmètre occupé par le milieu bâti.

Pour répondre à ces critiques, il existe un autre outil de la mouvance environnementaliste, soit l’empreinte écologique, qui se distingue parmi les indicateurs du même type (Wiedmann et Barrett, 2010). En effet, l’empreinte écologique peut être mobilisée pour tenter de mesurer le poids des activités humaines sur les écosystèmes terrestres. Selon Wackernagel et Rees (1996), « l’empreinte écologique est la surface correspondante de terre productive et d’écosystèmes aquatiques nécessaires pour la production des ressources utilisées et l’assimilation des déchets produits par une population définie à un niveau de vie spécifié, là où cette terre se trouve sur la planète ». Bonifiée notamment par Lenzen et Murray (2001), l’empreinte écologique constitue une innovation conceptuelle des plus intéressantes pour évaluer et comparer la durabilité des styles de vie, des types d’industrie ou des divers modes d’habiter. En matière d’urbanisme, ce concept va plus loin que celui d’étalement urbain dans son effort pour prendre la pleine mesure des effets de l’urbanisation diffuse. Ainsi, les surfaces bâties ne sont qu’un des six éléments de la durabilité urbaine, le plus important étant les terres boisées environnantes nécessaires à l’absorption du CO2 produit par l’utilisation d’énergie (FCM, 2005 : 23). Selon la même source, l’empreinte d’une agglomération urbaine canadienne se situe alors à environ huit hectares par personne, c’est-à-dire beaucoup plus que l’emprise au sol de ses logements, de ses infrastructures ou des autres types de construction. La durabilité des villes serait donc une « durabilité importée » s’appuyant sur de vastes espaces périurbains ou lointains pour produire la nourriture et recycler les déchets (Mancebo, 2013a).

Le concept d’empreinte écologique essuie à son tour différentes critiques. Notamment, on lui reproche de ne pas tenir compte des principes de base de l’économie, comme la concentration des cultures et des productions à certains endroits mieux adaptés, ainsi que la circulation de produits finis sur de larges circuits (Fiala, 2008). De plus, le rapport des sociétés aux surfaces terrestres qu’on tente de cerner se révèle être une évaluation abstraite et incomplète qui ramène des éléments qualitatifs à une seule unité de mesure (McManus et Haughton, 2006). En outre, les hectares en culture ou à l’état sauvage nécessaires pour soutenir dans la durée un organisme urbain ne sont pas interchangeables. En effet, leur localisation relative par rapport à la ville en cause et leurs caractéristiques biophysiques et climatiques doivent être considérées. Malgré tout, il faut avouer que l’empreinte écologique demeure un concept moins réducteur que celui d’étalement urbain. Celui-ci est un instrument de travail intéressant pour les praticiens de l’aménagement et de l’urbanisme durables à cause de son caractère pédagogique et parce qu’il ne réduit pas les interventions possibles au seul angle de la densité résidentielle. Les stratégies de verdissement, d’agriculture urbaine ou de transport durable s’affichent alors comme voies de solution.

Au-delà de leurs particularités, les notions d’étalement urbain et d’empreinte écologique s’illustrent comme étant fortement apparentées. Premièrement, il s’agit de groupes de termes issus d’une conception écocentrée du monde puisqu’ils mettent la nature au centre des préoccupations, tout en situant la présence de l’humain sur terre comme étant fondamentalement parasitaire (Gough et al., 2000). Deuxièmement, les deux concepts se prêtent à la mesure ou à l’établissement d’indicateurs. L’empreinte écologique se mesure statistiquement, quelques chercheurs ayant mis au point des indices d’étalement urbain ou sprawl indexes (Jaret et al., 2009 ; Jegou et al., 2014). Néanmoins, l’étalement urbain se prête plus aisément à une logique binaire, alors que l’empreinte écologique laisse entrevoir l’existence de degrés de durabilité. Troisièmement, les notions dont il est question invitent toutes deux à la précaution environnementale, en mettant en relation les comportements individuels et collectifs, d’une part, et la disponibilité des ressources renouvelables ou non, d’autre part. Toutefois, les comptabilités spatiales ou environnementales qui en ressortent peuvent devenir oppressantes. Chercher constamment à réduire son empreinte écologique en vivant dans un habitat dense, en restreignant sa consommation d’eau ou de viande, tout en amenuisant ses déplacements au maximum, laisse poindre l’émergence d’une condition humaine des plus aliénantes. D’ailleurs, les stratégies de communication de la ville durable sont souvent fondées sur une approche de « dissuasion-persuasion » s’appuyant sur l’idée d’une « nécessité de changer les comportements » (Gagnebien et Bailleul, 2011 : 8). Sans compter l’appel latent au contrôle numérique de la population totale (Rees, 2010).

