Résumés
Résumé
Paris a été choisie comme ville d’organisation des prochains Gay Games, tournoi organisé par les associations gaies et lesbiennes dans un but d’ouverture de la compétition sportive, à la fois similaire et décalé par rapport à l’esprit olympique. L’aspect associatif et les budgets plus faibles semblent impliquer un moindre impact sur l’aménagement urbain. Pourtant, par l’ampleur du nombre de participants, par la recherche d’ouverture et de visibilité, par la spécificité de l’accueil dans une grande capitale mondiale et par ses effets sur la spatialisation du genre et la norme urbaine, le projet Paris 2018 constitue bien un projet urbain important, voire un véritable projet de ville.
Mots-clés :
- Sport,
- associations,
- LGBT,
- Paris 2018,
- Gay Games,
- projet urbain
Abstract
Paris was chosen to host the next Gay Games, a sports tournament organized by gay and lesbian associations in order to promote inclusion in sports competition. The Gay Games are similar to an Olympic Games organization, but quite different in spirit. The emphasis on cooperation and the smaller budgets seem to entail a lesser impact on the urban territory. However, the huge number of participants, the political claims, the specificity of Paris – a world class capital city – and the probable consequences on gender norms and visibility in the city, all contribute to make the Paris 2018 bid an actual urban project, indeed a veritable city project.
Keywords:
- Sports,
- associations,
- LGBT,
- Paris 2018,
- Gay Games,
- urban project
Resumen
París ha sido escogida como la ciudad organizadora de los próximos Gay Games, torneo organizado por las asociaciones homosexuales y lesbianas, con el objetivo de abrir la competición deportiva, simultáneamente similar al espíritu olímpico y rezagada de él. El aspecto asociativo carente y el bajo presupuesto parecen indicar impactos menores sobre el planeamiento urbano. Sin embargo, el gran número de participantes, la búsqueda de apertura y de visibilidad, la recepción específica de una gran capital mundial y los efectos sobre la espacialización de género y norma urbana, hacen del proyecto París 2018 un importante proyecto urbano, mismo un verdadero proyecto de la ciudad.
Palabras clave:
- Deporte,
- asociaciones,
- LGBT,
- París 2018,
- Gay Games,
- proyecto urbano
Corps de l’article
Introduction
Les Gay Games, qui devaient originellement s’appeler Jeux olympiques gays, sont une compétition sportive amateur d’ampleur mondiale, organisée par des associations gayes et lesbiennes dans un but d’ouverture à tous. Comme l’annonce avec fierté le site de l’événement, cette compétition multisports accueillant plusieurs milliers de participants est « la plus grande manifestation sportive, culturelle et festive du monde » (Association Paris 2018, 2016). Pourtant, elle est faiblement médiatisée par rapport à son ampleur, et son impact sur l’espace urbain est également bien moindre que celui d’autres compétitions internationales. L’aspect associatif et les budgets plus faibles peuvent expliquer cette situation. Pourtant, par l’ampleur du nombre de participants, par la recherche d’ouverture et de visibilité et par leurs effets sur la spatialisation du genre et la norme urbaine, les Gay Games constituent bien un projet urbain d’impact important. Or, à l’automne 2013, c’est la ville de Paris qui a été choisie par la Fédération des Gay Games (FGG) pour l’organisation des dixièmes Gay Games, en 2018. Quel impact cette compétition pourrait-elle avoir sur une capitale, ville mondiale, première destination d’accueil du tourisme international ? Ce projet sportif constitue-t-il un projet urbain, voire un projet de ville, par ses conséquences sur les pratiques de la ville et sur une ambiance urbaine ?
La recherche scientifique sur le sport gay et lesbien est relativement limitée et quasiment inexistante en géographie. Précisons que nous parlons du sport étiqueté [1] gay et lesbien, et non des athlètes gays ou lesbiennes dans le monde du sport en général. Depuis deux décennies, on trouve des recherches sur ce sujet en sociologie et en sciences du sport, notamment dans le monde anglophone, et de façon plus restreinte dans la recherche française (Liotard, Ferez, Raibaud) ; mais nous proposons ici une approche proprement géographique de ces problématiques, au croisement de la géographie du sport et de la géographie sociale et culturelle, dans ses composantes centrées sur les géographies du genre et de la sexualité. Outre les quelques recherches notamment sociologiques sur le sujet, nous nous appuierons principalement sur nos observations pendant huit années de participation et d’organisation d’événements liés aux associations lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres (LGBT), sur des entretiens menés par nos soins et sur des sources diverses (documentations des sites web des associations étudiées, leurs statuts, chartes, bilans analytiques des événements sportifs, rapports ministériels). L’objectif est non seulement la construction de la connaissance dans ce domaine quasiment inexistant en géographie, mais aussi l’analyse de pratiques et de conséquences spatiales relevant d’une méthode géographique somme toute très classique : comment le sport LGBT construit-il des territoires spécifiques, à différentes échelles, avec quelles frontières et quelles structures ? Quelles sont les dynamiques de ces territoires ? Comment ceux-ci s’articulent-ils avec les territoires voisins, dans le temps et dans l’espace, ainsi qu’avec des territoires urbains définis par une norme majoritaire conquérante et des structures de genre profondément ancrées dans les pratiques ?
