Corps de l’article

Introduction

Les années 1980-1990 ont été marquées par l’émergence d’une critique féministe de la géographie au sein des études anglophones. Doreen Massey (1994) fut l’une des pionnières à mettre en évidence que toute expérience de l’espace est genrée (Tummers, 2015) en mobilisant les concepts de patriarcat et de sexe social afin de souligner les inégalités dans l’espace public (Mosconi et al., 2015). D’autres études ont souligné et dénoncé le sexisme de la ville capitaliste ainsi que l’oppression spatiale et corporelle vécue par les femmes à travers les normes de genre véhiculées dans les espaces urbains (B;ondi, 1992 ; McDowell, 1995 ; Domosh, 1998). Par ailleurs, les premiers travaux portant sur le lien entre sexualités et territoires (Lauria et Knopp, 1985 ; Binnie et Valentine, 1999) ont mis en lumière le fondement hétérosexiste de la ville en se concentrant sur les spatialités et territorialités des gais et des lesbiennes (Adler et Brenner, 1992 ; Castells, 1996). L’initiation au champ des géographies des sexualités a été marquée par la publication, en 1995, de l’ouvrage emblématique Mapping desire:Geographies of sexualities, de David Bell et Gill Valentine. L’essor de la géographie lesbienne a également marqué un tournant dans les années 1990 au sein des études anglophones et a contribué à produire un ensemble de travaux (Valentine, 1993 ; 1996 ; Rothenberg, 1995 ; Podmore, 2001 ; 2006) rendant visibles les lesbiennes et soulignant la manière dont l’hétérosexualisation des espaces joue un rôle dans leur double oppression dans l’espace public (Duplan, 2015). Contraintes par la norme, les lesbiennes adoptent, de manière consciente ou non, des stratégies leur permettant d’échapper aux discriminations pour accéder à la ville. L’apport majeur de la géographie lesbienne est d’avoir pris en compte la perception et l’expérience des espaces du quotidien en déconstruisant les normes hétérosexuelles qui produisent des pratiques spatiales inégales.

Ce n’est que dans les années 2000 que les premiers travaux en géographie du genre et des sexualités sont apparus en France. Ils ont eu pour principaux objets d’étude la visibilité spatiale des hommes gais et leurs rôles dans la gentrification (Redoutey, 2002 ; Leroy, 2005 ; Blidon, 2008b ; Giraud, 2014). Plus récemment, les travaux d’Arnaud Alessandrin et Yves Raibaud (2013) ont élaboré une géographie des discriminations par l’étude de la place des gais et des lesbiennes dans la ville. Or, peu d’études se concentrent sur les pratiques de l’espace des lesbiennes et sur leurs territorialités (Cattan et Clerval, 2011).

Dans cet article, nous proposons d’analyser les différentes dimensions des formes d’appropriation des espaces publics, à partir d’une enquête menée en France, entre 2010 et 2012, auprès de lesbiennes de 17 à 35 ans résidant dans des métropoles. [1] La notion d’espace public sera ici entendue, d’une part, comme un espace d’interactions socialement organisées et par des rituels d’exposition et d’évitement (Goffman, 1973 ; Joseph, 1984) dans l’anonymat de la ville ; d’autre part, comme un espace physique rassemblant tous les lieux appartenant au domaine public, accessibles librement et gratuitement, tels que le réseau viaire (rues, places, boulevards), les espaces verts (parcs, jardins et squares), mais aussi les transports publics (autobus, métro, train). En somme, tous les lieux investis ou non en fonction de l’identité sexuelle et où les normes de genre et de sexualité sont mises à l’épreuve selon, notamment, les contrastes de temporalité (diurne et nocturne).

Cet article tend tout d’abord à combler un vide scientifique, tant dans le domaine de la géographie que dans celui de la sociologie, en France. En effet, seule Rachele Borghi (2016), dans ses travaux, a étudié les liens entre identité sexuelle et de genre et espace public, en se concentrant sur l’expérience que les lesbiennes ont de la plage en Bretagne. Nadine Cattan et Anne Clerval (2011) ont pour leur part examiné les territorialités et l’invisibilité des lieux communautaires lesbiens dans la ville. En sociologie, la quasi-absence des recherches ayant comme sujet principal les lesbiennes – à part celles de Natacha Chetcuti-Osorovitz portant sur le rapport entre l’autonomination et l’expérience lesbienne (2013 [1ère ed. 2010]) dans l’espace numérique (2016), celle de Virginie Descoutures portant sur les mères lesbiennes (2010) et celles de Salima Amari (2015), portant sur la question lesbienne chez des femmes maghrébines migrantes et d’ascendance maghrébine en France – est révélatrice d’un champ d’étude encore en friche. De plus, au regard de la présence infime de publications en langue française sur le sujet, cet article tend à compléter et susciter l’intérêt et la recherche francophone dans le champ de la géographie lesbienne.