En effet, tel le développement durable dans ses formes les plus orthodoxes, les concepts d’étalement urbain et d’empreinte écologique portent en germe une forme de dictature de l’environnement contraignant la population à la frugalité ou à « la simplicité volontaire » (Ariès, 2011). Sur le plan politique, la gestion serrée de la densité soulève l’enjeu central de la liberté individuelle, de la démocratie et du caractère participatif des procédures urbanistiques (Biau et al., 2013). Il demeure difficile, pour un citoyen, de concevoir le fait de construire sa maison sur un petit lopin de terre périurbain comme un acte à prohiber dans une optique environnementale, voire comme un crime contre l’humanité. N’est-ce pas l’amour de la campagne et de la nature qui justifie ce choix ? Il faut dire que ce n’est pas le geste, mais sa répétition à une échelle continentale ou planétaire, qui cause problème. Dans une optique régulatrice, la solution se présente d’elle-même de manière incontournable aux yeux de certains : il faudrait restreindre les libertés individuelles dans l’intérêt collectif (Ekardt, 2015). Pourtant, comme le rappelle Mancebo, « il y a une limite [sur le plan politique] à la possibilité d’imposer le choix résidentiel lorsque celui-ci est en contradiction avec les motivations profondes d’une population » (2007 : 54).

S’appuyant sur une perspective d’éthique appliquée, Bayertz nous met en garde contre ce genre de comportement. Selon lui, le caractère abstrait de ce qui est juste est à soupeser avec les besoins concrets du présent. De plus, « la traduction en acte ou l’application de ce qui est moralement exigé a lui-même une dimension morale » (Bayertz, 1998 : 114). L’écodictature ne constituerait donc pas une solution acceptable à l’urbanisation diffuse en dépit des gains possibles qui pourraient y être associés. Pourtant, sur le terrain, le caractère autoritaire de certaines démarches se confirme déjà : « La philosophie et les mécanismes de production de ces dispositifs urbains [écoquartiers] reposent sur une démarche systémique qui transforme toute différence de mode de vie en déviance et surdétermine la démarche d’accueil par un monopole de la parole légitime » (Boissonade, 2011 : 72). À la dictature des pratiques sociospatiales se jouxte le spectre de la dictature des technologies vertes, qualifiées par Carmona (2012) de « quatrième tyrannie » en aménagement, après l’ego des designers, les forces du marché et le cadre réglementaire. C’est peut-être ce qui se cache derrière les dernières tendances de certification en architecture et en urbanisme durables, telle l’application de la certification LEED (Leadership in energy and environmental design) à l’échelle des quartiers, aux États-Unis (Farr, 2012).

