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Introduction [1]

Cet article retrace et analyse la trajectoire du problème de l’accès à l’eau potable pour tous en France sur les trois dernières décennies, c’est-à-dire à partir du moment où cette question s’est formulée non plus en termes de raccordement physique au réseau mais d’accessibilité sociale, autrement dit de capacité à payer pour le service rendu. La question de l’accès à l’eau pour tous a fait l’objet de nombreux travaux normatifs ou évaluatifs, visant à en préciser les fondements, à en apprécier les enjeux ou à en affiner les mécanismes de prise en charge (Langford, 2005 ; Baron et Isla, 2006). Des travaux de socioéconomie, gestion et géographie ont par ailleurs porté sur le maintien de l’accès universel aux services en réseau dans les pays industrialisés dans un contexte de libéralisation et de privatisation, et ont mis en question les effets sociaux des dispositifs d’aide en place pour les ménages insolvables (Marvin, 1994 ; Coutard, 1998 ; 1999 ; Tsanga Tabi, 2006 ; 2011). Plus récemment, d’autres auteurs ont abordé la question sous l’angle de la durabilité des services d’eau dans un contexte d’exigences environnementales et patrimoniales croissantes. [2]

Peu d’études détaillées ont par contre été consacrées à l’analyse fine de la manière dont une multiplicité de situations locales ayant trait aux difficultés de paiement des charges d’eau avaient été agrégées, mises en équivalence et formulées en tant que problème public requérant une prise en charge impliquant une diversité d’institutions et de mécanismes. [3] C’est ce à quoi nous nous attachons dans cet article : éclairer la constitution d’un fait social – la question des ménages raccordés au réseau d’eau, mais ne parvenant plus à payer leurs charges ou factures – en problème public. La sociologie des problèmes publics souligne que, loin d’exister de manière évidente, les problèmes publics sont au contraire le produit d’une construction sociale impliquant de multiples acteurs, des luttes définitionnelles, des processus de sélection et de mise en visibilité (Dubois, 2009 ; Neveu, 2015). Dans cette perspective, notre propos ne vise pas à discuter, en tant que tels, de la nature et des fondements du droit à l’eau ni de sa genèse sur le plan international, mais à éclairer les ressorts multiples de la trajectoire française du problème de l’accès à l’eau, dans laquelle, entre autres facteurs, la promulgation d’un droit à l’eau au niveau international et en France, ainsi que les débats autour du prix de l’eau et des modes de gestion et de tarification, ont joué un rôle-clé.

Notre contribution nous permettra d’aborder un enjeu spécifique du fonctionnement de l’espace concurrentiel des problèmes publics (Hilgartner et Bosk, 1988), à savoir celui des liens ambivalents entre un problème dominant et un problème qu’on qualifiera de subsidiaire ou de second rang par rapport au premier. Plusieurs travaux ont mis en évidence des trajectoires singulières de problèmes, caractérisées par exemple par des phases de discrétion (Gilbert et Henry, 2012) ou par la difficulté à faire émerger des problèmes qualifiés d’invisibles ou de faibles, difficulté que nous retrouverons d’ailleurs dans notre cas. Cependant, peu d’études ont, à notre connaissance, analysé la trajectoire d’un problème conjoint à un autre et son autonomisation progressive. L’accès à l’eau pour tous peut être qualifié de problème de second rang pour plusieurs raisons : d’une part, quand il est abordé, c’est majoritairement à travers son rattachement à un enjeu englobant, celui du logement, voire directement de la pauvreté ; d’autre part, il est souvent considéré comme moins prioritaire au regard d’une dépense en eau des ménages inférieure à la dépense en énergie ou en télécommunications ; enfin, de nombreux ménages paient l’eau dans leurs charges locatives et non individuellement à leur fournisseur, ce qui contribue à masquer les difficultés d’accès.

Nous montrons plus précisément que, en France, le problème d’accès à l’eau : i) a émergé comme problème rattaché au droit au logement et aux services essentiels, dans un contexte dit de nouvelle pauvreté et d’institutionnalisation de la lutte contre la pauvreté ; puis ii) a évolué en interaction constante et ambivalente avec le problème de l’accès à l’énergie dans le cadre d’une politique d’assistance qui a mis une quinzaine d’années à trouver sa forme stabilisée ; avant iii) de conquérir une autonomie relative grâce à l’action d’entrepreneurs spécifiques et à la proclamation d’un droit à l’eau par la loi, dans le contexte d’une internationalisation de la problématique ; iv) droit qui a alors offert une prise solide pour en réclamer une mise en oeuvre (toujours plus) effective au nom d’un impératif de solidarité. Ce récit s’appuie sur les résultats obtenus dans le cadre d’un travail de recherche portant sur la période 1984-2016 à partir d’une analyse de la littérature, d’une collecte documentaire abondante et d’entretiens semi-directifs réalisés auprès de divers acteurs, aux échelles locale, supra-locale et nationale. L’enquête, dans le cadre de ce travail, a plus particulièrement porté sur cinq services d’eau, ainsi que sur plusieurs dispositifs d’aide sociale (Gremmel, 2016).

Nous avons choisi de démarrer la généalogie de ce problème à partir des années 1980 : c’est en effet durant cette décennie que l’achèvement du raccordement des usagers domestiques a fini de transformer « la représentation collective vis-à-vis de ces réseaux, généralement perçus […] comme un attribut de l’appartenance à la société » (Barraqué et al., 2007) alors que, dans un contexte de crise économique et sociale, la question de la pauvreté et, avec elle, celle des difficultés d’accès aux services essentiels firent irruption dans le débat public. Il est probable que des difficultés de paiement des factures d’eau aient déjà été éprouvées avant cette période, mais elles n’avaient pas atteint, d’après les données disponibles, l’ampleur susceptible d’en faire un problème public. Deux facteurs se sont conjugués pour alimenter le processus de mise en problème : la précarisation durable d’une partie des ménages et l’augmentation du prix de l’eau et d’autres biens et services, au cours des années 1980 et 1990. Avant de présenter ces deux trajectoires, donnons tout d’abord quelques éléments de contexte.

Contexte

La France est un État unitaire, avec trois niveaux de collectivités territoriales (commune, département, région) exerçant des compétences spécifiques. Dans les régions et départements, l’État est également présent avec des services déconcentrés placés sous l’autorité d’un préfet.