L’objectif est d’analyser les pratiques et les usages des lesbiennes dans l’espace public pour mettre en lumière les rapports de pouvoir qui s’y exercent en examinant les normes en matière de genre et de sexualité qui sont produites et véhiculées dans la ville. Par l’étude des marques publiques d’affection comme forme de visibilité, il s’agit d’évaluer le poids des normes sociales et leur intériorisation dans les pratiques de tous les jours. Cette recherche s’avère être une entrée pratique et méthodologique originale permettant d’observer les conditions et les modalités d’accès de chacun et chacune à l’espace public. Rendre visible et documenter les expériences vécues par les lesbiennes dans les espaces publics et dans les espaces du quotidien contribue à mener, en ouverture, à une réflexion critique et exploratoire sur la notion de « lesbophobie » à travers les réactions sociales se manifestant au sein de ces espaces. Notre contribution ne réside pas dans l’étude des territorialités lesbiennes limitées à des environnements circonscrits, mais à l’ensemble des espaces publics qui constituent les métropoles françaises de l’enquête. Cette recherche s’inscrit dans la continuité des travaux en géographie lesbienne et dans ceux réalisés par Nadine Cattan et Stéphane Leroy (2010).

Cadre méthodologique de l’enquête

L’enquête a été réalisée entre 2010 et 2012 par entretiens semi-directifs. Elle avait pour objet de mettre en lumière les spécificités des parcours de femmes ayant des rapports avec des femmes, pour saisir les logiques sociales qui structurent leurs trajectoires sociosexuelles dès l’entrée dans la sexualité et leurs rapports aux risques. La moitié de ces femmes habitent dans une grande ou moyenne agglomération (entre plus de 2 millions et 200 000 habitants), l’autre moitié résidant dans des petites agglomérations (moins de 200 000 habitants). Au total, quarante lesbiennes ont été interrogées dans différentes régions de France, parfois avec seulement deux ou trois résidentes de chaque ville retenue. Toutefois, l’accès à de telles données l’emporte sur les limites géographiques de cet échantillon. Sur ces 40 femmes, 7 ont moins de 20 ans, 22 entre 21 et 30 ans, et 11 plus de 30 ans. Vingt-trois d’entre elles ont un niveau d’études supérieur au baccalauréat, onze ont le niveau baccalauréat, six un niveau inférieur au bac. [2]

Afin de diversifier les profils sociaux des personnes interrogées, plusieurs modes de recrutement ont été utilisés : recrutement par des annonces sur Internet (principalement dans les réseaux sociaux et des sites d’information LGBT) ; publications dans la presse féminine, gaie et lesbienne et, de façon secondaire, diffusion d’une annonce par l’entremise d’associations lesbiennes, gays, bisexuelles et trans (LGBT). Le texte d’invitation de participation à l’enquête faisait référence à des femmes ayant des relations sexuelles avec d’autres femmes. Parmi les femmes ayant répondu, une grande partie s’identifient comme lesbiennes, d’autres utilisent des catégories nominatives : queer, bisexuelles, femmes ayant des pratiques sexuelles avec des femmes exclusivement ou non. Pour faciliter la lecture, dans notre article, nous utilisons lesbienne comme terme générique, cette utilisation ne renvoyant pas systématiquement, dans ce contexte générationnel, à une revendication politique ou à un engagement militant. Si le terme est devenu commun, le processus de « se dire » lesbienne cristallise néanmoins, pour les personnes concernées, des tensions inhérentes à une institution majoritairement hétérosexuelle (Chetcuti-Osorovitz et Girard, 2015).