En définitive, il faut bien saisir que la ville traditionnelle des décennies précédant l’étalement généralisé était dense parce que la majorité de la population n’avait pas les revenus suffisants pour accéder à la propriété individuelle. De surcroît, acquérir une automobile, afin de se déplacer sur une longue distance entre la maison et les pôles d’emploi, a longtemps été un rêve inatteignable pour la majorité des ménages (Faugier, 2009). Seule une minorité urbaine riche pouvait apprécier la vie dans une résidence de la proche campagne. C’est précisément la « démocratisation » de l’accès à ce modèle culturel qui a créé l’étalement tentaculaire des espaces urbains. Promouvoir la ville compacte et combattre l’étalement urbain, n’est-ce pas favoriser un retour à ces façons inégalitaires d’habiter, à partir d’un « spatialisme éculé », selon les mots de Chalas (Charmes et Léger, 2009), spatialisme visant incidemment à créer la convivialité de voisinage à l’aide du cadre bâti ? Dans la même veine, est-il approprié de s’opposer à ce « petit bonheur » [6] de la vie en bungalow, bonheur qui a été possible pour la classe ouvrière dans la seconde moitié du XXe siècle ? Sans compter qu’un éventuel contrôle technocratique de la question de l’habitat se devrait d’être appliqué à l’ensemble des groupes sociaux pour être jugé équitable, ce qui n’augure pas comme étant une mince affaire. Ces considérations nous conduisent à discuter d’une solution qui diffère de l’option de la densification.

La forme durable : ville compacte ou habitat clairsemé ?

La solution habituellement envisagée ou adoptée afin de contrer l’étalement urbain consiste à accroître les densités résidentielles dans la perspective d’obtenir une ville plus dense (Roseland, 2012). Les autres types d’activités ou de fonctions urbaines participent également à l’étalement, mais il est vrai que les zones d’habitation comptent généralement pour plus de 50 % de l’espace urbain (Hodge et Gordon, 2013 : 171). Les habitations de moyenne densité (maisons de ville en rangée, duplex ou triplex) ou de haute densité (conciergeries ou tours d’habitation) réduisent effectivement l’emprise au sol nécessaire pour loger un nombre donné de résidants. Ces manières d’habiter sont répandues dans les grandes villes ou métropoles, que ce soit le résultat d’un legs du passé, d’une valorisation de l’urbain chez une catégorie de la population, des contraintes sévères liées aux embouteillages à partir d’une certaine taille de la ville ou des coûts prohibitifs d’accès à la propriété (Beauregard, 2006). D’ailleurs, certains auteurs décrivent ces environnements denses comme étant des terreaux de créativité (Florida [7], 2004 ; Glaeser, 2010). Néanmoins, les effets environnementaux de l’étalement urbain ne sont pas tant l’expansion de l’écoumène urbain que la minéralisation de grandes surfaces, les coûts et les ressources mobilisées pour ériger des infrastructures routières et sanitaires (aqueduc, égouts, etc.) ainsi que la forte consommation de ressources énergétiques liée aux déplacements par automobile, sur une base quotidienne.

Si l’on part de ce postulat, une solution de rechange à la densification s’impose, afin d’atteindre un degré supérieur de durabilité urbaine. Il s’agit de l’habitat clairsemé, tel que proposé par le modèle des earth houses (Chiras, 2000). Les earth houses, aussi appelées earth shelters, sont des bâtiments encastrés dans le sol, ce qui réduit les superficies minéralisées et permet des économies d’énergie. Plus précisément, cette proposition équivaudrait à multiplier un habitat diffus qui serait intégré au cadre naturel, tout en diminuant de manière importante le recours aux infrastructures physiques de raccordement (électricité, aqueduc, égout, etc.). Idéalement, cet habitat de très faible densité serait aussi un atelier ou un lieu de travail, ce qui permettrait de restreindre les déplacements. Ce méta-parti d’aménagement prend en compte le fait qu’« avoir le sentiment de s’extirper de la masse urbaine est un élément-clé dans la conception que les périurbains se font de leur cadre de vie » (Charmes, 2009 : 28). D’une part, la présence de toits verts pourrait contenir la minéralisation des sols, pendant que des installations septiques autonomes rendraient inutile la construction de vastes infrastructures de béton ou d’acier (Mehdi et al., 2012). D’autre part, les technologies de communication de type sans fil et la mise à contribution de l’énergie solaire permettraient de sabrer dans les équipements nécessaires en réseau lourd. Finalement, le travail rénuméré principalement réalisé à domicile couperait fortement les déplacements quotidiens de longue distance.

