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Céline Murillo propose dans Le cinéma de Jim Jarmusch. Un monde plus loin une analyse filmique du cinéaste, figure importante du cinéma indépendant américain. L’objectif de ce livre est de « montrer comment les films de Jarmusch font reculer la référence au monde de différentes façons, puis comment, après un détour par une esthétique filmique appuyée, ils nous ramènent vers le monde pour en proposer une nouvelle lecture qui devient possible grâce à un décalage » (p. 10-11).

Jarmusch est né à Akron, ville de l’Ohio en désindustrialisation depuis plusieurs décennies. Les paysages postindustriels et de banlieues imprègnent son cinéma, tout en explorant diverses facettes de la territorialité nord-américaine, combinant réalisme et poésie. Le cinéaste effectue un voyage en France puis s’installe à New York, gagnant ainsi une ouverture vers d’autres milieux géographiques, avec cet intérêt pour les zones urbaines, périurbaines et les quartiers en friches. Son regard se porte de la sorte, depuis son premier long métrage (1980) jusqu’aux plus récents, sur des lieux très variés, habités, traversés ou évoqués par les personnages : Baltimore, Budapest, Cleveland, Détroit, Londres, Los Angeles, Madrid, Memphis, Miami, New York, Paris, Rome, Séville, Tanger, Yokohama... Le territoire est une composante parmi d’autres de ce que Murillo nomme le « monde », qui comprend également des aspects tels que la temporalité et les relations interpersonnelles, éléments qui se combinent de façon complexe. Il aurait cependant été approprié de définir sur le plan conceptuel ce qu’on entend par « monde ».

Le cinéma de Jarmusch crée un espace entre le spectateur et la fiction : « Nous perdons nos repères visuels, et cela nous donne la possibilité de voir les objets comme pour la première fois : ils sont défamiliarisés » (p. 17-18). Autrement dit, l’espace est constamment territorialisé et déterritorialisé. La notion de déterritorialisation est empruntée notamment à Deleuze et Guatarri (1980), à savoir des individus inscrits dans des contextes sociaux, temporels et spatiaux différents et inédits ; il y a remise en question d’un espace et d’un temps unifiés. Les personnages « sont à la dérive, ou, comme des touristes, ils contemplent paysages et villes d’un point de vue extérieur » (p. 31). Ils sont entre isolement (distance) et isolation (protection) face au monde (p. 57). La solitude est également vécue lorsque les personnages sont en couple ou en groupe. Désorientés, ils errent, les déplacements étant plus importants que les buts. « Allie [Permanent vacation, 1980], perdu dans son vagabondage, se fond visuellement avec la ville : dans cette indifférenciation, il la voit sans pouvoir agir » (p. 33). C’est un cinéma centré sur la ville, laquelle est cependant pratiquement inaccessible (p. 38). Dans Coffee and cigarettes (2003), « [l]es villes où se situe le café sont le plus souvent indéfinissables » (p. 116). Ce type de cinéma, comme l’explique Deleuze (1983 : 279) pertinemment convoqué par Murillo, « se fait dans un espace quelconque, gare de triage, entrepôt désaffecté, tissu dédifférencié de la ville, par opposition à l’action qui se déroulait le plus souvent dans les espaces-temps qualifiés par l’ancien réalisme. Comme dit Cassavetes, il s’agit de défaire l’espace, non moins que l’histoire, l’intrigue ou l’action » (cité p. 37). Céline Murillo évoque « un lieu plat, dénué de point reconnaissable, aux habitations basses qui s’égrènent sans limites le long d’un axe routier. Cleveland est au début de la route, mais nous ne savons rien de la fin. S’agit-il de Miami, de Key West ou d’une destination intermédiaire ? Ainsi les personnages confrontent leurs attentes d’un lieu idéal et leur perception d’une zone sans borne » (p. 234). Une exception ici serait Ghost dog: The way of the Samourai (1999), dont le personnage central a accès à l’ensemble de la ville grâce à ses pigeons. Il est d’ailleurs un des rares dans le corpus analysé à associer de façon relativement harmonieuse sensations, contemplation et action.

L’univers urbain apparaît fréquemment comme étant « déchu » (p. 76). Cette image de la déchéance est poussée à son paroxysme avec la ville « imaginée » de Machine (Dead man, 1995), symbole d’une société industrielle corrompue et de valeurs civilisationnelles en déclin. Le cinéaste procède ici et dans plusieurs films à une critique de l’esprit du capitalisme (les références à Max Weber chez Murillo sont d’ailleurs très intéressantes). Jarmusch suggère des pistes de réflexion, volontairement ouvertes et indéterminées (p. 221). On repère une multiplication des points de vue concernant les aspects temporels (p. 114), les objets, les personnages et l’espace. Il s’agit d’une narration de l’entre-deux (p. 269) mettant de l’avant la capacité à observer les espaces interstitiels : « À travers cette position spectatorielle décalée et renouvelée, cet oeil capable de “regarder l’espace entre les arbres sur le boulevard”, comme dirait Merleau-Ponty, a accès à d’autres significations qui ont une portée hors du film » (p. 270). Cela a un effet potentiel chez le spectateur et sa capacité de contact avec le monde, de prise sur le réel.

