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Les recherches menées ces dernières années en géographie sociale et en sciences de l’aménagement soulignent l’importance du projet dans la dynamique des territoires. Le projet des acteurs serait même au fondement du territoire. Dans la pratique, l’action publique régionale autant que locale repose de plus en plus fortement sur l’idée de projet, en Europe comme en Amérique du Nord. Il en est ainsi du renouveau d’un fédéralisme continental et du retour des villes dans la gouvernance mondiale (Pinson, 2009 ; Le Galès, 2011) mais aussi des comarcas, des parcs ou des pays à l’échelle rurale (Lajarge, 2000 ; Clarimont et al., 2006). La programmation sous forme de projet s’impose à tous les niveaux administratifs du secteur public, mais aussi du secteur privé, où les sciences de gestion s’accordent pour affirmer la fin des méthodes tayloriennes ou néofordistes en faveur d’une gestion transversale par projet (Hood, 1995 ; Evaristo et Van Fenema, 1999). Une évolution qui mène Boltanski et Chiapello (1999), dans une intention éminemment critique, à dire que le nouvel esprit du capitalisme se caractérise par le projet.

Le projet dans la construction territoriale

Dans le cadre d’une géographie sociale et culturelle du sport (Augustin, 2011 ; 2016), ce numéro thématique ouvre la recherche à partir d’approches renouvelées soulignant comment les pratiques sportives s’inscrivent dans des projets de territoire. Sur un plan théorique, le concept de projet trouve également de l’importance au moment d’appréhender une construction territoriale, ces territorialités ou territoires « en train de se faire » (Vanier, 2009). Dans tous les domaines de la société, c’est le jeu des acteurs qui produit ces territoires (Gumuchian et al., 2003 ; Sénécal, 2006), des territoires qui reposent sur un projet industriel, agricole, urbain ou récréatif et sportif. Le texte, quasiment épistémologique, rédigé par Debarbieux (2004) sur la question d’un effet géographique en est une démonstration. Selon cet auteur, l’identification et l’inscription d’un objet dans une catégorie donnée produit, sur la matérialité de cet objet, tout un ensemble d’actions concrètes qui tendent à conforter l’objet dans son statut, c’est-à-dire une sorte de prophétie autoréalisatrice sociospatiale qu’il nomme effet géographique. De même, dans un texte consacré au concept de ressource territoriale, Gumuchian et Pecqueur (2007) en arrivent finalement à dire l’importance des projets, une particularité locale n’étant ressource que par son activation au travers d’un projet.

Les études de projets sont ainsi de plus en plus nombreuses en géographie, en géographie du tourisme (notamment Hazebroucq, 2009 ; Axente, 2012 ; Losseau, 2015) ou en géographie du patrimoine, des fêtes et des mouvements culturels (notamment Gravari-Barbas et Jacquot, 2007 ; Fournier et al., 2009 ; Sibertin-Blanc, 2009), mais il manque encore un certain nombre d’études à propos des activités sportives et du monde sportif qui se pense tout autant par projet. On peut déjà mentionner le travail de Haschar-Noé (2005), plus récemment celui de Suchet (2015), sinon plus largement celui de Corneloup et al. (2007), mais d’autres études empiriques et théoriques restent à faire. La candidature des villes à l’organisation des Jeux olympiques d’été ou d’hiver, la gestion intercommunale du sport, les loisirs sportifs dans l’organisation des destinations touristiques, les grappes d’innovation sportive, la construction de stades et de grands aménagements urbains… sont autant de projets de territoire ou de projets pour les territoires qui reposent en grande partie sur les activités sportives. L’enjeu scientifique porte aussi sur de nouvelles relations théoriques entre représentations, cultures et identités ou entre spatialités, habiter et gouvernance. Le sport s’impose en effet comme un objet d’étude géographique permettant d’appréhender, tout autant que d’autres objets, les dynamiques contemporaines mondialisées. Omniprésent dans les médias et les discours, le sport est devenu un genre commun dont il n’est plus permis de méconnaître l’importance.