Les Gay Games à Paris en 2018
Des jeux organisés par les sportifs LGBT
Nous appelons associations sportives LGBT [2] les associations qui choisissent de s’étiqueter ainsi et de l’afficher. Ces organisations se distinguent ainsi d’autres associations sportives, plus traditionnelles, non étiquetées en fonction d’une sexualité ou d’un genre, qu’elles soient dans les faits gay-friendly ou non. Elles se distinguent également des clubs sportifs, car leur fonctionnement repose très majoritairement sur des bénévoles et non des salariés, ce qui induit un fonctionnement différent en termes financiers et donc dans l’état d’esprit. L’étiquette d’association LGBT, publique et revendiquée, constitue un marqueur communautaire important et, pour notre approche géographique, un marqueur territorial (Lefebvre et al., 2013). Ce marqueur public est fondamental. Il faut bien comprendre que les associations étiquetées LGBT, en France comme ailleurs, sont des associations de facto ouvertes à tous sans distinction de genre ou de sexualité. Ce sont des associations qui mettent l’accent sur l’ouverture aux sexualités et genres minoritaires, mais sans qu’il y ait de discrimination « inverse » à l’entrée. En France, une cinquantaine de ces associations sportives LGBT sont affiliées à la Fédération sportive gaie et lesbienne (FSGL). [3]
Toutefois, la majeure partie des inscrits dans ces associations sont homosexuels, [4] et cette inscription dans un club sportif estampillé LGBT correspond à une perception et à des motivations complexes. C’est en réalité une réinscription spatiale à diverses échelles, dans un milieu sportif, laquelle répond à une marginalisation antérieure, réelle ou perçue. Les enquêtes montrent que l’expérience de l’exclusion des homosexuels et homosexuelles dans le sport est forte et pas toujours formulée. Il s’agit parfois de violences physiques (6 % des personnes interrogées dans l’échantillon de Sylvain Ferez, ce qui est un chiffre important), plus fréquemment verbales et souvent difficiles à appréhender : impression d’étrangeté, regards, mise à l’écart implicite… et autoexclusion (Ferez, 2007 : 40). S’il semble que l’homophobie dans le milieu sportif soit aujourd’hui en baisse dans les pays occidentaux (Anderson, 2009), elle continue d’expliquer l’inscription dans les clubs sportifs LGBT. [5] Cette inscription est une réappropriation spatiale du sport comme pratique sociale, conviviale et compétitive. Il s’agit de comprendre que « j’ai ma place dans le gymnase ou sur le terrain » ; que cette place peut se situer au sein d’un collectif, qu’elle n’est pas forcément individuelle, isolée ; que prendre cette place ne signifie pas abandonner une partie de son identité (Ferez et Beukenkamp, 2009).
L’approche géographique ne consiste pas seulement à comprendre cette réappropriation territoriale à l’échelle des individus ou des associations, mais à étudier les conséquences spatiales de ces processus : réseaux qui se structurent notamment à l’international, conséquences sur l’espace urbain et les pratiques de cet espace… Le sport LGBT s’organise comme le sport conventionnel en logique d’entraînement et de tournois à différentes échelles. Parmi ces tournois, la compétition sportive la plus importante est un événement de portée mondiale ayant lieu tous les quatre ans depuis 1982 : les Gay Games. L’objectif de cet article est de proposer une première analyse de l’impact spatial d’un événement tel que les Gay Games dans une capitale mondiale, en l’occurrence Paris.
L’historique des Gay Games
D’autres chercheurs ont largement présenté et analysé l’origine et le développement des Gay Games (en France, Liotard et Ferez, 2007, entre autres). Nous ne reviendrons pas sur cet historique, mais nous pouvons en souligner les aspects fondamentaux d’un point de vue géographique.
Ainsi, l’échelle internationale des Gay Games reproduit des processus spatiaux qu’on peut analyser aux échelles locale et nationale : une hyperconcentration dans un pôle identitaire reconnu et stable dans le temps (un espace urbain, à forte densité, ouvert, où les discriminations envers les populations homosexuelles sont moindres qu’ailleurs), et une forme de réticularité très spécifique, dynamique, évolutive, en archipel, localisée dans les centres économiques (quartiers centraux urbains, capitales nationales ou grandes métropoles, pays développés occidentaux). La localisation des compétitions sportives LGBT mondiales (tableau 1) reflète clairement des choix liés à une culture occidentale et à un monde économiquement plus développé, mais c’est en grande partie le reflet d’une FGG qui est américaine, qui a pratiquement lancé tout le mouvement sportif gay et lesbien depuis les premiers jeux gays de 1982 (Liotard, 2008), et d’autres associations (comme l’European Gay and Lesbian Sports Federation [EGLSF]) qui sont très marquées culturellement.
La localisation des villes candidates non choisies confirme ces tendances, pour les Gay Games (São Paulo, Rio de Janeiro, Limerick, Londres, Orlando...) comme pour les World Outgames (Utrecht, Manchester, São Paulo, Le Cap, Denver, Philadelphie…). Toutefois, aujourd’hui commencent à se développer des compétitions sportives LGBT en Asie.
Des jeux olympiques inverses ?
Les athlètes membres d’associations sportives LGBT se caractérisent par une mobilité importante aux échelles nationale et internationale, notamment pour des tournois internationaux. Ceci est dû à plusieurs facteurs. Tout d’abord, la pratique en association sportive LGBT locale ne dispose pas d’un choix de clubs aussi vaste que la pratique conventionnelle. En d’autres termes, dans une ville donnée, pour un sport donné, une personne aura le choix entre différents clubs de quartiers pour une inscription traditionnelle, mais ne trouvera généralement qu’une seule organisation sportive LGBT couvrant l’ensemble de la ville, voire de la région, aboutissant ainsi à une sorte de hausse de niveau d’échelle par rapport à la pratique sportive hétérosexuelle : pour la pratique hétérosexuelle, l’échelle de base est le quartier, alors que pour les LGBT, c’est la ville, voire la région. Pour les hétérosexuels, les échelles régionale puis nationale sont compétitives et difficiles d’accès, alors que pour les LGBT ces échelles sont très accessibles (tableau 2).
Ainsi, la mobilité à l’échelle européenne, par exemple, est forte et plus accessible que pour les sportifs non LGBT. Il en va de même pour l’échelle mondiale des Gay Games et des World Outgames, ce qui explique en partie le nombre important de participants et leurs origines variées.