Les services publics d’eau et d’assainissement relèvent du régime des services publics industriels et commerciaux, financés par le produit des ventes. Ils sont du ressort des collectivités locales (communes et groupements de communes), mais peuvent être exploités en régie publique ou confiés à une entreprise privée par un contrat de délégation. La France compte actuellement près de 15 000 services d’eau, le marché étant dominé par les exploitants privés qui desservent environ les deux tiers de la population. La détermination du prix de l’eau reste la responsabilité de la collectivité locale, garante de la mise en oeuvre de sa politique de l’eau potable dans le respect de nombreuses réglementations. La régulation, très locale initialement, s’est étoffée au cours des trois dernières décennies, dans un contexte de crise de confiance des usagers et de rééquilibrage des relations contractuelles entre collectivités et exploitants privés. Par ailleurs, les services ont dû procéder à diverses réformes qui ont contribué à faire augmenter le prix de l’eau et de l’assainissement, au cours des années 1990 (Pflieger, 2003). Quel que soit le mode de gestion, les services d’eau et d’assainissement doivent respecter le principe de l’autonomie budgétaire et du recouvrement complet des coûts, communément résumé par la formule « l’eau paie l’eau ».

Le prix moyen de l’eau (eau potable et assainissement, taxes et redevances incluses) est actuellement de 3,85 €/m3. Cela représente une facture mensuelle moyenne de 38,5 €, avec cependant de fortes disparités entre services (Observatoire des services publics d’eau et d’assainissement, 2015). Pour la part eau potable seule, les chiffres sont de 2 €/m3 et 20 € de facture mensuelle. De nombreux ménages français paient l’eau dans leurs charges locatives en contexte d’habitat collectif : c’est le bailleur ou le syndicat de copropriété qui est alors abonné au service. [4] Seuls les usagers disposant d’un branchement individuel sont abonnés et reçoivent une facture. Par conséquent, le nombre d’impayés et de coupures d’eau reste de facto relativement faible dans les communes comportant une forte proportion d’habitat collectif et à l’échelle nationale. [5] De plus, les données disponibles ont longtemps été soit inexistantes soit très disparates, du fait de l’émiettement des services (Marin et Noto, 1998).

L’action sociale, dont il sera également question, relève de deux niveaux principaux de collectivités : les communes et les départements (96 sur le territoire métropolitain). Elle consiste notamment dans le versement d’aides spécifiques.

Le problème de l’accès à l’eau suit deux trajectoires entrecroisées dans le temps, que nous distinguons ici pour plus de clarté analytique : la première est celle que nous dénommons social de l’eau, dominée par l’implication du monde de l’action sociale et une prise en charge curative sous forme de traitement des impayés ; la seconde est celle de l’eau sociale, qui vise l’internalisation de la dimension sociale au sein même du monde de l’eau, y compris sur un mode préventif à l’aide de l’outil tarifaire. Comme on le verra, la temporalité de ces deux cheminements est aussi étroitement liée au calendrier politique plus large dans lequel ils s’inscrivent.

L’eau saisie par l’action sociale

La question de l’accès à l’eau pour tous s’est détachée d’une trame plus générale, celle de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion. Progressivement, après beaucoup de tâtonnements, elle a intégré les dispositifs d’action sociale mis en place dans ce cadre.

De la nouvelle pauvreté aux nouvelles solidarités

Les années 1980 ont été marquées par l’apparition du phénomène dit de la nouvelle pauvreté et des nouveaux pauvres, c’est-à-dire des actifs victimes « de la dégradation du marché du travail et de l’affaiblissement des liens sociaux » (Paugam, 2002). Cette nouvelle pauvreté fut fortement médiatisée au cours d’un hiver 1984 particulièrement rigoureux qui vit les élus locaux se mobiliser pour demander un moratoire sur les impayés d’énergie. Le tissu associatif des secteurs sanitaire, social et caritatif s’organisa pour constituer un lobby contre la pauvreté et l’exclusion. De son côté, le gouvernement lança le premier plan d’urgence hivernal, ou « plan pauvreté-précarité ». Ce plan prévoyait des mesures ponctuelles et temporaires destinées à aider les familles à payer leur loyer et leurs charges d’énergie, à travers la mise en place de fonds d’aide dans les départements. Dès l’année suivante, une convention fut signée entre l’État et le fournisseur national de l’énergie (EDF) : elle formalisa les fonds énergie et établit la suspension hivernale des coupures. Ces plans se prolongèrent les années suivantes. Plusieurs rapports, dont celui du père Wresinski, fondateur et président de l’association Aide à Toute Détresse (ATD) Quart-Monde, [6] soulignèrent rapidement la mauvaise coordination des actions ainsi que l’inefficacité de ces formes d’aide pensées pour des familles supposées pouvoir redevenir solvables à court terme, alors qu’elles étaient dans une précarité durable (Damon, 2012). Le retour à un gouvernement de gauche, en 1988, fut l’occasion d’institutionnaliser les dispositifs expérimentés jusqu’alors dans quelques départements, au moyen de deux lois fondatrices de ce qui sera appelé les nouvelles solidarités.

La première loi, votée à l’unanimité en 1988, donna naissance au revenu minimum d’insertion (RMI). Elle constitua un moment charnière dans l’institutionnalisation de la politique publique de lutte contre la pauvreté et l’exclusion, avec le passage d’une logique d’assistance discrétionnaire à une logique de solidarité basée sur des droits sociaux indexés à l’exigence de dignité de chaque individu (Damon, 2008). Cette politique anti-exclusion avait vocation à essaimer dans toutes les politiques sectorielles. La question sociale acquit ainsi une centralité plus affirmée dans la politique du logement afin de favoriser l’accès des plus démunis et éviter les coupures et expulsions. À la suite de l’affirmation d’un droit au logement en 1989, la loi Besson [7] établit une politique de maintien dans le logement : le texte institua le « droit à une aide de la collectivité » pour toute personne ou famille « éprouvant des difficultés particulières » et, recyclant les fonds pauvreté-précarité, instaura des fonds solidarité logement (FSL). Il revint à l’État et au département, qui en étaient les copilotes à l’échelle départementale, de les décliner opérationnellement et de définir les modalités d’octroi de l’aide, ainsi que les bénéficiaires. [8] De ce fait, l’adaptation aux besoins (et ressources) locaux se paya d’une réelle disparité des pratiques, voire d’inégalités.

Un engagement volontaire pour une solidarité minimale (1992-1996)

En 1992, la loi d’adaptation du RMI établit un nouveau droit à de l’aide, relatif cette fois aux services rattachés au logement. Son article 2 énonce que « toute personne ou famille éprouvant des difficultés particulières du fait d’une situation de précarité a droit à une aide de la collectivité pour accéder ou préserver son accès à une fourniture d’eau et d’énergie ». Il s’agit, en France, de la première reconnaissance d’un problème spécifique lié à l’accès à l’eau pour les plus démunis.