Alors que l’enquête n’avait pas pour thème central l’étude des conditions d’usage de l’espace public, c’est la réponse de la quasi-totalité des participantes à la première question de l’entretien qui nous a fait faire de ce thème l’une des orientations de notre recherche. En effet, à la question « On entend souvent parler de l’homosexualité masculine (média, enquête, discours politique, etc.) mais l’homosexualité féminine reste peu visible : qu’en pensez-vous ? », presque toutes ont retracé leurs difficultés ou leurs réflexions sur les discriminations subies dans l’espace public en tant que lesbiennes. Les principales caractéristiques relevées dans l’analyse sont l’âge, la scolarité et le métier, la taille de l’agglomération, le fait d’être en couple ou non. Si le corpus de l’échantillon est composé de quelques femmes racisées, la couleur de peau n’a pas été prise en compte dans l’analyse, car les participantes n’y ont pas fait référence dans les situations décrites. La familiarité du lieu de déplacement, la taille de la métropole, la position de genre et le fait d’être en relation suivie ou non ont été davantage intégrés dans les situations décrites.

La lesbophobie, un phénomène social invisible ?

Il est nécessaire de revenir sur les particularités du contexte militant français afin de comprendre les enjeux qui entourent la lutte contre la stigmatisation et les discriminations fondées sur l’orientation sexuelle des femmes. C’est en 1998, dans le milieu militant français, qu’apparaît pour la première fois le terme lesbophobie, créé à l’initiative des militantes de la Coordination lesbienne en France (CLF), afin de mettre en lumière et de nommer la stigmatisation sociale et l’ensemble des violences vécues par les lesbiennes ou les personnes considérées comme telles. L’objectif était de mettre au jour la double marginalisation auxquelles elles sont confrontées : celle liée à leur identité de genre (être femme) et celle liée à leur orientation sexuelle (être lesbienne) et d’en montrer la spécificité. Car, en effet, l’une des limites que posait la notion d’homophobie est qu’elle excluait les lesbiennes et rendait invisibles les discriminations qu’elles subissent (Perrin et al., 2012).

Selon SOS homophobie, en 2003, le nombre d’agressions subies par les lesbiennes était en général cinq fois moins important que celui des agressions subies par les gais (SOS Homophobie, 2017). [3] Ceci a entraîné l’idée, du point de vue des politiques publiques et associatives, que parce que moins visibles, les lesbiennes seraient aussi moins sujettes aux discriminations que les gais. La lesbophobie serait-elle donc un phénomène marginal ? Alors que le premier rapport sur l’homophobie date de 2000, la première enquête sur la lesbophobie n’a été publiée qu’en 2008. L’association a constaté, chaque année, que les lesbiennes témoignaient beaucoup moins des violences vécues que les gais. [4] Ce délai de huit ans a donc contribué à renforcer leur invisibilité.

Près de 10 ans plus tard, en 2015, face au manque de données quantitatives, la Commission lesbophobie de l’association a lancé l’Enquête sur la visibilité des lesbiennes et la lesbophobie, dans un questionnaire. Parmi celles qui y ont répondu, 59 %, soit 4221 femmes, ont subi des discriminations et violences au moins une fois au cours des deux dernières années (SOS Homophobie, 2015). [5] Et ces violences se sont principalement déroulées dans des lieux publics (45 %). Seule source de données quantitatives sur le sujet en France, ces résultats sont le produit d’une enquête menée par des acteurs associatifs et sont à examiner en conséquence. Toutefois, ils incitent à amorcer une réflexion sur les modalités et les expressions de la lesbophobie, dont les manifestations ont fait l’objet de recherches principalement dans le milieu du travail (Chamberland et al., 2012). L’enquête suisse Être LGBT au travail (2016) menée par Lorena Parini fait état des formes de stigmatisation les plus courantes vécues par les lesbiennes au travail. Les résultats révèlent que la lesbophobie s’articule toujours avec le sexisme.

La visibilité sociale et politique des violences vécues par les lesbiennes s’est manifestée récemment au plan linguistique. En effet, l’Académie française a intégré le terme lesbophobie pour la première fois dans le dictionnaire français, en 2015, alors qu’homophobie y était apparu en 1998. Le fait de pouvoir nommer officiellement cette forme de violence la rend dorénavant visible pour tout le monde, mettant fin à des années de discriminations passées sous silence. Pourtant, bien que cette notion soit nécessaire à la visibilité politique et sociale des violences spécifiques qu’elle nomme, elle s’avère psychologisante et annihile la dimension sociale de la hiérarchie des sexes et des sexualités. Dans le cadre de cet article, nous privilégierons donc le terme hétérosexisme afin de nommer cette stigmatisation.