Un second facteur majeur de mobilité est l’hétérogénéité des niveaux de pratique sportive dans les clubs LGBT, soulignée par la sociologie de ces clubs (Ferez, 2007) et par les règles d’adhésion. Il s’agit d’une pratique amateur, de loisir. Les athlètes de haut niveau sont présents, mais il n’y a « pas de sélection des meilleurs » (Ferez, 2007 : 136-138). Cette mise au second plan de la compétition par rapport aux valeurs communautaires est rappelée par une des expressions-clés du slogan de la FGG : le personal best, le meilleur de soi. Comme l’explique Philippe Liotard, « le meilleur de soi valorise la participation quel que soit le niveau » (Liotard et Ferez, 2007 : 63). Cette diversité des niveaux aboutit à un effacement partiel des barrières psychologiques à la participation aux tournois et à une mobilité plus forte.
Enfin, suivant une logique associative et de lutte contre les discriminations, il existe différents systèmes d’aide qui facilitent les déplacements, par des frais minorés par exemple (aide financière directe, hébergement chez les sportifs participants, etc.). Pour les Gay Games de Cleveland, ce soutien a profité à 6 % des athlètes, soit près de 500 personnes (Rohlin et Greenhalgh-Stanley, 2015). Paris 2018 prévoit de l’aide à hauteur de 300 000 $. Ce principe de soutien, appelé outreach, aide grandement à démocratiser les tournois LGBT et facilite la mobilité internationale.
Au final, ceci aboutit à l’organisation de pratiques spatiales fondées sur l’expression de la diversité (Ferez et Beukenkamp, 2009) : diversité de genre et de sexualité, mais aussi socioprofessionnelle, d’âge et de lieu d’origine (FSGL, 2010). Sylvain Ferez parle donc d’une pratique « contre-communautaire », au sens où la communauté est une illusion, car elle est variée et ouverte, non exclusive (Ferez et Beukenkamp, 2009 : 178).
Cette sociologie et ces pratiques spatiales peuvent être lues comme une forme de démocratisation du sport LGBT, malgré quelques bémols. Les Gay Games ou les Outgames sont pensés comme une sorte d’antithèse aux Jeux olympiques : mondiaux et ayant lieu tous les quatre ans, ils sont voulus comme une compétition ouverte à tous les niveaux de pratique sportive, sans aucune discrimination de genre, de sexualité, etc. Certes, au-delà des affichages, le tableau réel est loin d’être aussi parfait, mais on peut affirmer avec Philippe Liotard que « les Gay Games questionnent les valeurs diffuses et implicites de la normalité corporelle, identitaire, sexuelle, et donc politique, en organisant la visibilité des invisibles sociaux » (Liotard et Ferez, 2007 : 65). Ce positionnement vis-à-vis de l’olympisme résulte à la fois d’une stratégie construite et de pressions exogènes. C’est le Comité international olympique (CIO) qui a refusé aux Gay Games l’autorisation d’employer l’adjectif olympique dans sa dénomination, rejetant ce faisant une sorte de normalisation des Gay Games et incitant ces derniers à se positionner comme extérieurs à l’olympisme officiel (Liotard, 2008). [6] Ce rejet a été perçu comme une manifestation supplémentaire de l’homophobie structurelle des institutions sportives, et donc une preuve de la nécessité de l’existence des Gay Games. Les organisateurs n’ont pas renouvelé la demande par la suite. À l’inverse, il existe d’autres compétitions qui ont pu obtenir l’autorisation d’employer le terme olympique ou qui, plus généralement – bien que ciblant une communauté spécifique – ne provoquent pas le même rejet (Liotard, 2008). [7]
Un faible impact urbain ?
Structures sportives préexistantes, faible budget : peu de nouveautés dans l’espace urbain
Les tournois sportifs internationaux LGBT regroupent des milliers d’athlètes, mais ne bouleversent pas le paysage urbain comme le font des Jeux olympiques. Leur impact sur le territoire est-il pour autant négligeable ? Plusieurs facteurs tendent à le faire penser en première approche, notamment le fait qu’ils accueillent beaucoup moins de public et ont besoin d’infrastructures plus restreintes.
L’aspect amateur et ouvert à tous de l’évènement induit une diversité dans la compétition sportive qui est un peu éloignée de la recherche des hauts niveaux de performance voulus par le grand public en matière d’événements sportifs (Liotard et Ferez, 2007). Certes, on peut imaginer que le public serait intéressé également par cette diversité de la compétition, mais il faudrait pour cela une plus forte médiatisation et donc un plus gros investissement financier.
Le budget d’un tournoi sportif LGBT tourne généralement autour de quelques milliers d’euros pour un tournoi national, quelques dizaines de milliers d’euros pour un tournoi international moyen, jusqu’à 150 000 euros pour le Tournoi International de Paris (FSGL, 2016), quelques millions d’euros pour Paris 2018 (le budget estimatif est de 6,7 millions d’euros). Ces chiffres ne sont pas négligeables, mais restent très en-deçà des budgets des tournois traditionnels, pour lesquels les impératifs d’accueil, d’aménagement des lieux et de publicité sont plus importants. [8]
Les budgets faibles, la médiatisation limitée et l’aspect associatif contribuent à limiter l’impact urbain des compétitions annuelles, mais aussi des grands événements sportifs comme les Gay Games, à l’inverse des Jeux olympiques qui transforment souvent durablement le visage d’une ville. On peut aussi analyser ce faible impact urbain comme une manifestation spatiale de la normativité hétérosexuelle de l’espace urbain, réticent à des changements tendant à dé-genrer l’espace urbain. Par exemple, la très grande majorité des espaces publics sportifs dans les villes sont utilisés presque exclusivement par des hommes (Augustin, 2011 ; Raibaud et Ayral, 2014). Autrement dit, de manière plus ou moins volontaire, un groupe majoritaire constitué d’hommes hétérosexuels défend un territoire et les privilèges qui y sont liés : appropriation de l’espace public, monstration des corps, symbolisation d’une puissance virile, transfert, en dehors des lieux de pratique sportive, de dynamiques de compétition et de domination… Les (peu ambitieuses) stratégies de modification des espaces urbains portées par les compétitions LGBT se heurtent à ces stratégies contraires, majoritaires et très solidement implantées.