La question de l’eau semble toutefois s’être glissée presque par inadvertance dans le texte. L’énergie en est l’enjeu principal et c’est uniquement pour les dépenses d’énergie que la loi instaura un dispositif national de financement, dans la continuité des fonds existants. Les raisons de ce traitement asymétrique entre l’eau et l’énergie étaient nombreuses : les factures d’énergie étaient les plus lourdes pour les ménages ; la facture et l’abonnement individuels étaient généralisés, contrairement à l’eau dont le coût est souvent inclus dans les charges collectives et donc moins visible ; il était relativement facile pour l’État de s’entendre par convention avec l’unique fournisseur national d’énergie, tandis que l’eau restait une affaire profondément locale, avec une responsabilité partagée entre près de 15 000 services communaux ou intercommunaux. Cela aurait rendu particulièrement complexe la mise en place d’un encadrement national, d’autant que des arrangements locaux (étalement de créances, aide sociale locale) se mettaient peu à peu en place, permettant une prise en charge au cas par cas des abonnés en situation difficile avant que d’éventuelles coupures, alors autorisées, n’interviennent.

Les fonds énergie ne cessèrent d’évoluer dans les années qui suivirent, en conservant toutefois une théorie d’action inchangée : une assistance ponctuelle pour une frange de la population touchée par une pauvreté spécifique, à sa demande et après instruction par les acteurs sociaux ; un engagement volontaire de l’exploitant sectoriel, à la fois créancier des ménages en difficulté et contributeur aux fonds. Au fil des ans, les débats relatifs à ces fonds cristallisèrent la tension entre les mesures dites curatives, reposant sur le versement d’aide au paiement des factures, et les mesures préventives permettant d’agir en amont, en cherchant à maîtriser la consommation et en renforçant la solvabilité des consommateurs.

Malgré de réels effets, les limites de ces fonds furent rapidement manifestes. Les coupures se poursuivirent, ternissant l’image des exploitants d’énergie, ce qui les incita à internaliser la problématique pour tenter d’en baisser le nombre et en faire un volet spécifique de leur politique (aménagements des procédures de gestion des impayés, instauration d’un service minimum d’énergie pour surseoir à la coupure) (Wodon, 2003). Par ailleurs, les enjeux du chômage et de la pauvreté, thématisés à travers la notion de fracture sociale, s’imposèrent à nouveau sur les plans médiatique et politique dans la perspective de l’élection présidentielle de 1995. Le secteur caritatif se structura et rendit public ses revendications : un collectif nommé ALERTE lança une première campagne médiatique pendant l’hiver 1994-1995 et trouva des relais auprès d’acteurs-clés. Tous les candidats s’engagèrent en faveur d’une loi d’orientation afin de lutter contre l’exclusion et la précarité. Jacques Chirac élu, son gouvernement déposa un avant-projet de loi relatif à la cohésion sociale en septembre 1996.

Or, à cette période, la question du prix de l’eau s’était imposée à l’attention publique pour deux raisons principales : d’une part, des affaires de corruption ou de marchés publics avaient jeté un trouble, le prix de l’eau étant suspecté de couvrir des dépenses qui n’avaient rien à voir avec le service rendu ; d’autre part, des réformes avaient imposé de coûteuses mises aux normes techniques qui conduisirent à des hausses de prix plus élevées que l’inflation, aggravant localement les problèmes d’accès au service. Pourtant, paradoxalement, l’avant-projet de loi n’abordait pas la question. C’est à la demande insistante des associations que le directeur de cabinet du ministre du Logement rencontra les exploitants d’eau et d’énergie. Face à la menace crédible d’une mesure contraignante, ceux-ci optèrent, sans attendre l’aboutissement du processus législatif, pour un engagement volontaire dont les timides mesures furent âprement négociées. Des chartes solidarité-eau et énergie furent ainsi signées en novembre 1996. La charte solidarité-énergie se borna à réaffirmer l’existence des fonds énergie. La charte solidarité-eau, quant à elle, inaugura quelque chose de fragile, mais important : la mise en place de fonds départementaux dédiés et l’engagement du Syndicat professionnel des distributeurs privés à y contribuer financièrement. De leur côté, la fédération des régies publiques et l’association des élus locaux s’engagèrent à promouvoir le dispositif. Ces fonds furent envisagés comme des filets de sécurité sélectifs et partiellement mutualisés :

  • ils avaient vocation à être cofinancés par l’État, les collectivités, les entreprises et les organismes caritatifs. Toutefois, seuls l’État et les distributeurs acceptèrent de s’engager financièrement, sous la forme d’une promesse d’abandon de créances, pour un montant plafonné au niveau national en ce qui concerne les distributeurs ;

  • ils étaient destinés à faire face aux impossibilités temporaires de paiement et n’avaient pas vocation à intervenir lorsque la faiblesse des revenus attestait de problèmes lourds ;

  • ils étaient partiels : un reste à payer était laissé au ménage au nom d’une nécessaire responsabilisation ;

  • ils unifiaient l’instruction des demandes d’aide, mais avec le principe de l’abandon de créance, les distributeurs ne prenaient financièrement en charge que leurs propres abonnés, circonscrivant ainsi le champ de la solidarité.

Ce fonds eau était par ailleurs doublement asymétrique : d’une part, entre abonnés et non-abonnés puisque ces derniers, n’ayant pas de facture, ne pouvaient être aidés que par le fonds logement s’ils éprouvaient des difficultés de paiement de leur loyer et charges ; d’autre part, entre les abonnés des distributeurs ayant ratifié la charte signée par leur syndicat professionnel et adhéré au dispositif départemental, et les autres. Notons encore que l’instruction de la demande d’aide suspendait désormais le risque de coupure, laquelle devint par ailleurs interdite pour les familles définies comme vulnérables par une circulaire (foyers avec nourrissons, personnes âgées dépendantes). En revanche, pour les non-abonnés, les coupures d’eau affectant l’ensemble d’un immeuble, bien que beaucoup plus rares, restaient pratiquées, souvent dans des situations collectives d’impayés de loyer et de litiges entre copropriétaires ou bailleurs et locataires. Certaines mairies jouèrent un rôle d’interface pour faciliter au cas par cas la négociation entre exploitants d’eau et syndicats de copropriétaires ; des cas de mise en place temporaire, expérimentale et négociée de réduction de débit ont également été rapportés (Marin et Noto, 1998).