Les pratiques sportives : un organisateur social et spatial des sociétés

Au-delà des grands événements sportifs, des spectacles médiatiques et de leur utilisation pour renforcer les identités nationales, se jouent d’autres enjeux politiques autour de l’aménagement du territoire pour des pratiques de compétitions amateurs et de plus en plus pour les sports loisir. Dans sa version santé et mise en forme, le sport permet l’invention de soi, loin des grands stades bruyants. Une invention faite de randonnées, d’activités nautiques, de parcours de montagne où le monde s’offre comme un terrain de jeu. Les pratiques se sont multipliées en utilisant des équipements spécialisés et les lieux les plus divers. Cet ensemble de pratiques et d’espaces est devenu un organisateur social et spatial structurant les sociétés. Dans les aires centrales des grandes villes, dans les banlieues organisées, dans les périphéries urbaines comme dans les espaces de nature, le sport impose sa marque et participe aux projets de territoire en s’affichant comme un révélateur des spatialités contemporaines.

Les milliers d’équipements édifiés dans les villes et leurs zones d’influence tissent un véritable maillage en participant à leur fonction culturelle, leur expression et leur représentation. Ces équipements très codifiés permettent l’essor des sports de compétition ou de loisir, qu’il s’agisse des stades de grands jeux et de petits jeux, des gymnases, des piscines, des courts de tennis, des patinoires, mais ces équipements traditionnels se doublent de plus en plus d’autres espaces et lieux de pratique. Pour ne prendre qu’un exemple, en France, le ministère chargé des sports a entrepris le recensement des équipements, espaces et sites d’activités sportives (MVJS, 2016). Au total, plus de 315 000 lieux ont été recensés, distinguant 250 000 équipements spécifiques et 65 000 espaces et sites de nature. Les collectivités territoriales, et surtout les communes, assurent l’ancrage territorial des installations. Quelque 77 % des équipements sont la propriété des communes et 70 % de ceux-ci sont gérés par elles. Les communes et autres collectivités locales exercent leurs responsabilités de droit commun, dans le cadre de leur compétence sportive locale, et leurs projets s’inscrivent de plus en plus dans des visées territoriales.

En milieu naturel, les références spatiales se multiplient autour des activités sportives, et les sites, les itinéraires et les espaces de pratique définis par leurs caractéristiques physiques, hydrographiques ou climatiques transforment l’image des lieux et favorisent une appropriation culturelle et sociale. Ces appropriations bénéficient d’une triple valorisation par les aménagements offrant des pratiques selon les niveaux, par l’amélioration des accès grâce aux routes et aux balisages et par la promotion des lieux par les réseaux d’adeptes et les médias (revues spécialisées, topoguides, films…). Une cartographie nationale et mondiale des lieux, sites et itinéraires sportifs se constitue avec ses répertoires, ses inventaires et ses classements. La nature n’est plus un décor, elle devient partenaire et support d’activités multiples en utilisant les lieux naturels les plus divers et les plus inaccessibles, soient-ils en bordure d’océan, de mer ou de lac (voile, surf, planche à voile), dans leurs profondeurs (plongée sous-marine) ou dans leur traversée (croisière et course croisière), ou encore sur les pentes des montagnes (alpinisme, escalade, ski), dans les gorges des rivières (canyoning, canoë-kayak…), dans les airs (planeur, parapente, aile-delta…) ou dans des sites souterrains (spéléologie).

Cette géographie s’accompagne d’aménagements favorisant l’usage des sites de nature. Les montagnes ont d’abord été reliées par des voies de communication, routes et chemins de fer, permettant l’accès aux alpinistes. Puis des refuges et des chalets-hôtels ont été créés. Les sports d’hiver et les stations de ski se sont développés en bénéficiant des premiers équipements techniques : remonte-pentes au début du XXe siècle, téléskis en 1934, puis toutes sortes de remontées mécaniques. À partir de 1960, de grands projets sont lancés, dans les Alpes en Europe et dans les montagnes Rocheuses aux États-Unis. Les stations de ski de moyenne montagne, adossées à des villages, se doublent de stations créées ex nihilo à plus de 2000 m d’altitude. Cette situation permet de bénéficier de plusieurs mois d’enneigement et de créer de toutes pièces un hébergement touristique au pied des pistes. La mise en place de parcs naturels régionaux et nationaux a également favorisé l’accueil des touristes sportifs dans les pays du Nord.