Les lieux de la compétition sont similaires à ceux de la pratique sportive et s’articulent à des réseaux préexistants. À Paris, la pratique sportive LGBT est concentrée à l’Est de la ville-centre, ce qui correspond non tant à l’habitat des athlètes qu’à la plus grande ouverture et disponibilité à proposer des terrains, de mairies tenues par la gauche et plus ouvertes aux problématiques de lutte contre les discriminations. Cela reste globalement concentré dans l’espace urbain. Certes, les lieux de la compétition pour Paris 2018 seront plus variés et plus éclatés au niveau régional, compte tenu d’une capacité d’accueil nécessairement plus importante (Association Paris 2018, 2016) ; mais il ne devrait pas y avoir de création d’infrastructures ni de modification substantielle de bâtiments ou de transports existants.
Certains tournois sportifs LGBT internationaux visent même ouvertement l’impact minimum sur l’espace urbain, par souci de médiatisation minimale envers le grand public, pour la protection des athlètes. Ce sont parfois les autorités de la ville qui tentent de limiter cet impact. Lors des Eurogames de Budapest, en 2012, le trajet des athlètes entre le lieu de résidence et le lieu de compétition était intégralement encadré par les forces de police. Ainsi, l’organisation de grandes compétitions sportives internationales estampillées LGBT oscille-t-elle souvent entre désir de reconnaissance et crainte d’une trop grande visibilité, entre impact spatial revendiqué et impact spatial minimum.
L’expérience du tournoi international de Paris et de son faible impact urbain
L’attribution de l’organisation des dixièmes Gay Games à Paris, en 2018, doit être remise dans le contexte parisien pour comprendre les enjeux sociaux et urbains de la candidature et de l’organisation de ces jeux, et le potentiel impact urbain bien plus important que celui d’autres tournois LGBT. En réalité, Paris avait déjà soumis sa candidature pour l’organisation des Gay Games au début des années 2000, pour les jeux de 2010, finalement attribués à Cologne. Les associations sportives LGBT de la capitale, chapeautées par la FSGL, ont alors lancé, en 2003-2004, le Tournoi international de Paris (TIP). Ce TIP était censé préfigurer les Gay Games, démontrer la capacité d’organisation des associations sportives LGBT parisiennes (Picaud, dans Liotard, 2008). Malgré la non-attribution des huitièmes Gay Games à Paris, le TIP a été pérennisé, et il s’est considérablement développé au fil des années, pour devenir une compétition internationale majeure, toujours étiquetée LGBT et amateur. En 2015, ce tournoi a accueilli 2300 athlètes d’une cinquantaine de nationalités, provenant de 34 pays (FSGL, 2016). Ainsi, Paris et les associations sportives LGBT démontrent, chaque année, leur capacité d’organisation d’un événement mondial de grande ampleur. L’attribution à Paris des Gay Games 2018 entérine cette compétence et récompense la persévérance des personnes, toutes bénévoles, derrière cette organisation.
L’expérience du TIP permet toutefois de constater que l’impact urbain d’une telle compétition est très limité. Les réseaux sont invisibles ou presque. Les marqueurs spatiaux sont minimes. Il n’y a pas de création d’infrastructures, et pas non plus de modification structurelle des lieux investis. Tout au plus s’agit-il de redécoration, de marqueurs identitaires situés à l’intérieur des espaces sportifs, à l’exception toutefois du « village sportif ». Ce « village » est une extension dans le temps de la journée d’inscription et d’accréditation, qui est prolongée par deux journées d’accueil, d’activités diverses, d’ouverture au public, en un lieu dédié, au centre de la capitale, qui fait office de vitrine politique et sociale pour la compétition. Créé à partir de 2012, le village, bien que plus ouvert et plus visible que les sites de compétition sportive à proprement parler, reste peu médiatisé et est fréquenté très majoritairement par les athlètes et leurs amis, plutôt que par le grand public. Il ne nécessite pas non plus de modification structurelle du lieu.
Toutefois, l’impact spatial d’un tel tournoi ne peut se mesurer seulement à la modification de sites urbains. La pérennisation du TIP implique une série de conséquences administratives et sociospatiales parfois peu directes et peu marquées, mais qui finissent par modifier des pratiques et des sites. Ainsi, l’attribution d’une trentaine de sites sportifs, une fin de semaine de trois jours chaque année, est-elle de plus en plus facile à obtenir. Les commanditaires, rares au début, sont confortés par la fiabilité de l’organisation, notamment en termes financiers, et la visibilité s’accroît progressivement dans l’espace urbain. [9] Ceci est valable également pour les autres acteurs, en particulier la ville, qui est confortée petit à petit dans son choix de soutien au tournoi, ce soutien ne se traduisant toutefois pas, dans le cas de Paris, par un soutien à la visibilité. Pour les associations et les bénévoles, l’expérience de l’organisation permet de faire disparaître peu à peu le sentiment de peur, la part de l’angoisse face à une homophobie, réelle ou supposée, et face à une accusation quasi systématique de « communautarisme ». [10] La pratique de l’espace urbain autour de ces sites est une pratique plus sécurisée et moins angoissée, d’année en année. En d’autres termes, l’objectif originel de créer de la visibilité afin d’améliorer l’acceptation sociale de l’homosexualité se révèle ici un outil certes lent, mais pertinent.
Ainsi, l’impact spatial d’un tournoi de plus faible ampleur que les Gay Games, mais pérenne, n’est pas négligeable. Qu’en est-il de l’impact spatial des précédents Gay Games ?
