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Les premiers travaux sur l’injustice environnementale remontent aux années 1980. Ils doivent leur émergence à des groupes d’activistes qui se sont mobilisés aux États-Unis pour démontrer que les populations afro-américaines étaient davantage exposées à certains risques en raison de leur proximité résidentielle des nuisances comme des dépotoirs, des sites d’enfouissement de matières dangereuses ou encore des centrales nucléaires. Depuis, les travaux sur le thème de la justice environnementale ont été florissants et plus particulièrement depuis la fin des années 1990 (Holifield et al., 2009). Ils ont aussi élargi leur objet d’étude et portent sur des contextes géographiques de plus en plus variés (Canada, Royaume-Uni, France, etc.).

Trois aspects de la justice environnementale non mutuellement exclusifs sont abordés dans les travaux actuels : la justice distributionnelle, la justice de la reconnaissance et la justice procédurale. Les travaux qui s’inscrivent dans le premier courant, celui de la justice distributionnelle (aussi nommée équité environnementale) s’intéressent à la distribution des nuisances et des ressources urbaines en fonction de la répartition dans l’espace de certaines catégories sociales. Ils tentent de vérifier si certaines populations sont plus exposées aux nuisances de l’environnement ou encore si leur accessibilité aux éléments bénéfiques de l’environnement (parcs, services de santé, épiceries de grande surface, etc.) est plus limitée. Les catégories sociales les plus souvent étudiées sont les populations pauvres et les minorités ethniques. Ainsi, les travaux récents de ce courant s’intéressent à la répartition non seulement des nuisances, mais aussi des ressources ou éléments bénéfiques de l’environnement en lien avec la distribution résidentielle de différentes catégories sociales.

Le second aspect abordé dans le courant de la justice environnementale est celui de la justice de la reconnaissance. L’exposition plus grande aux nuisances ou une accessibilité moindre aux ressources de l’environnement sont vues comme la résultante d’un manque de reconnaissance, voire d’une non-reconnaissance, de certains groupes populationnels, ou le résultat de la stigmatisation de certains espaces en raison de leurs habitants. L’importance accordée à la reconnaissance est indissociable des travaux de la philosophe Nancy Fraser pour qui la non-reconnaissance prend différentes formes : celles de l’invisibilité, de l’absence de respect, du mépris ou encore de la dévalorisation de certaines identités (Fraser, 2011). La non-reconnaissance se traduit par des représentations qui imprègnent les institutions (gouvernements, municipalités, organismes sociaux, etc.) et ce qui en ressort (orientations, politiques, actions, etc.). Certains groupes sont plus sujets à la non-reconnaissance, comme les minorités ethniques, les personnes défavorisées, mais aussi les aînés ou les jeunes dans certaines circonstances.

Le troisième aspect de la justice environnementale est celui de la justice procédurale, qui s’intéresse à la place et aux rapports de pouvoir dans les processus décisionnels concernant l’environnement. Non-reconnaissance et injustice procédurale vont souvent de pair : le manque de reconnaissance conduit à l’absence de consultation (imposition de décisions unilatérales) ou à l’absence de voix dans les processus participatifs démocratiques (notamment par des mécanismes qui sont hors de portée de certains groupes). Par exemple, les processus de consultation publique sur des enjeux urbains, par leurs modalités (par exemple des assemblées tenues dans des lieux peu accessibles en transport en commun) ou par la terminologie utilisée (langage technique spécialisé), peuvent priver d’un réel droit de parole des personnes moins scolarisées et plus pauvres.

Les deux premiers articles de ce dossier thématique s’inscrivent dans le courant de la justice distributionnelle, le troisième soulève des questions de justice distributionnelle et de justice procédurale alors que le quatrième met notamment en exergue des enjeux procéduraux. Les deux premiers textes proposent un diagnostic de l’équité environnementale à Montréal à partir de données objectives traitées dans les systèmes d’information géographique ; ils mobilisent ainsi très largement des méthodes quantitatives et d’analyse spatiale. Tout d’abord, Philippe Apparicio, Thi-Than-Hiên Pham, Anne-Marie Séguin et Shawn Landry analysent la distribution spatiale d’un élément bénéfique du cadre de vie urbain, soit la végétation, à partir d’images satellites à haute résolution. L’objectif de cette étude est de vérifier si les personnes à faible revenu et celles issues de minorités visibles ont un accès plus limité à la végétation urbaine. Une des contributions de l’étude est d’ordre méthodologique. Comparativement aux recherches antérieures, qui se limitent à l’analyse de la végétation dans l’îlot où résident les populations concernées, l’étude tient également compte de la distribution de la végétation autour des îlots résidentiels. Elle démontre ainsi l’existence d’une double iniquité dans certains secteurs de la ville pour les personnes à faible revenu et, dans une moindre mesure, pour celles appartenant à des minorités visibles. Ces dernières résident non seulement dans des îlots plus minéralisés, mais aussi dans des environnements qui le sont tout autant.