Cette charte se révéla finalement un échec : très peu de fonds furent mis en place (dix au maximum) « en raison de la lourdeur du dispositif, du nombre d’interlocuteurs concernés et de l’imprécision des responsabilités de chacun » (IGAS-IGE, 2001). Mais on peut considérer qu’elle enclencha un embryon d’action qui fut développé continûment, ainsi que l’engagement financier des entreprises de l’eau.

Du volontariat à la généralisation du volet social de l’eau

Revenue au pouvoir à la suite d’élections législatives anticipées, c’est la gauche qui acheva la loi de lutte contre les exclusions, en 1998. Celle-ci représenta un nouveau pas symbolique, en affirmant un droit aux services en réseau, désormais rattachés au droit au logement, lui-même reconnu comme un objectif à valeur constitutionnelle depuis 1995. De ce fait, le droit à une aide de la collectivité prit un nouveau tournant: la loi rendit obligatoire la mise en place, par les préfets, des fonds départementaux eau et énergie, qui n’étaient jusqu’alors que volontaires. L’engagement des acteurs demeurait toutefois asymétrique : les collectivités n’étaient toujours pas tenues de participer financièrement au dispositif, au nom du principe constitutionnel de leur libre administration. La discussion parlementaire fut également l’occasion d’une première et timide mention d’un droit à l’eau, sous la forme d’une tentative visant à instaurer une tarification progressive comportant un volume gratuit, cependant sans aboutir : les parlementaires préférèrent une approche qualifiée de personnalisée, consistant à aider au cas par cas les ménages en difficulté plutôt qu’à octroyer préventivement à tous les usagers un volume d’eau gratuit. [9]

Malgré l’inscription de ces dispositions dans la législation, il fallut attendre encore deux ans, avec le passage de la Charte à la Convention solidarité eau, pour que les fonds se développent réellement sous le double pilotage des préfets et présidents de départements, en conservant toutefois leurs limites : les financements furent accrus, mais l’aide pour l’eau continua à relever de l’abandon de créance par les distributeurs volontaires ; dans leur grande majorité, les régies demeurèrent à l’écart du financement, suscita des protestations de la part des entreprises. Fin 2004, des conventions étaient signées dans un peu moins des deux tiers des départements.

Plusieurs raisons expliquent la lenteur de la concrétisation du droit à l’aide pour l’eau. La première est liée à la réelle difficulté d’objectivation du problème, conséquence de l’éclatement du secteur entre des milliers de services et de la domination en ville des compteurs collectifs, qui masquent une large partie des problèmes. Certains acteurs se rabattirent alors sur des indicateurs de second rang qui tendaient à minorer le problème, comme le nombre de coupures d’eau ou le fait qu’on ne parvenait pas à dépenser toute l’enveloppe de certains fonds, même si d’aucuns y virent surtout l’influence de critères trop restrictifs (Smets, 2008).

La seconde raison tient au fait que le dispositif coexista avec des « pratiques locales antérieures […] bien ancrées dans les habitudes » (IGAS-IGE, 2001) et qui permettaient aux élus de conserver le bénéfice politique de l’aide attribuée dans le cadre de l’action sociale communale. Représentants des collectivités et des entreprises insistèrent également sur les coûts de gestion d’un dispositif spécifique, non négligeables au regard de la faiblesse de l’aide apportée. Enfin, à un autre niveau, le Conseil économique, social et environnemental (CESE) (2000) souligna qu’un dispositif destiné à régler les « incidents de paiement ponctuels » n’était pas en mesure de faire face aux difficultés structurelles posées « par l’augmentation du coût de la facture d’eau depuis une décennie ». Ces réflexions orientèrent les débats vers des solutions préventives, par exemple tarifaires, en lien avec l’affirmation d’un droit à l’eau qui s’était inscrit au calendrier politique et parlementaire, au début des années 2000.

Finalement, la politique sociale de l’accès à l’eau parvint à sa forme mature à l’occasion de la nouvelle vague de décentralisation de 2004, qui intégra les principales critiques faites au système antérieur. [10] Elle instaura un pilotage unifié et une approche globale du problème à la place d’un découpage par problèmes sectoriels. Dans ce but, le département fut désigné comme l’unique chef de file et principal financeur d’un nouveau FSL qui fusionna les anciens fonds sectoriels eau, énergie, logement et téléphone. En théorie, tous les usagers pouvaient désormais bénéficier d’une aide pour l’eau financée par ce fonds mutualisé, et non plus seulement ceux dont le distributeur avait signé la convention solidarité eau. L’administration chercha à convaincre les distributeurs d’eau d’accepter le principe de l’abondement direct au fonds, mais en vain : la pratique de l’abandon de créance perdura. La fusion des fonds eut finalement des effets ambivalents. D’un côté, elle concrétisa une approche globale des problèmes de logement et permit de généraliser l’aide pour l’eau dans le cadre d’une politique sociale départementale qui se voulait ambitieuse. D’un autre côté, elle accrut la réticence des distributeurs à accepter le mécanisme d’un abondement volontaire. Ils ne pourraient plus en effet, dans ce cas, en maîtriser l’affectation, ni en termes de bénéficiaires (les usagers), ni même en termes sectoriels (l’eau), alors que l’aide au logement et à l’énergie, compte tenu des montants de factures impayées en jeu, risquait de mobiliser l’essentiel de l’enveloppe disponible de ces nouveaux FSL mutualisés et pilotés par la collectivité départementale.

L’invention de l’eau sociale

Alors que se mettait en place cette politique publique de lutte contre l’exclusion, l’Union européenne (UE) entreprenait, de son côté, de réorganiser l’économie de plusieurs services en réseaux. Ce mouvement de libéralisation contribua à importer en France la notion de service universel consistant en une prestation de base garantie à tous (Gadrey, 1997). Après l’instauration, en 1996, d’un tarif social téléphonique (Coutard, 2000), la libéralisation du secteur de l’énergie français, en 2000, fournit l’occasion d’établir un droit à l’électricité, au nom du « concours à la cohésion sociale » que ce service public devait apporter (selon les termes employés par le législateur), [11] et de mettre en place des tarifs sociaux. La question de l’eau fut, elle aussi, problématisée sous l’angle d’un droit sectoriel. Sa reconnaissance et sa mise en oeuvre furent longuement débattues, notamment sous l’angle des moyens à privilégier, tarifaires et / ou non tarifaires, curatifs et / ou préventifs.