Bien qu’il y ait un incessant mouvement entre conventions usuelles et remise en question de celles-ci, le cinéma de Jarmusch ne peut être qualifié de déconstruction postmoderne : « Comme son Western révisionniste [Dead man, 1995], il cherche un mieux dire, et prend en compte tout [sic] les corpi et les artefacts qui passent à sa portée. L’intertextualité épaissit le texte, mais elle l’aère en même temps » (p. 107). L’esthétique et la pluralité des références n’évacuent donc pas une certaine logique narrative et un rapport au monde, même si celui-ci est décalé et vécu, tant chez les personnages que les spectateurs, sur le mode de « l’étrangeté ». Référant de nouveau à Deleuze, Murillo affirme que « Jarmusch serait un cinéaste de la modernité si on admet que “la pensée moderne naît de la faillite de la représentation, comme de la perte des identités, et de la découverte de toutes les forces qui agissent sous la représentation de l’identique” » (Deleuze, 1968 : 1, cité p. 115). Sont ici éclairées les variations plutôt que la recherche de l’identique et de l’opposé. Une telle posture ouvre des possibilités interprétatives toutefois associées à la difficulté de déceler les subtiles continuités et différences entre les divers contextes explorés par les personnages. Ces derniers semblent « dotés d’une identité affadie, émoussée qui rend toutes les expériences équivalentes » (p. 198), incluant les liens avec le territoire. « [I]l s’agit d’un voyage entre “ici et ici”» (p. 199-200), comme indiqué dans Stranger than paradise (1984) : « You know, it’s funny, you come some place new and everything looks just the same » (p. 204).

La mélancolie fait également partie des registres thématiques mobilisés par Jarmusch, apparaissant comme l’envers du rêve américain, soit une quête de fusion, d’homonymie avec le monde et le scepticisme associé à sa difficile atteinte (p. 225). « Nous sommes dans le domaine du “et”, non dans celui du “mais” car les lieux sont urbains “et” déserts, ils sont construits “et” détruits, civilisés “et” abandonnés » (p. 227). Les films « montrent la puissance de la matière urbaine sur laquelle l’humain, sous la forme de l’habitation, de la chair ou de l’art, a du mal à s’imposer » (p. 227). Dans Stranger than paradise (1984), il y a des questionnements concernant les propriétés spatiales des lieux. On y voit le lac Érié, l’hiver : « Les personnages et la balustrade forment un quadrillage noir sur un fond parfaitement blanc duquel ne se distinguent ni lac, ni sol, ni ciel » (p. 231). Il en va de même en Floride où se confondent plage, mer et ciel (p. 236). « Par sa fantasmagorie, soutient Murillo, le cinéma peut former une image qui renvoie à un “paradis perdu” où les personnages sont à la fois unis et détachés du monde » (p. 232). Ils sont situés dans des lieux parfois nommés (ou reconnus par le spectateur) ou sans toponyme : « I thought we were going to Miami [Permanent vacation, 1980], this is nowhere » (p. 235).

Céline Murillo présente une analyse fine du récit, des personnages, des images et de l’environnement musical d’un cinéma qui pose la question des « propriétés spatiales du monde fictionnel » (p. 268). Le livre établit dans son déploiement analytique de très pertinentes références extra-filmiques (Arendt, Deleuze, Kristeva, Todorov, de Tocqueville, Weber). Il aurait toutefois été approprié, outre la notion de monde évoquée plus haut, de développer l’explication de certains concepts et de mobiliser davantage de littérature scientifique plus récente. Relevons aussi des imprécisions et manques de références à l’appui de certaines affirmations. S’il est clair que l’ouvrage déploie une analyse filmique, quelques éléments contextuels reliés à l’écosystème cinématographique (le cinéma underground, Jarmusch au sein de ce dernier) auraient été intéressants. Le texte comporte des répétitions et des disparités dans la taille des chapitres (un chapitre fait 5 pages, un autre 43), une partie a une introduction tandis que les 3 autres n’en ont pas. On repère également des problèmes de syntaxe et de formulation de phrases, de ponctuation, les références ne sont pas normalisées, il y a des non-correspondances entre le texte et les notes de bas de page et entre celles-ci et la bibliographie, certaines références ne figurent pas en bibliographie, des références en notes de bas de page sont incomplètes et des pages de l’index ne correspondent pas avec les pages du texte. Ces lacunes détournent malheureusement l’attention du lecteur de la qualité d’un livre dont l’ambition, réussie, est d’inviter ce lecteur, par l’interprétation du cinéma de Jim Jarmusch, à découvrir des façons inédites d’appréhender le monde, sa temporalité et sa territorialité.