Pouvant être mise en oeuvre à petite échelle, ce scénario abstrait soulève inévitablement des défis pour son application à de grands nombres au sein d’une société de mobilité (Chalas, 2010). En effet, est-il possible de mettre en place un tel type d’occupation des territoires pour des milliers, voire des millions d’individus ? Tout d’abord, le domaine construit existant est considérable et le parc immobilier ne saurait être mis de côté en tout ou en partie (Leinberger, 2009). Deuxièmement, le sol et le relief n’autorisent pas l’encastrement résidentiel sur tous les territoires. Par ailleurs, les technologies et matériaux appelés en renfort doivent bien être fabriqués quelque part, soit obligatoirement dans des complexes architecturaux concentrés où travailleraient un nombre appréciable de personnes en présence physique, donc vivant probablement à l’intérieur d’établissements urbains. Plus fondamentalement, cette proposition se heurte au caractère grégaire de la nature humaine qui fait apprécier les lieux publics et les occasions de rencontre. En conséquence, l’option de l’habitat clairsemé semble intéressante, mais son emploi sur une large échelle paraît des plus incertains. Tout au plus, il s’agit d’une nouvelle version des écoquartiers, quartiers modèles dont plusieurs villes font l’expérience en Europe et en Amérique du Nord. En fait, le concept revient simplement à poursuivre les avancées de l’architecture résidentielle durable tout en s’attardant aux défis de la mise en réseau virtuelle des habitations et des déplacements liés à l’emploi. Cette version douce de l’habitat clairsemé serait plus aisément réalisable, car elle permet de composer avec le bâti existant, ce qui est un enjeu important noté par Mancebo, dès 2007, et rejoignant les travaux sur l’Europe du PLUREL (Aalbers et Eckerberg, 2013).

Ville compacte, habitat clairsemé ou autres morphologies, la diversité des modèles physicospatiaux serait l’un des principaux traits de l’urbanisme durable (Guy et Marvin, 2000 ; Steil et al., 2008). En effet, celui-ci laisse habituellement ouverte la question des formes urbaines, constituant ainsi « une utopie sans modèle » (Carriou et Ratouis, 2014). Contrairement à l’urbanisme traditionnel, cette pratique spécialisée se concentre sur des aspects procéduraux (démarche inclusive, participation, etc.) ou des principes généraux de composition urbaine (flexibilité, qualité des milieux, etc.). Malgré la marge de manoeuvre qui s’ensuit pour les acteurs locaux, on risque alors de voir émerger un urbanisme de projets ponctuels, au sein duquel les bons et les mauvais coups se répètent sans évolution conceptuelle digne de ce nom. À défaut de modèles précis, quelques principes généraux peuvent être proposés, comme le fait Calthorpe (2011), en suggérant de nous concentrer sur cinq éléments-clés dans la fabrication des territoires urbains : les quartiers, les points centraux, les zones spéciales, les espaces verts et les corridors [8]. Toujours selon cet auteur, ces composantes de l’urbanité doivent être programmées dans le respect de certaines idées fortes : échelle humaine, diversité et conservation [9]. Peut-on ou doit-on se satisfaire de ces réponses partielles à la question de la bonne forme ? N’est-ce pas une remise en cause de la discipline et du rôle d’expert considérant que, dans plusieurs documents forts du développement urbain durable, « le spatial n’y apparaît pas comme le vecteur principal d’action sur la ville puisqu’un nombre important d’actions proposées sont d’ordre immatériel et portent sur des pratiques quotidiennes de consommation et des choix de gestion » (Carriou et Ratouis, 2014) [10].