L’expérience des autres Gay Games et des Outgames
À notre connaissance, l’impact urbain des Gay Games et des World Outgames n’a pas fait l’objet d’études systématiques. On peut se référer aux bilans, publics et disponibles sur le Web, des différents Gay Games, mais ces bilans sont réalisés par la structure organisatrice et sont axés sur des points divers (bilan de la compétition, de l’ouverture et de la lutte contre les discriminations, bilan financier…), sans présenter de réflexion sur l’impact sur la ville, ni immédiat ni à plus long terme. Toutefois, on peut explorer quelques pistes de réflexion concernant ces aspects spatiaux.
Il n’y a pas de création d’infrastructures, mais il a pu y avoir des modifications de certaines infrastructures, de certains sites, tant pour le sport que pour les festivités (cérémonies…). Lors des tournois majeurs, de grandes places sont investies par l’organisation, pour l’installation des scènes de spectacle et de concert, des stands d’information et de prévention, des buvettes, ce qu’on appelle généralement le village. À Copenhague en 2009 (Outgames), à Cologne en 2010 et à Cleveland en 2014 (Gay Games), un quartier plutôt central de la ville changeait ainsi d’aspect et de pratiques pendant une dizaine de jours.
En effet, si les sites de pratique sportive sont souvent éloignés des centres des villes et éclatés dans la région urbaine, c’est un peu moins le cas des villages sportifs, qui peuvent être très légèrement excentrés, mais où la volonté de se situer au plus près du centre de la ville est clairement manifestée. Cette recherche de centralité s’explique par la volonté de visibilité, de vitrine politique, mais aussi de lieu de polarisation des athlètes une fois la journée de compétition terminée. Ces villages s’accrochent, quand c’est possible, aux quartiers gays ou gay-friendly des villes (Cologne en 2010, Anvers en 2013), eux-mêmes souvent centraux (Giraud, 2014).
On peut noter des différences notables en fonction du type d’organisation et en fonction de la taille de la ville d’accueil. Ainsi, les World Outgames, comme les Eurogames à l’échelle européenne, accueillent moins d’athlètes (de 3000 à 5000 pour les Eurogames), organisent moins de sports et les villages sont moins fréquentés. Mais, à l’inverse, dans des petites villes comme Copenhague ou Anvers, qui ont accueilli les World Outgames en 2009 et 2013, ou même Cologne en 2010, la visibilité de la compétition a été importante, car ces villes sont moins habituées à accueillir de larges manifestations et compétitions internationales, par rapport à Chicago ou Paris. Les villes organisatrices peuvent y voir un réel bénéfice politique, l’organisation de jeux identifiés comme gays et lesbiens constituant un marqueur politique clair.
Des conséquences spatiales plus importantes sur les pratiques de l’espace urbain
Les marqueurs spatiaux et politiques
L’association Paris 2018 prévoit accueillir, pour les Gay Games de Paris, pas moins de 15 000 athlètes, ce qui en fait une compétition de très grande ampleur. Quelques 70 pays devraient être représentés, et des compétitions se tiendront dans 36 sports se déclinant en plusieurs centaines de catégories sportives. Au-delà des athlètes, plus de 40 000 visiteurs sont attendus.
Pendant une dizaine de jours, auront lieu non seulement des compétitions sportives, mais aussi toute une série d’activités culturelles et festives, sur des sites parfois exceptionnels de la capitale française, comme Roland-Garros pour le tennis, la salle Bercy Arena ou le stade Charléty, tandis que les cérémonies auront également lieu dans des sites prestigieux tels que le Grand Palais. Ainsi, l’ambition de Paris 2018 est-elle plus importante que pour d’autres Gay Games ou que pour le TIP. La spécificité de Paris entre en ligne de compte : les Gay Games 10 se greffent à un site très touristique, pendant la haute saison (début août). Le village sportif sera situé en plein coeur de la ville, sur le parvis de l’Hôtel de Ville, ce qui lui conférera une visibilité maximale, en lien avec l’opération Paris Plages. Le soutien institutionnel est très marqué, non seulement à l’échelle de la ville et de la région, mais aussi à l’échelle nationale (Association Paris 2018, 2016). Enfin, depuis 2015 et l’annonce de la candidature de Paris à l’organisation des Jeux olympiques de 2024, les Gay Games de 2018 sont un peu envisagés comme un test spatial et politique (ouverture, capacité d’organisation, budget). Pour l’accueil des Gay Games, Paris était en compétition avec d’autres villes mondiales, telles que Londres ou Rio, ce qui montre à quel point l’organisation de ces jeux a pris de l’ampleur et constitue désormais une image de marque, en apportant un bénéfice politique non négligeable dans la compétitivité internationale des grandes villes.
L’appropriation territoriale devrait ainsi être plus visible et marquée que pour le TIP ou pour n’importe quel autre événement sportif LGBT, y compris les précédentes éditions des Gay Games. Cette appropriation plus marquée se fera selon des modalités toutefois assez similaires : création d’îlots communautaires temporaires, sécurisés, plus ou moins clos ; mailles du réseau peu visibles ; un coeur de réseau, le village, vitrine centrale de la visibilité et de l’affichage politique, mais aussi de la festivité.