Le lent cheminement du droit à l’eau

L’idée de garantir juridiquement un droit à l’eau potable, ou droit d’accès à l’eau, est relativement ancienne au plan international. D’après Smets (2007), qui en est l’un des principaux promoteurs en France, on peut la faire remonter à 1977, année de la première conférence des Nations Unies sur l’eau à Mar del Plata, en Argentine, qui adopta le principe suivant lequel « tous les peuples […] ont le droit d’avoir accès à une eau potable dont la quantité et la qualité soient égales à leurs besoins essentiels ». Quinze ans plus tard, la déclaration de Dublin (1992), adoptée dans le contexte de la préparation du sommet de Rio, transforma ce « droit des peuples » en un droit de l’homme, tout en écartant clairement l’idée de recourir à la gratuité pour le satisfaire : elle demanda en effet aux États de « reconnaître le droit fondamental de l’homme à une eau salubre et une hygiène adéquate pour un prix abordable ». Cette déclaration était en phase avec le paradigme libéral qui se mettait en place à cette époque et qui érigeait précisément l’eau en bien économique, au nom d’une rareté qui commandait d’arbitrer par les prix sa répartition entre usages concurrents.

De son côté, le Royaume-Uni, premier pays à s’être équipé de réseaux, fut aussi, assez ironiquement, l’un des premiers à être confronté à la question de l’accès à l’eau des ménages en difficulté (Tsanga Tabi et Gremmel, 2013). Comme en France, la précarisation d’une partie de la population dans un contexte de récession économique et l’augmentation du prix de l’eau induite par les lourds investissements nécessaires pour respecter les critères de qualité après des années de sous-investissement, entraînèrent un accroissement des difficultés de nombreux usagers. La privatisation des compagnies d’eau, réalisée en 1989 par le gouvernement Thatcher, entraîna par ailleurs de profondes réformes, touchant autant le financement et la régulation du secteur que la tarification et le comptage de l’eau, et accéléra un processus déjà amorcé de marchandisation de l’eau (Marvin et Guy, 1997 ; Bakker, 2004). La décennie 1990 fut marquée par de nombreux débats au sujet des coupures abondamment pratiquées par les compagnies privées (et finalement interdites par le gouvernement travailliste en 1999), des compteurs à prépaiement, des hausses de tarifs et des problèmes d’accès pour les plus démunis (Ernst, 1994 ; Bakker, 2001). Le débat ne concerna pas uniquement l’eau, mais aussi d’autres services en réseau, comme l’énergie, sur fond de contestation des effets sociaux des privatisations conduites par le gouvernement. La notion de précarité énergétique (fuel poverty), forgée à cette époque par une chercheuse britannique (Boardman, 1991), visa à désigner, appréhender et problématiser les difficultés d’accès à l’énergie observées. De la même manière, plusieurs chercheurs employèrent la formulation de pauvreté en eau (water poverty) calquée sur celle de précarité énergétique (Lister, 1995).

Ces concepts circulèrent ensuite en France et en Europe pour désigner le même type de situations et chercher à les faire prendre en charge. Au début des années 2000, la formulation du problème d’accès à l’eau se cristallisa autour de la notion d’abordabilité de la facture, appréciée selon la part des revenus d’un ménage qu’il paraît acceptable de consacrer à l’eau. Le Chartered Institute of Environmental Health, une organisation de professionnels créée au XIXe siècle dans le sillage de l’hygiénisme, joua un rôle important dans cette stabilisation (Fitch et Price, 2002). Pour cette institution, il s’agissait d’établir le caractère crucial et la réalité des situations des ménages en difficulté, face à l’indifférence des autorités publiques. La méthode retenue pour établir un seuil d’abordabilité fut similaire à celle employée peu de temps auparavant par le gouvernement britannique pour le chauffage domestique : le calcul de la part moyenne du revenu consacrée à ces dépenses par les foyers des trois déciles les plus pauvres. La valeur pour l’eau fut estimée à 3 % des revenus disponibles, ce qui représentait trois fois la part moyenne du revenu consacrée à l’eau et concernait quatre millions de foyers. Ce seuil d’abordabilité et de pauvreté en eau de 3 % circula ensuite dans les organisations internationales pour devenir aujourd’hui une convention communément utilisée dans les débats, sans fonder pour autant une norme juridique.

En France, l’entrée privilégiée pour traiter la question de l’eau avait été celle de la lutte contre l’exclusion, menée par les acteurs de l’action sociale. Mais la mise en chantier, à la fin des années 1990, d’une loi sur l’eau fut l’occasion d’ouvrir une seconde arène, propre cette fois au monde de l’eau. Cette loi devait en premier lieu permettre à la France d’éviter divers contentieux européens sur des enjeux de pollution, mais la question sociale s’invita dès la phase initiale de concertation. En 1999, la ministre de l’Environnement évoqua dans un discours l’amélioration des fonds solidarité logement et deux questions chères aux associations de consommateurs : les coupures d’eau et les dépôts de garantie, ainsi que les frais d’abonnement, dénoncés comme des obstacles financiers à l’accès à l’eau. S’inscrivant dans la tradition française du service public, la ministre annonça également vouloir inscrire dans la loi le concours à la cohésion sociale fourni par ce service – à l’instar de la formulation utilisée dans le cas de l’électricité – affirmant que « chacun, quels que soient ses revenus, doit pouvoir accéder à l’eau potable » (Voynet, 2000).

Après une longue phase de travaux préparatoires, les débats parlementaires démarrèrent en 2001. Sur la question sociale, ils furent particulièrement âpres sur deux enjeux. Le premier fut celui de l’interdiction des coupures : revendiquée par certains, elle fut fortement critiquée par d’autres, gauche et droite confondues, pour son aspect jugé déresponsabilisant, et elle fit redouter à plusieurs une recrudescence des impayés qui risquerait d’être causée par des usagers qualifiés de mauvais payeurs. Le projet de loi introduisit l’interdiction mais, en contrepartie, les exploitants obtinrent la possibilité de restreindre le débit des ménages en situation d’impayé, tant que ceux-ci n’étaient pas reconnus comme étant en situation de précarité : toute la difficulté résidait cependant dans cette capacité à identifier ces ménages. Le second enjeu était celui de la nature des mécanismes de solidarité à mettre en place. Plusieurs conceptions s’affrontèrent : celle d’une aide permanente sur le modèle de l’aide au logement, dans le cadre d’une solidarité organisée et financée à l’échelle nationale, portée par les socialistes ; celle du renforcement des mécanismes communaux d’aide sociale, mise en avant par un député centriste ; enfin, celle d’une tarification sociale liée à un droit à l’eau, promue par un député communiste, en écho à la « tarification spéciale produit de première nécessité » déjà en place pour l’électricité, et qui fut en fin de compte retenue dans le texte adopté.