Le contexte français met en lumière les évolutions en marche vers une visibilité croissante des violences et des discriminations à l’encontre des lesbiennes. La question de leur « droit à la ville » et de la « justice spatiale » pour les femmes en général se pose donc, dans le champ scientifique, plus que jamais en termes de genres et de sexualités.

L’espace public, un environnement hostile pour les lesbiennes : conditions de visibilité et réactions sociales

C’est dans l’espace public que les réactions sociales hostiles (remarques, insultes, regards stigmatisants, agressions physiques ou sexuelles) s’exercent le plus souvent à l’encontre des lesbiennes se dérobant à la norme idéalisée de genre ou ne respectant pas la règle de la dépendance hétérosexuelle. Pour la majorité des participantes à l’enquête, la gestion des marques d’affection dans l’espace public obéit donc à un ensemble de conditions déterminant les modalités de leur visibilité à deux. L’environnement à l’échelle d’un quartier, d’un arrondissement ou d’une ville, ainsi que le contexte temporel et de proximité se révèlent être les conditions sine qua non du licite. Dans les grandes métropoles de plus de 280 000 de population, une délimitation nette est tracée entre le centre et la périphérie. Réputée comme espace de stigmatisation sociale et de relégation, la banlieue, en comparaison de la grande ville, apparaît comme un territoire de l’impossible pour se rendre visible (Blidon, 2008a), d’autant plus lorsqu’il désigne également l’espace d’interconnaissances (voisinage, lieu d’habitation familiale).

Je me vois mal tenir la main de ma copine dans la cité, quoi. Franchement, non ! Après le Marais ou sur Paris je m’en fiche, mais pas vers chez moi. Déjà parce qu’il y a ma famille qui habite là-bas, et elle n’est pas au courant, je n’ai pas envie que ça se sache comme ça. Parce que c’est ma vie, ça ne regarde pas les gens de ma cité. Parce que j’ai pas envie de me faire éclater la gueule aussi, il faut le dire. Et voilà, j’ai pas envie d’avoir des soucis particuliers. Pour moi, la cité c’est la cité, et Paris c’est Paris. C’est deux mondes, en fait

Axelle, 21 ans, distributrice de journaux, banlieue d’une grande agglomération, sans relation suivie

À cet environnement construit sur des préjugés dépréciatifs s’ajoute la prise en compte du contraste de temporalité. L’anticipation et le sentiment d’insécurité sont alors perçus de manière plus soutenue la nuit.

Ce n’est même pas une question de quartier, mais plutôt de moments. Par exemple, la journée y a pas de problème avec personne ; dès la tombée de la nuit, là c’est plus compliqué. Par exemple, les quartiers qu’on évite complètement, ce sont d’abord les cités, ça c’est clair et net, deux filles qui se tiennent la main dans tel ou tel quartier, ça c’est une source d’embrouille. Généralement, ce sont des quartiers qui sont fréquentés par des garçons qui sont en bande

Magali, 30 ans, chômeuse, moyenne agglomération du sud-est de la France, en relation suivie

Les réactions que nous avons subies venaient uniquement d’hommes. Nous n’avons jamais été gênées pour s’embrasser dans la rue ou dans un parc. C’est plus à la tombée de la nuit que les mecs commencent à agir et réagir

Clara, 25 ans, gestionnaire, grande agglomération, en relation suivie

Le sentiment d’insécurité se confirme par des réactions sociales plus fréquentes à la tombée de la nuit. Dans une étude menée sur les usages et les représentations de l’espace public des femmes (2008), Marylène Lieber évoque la « peur sexuée » que les femmes ont incorporée dès la socialisation primaire différenciée entre garçons et filles, et qui est alimentée ensuite par les rumeurs et les rappels à l’ordre que les femmes vivent au quotidien dans l’espace public, lesquels consolident leur sentiment de vulnérabilité et d’insécurité, surtout la nuit (Idem). Les discours de Magali et de Clara mettent en lumière le caractère intersectionnel de cette oppression. La tombée de la nuit peut être appréhendée à travers la vulnérabilité ressentie en tant que femme. Or, ce sentiment est également lié à la portée transgressive d’une visibilité à deux dans l’espace public (être identifiées comme lesbiennes).