Une différence d’esprit s’ajoute toutefois à la différence d’échelle. Par rapport à un tournoi mineur, les Gay Games concernent un grand nombre de personnes, ce qui modifie la perception des athlètes en termes de sentiment d’appartenance communautaire et de sécurité par rapport à la société extérieure. Au sein des associations sportives LGBT, une ligne de partage sépare assez nettement deux approches, deux états d’esprit : d’un côté, un groupe de personnes dont la motivation principale est la sécurité, la protection des sportifs homosexuels, ce qui pousse à favoriser la discrétion et non l’affichage (grâce à ce que Ferez appelle des « techniques de neutralisation des marqueurs », qui consistent à rendre invisibles différents comportements et affichages pouvant être perçus comme révélateurs de l’homosexualité, [Ferez, 2007 : 152]) ; de l’autre côté, un groupe pour lequel l’existence de ces associations est un fait politique, une revendication qui doit être rendue visible. À la marginalisation de fait que constitue la formation d’une association sportive spécifiquement LGBT répondent deux attitudes, l’une souhaitant cette marginalité de façon à créer un espace clos sécurisé, l’autre faisant de cette marginalisation un point de départ, un outil de dé-marginalisation, de réintégration dans un espace mixte. Entre affichage et discrétion, entre communauté forte et communauté assiégée, les choix ne sont pas toujours clairs. Mais cette ligne de clivage, assez forte à l’échelle de l’association, s’estompe lors d’événements tels que les Gay Games, qui mobilisent tant de personnes et de structures que l’affichage public n’est plus perçu comme synonyme de risque. [11]
Au final, des pratiques controversées d’affichage ou de discrétion lors d’entraînements ou de tournois mineurs deviennent des pratiques revendiquées d’affichage, parfois de fierté, lors des événements majeurs que sont les Gay Games. La plupart des tournois proposent aux inscrits de porter des badges d’accréditation, qui sont plus ou moins colorés, plus ou moins ostensiblement affinitaires ; souvent, ce sont des objets de divers ordres, par exemple des sacs légers pour sportifs, qui sont distribués avec le soutien financier de commanditaires. Il est assez rare de voir les athlètes parcourir les villes avec ces sacs ou ces badges durant les tournois mineurs, ce qui est en revanche un phénomène d’ampleur lors des Gay Games ou des Outgames. Les villes se remplissent de groupes de personnes soudainement étiquetées – et fières de l’être – comme participantes à un tournoi sportif LGBT, ce qui est amplement confondu avec le fait d’être une personne LGBT. Par des codes de couleur, des objets que les participants portent, par des déplacements en groupe, des cérémonies diverses, les Gay Games et les Outgames (et parfois les Eurogames ; Lefèvre, 1998) modifient temporairement, mais assez visiblement, les pratiques de l’espace urbain.
Un impact économique et touristique incertain, mais croissant
Aux dires du coprésident actuel de l’association Paris 2018, Manuel Picaud, [12] c’est lors des Gay Games d’Amsterdam, en 1998, que les organisateurs et les associations prennent conscience de l’impact économique et touristique des Gay Games. C’est la première fois que les Gay Games quittent le continent américain. Seize années après les premiers jeux gays, le nombre de participants est énorme : 13 000 athlètes représentant 88 pays. Mais, à notre connaissance, aucune étude économique chiffrée à l’époque ne vient corroborer ces perceptions. [13] En revanche, le changement pour l’image de la ville, notamment auprès des populations LGBT, est très sensible. Par la suite, les impacts économiques et en termes d’image de marque sont tels qu’ils constituent une des raisons directes du schisme intervenu au milieu des années 2000 à Montréal, lorsque la ville canadienne décide de mener son propre projet de jeux LGBT et qu’une organisation parallèle à celle de la FGG apparaît, la Gay and Lesbian International Sports Association (GLISA) qui, à partir de ce moment, met en place les World Outgames. Les premiers Outgames ont lieu à Montréal au même moment que les Gay Games de Chicago, en 2006. Immédiatement après, il est décidé qu’on évitera cette superposition concurrentielle et que les Outgames, prévus également tous les quatre ans, auront lieu l’année d’avant les Gay Games. Le conflit perdure malgré des appels au rassemblement et, en mars 2016 encore, la FGG met fin aux négociations visant à revenir à un événement unique. Les motivations politiques et éthiques de ce conflit sont en tous les cas liées à des problématiques économiques.
Il semble que les budgets des différents World Outgames et Gay Games aient été déficitaires en termes purement financiers, du moins jusqu’au milieu des années 2000, à l’exception des Gay Games de New York, qui auraient dégagé un excédent de 12 millions de dollars américains (Le Pogam et al., 2004). [14] Par la suite, des bilans financiers ont parfois été rendus publics et permettent de mieux saisir les enjeux. Si les World Outgames semblent avoir été déficitaires à Anvers en 2013, ils étaient bénéficiaires à Copenhague en 2009, grâce au soutien de la ville et en particulier de l’office du tourisme. En ce qui concerne les Gay Games, l’organisation de Cleveland a publié les résultats financiers des Jeux de 2014, qui se sont révélés très bénéficiaires. Les recettes ont été de 6,8 millions de dollars américains, avec un impact estimé sur l’économie locale de plus de 52 millions de dollars américains (Rohlin et Greenhalgh-Stanley, 2015). Pour les Gay Games de Paris, l’organisation prévoit des recettes directes à hauteur de 40 millions d’euros (Czerwinski, 2014).
En outre, les villes organisatrices en tirent un réel bénéfice sur le plus long terme, comme Cologne qui, depuis 2010, a vu ses associations sportives LGBT, notamment le club SC Janus, considérablement se développer, organiser des compétitions, accueillir un flux régulier de personnes grâce aux réseaux développés et, plus généralement, conforter son image de grande ville allemande extrêmement favorable et conviviale pour les personnes LGBT. [15] L’organisation de Gay Games vient ainsi renforcer voire multiplier, pour les villes hôtes, un flux touristique de personnes LGBT et amies des LGBT, qui constitue un apport non négligeable, bien que difficile à quantifier de manière précise. [16]
Les Gay Games comme projet urbain et projet de ville
Notre analyse est donc que l’organisation spécifique des dixièmes Gay Games à Paris, en 2018, s’avère bien plus qu’un projet sportif : un projet urbain, voire un projet de ville. Projet urbain, car plusieurs quartiers de Paris et des villes alentour vivront, certes temporairement, au rythme des Jeux, du village sportif, des compétitions, des mobilités d’une quinzaine de milliers d’athlètes, sans compter un public qui sera moindre que pour des Jeux olympiques, mais qui ne devrait pas être négligeable pour autant. Projet de ville, car l’accueil des Gay Games véhicule une certaine idée de la ville, des pratiques sociospatiales, et vise à modifier durablement, non par petites touches mais par l’effet massif d’un grand événement mondial, la spatialisation des normes de genre et de sexualité dans la ville. Les effets pourraient même dépasser la lutte contre les discriminations liées au genre, et amener plus généralement de meilleures pratiques d’accueil d’autres catégories de populations invisibilisées ou discriminées. C’est en tout cas le sens de la communication de l’organisation Paris 2018, qui met en avant l’ouverture envers, par exemple, les aînés, les personnes handicapées, les personnes racialisées…
Ces effets sur les normes de genre et de sexualité dans la ville sont difficiles à démontrer, mais les pratiques sportives, d’une part, et leur visibilité, d’autre part, constituent des leviers de changement cruciaux. Liotard et Ferez (2007) montrent, par exemple, que l’exposition des corps dans leur diversité lors des festivités des Gay Games a une portée politique qui vise à modifier l’ordre social, en jouant sur la visibilité et les variations à l’ordre des corps.
