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Ce livre est tiré d’une thèse de doctorat réalisée au Département d’histoire de l’Université Concordia. Spécifiquement, il est publié dans la collection portant sur l’histoire orale et publique de University of British Columbia (UBC) Press. Il y a une dizaine d’années, le quartier Griffintown, à Montréal, est redevenu un sujet d’actualité alors qu’un important promoteur immobilier de la région de Montréal – ayant notamment aménagé précédemment le secteur commercial de Brossard nommé Dix-30 – avait l’intention de redévelopper le quartier en y construisant de nombreuses unités de logement en copropriété et des commerces à grande surface. Proposant un réamagement urbain tournant le dos à l’histoire du quartier et à sa mise en valeur patrimoniale, les artisans de ce redéveloppement ont été confrontés à une vive opposition de la part des défenseurs du quartier et de son patrimoine social et bâti. Habitant à proximité du secteur, au milieu des années 1990, j’avais l’habitude de m’y promener le soir pour profiter de son caractère paisible et singulier. Alors que certains l’auraient sans doute qualifié de no man’s land j’y voyais au contraire un milieu riche de lieux inusités et de bâtiments industriels étonnants. Aujourd’hui, le secteur, situé à l’ouest du Vieux-Montréal et au sud du centre-ville, est totalement méconnaissable. L’auteur du livre inclut dans le périmètre de Griffintown le secteur nommé faubourg des Récollets. En 1991, environ 1000 personnes y habitaient. Dix ans plus tard, au-delà de 6400 citoyens y avaient une adresse résidentielle. De 2006 à 2011, le taux d’accroissement démographique a été de 206 % et des centaines de logements en copropriété ont été construits. Le patrimoine bâti y a été particulièrement malmené et quelques vestiges y ont été intégrés, comme ceux de l’église Sainte-Anne dans un parc aménagé sur le site de l’ancien lieu de culte.
Dans ce contexte de métamorphose du quartier, l’ouvrage propose d’examiner la mémoire – y inclus la manière dont elle a été utilisée – pour élaborer une identité culturelle spécifique, à savoir celle des hommes et des femmes issus de la diaspora irlandaise. Le géographe Matthew Barlow souhaite ainsi réhabiliter le caractère spécifique de Griffintown à partir des nombreux récits ayant défini son identité depuis le début du XIXe siècle. Le secteur a été considéré au cours des XIXe et XXe siècles comme un slum. La vision de l’élite sur le quartier a contribué à soutenir cette représentation. L’hypothèse principale proposée par Barlow est que le quartier constitue non pas un seul espace, mais plusieurs. L’analyse des récits ayant porté sur Griffintown et l’interprétation de son histoire lui permettent de formuler cette hypothèse. L’auteur a également recours à la notion de communauté imaginée pour comprendre la manière dont les événements historiques et leur interprétation ont contribué à définir l’identité du quartier.
Divisé en cinq chapitres, l’ouvrage aborde, d’une manière chronologique, comment le quartier a été mis en mémoire depuis 1900. Cinq périodes sont établies : les années 1900-1914 sont celles qui définissent les enjeux nationaux et nationalistes en Irlande et qui influencent l’identité des ménages habitant le quartier. Les années 1914-1922 correspondent à la Première Guerre mondiale et à la guerre civile irlandaise faisant suite à l’indépendance de l’Irlande. Dès les années 1920, le quartier traverse une phase difficile. L’aménagement d’infrastructures majeures, dont un imposant viaduc ferroviaire, contribue au déclin démographique et économique du secteur se trouvant à l’ouest du Vieux-Montréal. Les années 1929 à 1945 marquent le début du déclin de la communauté d’origine irlandaise de Griffintown. Des interventions menées par les différents pouvoirs publics, comme les expropriations pour l’aménagement du site de l’Expo 67 et la modification de la réglementation de zonage pour faciliter l’implantation d’activités industrielles, engendrent une baisse démographique et la disparition de nombreux emplois. La période de 1945 à 1975 est définie par l’auteur comme celle de la mort du quartier. Enclenché au cours de la période précédente, le déclin se poursuit entre 1991 et 2010. À partir de cette chronologie et des analyses des récits d’histoire orale, le livre cherche à montrer que le quartier a subi de nombreux assauts ayant eu pour répercussion de nuire à sa vitalité.
Les concepts-clés utilisés par l’auteur sont nombreux : diaspora, identité, mémoire, représentation, performativité, memoryspace, third space, usable past et pratiques sociales. Le recours à ces notions vise à montrer que l’espace est constamment en changement et que l’image que nous en avons ne fournit pas un portrait reflétant la réalité. Spécifiquement, l’auteur cherche à montrer que l’espace et les espaces de Griffintown ont été recomposés pour attribuer au quartier une identité irlando-catholique. L’importance de l’apport de la communauté d’origine irlandaise est étudiée par l’auteur dans une perspective de géographie critique. Parmi les caractéristiques-clés qui contribuent à définir le quartier, on note l’identité ethnoreligieuse irlando-catholique et un fort sens de la communauté. Jusque dans les années 1960, le quartier est aussi reconnu par les gens de l’extérieur comme un secteur de la ville où prédomine la pauvreté. Selon l’auteur, le fort sentiment d’appartenance au quartier et à son paysage urbain résulte du maintien de la mémoire et d’une forte cohésion socioculturelle, ainsi que du rôle important qu’a joué l’Église catholique. D’autres pratiques, comme la fréquentation par les hommes des multiples tavernes, ont aussi contribué à l’identité du quartier. L’approche privilégiée met en valeur la multiplicité des espaces – one space, many spaces – qui le composent.
L’ouvrage entrecroise l’histoire du quartier avec celle de la communauté irlandaise et les changements politiques dont elle a fait l’objet outremer. Il fait aussi ressortir les nombreux récits visant à en réhabiliter la mémoire. Il aurait été pertinent de mettre en perspective les transformations de Griffintown en tenant compte des quartiers limitrophes composant le Sud-Ouest de Montréal, comme Pointe-Saint-Charles, Petite-Bourgogne et Saint-Henri. Il aurait aussi été éclairant de comparer cette chronologie avec celle d’autres quartiers centraux montréalais ayant connu le même type de métamorphose pour voir, notamment, si les mêmes processus étaient à l’oeuvre (désindustrialisation, déclin démographique, effets des programmes de rénovation urbaine, etc.). On aurait ainsi pu mieux mettre en lumière ce qui démarque Griffintown. Tout en ayant des bagages culturels différents de Griffintown, ces quartiers ont eux aussi été le théâtre d’importantes transformations ayant donné lieu à différentes stratégies de mise en mémoire de leur passé et de leur spécificité culturelle.