Dès lors, différents types de réactions sociales s’expriment sous la forme de comportements hostiles. La description à l’oeuvre permet de relever trois formes de rappel à l’ordre. Le premier type de rappel est permanent dans les discours recueillis et renvoie aux regards. Ceux-ci sont quasiment quotidiens, quelle que soit leur nature : de curiosité, d’incompréhension, de désapprobation. Le deuxième, moins fréquent mais récurrent, fait référence aux insultes et aux interpellations, et incarne un degré supérieur de contrôle et de sanction sociale. Enfin, le troisième, minoritaire, fait état des agressions physiques, pouvant aller jusqu’à l’agression sexuelle.

Un registre de la violence verbale est mis au jour dans la majorité des discours recueillis. Une des remarques récurrentes est associée à un sentiment d’incompréhension de l’agresseur, fondé sur un ancrage lié à l’hétérosexisme : « Vous vous prenez pour des mecs », « Qui fait le mec ? Qui fait l’homme ? Qui fait la femme ? » ou encore : « Vous n’avez pas besoin de nous ». Ces réactions font d’abord référence à une incompréhension, une impossibilité de concevoir une relation entre deux femmes hors du cadre traditionnel hétérosexuel, mais aussi en dehors du schéma binaire de genre : homme / femme ; position masculine (active) et féminine (passive). En outre, ces remarques sont une réaction à l’expression publique du rejet de l’hétérosexualité et de la non-disponibilité sexuelle.

D’autres remarques relèvent du fantasme et de la sexualisation d’une relation ou d’un moment supposé être intime dans l’espace public : « Tiens, deux comme vous dans mon lit, ça serait pas mal » ou encore : « Les filles, vous vous embrassez, mais continuez […] Eh vous n’avez pas besoin d’une bite ? Quand même, les hommes c’est mieux, hein ! » Ces invitations à caractère sexuel soulignent l’incapacité de penser une relation affectivosexuelle entre deux femmes en dehors d’une présence masculine, ce qui la rend illégitime. Finalement, la vision de deux femmes ensemble constitue un impensé social qui révèle une vision « androcentrée » et « phallocentrée » des relations intimes. Le champ lexical des insultes est pluriel. Il peut se fonder sur le jugement et la dévalorisation physique (« moche », « grosse »), le jugement moral (« dégueulasse », « honteux »), la stigmatisation identitaire (« sale gouine », « brouteuse de minou ») ou la pathologisation (« vous allez faire des enfants débiles »).

L’ensemble des réactions sociales représente des rappels à l’ordre sexué qui « témoignent de la dimension sexuée et inégale des espaces publics et la renforcent » (Lieber, 2002 : 49). Catherine Deschamps (2012) parle de « police publique du genre » qui, des lois aux représentations et aux usages, révèle un dispositif de contrôle des femmes et des hommes dans l’espace public.

Ce constat nous amène à nous demander : à partir de quoi est-on socialement identifiée comme lesbienne dans l’espace public ? Quelles sont les causes à l’origine des réactions sociales se produisant dans la ville ?

Visibilités lesbiennes dans l’espace public : mise en scène du couple et présentation de soi

Se rendre visible dans l’espace public par des situations aussi banales que s’embrasser, se dire « au revoir » sur le quai d’une station de métro ou tenir l’autre par la taille peut donner lieu à différents types de réactions sociales. La visibilité d’une relation affective se traduit non seulement par un ensemble de gestes et de comportements plus ou moins explicites, mais également par une manière de se présenter à l’autre, notamment par l’apparence (style vestimentaire ou coupe de cheveux) et la manière d’être. La démonstration d’une relation intime est susceptible de provoquer des réactions violentes, verbales et physiques, lorsqu’une ou les deux lesbiennes entrent dans la représentation sociale attendue et stigmatisante de la masculinité. En revanche, être une lesbienne « féminine » renforce l’idéal normatif de l’impensé lesbien. Dans ce cas, la proximité entre deux jeunes femmes peut être perçue comme une simple amitié, éventuellement amoureuse.