Toutefois, les aléas de la vie politique s’invitèrent à nouveau dans la trajectoire de l’accès à l’eau. La droite revint en effet au pouvoir en 2002 et le texte fut abandonné. La question de l’eau ne revint au Parlement qu’en 2005. [12] Il y était toujours question de « facilit[er] l’accès à l’eau et à l’assainissement de tous les usagers », mais les dispositions relatives aux coupures d’eau et à la tarification sociale n’avaient pas été reprises, pas davantage que la notion de droit à l’eau. Les sénateurs communistes reprirent l’initiative : selon eux, à la suite d’un commentaire du Conseil économique et social des Nations unies de 2002, ce droit avait « progressivement acquis une reconnaissance sur le plan international » et, recourant à la notion de dignité des conditions de vie, ils revendiquèrent un droit à l’eau incluant une interdiction des coupures. Leur amendement fut refusé par le rapporteur comme par le ministre, qui invoquèrent les mécanismes de solidarité existants et plaidèrent pour la « responsabilité totale de l’autorité de proximité », qui pourrait de surcroît mobiliser les nouvelles dispositions prévues par la loi, comme le plafonnement de l’abonnement et la possibilité de recourir à un tarif modique pour les premiers mètres cubes consommés (tarification progressive). Le débat se poursuivit à l’Assemblée nationale avec un amendement de gauche visant à préciser le concours du service d’eau à la cohésion nationale, à l’image de ce qui avait été antérieurement formulé pour l’électricité, mais la ministre opposa une fin de non-recevoir à ce droit, arguant de la complexité de déterminer sa valeur normative.

Le texte revint alors en seconde lecture au Sénat. Entre temps s’était tenu le quatrième Forum mondial de l’eau à Mexico en 2006. La question du droit à l’eau y avait été mise en avant, en particulier par la structure de coordination des acteurs français de l’eau, dont faisait partie précisément le rapporteur du projet au Sénat. Difficile, par conséquent, de continuer à refuser l’inscription de ce droit dans la réglementation française tout en en faisant la promotion à l’international, d’autant plus qu’une loi organisant le concours financier des services d’eau à l’amélioration de l’accès à l’eau à l’international avait été adoptée l’année précédente. L’article premier de la loi sur l’eau et les milieux aquatiques établit finalement que « dans le cadre des lois et règlements ainsi que des droits antérieurement établis, l’usage de l’eau appartient à tous et chaque personne physique, pour son alimentation et son hygiène, a le droit d’accéder à l’eau potable dans des conditions économiquement acceptables par tous ».

Si l’adoption de ce droit fut saluée comme un progrès par de nombreux acteurs, sa formulation relativement indéfinie ouvrait la porte à plusieurs interprétations. Par ailleurs, le texte ne rendait aucunement obligatoire, ni même possible, un nouveau dispositif d’aide ou une tarification sociale. Un député socialiste tenta de compléter le texte en faisant reconnaître la possibilité pour les collectivités de « prendre toutes les mesures […] nécessaires pour mettre en oeuvre le droit à l’eau », en particulier une tarification permettant d’octroyer gratuitement ou à prix modique 20 litres d’eau par jour par personne, sans succès.

Malgré cet échec, l’adoption du droit à l’eau constitua une étape décisive pour ancrer solidement la problématique sociale au coeur de la gestion sectorielle de l’eau. Elle amorça un passage du social de l’eau à l’eau sociale, au sens où les collectivités et leurs exploitants furent désormais, a minima, en situation d’être invités à agir par leurs parties prenantes. La question de savoir ce que cet article autorisait se posa de fait assez rapidement : pouvait-il en particulier ouvrir une brèche dans le principe d’égalité des usagers d’un service public, en donnant la possibilité de mettre en place un tarif spécifique pour une catégorie d’usagers définis selon des critères sociaux ?

Deux principes s’opposaient ici : celui, ancien, de l’égalité, qui encadre très étroitement les discriminations tarifaires, et celui tout neuf du droit à l’eau. [13] La question divisa les juristes (Billet, 2007 ; Moreau et Billet, 2007). Quant à la tarification progressive, que semblaient viser les parlementaires en rédigeant l’article relatif au droit à l’eau, utilisée dans de nombreux pays et objet d’une abondante littérature internationale (voir par exemple Dinar, 2000 et OCDE, 2003), elle suscita la controverse. Plébiscitée par certains, décriée par d’autres, elle fut mise en place dans quelques services d’eau. Cependant, les effets pervers qu’elle serait susceptible d’entraîner pour les familles nombreuses et pour l’économie générale des services, en raison de l’impossibilité de prendre en compte la composition familiale, (Van Humbeeck, 2000 ; Barraqué, 2016) furent régulièrement évoqués par des gestionnaires et élus, qui s’interrogeaient également sur sa faisabilité en contexte d’habitat collectif. C’est finalement à l’échelle locale qu’une multiplicité d’initiatives fit avancer les choses.

Un événement en quête d’effets

À partir de 2009, la question de la mise en oeuvre effective du droit à l’eau et de ses volets curatif et préventif s’invita plus fermement à l’agenda public. La Coalition Eau, un regroupement de 28 organisation non gouvernementales (ONG) françaises, entama un travail de plaidoyer auprès d’élus locaux afin qu’ils proposent des mesures concrètes et interdisent les coupures. De son côté, l’Observatoire des usagers de l’assainissement en Île-de-France (OBUSASS), créé à l’initiative du grand syndicat francilien de l’assainissement historiquement dirigé par un élu communiste, rendit public un « Manifeste pour la mise en oeuvre du droit à l’eau », cosigné par plusieurs associations d’envergure (Smets, 2010). Ces initiatives rejoignaient le combat mené en faveur de « l’eau bien commun » qui se structurait également à cette période et dans lequel la Fondation France Libertés, créée par Danièle Mitterrand, jouait un rôle important.

Plusieurs collectivités adoptèrent par ailleurs des mesures tarifaires et non tarifaires en faveur de l’accès à l’eau qui firent l’objet d’une couverture médiatique importante. Le relais vers l’arène politique fut assuré par un sénateur de droite, Christian Cambon, premier vice-président du grand syndicat francilien de l’eau potable (Syndicat des eaux d’Île-de-France [SEDIF]) et très engagé dans les actions de solidarité internationale.