La question mérite donc d’être soulevée : la ville durable a-t-elle un cadre physique ou est-ce que toutes les formes urbaines se valent dans la mesure où elles sont conçues de manière participative ? À l’opposé, doit-on adhérer aux préceptes de la charte du nouvel urbanisme (Leccese et McCormick, 2013) ou à ceux de la charte d’Aalborg (Carriou et Ratouis, 2014) ? Pleines de vertus pédagogiques et utiles aux concepteurs et promoteurs, ces chartes ne sont pas sans rappeler la charte d’Athènes du CIAM [11], sur le plan de la démarche. Elles risquent de produire un environnement urbain standardisé, l’une des principales critiques adressées à la banlieue pavillonnaire issue de l’étalement urbain. Selon une voie médiane, certains suggèrent « de mettre en place des mécanismes de régulation, voire de réparation des espaces périurbains actuels » (Mancebo, 2007 : 55). Donc, mieux encadrer l’espace des banlieues pavillonnaires afin de lui donner du corps, par exemple, à travers des pôles ou des corridors (Steil et al., 2008 ; Vanier, 2011 ; Mancebo 2013b). Cette approche pragmatique ramène néanmoins l’étalement urbain à la conception américaine de l’urban sprawl, soit un espace périurbain marqué au premier chef par la désorganisation et non par la faible densité, ce qui fait peu de cas des effets environnementaux.

Ce glissement progressif vers un interventionnisme léger ne remet-il pas en cause les fondements mêmes de l’urbanisme, durable ou non ? En effet, pourquoi intervenir sur cette ville-territoire, produit d’un nouveau régime d’urbanisation (Da Cunha et Both, 2004), qui semble tellement bien répondre aux besoins individuels en multipliant les possibilités et les choix (Chalas, 2010). Un urbanisme de planification historiquement institué comme moyen « de traiter le social par le spatial » (Tribillon, 2009). Cette pratique se retrouve étrangement sans modèle pour façonner la ville durable, malgré l’utilisation fréquente de l’image dans les stratégies communicationnelles (Gagnebien et Bailleul, 2011). La recherche collective du sens du lieu et l’emploi de principes généraux suffiront-ils à faire émerger des formes spatiales appropriées et réellement durables ?

Conclusion

La ville traditionnelle s’est transformée progressivement en un magma urbain tentaculaire dont les éléments constituants se révèlent de plus en plus difficiles à intégrer, voire à identifier et à nommer. Qu’on la nomme « Oekoumènopole », « métapolis » ou « ville archipel », cette ville constitue une menace grandissante pour les écosystèmes naturels, à différentes échelles. Elle contribue significativement à l’empreinte écologique excessive de nos sociétés. En dépit de cela, une grande partie de la population ne perçoit pas la forme étalée comme posant un problème. Il n’y a donc pas de solution magique pour réduire l’empreinte écologique des milieux humains, pour ceux et celles qui s’insurgent contre l’urbanisation diffuse. Les mesures potentielles paraissent déjà connues et expérimentées, lorsqu’il y a une volonté de combattre l’étalement : établissement de zones de non édification (parcs naturels, zones agricoles protégées, etc.), promotion culturelle de la moyenne densité, stratégies de verdissement, développement d’énergies vertes pour favoriser la mobilité durable, etc. En outre, les tendances économiques et démographiques des prochaines décennies (faible croissance économique, vieillissement, petits ménages) devraient amener la multiplication des projets résidentiels de type compact au détriment du modèle pavillonnaire. Finalement, des expériences d’habitats écologiques ou d’écoquartiers ouvrent d’autres voies malgré leurs apports différenciés à la durabilité et leur utilisation à des fins de marketing territorial.