Si je suis avec ma copine, je peux la caresser dans la rue, il n’y a pas de souci, personne ne va se poser de questions […] Nous, on est plus discrètes. Et puis, je ne sais pas, si je vais être avec une fille dans la rue, elle peut très bien passer pour ma copine : juste pour une amie, pour une pote alors que deux mecs ensemble dans la rue ensemble, ils vont passer pour des gais

Axelle, 21 ans, distributrice de journaux, banlieue d’une grande agglomération, sans relation suivie

Jouer sur l’ambiguïté d’une relation dans un contexte ordinaire, comme le souligne Axelle, devient une stratégie pour passer inaperçue et user « librement » de l’espace public. Bien qu’il existe une pluralité de profils, pour certaines lesbiennes, une apparence plus « masculine » peut symboliser un refus du système binaire du genre et marquer une volonté de transgresser la norme (Chetcuti-Osorovitz et Girard, 2015). Cela peut également représenter une stratégie pour échapper à des tentatives de séduction en milieu urbain. Une manière de s’approprier l’espace public peut également consister à user du genre par une mise en scène du soi qui peut être pensée comme un détournement de l’assignation à la catégorie « femme ». Autrement dit, pour se soustraire à la figure hypersexualisée de « la » lesbienne féminine ou invisible, il s’agit de se rendre visible en tant que lesbienne par le détour du genre. Ce processus revient à transformer la place subordonnée en tant que « femme » au moyen d’un investissement de l’espace public en tant que lesbienne « masculine » ou butch[6] ou par la revendication fem [7] ou du couple butch / fem. Cette posture, distincte des autres, est surtout occupée par des lesbiennes appartenant aux nouvelles classes moyennes, portées par des valeurs d’émancipation, s’accordant généralement avec les revendications des mouvements féministes, lesbiens ou queer. Elle concerne aussi celles qui, par leur insertion dans des institutions universitaires ou associatives, disposent d’un pouvoir critique leur permettant de mettre en oeuvre un modèle d’autonomie face aux catégorisations de genre et de sexualité. L’appropriation de ces identités queer est modulable selon les différences générationnelles et les différences de classe sociale.

C’est ce dont témoigne l’extrait suivant de Zoé qui, en réponse à la domination masculine, affronte l’espace public en lui opposant un affranchissement des règles de genre et de sexualité pour réagir à des formes de violence peu reconnues dans son environnement proche. Zoé vient de la haute bourgeoisie parisienne. Son père était militant à la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) [8] et au Parti communiste français (PCF) ; [9] sa mère aussi, et elle continue d’y adhérer. Six mois avant l’entretien, Zoé s’est engagée au Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) [10] dans le groupe LGBT.

Pour moi, c’est une revendication permanente d’être butch et d’être avec ma copine dans la rue. Un couple hétéro qui est dans la rue, il a le bénéfice d’être dans la norme, d’être dans un couple privilégié, d’autant plus s’il est blanc. En tant que lesbienne, dès qu’on se trouve dans la rue, le fait d’embrasser sa copine, c’est une revendication politique pour arrêter un moment l’invisibilisation. Mais c’est pas toujours évident à gérer, le regard des autres, les remarques dans les bars […], les lourds qui te draguent dans la rue […] Et ce qui m’énerve, et je pense que c’est l’agression la pire

Zoé, 24 ans, étudiante en sciences humaines, grande agglomération, en relation suivie

La logique décrite par Zoé – très politisée et aux ressources intellectuelles et culturelles lui permettant la production de ce discours – vise une réappropriation du « privilège » des dominants de pouvoir se déplacer dans l’espace publique. Zoé n’hésite pas à recourir à l’attaque physique pour répondre aux regards obliques et aux agressions des autres.

Or, le lesbianisme ainsi revendiqué par la transgression du genre a un coût dans une société encore fortement structurée par les rapports sociaux de sexe. Et les récits issus de l’enquête montrent que cette marque du genre est un facteur aggravant les violences dans l’espace public.

Moi je suis plutôt féminine, mon amie plutôt masculine, donc les gens se questionnent. Et dès qu’ils comprennent que ce sont deux femmes, là le regard change un petit peu et ça devient un peu plus… comment dire… violent… oui voilà

Alyonna, 35 ans, psychothérapeute, grande agglomération, en relation suivie

Sandrine (22 ans, serveuse, petite commune dans le sud de la France, en relation suivie) appréhende des interactions hostiles concernant sa partenaire qui revêt une identité masculine, tandis qu’une identité plus « féminine » sous-entendrait, pour elle, un évitement de stigmatisation.