Le sénateur déposa, début 2011, une proposition de loi relative à la solidarité des communes dans le domaine de l’alimentation en eau et de l’assainissement des particuliers. Mettant en avant aussi bien les insuffisances des fonds solidarité logement que les effets pervers de la tarification progressive, il proposa de placer les communes au coeur d’un dispositif local de solidarité en les autorisant à attribuer aux personnes en difficulté une partie plafonnée des recettes du service, comme cela pouvait déjà se faire au titre de la solidarité internationale. Les débats parlementaires conduisirent toutefois à une inflexion notable de la proposition. Le texte finalement adopté replaça les FSL départementaux au centre du dispositif, au nom de la solidarité entre communes. La loi élargit toutefois le financement des FSL en autorisant l’ensemble des gestionnaires d’eau, publics ou privés, à leur verser une fraction plafonnée de leurs recettes, y compris pour financer l’aide aux impayés de loyers et de charges. Cela formalisa le principe selon lequel une fraction du prix de l’eau pouvait contribuer à financer des mesures d’accès social. Certains acteurs critiquèrent ce choix d’une solidarité interne aux usagers de l’eau et lui opposèrent leur préférence pour un financement par l’impôt, jugé plus juste.

De son côté, le volet préventif du droit à l’eau chemina selon un autre processus parlementaire, engagé fin 2010 à l’initiative du député de droite, André Flajolet. Faisant référence aux propositions de l’OBUSASS, sa proposition de loi visait à instaurer une allocation de solidarité pour l’eau pour les usagers dont la charge d’eau dépassait 3 % du revenu. Cette allocation serait financée par une taxe intitulée « contribution au service public de l’eau », à l’image de la contribution similaire existant pour l’énergie, taxe que les services pourraient répercuter sur les abonnés. Mais cette proposition se heurta à la réticence des Caisses d’allocation familiales pressenties pour gérer cette nouvelle aide, et qui redoutaient une surcharge de travail dans un contexte interne peu favorable, ainsi qu’au caractère inconstitutionnel d’une taxe créée à la seule initiative de parlementaires.

Le volet préventif piétinait alors même que la progression des débats autour du droit à l’eau sur la scène internationale aiguillonnait l’arène française : le 28 juillet 2010, l’Assemblée générale des Nations unies adopta une résolution établissant que « le droit à une eau , c’est-à-dire salubre et propre, et à l’assainissement [est] un droit fondamental » (ONU, 2010). Surtout, la France qui devait accueillir, à Marseille en mars 2012, le Forum mondial de l’eau, dit « Forum des solutions », devait montrer qu’elle s’employait à mettre en oeuvre le droit à l’eau. Par conséquent, fin 2011, un texte modifié entreprit cette fois d’habiliter les FSL à attribuer des aides préventives financée par des contributions obligatoires des services d’eau. Le texte fut adopté au Sénat, mais rejeté par l’Assemblée nationale sous le prétexte des frais de gestion administrative élevés du dispositif au regard de l’aide limitée reçue par les bénéficiaires. L’attachement à la gestion communale et le refus de la territorialisation de la solidarité jouèrent probablement encore une fois en faveur du statu quo.

Du foisonnement d’initiatives à son encadrement

Cette avancée partielle et tâtonnante sur le plan réglementaire n’empêcha pas l’éclosion de multiples initiatives locales. Les situations observées furent très diverses : ici, un directeur de l’eau prit l’initiative face à un dérapage des impayés et enrôla l’ensemble des acteurs pour mettre en place un « bouclier social » ; là, il s’agissait de rendre acceptables des hausses de tarifs ou de donner, à l’approche d’une renégociation de contrat, une coloration sociale à un mode de gestion en délégation très critiqué ; ailleurs encore, des élus affirmèrent par ce moyen un projet politique sans forcément s’y intéresser de près. Selon un responsable d’une fédération de collectivités : « Les élus veulent mettre des clauses sociales dans le contrat, pour qu’il y ait la « tarification sociale » entre guillemets. Quoi précisément, ils ne savent pas, mais les élus veulent quelque chose de social de toute façon » (Entretien, 25 / 11 / 2014). La locution « tarification sociale » fonctionna régulièrement dans le discours de nombreux acteurs comme un énoncé collectif désignant une grande variété de réalités empiriques au-delà de la notion de tarification sociale au sens strict, toutes unies cependant par une même référence à l’idée, consensuelle, de faire du social. Le cas parisien en fournit une très bonne illustration : en 2007, le maire Bertrand Delanoë annonça la mise en place d’un tarif social dans le contexte de la remunicipalisation du service d’eau parisien. Néanmoins, dans un contexte d’habitat collectif dominant, les acteurs furent contraints de développer un ensemble de dispositifs alternatifs, sans toutefois jamais abandonner complètement l’idée initiale.

Les diverses innovations locales furent promues dans de nombreux articles, colloques et rendez-vous professionnels et devinrent autant de références dont pouvaient se prévaloir les acteurs mobilisés autour de la question de l’accès à l’eau pour faire avancer leur cause. De manière générale, la dualité des modes de gestion nourrit un climat d’émulation plutôt favorable à la question de l’accès à l’eau. La trajectoire du problème de l’accès à l’eau a largement coïncidé avec la crise de légitimité de la gestion privée et la recherche du repositionnement commercial des exploitants privés. Ceux-ci cherchèrent à se repositionner sur le marché de l’eau, tant au plan des stratégies nationales de groupes qu’au plan local, en revendiquant et affichant leur expertise sociale. Ce fut le cas de Lyonnaise des eaux, avec une démarche nationale intitulée « Idées neuves », instaurée entre 2009 et 2012, et le tarif social médiatisé de Dunkerque mis en place en 2012 ; et de Veolia avec des chèques eau et le programme Eau solidaire doté de trois volets, urgence / assistance / prévention, mis en oeuvre en Île-de-France pour le SEDIF, à partir de 2010.

À l’occasion de négociations de contrats, les exploitants privés proposèrent à plusieurs collectivités de construire des offres sur mesure intégrant une dimension sociale qui s’imposait de plus en plus comme un incontournable de la gestion de l’eau. Du côté des régies, certaines remunicipalisations eurent pour enjeu de démontrer que la gestion publique pouvait être plus performante que la gestion privée sur le plan économique et, sur le plan social, de raviver les principes solidaristes du service public. Les responsables de la régie parisienne revendiquèrent pratiquement le rôle de chef de file des collectivités locales en matière de mise en oeuvre ambitieuse et pionnière du droit à l’eau. Des promoteurs de la remunicipalisation semblaient avoir fait, de manière générale, de la prise en charge de l’accès à l’eau un véritable étendard des régies, en assimilant gestion publique et accès social, sur fond de repolitisation de la gestion de l’eau. Dans les faits, le paysage des régies et leurs pratiques en la matière restèrent très contrastés.