Au-delà de ces interventions, le développement de quartiers à l’habitat clairsemé, encastré et peu minéralisé pourrait être une voie de solution en phase avec les valeurs culturelles dominantes. Peu réaliste comme remède générique, l’habitat clairsemé et encastré peut être une solution coexistant avec des ensembles résidentiels de moyenne densité soutenant la mixité d’usage. Cette stratégie sur deux fronts apparaît appropriée dans la mesure où elle offre une variété de milieux de vie possibles aux citoyens. De plus, il appert important de prévoir le recyclage du milieu bâti existant, dans la recherche d’une plus forte durabilité des environnements urbains. Cette dualité de modèles d’urbanisation, densités moyennes ou très faibles, se révèle compatible avec l’urbanisme durable. Un urbanisme davantage axé sur la démarche que sur l’imposition de formes concrètes conçues comme des solutions universelles et intemporelles. Un urbanisme qui permet continuellement de réinventer le monde à travers une dynamique d’acteurs et des sites singuliers à l’échelle du local. Des instruments de mesure et d’évaluation de la durabilité des projets devront alors être développés pour vérifier les avancées réelles de ces actions localisées. Celles-ci doivent s’appuyer autant sur les changements de pratiques des citoyens que sur l’usage des technologies vertes.

En rétrospective, les concepts d’étalement urbain et d’empreinte écologique restent pertinents, mais ils doivent être employés avec nuance et modération, en particulier dans le premier cas. Il s’avère nettement préférable de procéder par la conscientisation et la participation des populations, à des échelles locales et régionales, pour construire des solutions partielles, plutôt que de remettre en cause la démocratie par des contrôles territoriaux rigides. De toute façon, des zonages stricts et des périmètres urbains immuables produiraient probablement la révolte des populations ciblées. Il ne faut pas oublier le fait que bâtir sa maison et fonder une famille constituent les rêves entrecroisés de la majorité des êtres humains, toutes époques confondues. Aux États-Unis, il s’agit d’un principe sacro-saint dans une société qui tolère mal l’interventionnisme gouvernemental. Cette réalité illustre l’idée que la forme urbaine ne se résume pas à un débat d’urbanistes, mais qu’elle interpelle l’ensemble des individus et des collectivités. L’occupation des territoires présentement en vigueur est l’un des éléments-clés du vivre-ensemble, voire un aspect fondamental du « contrat social ». Il apparaît alors irréaliste de remettre totalement en cause ce modèle, du moins à court terme. D’autant plus qu’il faut mettre en perspective la part de l’urbanisation diffuse dans l’empreinte écologique globale, en comparaison avec celles des secteurs agricole et industriel, qui sont des plus polluants.

De manière générale, la question de l’habitabilité de la terre demeure entière. Comment permettre « une bonne vie » à de grands nombres, des milliards d’êtres humains, sans altérer de façon profonde les systèmes et processus écologiques et climatiques régionaux et planétaires ? Il ne s’agit pas uniquement d’un enjeu écologique majeur, mais aussi d’un défi économique et politique immense: produire un certain niveau de richesse, à distribuer de manière continue et relativement équitable, dans un environnement politique stable, afin de permettre à chacun un habitat et une qualité de vie répondant à ses aspirations. L’urbanisation diffuse se dresse comme un défi de taille à la réalisation du développement durable, plus précisément de l’urbanisme durable, qui peut être vu comme l’une de ses composantes. Les solutions parfaites et rapides à l’étalement étant pratiquement impossibles, en particulier en Amérique du Nord, il faut apprendre à travailler à des améliorations progressives des modes d’habiter, à travers des exercices délibératifs qui accouchent de réponses imparfaites et de portée locale. En bref, il faut accepter de travailler pour une cause qui ne sera jamais complètement gagnée, mais dans laquelle chaque victoire peut se présenter comme un petit pas en avant. Selon nous, un discours implacable contre l’étalement urbain se présente paradoxalement comme étant l’ennemi d’une durabilité plus grande. La voie de l’urbanisme durable se situe ainsi à la frontière de la complaisance et de l’acharnement, par la promotion de deux modèles distincts pour les nouveaux quartiers, de même que par la réhabilitation progressive du pavillonnaire ancien à partir de règles éprouvées.