Ensuite, Mathieu Carrier, Anne-Marie Séguin et Philippe Apparicio analysent la distribution spatiale de la pollution atmosphérique, en lien avec une population particulièrement vulnérable à cette nuisance : les personnes âgées. Leur recherche poursuit deux objectifs. D’une part, elle compare les niveaux de pollution générée par le transport routier dans le milieu résidentiel de différentes populations : l’ensemble de la population, les 65 ans et plus, les 75 ans et plus, les populations résidant dans des résidences certifiées pour aînés et celles qui résident dans des logements sociaux réservés aux aînés. En s’intéressant aux aînés, cette recherche porte sur une population encore négligée dans les travaux en justice environnementale (Day, 2010). D’autre part, les auteurs mobilisent deux types d’indicateurs de pollution : la proximité des axes majeurs de circulation et les niveaux de concentration de NO2. Les résultats montrent d’abord, d’un point de vue méthodologique, les limites de certains indicateurs et les différences importantes dans les résultats selon la mesure utilisée. Dans un deuxième temps, si l’on considère la mesure la plus sophistiquée – le polluant NO2 –, l’étude montre que les aînés vivant en HLM sont plus exposés à la pollution générée par la circulation que les autres sous-populations. Les auteurs discutent ensuite de la combinaison des facteurs qui conduisent à cette répartition.

Les deux derniers articles traitent de programmes visant à retirer de la circulation les vieux véhicules polluants dans deux contextes géographiques bien différents : le programme de mise au rancart volontaire de vieux véhicules (Adieu Bazou) au Québec ; et la mise en place d’une zone d’actions prioritaires pour l’air (ZAPA) dans l’intercommunalité de La Plaine Commune (située au nord de Paris) particulièrement affectée par la pollution atmosphérique.

Ugo Lachapelle et Alexis Pelletier Audette analysent la participation des ménages à faible revenu au programme Adieu Bazou, qui offre une compensation financière ou des incitatifs de transfert modal (titre de transport gratuit, rabais pour l’achat d’un vélo ou abonnement à Communauto, etc.) aux propriétaires de vieilles autos. Les auteurs mettent en exergue plusieurs résultats forts éclairants sur la participation à ce programme. Dans un premier temps, ils démontrent une participation plus limitée des personnes à faible revenu et le fait que celles-ci privilégient plus souvent la compensation financière que les incitatifs de transfert modal. Ils signalent aussi des variations géographiques : les banlieues des régions métropolitaines affichent des taux de participation nettement plus élevés que les zones centrales, mais c’est en banlieue que le réseau de transport en commun est le moins développé, ce qui limite les choix vers le transfert modal.

Quant à l’article de Gobert, il soulève des enjeux de justice procédurale et explore les effets différenciés d’une mesure qui, de prime abord, peut sembler n’avoir qu’une vertu positive, soit celle d’éliminer les vieilles autos et améliorer de ce fait la qualité de l’air d’un territoire. Gobert montre toutefois que la mise en place d’une zone d’actions prioritaires pour l’air (ZAPA) au sein d’un territoire fortement pollué où réside une importante population pauvre suscite, malgré la reconnaissance du problème, de très grandes résistances. L’enquête menée révèle que, même si les habitants acceptent l’objectif de l’amélioration de la situation sanitaire, la mesure pour y arriver est vue comme se faisant au détriment des ménages pauvres, alors qu’elle est moins coûteuse (en argent, mais aussi en perte de qualité de vie) pour certaines catégories, dont les ménages aisés. La mesure est donc mal perçue par les habitants, qui revendiquent plutôt des aides ciblées pour les ménages pouvant difficilement renouveler leur automobile, en raison de leur faible revenu. Le thème abordé dans l’article de Gobert soulève aussi indirectement toute la question de la spatialité du risque et de la responsabilité (Walker, 2009). En effet, ce territoire contient de très nombreuses autoroutes, routes nationales et routes radiales, empruntées par des non-résidants de la zone qui viennent polluer le secteur (augmentation du risque) sans avoir à subir les impacts de la mesure malgré leur responsabilité dans la production d’un environnement très pollué.

Pour terminer, il importe de signaler que ces quatre articles ne donnent qu’un petit aperçu de la richesse et de la complexité grandissante des travaux actuels sur le thème de la justice environnementale.