Ainsi, le village devrait accueillir diverses activités sportives, hors compétition, mais particulièrement symboliques, comme du handisport, des sports mixtes qui ne le sont pas habituellement, avec une ouverture à divers niveaux et une visibilité très forte liée à l’emplacement sur le parvis de l’Hôtel de Ville de Paris. Ceci devrait être d’autant plus une réussite que cela s’inscrit dans une certaine continuité avec la volonté de la mairie de Paris, depuis le milieu des années 2000, de faire de cette place centrale un lieu de rencontre vivant, et notamment un espace sportif, aménagé fréquemment en terrain de volleyball de plage, en patinoire, en terrain de basket handisport. Dans le cadre du village des Gay Games, cette pratique sera accompagnée d’informations, d’une pédagogie du sport et de l’ouverture des normes de genre.
Ces pratiques devraient être mises en oeuvre également sur les terrains de sport, avec l’organisation, au sein des compétitions, de catégories multiples dépassant les habituelles catégorisations binaires entre sport féminin et sport masculin, mais aussi avec une mise en valeur du sport pour les catégories plus âgées ou concernant d’autres types de discrimination, comme les discriminations envers les personnes séropositives.
En dehors des pratiques sportives, la visibilité affichée des athlètes, avec tenues de sports, sacs de sports et badges et un peu partout la mention Gay Games, aura au minimum comme effet d’interpeller les passants, les habitants et les touristes. L’objectif recherché, et qui sera sans doute au moins partiellement atteint, sera le mélange des populations, ce qu’on pourrait appeler une mixité sociospatiale. Même temporairement, cette mixité remettra en question le genre urbain : une présence et une visibilité inhabituelles de personnes homosexuelles (ou perçues comme homosexuelles) a comme effet de renvoyer les personnes hétérosexuelles à leur identité hétérosexuelle et à leurs pratiques de la ville comme espace dominé majoritairement, ordinairement, par elles. [17] L’organisation des Gay Games cherche à rendre durables ces modifications des pratiques urbaines et, pourrait-on dire, de la culture urbaine. [18] On peut transposer à l’espace urbain ce qu’explique Le Pogam au sujet de la pratique sportive : les Gay Games sont « le producteur d’une culture originale par l’invention des formes de pratiques proposées et par les adaptations des règlements du sport officiel » (Le Pogam et al., 2004 : 11). Le site web paris2018.com vante, au-delà du sport, un « impact culturel » aussi bien que touristique et économique.
Il est probable que ces modifications se heurteront à des résistances de la part de diverses catégories d’acteurs de la ville. Ces résistances seront, selon toute vraisemblance, plus structurelles et durables, liées au refus de la remise en cause de normes bien implantées ; mais elles se traduiront par des discours déjà entendus lors d’autres compétitions. Un an avant les Gay Games de Paris, la médiatisation de l’événement reste très limitée et ne génère donc pas, à notre connaissance, de réticences affichées publiquement. Les rares résistances au projet se sont fait entendre en 2013 lors de l’annonce, par la FGG, de la désignation de Paris comme ville hôte. [19] À l’inverse, l’association Paris 2018 continue à mobiliser un grand nombre d’institutions, d’entreprises, de fondations et de politiques qui lui apportent un soutien public fortement mis en avant par l’organisation, comme l’affiche la liste des partenaires publics et privés sur le site paris2018.com. [20] Le changement de majorité de la région Île-de-France, en 2015, n’a pas engendré de retournement : au contraire la nouvelle majorité de droite a confirmé son soutien au projet. Enfin, la ville de Paris étant candidate également à l’organisation des Jeux olympiques de 2024, ces deux projets sont perçus comme complémentaires, au point que Paris 2018 a reçu le soutien officiel du Comité national olympique et sportif français.
Au final, l’expérience de l’organisation des Gay Games permet à une ville et à ses habitants de se poser la question : quelle ville veut-on ? En cela, les Gay Games sont bien un projet de ville, qui ne dit pas forcément son nom, et constituent un exemple parlant de ce que Jean-Pierre Augustin (2011) appelle un « prétexte pour accélérer les mutations urbaines ».
Conclusion
Le militantisme LGBT, qui avait fait de la lutte contre le sida son fer de lance à partir des années 1980, passe-t-il désormais par le sport (Le Pogam et al., 2004) ? Le sport, vecteur fondamental de reproduction sociale normée, est-il en passe de devenir l’outil majeur de revendication des droits aux différences (Raibaud et Ayral, 2014) ? Et, pour ce qui concerne cet article, l’espace urbain peut-il être le support de cette revendication ? C’est grâce à une croissance progressive des réseaux et des géographies du sport LGBT que se sont créées les conditions d’accueil, à Paris, d’un événement tel que les Gay Games qui, au-delà de l’aspect sportif et convivial, prend l’aspect, peu étudié mais crucial, d’un véritable projet de ville. Gageons toutefois que cet événement, dans son ampleur, ne manquera pas de raviver également des tensions de diverses sortes, tant au sein des associations sportives LGBT (Liotard, 2008), entre militants et protectionnistes, entre compétiteurs et sportifs de loisir, qu’entre ce monde LGBT et la société conventionnelle sur laquelle va venir se greffer l’événement.