À côté du désir de montagne, le « désir du rivage » (selon la formulation de Corbin, 1990) s’accélère et, avec lui, les aménagements côtiers. Aux stations balnéaires du XIXe siècle succèdent les stations littorales. En France, après les côtes bretonne et normande, puis la côte d’Azur, c’est la région Languedoc-Roussillon (mission Racine) et, enfin, l’Aquitaine qui bénéficient de nouvelles installations : les stations balnéaires (la Grande-Motte, le Cap d’Agde, Seignosse Océan, Lacanau…) et les ports de plaisance se multiplient avant que quelques stations de surf prennent le relais, à Lacanau ou Hossegor, par exemple. Là aussi, l’Europe et l’Amérique du Nord sont les foyers primaires de tels projets, puis le phénomène se diffuse en Asie (notamment en Chine) et en Amérique latine.

Dans les villes, au-delà des équipements spécialisés, la construction de larges espaces sportifs devient une occasion de créer de la valeur urbaine en offrant des sites de pratique diversifiés, ouverts à tous, structurant le paysage urbain et capables d’accueillir de grandes compétitions médiatisées (Callède, 2016). Dans le cas des stades, ces projets sportifs s’inscrivent de plus en plus dans de véritables projets urbains ; c’est la réhabilitation et le désenclavement des quartiers, comme ce fut le cas à la Plaine Saint-Denis. Autour du Stade de France, les transports ont été améliorés (couverture de l’autoroute A1, création de la gare de La Plaine – Stade de France sur la ligne B du réseau express régional [RER] d’Île-de-France, prolongement de deux lignes de métro). De nouveaux quartiers ont été créés (zones d’aménagement concertées autour de la porte d’Aubervilliers et du quartier de la Montjoie), ainsi que des pôles d’activités (centre de recherche à l’ouest du Stade de France et studios de la Plaine Saint-Denis).

Dans le même temps, l’appropriation des espaces publics des villes s’intensifie, que ce soit pour les courses organisées comme les marathons urbains à New York, Chicago, Boston, Paris, Londres, Berlin et Tokyo ou par les pratiques banales du jogging, du patinage de rue ou de la bicyclette (Lefebvre et al., 2013). Ces pratiques sont favorisées par les firmes mondiales qui déversent leurs produits (chaussures, vêtements, bicyclettes, patins et planches à roulettes…) dans les grandes villes du monde. Les espaces de pratique se diversifient : on peut distinguer les espaces « urbains » (stationnements, places, rues…), les espaces piétonniers et cyclistes (allées, pistes cyclables, berges…), les espaces de détente (plages, jardins…), les espaces naturels de loisir (bois, parcs…) et les espaces dits sportifs (aires de jeux, plateaux sportifs…). L’ensemble de ces espaces organisés à partir de projets territoriaux laisse à chacun des possibilités de loisirs sportifs peu contraignants et adaptés à ses désirs.

Des recherches actuelles et des perspectives croisées

À partir de ces considérations, les articles qui composent ce numéro thématique abordent la question des pratiques sportives et projets de territoire sous divers angles. Ainsi, Marina Honta souligne comment la coopération intercommunale en France peut être renforcée à partir de processus à l’oeuvre dans le domaine sportif. José Chaboche montre aussi, en prenant l’exemple du complexe aquatique l’Odyssée à Chartres, que le projet favorise la construction de l’intercommunalité. Antoine Le Blanc analyse le projet des Gay Games à Paris en 2018 en notant que, malgré un budget réduit, l’événement constitue un projet urbain qui peut même s’inscrire dans un projet de ville. Enfin, André Suchet souligne le rôle des acteurs et de leurs cultures de référence dans le maintien, contre toute attente, d’une petite station de sports d’hiver dans les Alpes du Nord.

Ce numéro consacré aux pratiques sportives dans les projets de territoire offre une série d’études démontrant au final la place grandissante de ces activités dans la construction sociale et culturelle des territoires. Sous des formes diverses, ces pratiques participent à des dynamiques territoriales dont l’analyse doit être poursuivie, car celle-ci engage une réflexivité nécessaire à la démarche scientifique et utile à l’action.