Une dernière fenêtre d’opportunité politique, et pas la moindre puisqu’il s’agit de l’élection présidentielle, fournit l’occasion de favoriser et d’orienter ce foisonnement d’initiatives. L’idée d’une tarification progressive de l’énergie et de l’eau pour des motifs environnementaux, travaillée par le parti socialiste, fit l’objet d’une promesse du candidat François Hollande. Après l’élection de ce dernier, en 2012, les députés furent rapidement saisis d’une proposition de loi visant à instaurer une tarification progressive de l’énergie. [14] À nouveau, la question de l’eau n’y fut abordée qu’accessoirement : le gouvernement était simplement invité à remettre au Parlement, dans neuf mois, un rapport examinant les modalités selon lesquelles la tarification progressive pourrait être appliquée à l’eau. Un député proposa finalement de recourir à l’expérimentation du tarif social, suggestion reprise et élargie par le gouvernement, qui décida d’engager une expérimentation nationale permettant aux services d’eau de mettre en place de manière dérogatoire des dispositifs variés : tarification progressive, tarification sociale, allocation de solidarité ou accroissement du montant versé aux FSL. La proposition fut adoptée en 2013, après d’âpres discussions, encore, autour d’une éventuelle gratuité de l’eau, finalement refusée.

Floue dans sa rédaction, la loi eut comme conséquence imprévue, mais décisive, d’engager un débat sur l’interdiction des coupures. Des associations comme France Libertés estimèrent que l’interdiction était établie et s’engagèrent dans des contentieux juridiques en accompagnant des abonnés victimes de coupures. La jurisprudence s’établit autour de la notion de bonne ou mauvaise foi des non-payeurs. Malgré la menace agitée par les entreprises d’une explosion du montant des impayés, cette interdiction fut validée en 2015 par le Conseil constitutionnel en raison de sa contribution à « l’objectif de valeur constitutionnelle que constitue la possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent ». [15] De fait, les juges ne firent pas expressément référence au droit à l’eau potable.

Cinquante collectivités se portèrent candidates à l’expérimentation encore en cours aujourd’hui. De son côté, le combat pour une « mise en oeuvre effective du droit humain à l’eau potable et à l’assainissement » [16] se poursuit : une proposition de loi déposée en 2013 par le député socialiste Jean Glavany souhaitait ériger le droit à l’eau en droit de l’homme opposable, en se calquant sur la notion de droit au logement opposable ;[17] la question de l’accès à l’eau des personnes non raccordées au réseau (sans-abris, publics marginalisés) était également posée. Le projet de loi suggérait l’installation de points d’eau potable, de toilettes et de douches publiques pour les personnes non raccordées au réseau, mais également la création d’une aide préventive financée par un « Fonds national de solidarité du droit à l’eau », abondé par une taxe sur les eaux embouteillées et qui financerait les FSL départementaux. Cette loi fut finalement adoptée en première lecture en juin 2016 par l’Assemblée Nationale puis discutée au Sénat en février 2017, où elle fut amputée de son principal élément que constituait l’instrument financier...

Conclusion

Que nous apprend cette monographie ? On y retrouve d’abord des éléments communs avec les trajectoires des problèmes de l’accès à l’énergie et au logement : mobilisation conjointe d’acteurs associatifs et institutionnels, politiques sociales ciblant les impayés au nom du droit à une aide en situation de précarité sectorielle, reconfiguration à la suite de l’affirmation de droits aux biens et services essentiels, puissance d’attraction de l’énoncé collectif « tarification sociale ». Elle permet ensuite de mettre en évidence une trajectoire originale de problème public. Le problème de l’accès à l’eau y apparaît en effet en tant que problème subsidiaire rattaché au problème plus général de la précarité, dans une relation qui est à la fois bénéfique (il bénéficie de la mise à l’agenda notamment par une sorte d’effet de bord) et problématique dès lors que les mesures le concernant sont incomplètes, mal adaptées, voire inexistantes. On peut le reformuler dans les termes d’un isomorphisme sectoriel hiérarchisé : le traitement du problème sectoriel de l’eau pour tous progresse par isomorphisme avec un problème sectoriel dominant, celui de l’énergie en l’occurrence, avant de prendre une autonomie progressive. [18] Cette trajectoire est par ailleurs tout sauf linéaire, comme l’a amplement montré le jeu des ouvertures ou fermetures de fenêtres d’opportunité, souvent liées au calendrier politique national et international. Mais cette contingence est en partie neutralisée par une capacité stratégique portée individuellement ou collectivement par quelques acteurs tout au long de ces années, qui progressent avec leurs alliés, prise après prise, comme l’illustre bien ce qui se joue autour de la revendication à la mise en oeuvre effective du droit à l’eau dès que celui-ci est adopté.

Cette histoire montre encore comment l’action publique procède d’une logique de cycles d’expérimentation locale – plus ou moins contrôlée – et de prescriptions plus ou moins contraignantes, dans un cadre partenarial très ouvert et tenant compte aussi bien des rapports de force entre acteurs que de l’indétermination quant aux effets prévisibles de certaines mesures. Ces cycles sont ponctués par des rapports, des évaluations, des colloques qui permettent de réduire progressivement les incertitudes concernant les cibles potentielles et les problèmes, d’affiner les mécanismes opérationnels, de mettre en débat les cadres normatifs de l’action, de préparer les compromis acceptables.

Enfin, cette histoire montre comment se construit un nouvel équilibre fragile entre deux dimensions historiques de ce service public essentiel : sa dimension de vecteur d’intégration sociale et territoriale dans la lignée de la conception française du service public, et sa dimension d’activité industrielle exercée sur un mode marchand. Or, à l’avenir, les services d’eau vont faire face à des enjeux environnementaux et patrimoniaux majeurs, alors même que leur modèle économique repose sur le principe de « l’eau paie l’eau ». L’augmentation prévisible du prix de l’eau, acceptable par la majorité des usagers, pourrait accentuer les difficultés des ménages paupérisés et fragiliser l’équilibre entre ces deux dimensions. Les mécanismes d’aide pourraient alors servir de béquille sociale à ce modèle contemporain de gestion de l’eau, bien loin de la visée transformatrice (Baudot et Revillard, 2014) dont certains porteurs de la cause investissaient le droit à l’eau, et mettant finalement en question la capacité de cet instrument à reconfigurer l’action publique.