Parties annexes
Notes
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[1]
Il est difficile de placer des limites précises et fixes à ce sport gay et lesbien. Le mot étiqueté ne fait pas référence ici à une stigmatisation externe, mais à un affichage volontaire. Nous prenons en considération les associations ou compétitions qui s’affichent publiquement comme lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres (LGBT) : appartenance communautaire revendiquée dans les statuts de l’association, adhésion à la Fédération sportive gaie et lesbienne (FSGL), publicisation d’un tournoi sur des sites communautaires, etc.
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[2]
Nous reprenons l’étiquette majoritaire figurant dans les statuts des associations considérées. Mais il faut entendre LGBT dans un sens plus large d’ouverture à tous sans discrimination de sexe, d’identité de genre ou de sexualité.
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[3]
La FSGL est l’héritière, à échelle nationale, du Comité gay Paris Île-de-France (CGPIF), centre sportif LGBT francilien, fondé en 1986. Le CGPIF avait lui-même été créé dans le but d’organiser la délégation française pour les Gay Games de Vancouver, en 1990. Nous remercions la FSGL et l’association Paris 2018 pour leur soutien et les données fournies.
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[4]
Les enquêtes menées par la FSGL font apparaître des pourcentages très variables d’une association à l’autre, avec des personnes qui se disent hétérosexuelles au sein de ces associations comptant de 0 % à plus de 50 % des membres. À Cleveland, le questionnaire de satisfaction après les Jeux fait apparaître un chiffre de 88 % de participants se déclarant gays ou lesbiennes (Cleveland Foundation, 2016).
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[5]
Ainsi, le rapport Karam, en France sur les discriminations dans le football et le rugby, indique que l’homophobie reste « la première discrimination » dans le football (Karam, 2013 : 28), alors même que ce rapport tend à minimiser les discriminations homophobes par rapport aux autres violences discriminatoires.
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[6]
À la suite du rejet par le CIO du nom Gay Olympic Games, des débats ont eu lieu parmi les organisateurs de la manifestation pour savoir comment désigner celle-ci. Le nom Gay Games a été adopté pour marquer un affichage fort et refuser les euphémismes ou dissimulations, mais il suscite encore aujourd’hui de nombreuses critiques : invisibilisation des personnes trans, signal de fermeture et non d’ouverture… Il est à noter que le terme gay, en anglais, désigne couramment autant les hommes que les femmes, tandis que l’utilisation française tend à le réserver aux hommes. L’appellation anglaise Gay Games ne constitue donc pas une invisibilisation des femmes.
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[7]
Liotard cite par exemple les Jeux méditerranéens, les Jeux mondiaux de la confédération sportive du travail, les Championnats du monde des médecins… À quoi on peut ajouter, par exemple, les Maccabiah Games, les World Masters Games, ou les Jeux olympiques de la jeunesse. Ces compétitions sont plus ou moins ouvertes à différentes catégories de sportifs et de sportives.
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[8]
Le budget prévu pour la candidature de Paris aux Jeux olympiques de 2024 tourne plutôt autour de 60 millions d’euros, ce qui est un montant assez faible.
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[9]
Entretien avec les responsables en charge des commanditaires du TIP, 2015.
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[10]
Le rapport Karam pointe cet aspect de manière à la fois directe et dénonciatrice, en écrivant que « les clubs peuvent apparaître aux autres Français comme porteurs d’un ‘communautarisme gay’ » (Karam, 2013 : 18), et indirecte, par des formulations maladroites et porteuses d’une certaine violence symbolique, semblant donner corps à cette accusation de communautarisme : « Les statuts prévoient bien l’adhésion d’autres groupes sexuels, sous le label friendly. La discrimination n’est donc pas fondée en droit », formulation semblant montrer que la « discrimination » existe de facto (Ibid.). Voir aussi Ferez et Beukenkamp, 2009.
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[11]
On peut ici penser à une dynamique similaire lors d’événements tels que la Marche des fiertés gaies et lesbiennes, telle qu’elle a été analysée par Leroy (2010).
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[12]
Propos recueillis par nous (entretien personnel, Paris, février 2015).
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[13]
Le déficit des Gay Games d’Amsterdam est toutefois estimé à environ 7 millions d’euros (Le Pogam et al., 2004).
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[14]
À propos des Gay Games de New York, Le Pogam et al. (2004) évoquent aussi des retombées financières indirectes à hauteur de 400 millions d’euros, mais le chiffre nous paraît exagéré.
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[15]
Ferez montre notamment que la première participation à des Gay Games agit comme une « révélation » et induit des comportements durables (Liotard, 2008).
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[16]
Le Québec, par exemple, s’est doté d’une Chambre de commerce LGBT, qui a procédé à une analyse détaillée de ces apports économiques pour le Québec (Chambre de commerce gaie du Québec, 2013).
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[17]
Cette idée apparaît dans plusieurs entretiens que nous avons menés auprès de sportifs ayant participé aux Gay Games de Cologne et de Cleveland.
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[18]
D’après Elling, De Knop et Knoppers (2003 : 449), les Gay Games « créent un espace social queer qui conteste, au sein de l’espace urbain, les relations sexuelles hégémoniques et les frontières sociales ».
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[19]
Ces résistances, émises par la présidente du Parti Chrétien-Démocrate, sont de plus à remettre dans un contexte français particulier, celui du débat autour de la loi dite Taubira sur le mariage des personnes de même sexe (PCD, 2013).
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[20]
Début 2017, la liste des soutiens officiels sur le site paris2018.com comprend, entre autres, une quarantaine de fédérations sportives et une cinquantaine d’associations dans des domaines plus variés : associations sportives, associations de lutte pour les droits des LGBT, associations de santé, de tourisme, de promotion économique, etc.
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