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Une découverte… sans doute l’un des plus vifs plaisirs de lecture urbaine vécus depuis des années par le soussigné. Quelque 500 pages réunissant géographes, sociologue et architectes, rédigées par huit auteurs, et non des moindres, Yves Chalas, Philipe Boudon, Guy Burgel, à l’initiative de ce dernier. Géographe bien sûr, Burgel s’était signalé très tôt à travers la collection « Villes en parallèle » ; auteur, entre autres, de La ville d’aujourd’hui et Pour la ville, il est aussi membre de l’Académie d’architecture. L’ensemble qu’il a dirigé débute par quelque 120 pages consacrées à une réflexion rétrospective, réflexive et critique sur « un siècle de pensée géographique sur la ville », qu’il intitule Espaces et limites, pour déboucher en première conclusion sur une interrogation : « le retour des lieux » ? Les gens de mon âge y retrouveront, joliment mis en perspective réciproque, tout ce qui a nourri leur formation, dans une sorte de dialogue à plusieurs voix se déroulant dans la durée, de Chabot ou George à Roncayolo, sans oublier les derniers venus, ailleurs, Christian Topalov ou Thierry Paquot.

Le sociologue Yves Chalas poursuit par une réflexion sur « l’urbanisation contemporaine », (p. 123-148) qu’il découpe en trois sous-thèmes, « structuration, paysage, urbanité », apportant le concept de « vides structurants » et définissant, dans les ensembles territoriaux nouveaux de nos sociétés contemporaines, « très étendus, hétérogènes, discontinus et polycentriques dans lesquels s’abîment les vieux dualismes centre / périphérie et rural /urbain », définissant, donc, le fait que nous soyons « toujours dans l’urbain », « tant sur le plan des modes de vie que sur le plan des formes construites et des équipements » (p. 143). Une équipe (deux géographes, un psychosociologue, deux d’entre eux associés à la même école d’architecture) nous présente une réflexion sur « les représentations de la ville » : Géographie des représentations de Suzanne Paré, s’interrogeant sur l’origine et les devenirs de la notion de paysage et de l’image de l’environnement en géographie ; Entre passé et présent de Vidal ; Julien Gracq et sa Forme d’une ville ; puis Représentations mentales de la ville de Michel Herrou ; et Cartographier et contrôler la ville : l’enjeu des systèmes d’information de Régis Darques. Cet essai sur la façon dont les systèmes d’information géographiques (SIG) ont bouleversé la manière d’appréhender les villes, lequel, sans être totalement nouveau pour le soussigné – grâce soit rendue à ses anciens étudiants aujourd’hui chercheurs patentés – reste d’une lecture d’autant plus passionnante qu’elle n’évite pas la réflexion critique quant aux devenirs de notre discipline et des enseignements à en tirer de manière spécifique.

Viennent deux autres chapitres illustrant, comme les premiers, des thématiques fondamentales. Après l’espace et le territoire, les représentations de la ville, celle de la mobilité et des appartenances sociales et territoriales, sous la plume de Jacques Brun, géographe, (p. 283-400) et, enfin, peut-être inattendues, mais tellement bienvenues, 100 pages consacrées à « l’architecturologie » : Ville et architecturologie, essai de conceptualisation d’une tâche aveugle de Philippe Boudon, architecte et professeur des écoles d’architecture, grand prix de la recherche architecturale. D’entrée de jeu, on s’interroge, au travers de son va-et-vient incessant entre mots et concepts, sur cette expression « tâche aveugle » qui fera date au plan épistémologique. Il y a ensuite La ville conçue, puis Lire la conception spatiale urbaine, cette fois sous la plume de Caroline Lecourtois, architecte également.

D’un chapitre à l’autre, selon une progression transversale remarquablement maîtrisée, une série d’essais visent à nous convaincre que « la crise de la ville est encore moins aiguë que la crise des idées sur la ville » (première page de l’avant-propos). Loin d’accumuler de nouvelles connaissances, ce livre participe à la nécessaire recomposition de notions et concepts que les mutations contemporaines ont perturbés ou transformés. Le chapitre consacré aux concepts par Philippe Boudon restera sans doute un incontournable de l’épistémologie, non seulement urbaine, mais de l’épistémologie tout court. Ambition énoncée d’entrée : refonder une sorte de « traité sur l’urbain » (p. 10).

Des chapitres radicalement neufs pour le soussigné, encore qu’il y retrouve quelques accents qui avaient, au passage, marqué sa formation continue, y compris ses propres accents, ceux qu’il avait lui-même alors empruntés de ses lectures, et qui n’avaient pas échappé à Guy Burgel. Le tout est prolongé par un index thématique de sept pages dont la seule lecture des entrées est passionnante et largement significative, par le nombre de pages différentes évoquées, de l’évolution de notre réflexion commune sur la ville. En bref, un superbe ouvrage de référence, même en format poche. De loin le plus intéressant, le plus utile que le soussigné ait pu lire depuis des années.

Une contribution unique et originale à la « reconstruction d’une théorie originale de l’urbain » qu’il est difficile de critiquer après lecture de l’avant-propos de Guy Burgel reconnaissant dans cet ouvrage l’apport « de coups de projecteurs cernant les transformations et les émergences afin d’en fournir une double accessibilité par les mots, leur arborescence, leur redéfinition, mais aussi par la recomposition des systèmes explicatifs globaux ». Mais ce fut justement, pour le soussigné, ce qui a nourri son plaisir constant au fil des chapitres, « le renouvellement étant autant dans l’objet de connaissance (la ville) que dans ses approches scientifiques et épistémologiques (les études urbaines) » alors même qu’il était d’abord surpris par l’hétérogénéité des présentations (entre 20 et 120 pages) et celle des sources et des expériences référencées dans ce dialogue peut-être plus implicite qu’explicite, mais toujours fécond pour le lecteur. À l’évidence une oeuvre de grande utilité qui devrait marquer l’évolution de la pensée sur la ville. N’est-ce pas Jean-Paul Sartre qui, dans Questions de méthode (1967), définissait la pensée scientifique comme « réflexive et critique » ? « Entre structures de la pensée rationnelle et configurations de la réalité urbaine, comme dans un manuel », annonce la quatrième de couverture. Cet ouvrage en est la parfaite illustration.