Ma copine a plus peur des remarques qu’on pourra nous faire. Plus parce qu’elle est très masculine et moi je suis féminine, donc les gens peuvent, enfin je ne sais pas ce qu’ils peuvent penser… On a un couple d’amies, elles sont toutes les deux féminines et elles sortent, mais elles n’ont jamais eu de soucis.

Ce qui apparaît sanctionné, dans les entretiens recueillis, c’est tout d’abord la mise en scène d’une relation entre deux femmes. L’orientation sexuelle minoritaire du point de vue de l’hétéronormativité hégémonique est bien ce qui est à l’origine de la discrimination et de la violence vécue.

Avec ma compagne, on se tient par la main, on s’embrasse, on se tient dans les bras, parce que dans mon couple je suis particulièrement démonstrative en général ; que ce soit en public, en privé, je suis quelqu’un d’assez démonstratif, donc je le suis tout autant en public. Et donc ça se voit et quoi que je fasse dans mon comportement, ça attire effectivement des regards

Alyonna, 35 ans, psychothérapeute, grande agglomération, en relation suivie

Mais de façon plus immédiate, il s’agit d’une réaction à « l’affichage » d’une relation de couple lesbien qui met en lumière un impensé social : dans un contexte de domination masculine, une jouissance indépendante de l’homme est socialement impensable (Revillard, 2002) ou bien si elle l’est, l’homme finit par y être convié. Comme le dit très justement Stéphanie Arc (2015), tout en étant niée, l’homosexualité féminine est réappropriée par les hommes. C’est notamment le cas pour les couples perçus comme féminins, moins visibles et qui, dans la majorité des cas, sont érotisés, sexualisés et se retrouvent au centre de fantasmes masculins (issus de la culture pornographique hétérosexuelle). La violence exprimée représente alors un continuum de la violence sexiste, car la nature des interpellations verbales produit un déni de la relation affective et de l’identité lesbienne rendue publique, par la survalorisation de l’identité de « femme ».

Par principe, avec mon amie on n’aime pas se montrer, mais après ça peut s’apparenter à du copinage. Ce jour-là, on était assises, pausées dans un parc tranquille, il faisait beau. Un jeune homme est arrivé et nous a demandé ce qu’on faisait, si on était en couple et qu’il aimerait bien réaliser son fantasme et se taper deux lesbiennes

Alexianne, 26 ans, sans emploi, moyenne agglomération du sud-ouest de la France, en relation suivie

Au-delà d’être l’objet de leurs fantasmes sexuels, la vue de deux femmes ensemble peut représenter une menace personnelle et sociale pour les hommes, un défi. Pour une femme, avoir des relations sexuelles avec d’autres femmes peut aussi traduire un rejet de la domination masculine sur son propre corps, telle une volonté de distinguer la sexualité de la procréation et donc une émancipation de tout un système de normes et de valeurs.

Les insultes sont fréquentes. Un jour dans la rue, un homme s’est approché de mon amie et moi et a dit : « Eh ouais, vous vous prenez pour des mecs, vous pensez que vous n’avez pas besoin de nous, vous êtes des sales gouines »

Magali, 30 ans, chômeuse, moyenne agglomération du sud-est de la France, en relation suivie

Les réactions sociales diffèrent suivant l’expression de l’identité de genre d’un couple et selon la manière dont est reçue cette identité par autrui. Les extraits d’entretien soulignent la différence de traitement entre un couple perçu comme féminin / masculin et un couple appréhendé comme féminin. Or, la question de genre et de la sexualité n’est pas le seul vecteur de stigmatisation. En effet, d’autres postures peuvent entrer en compte, liées à des privilèges circonstanciés, eux-mêmes rapportés à des positions de racisation, de classe ou de localisation. Si l’on est toujours dans une position dominante ou dominée selon le lieu de pouvoir où l’on se trouve, l’analyse de genre et de sexualité ne permet pas à elle seule de penser la question des usages que font les lesbiennes de l’espace public, et les violences qui les y attendent.

Moi, je vis plus rarement des insultes quand je me déplace hors de mon couple et aussi parce que sur moi, ça ne se voit pas: je suis féminine, contrairement à mon amie qui est masculine. Mais elle, par contre, ça lui arrive souvent. Il y a une semaine, je suis allée la chercher au commissariat, parce qu’elle s’était battue avec des rebeux. [11] En fait, le matin, elle partait bosser, elle est agent de sécurité, donc vêtue en habit de travail, et elle allait me faire un bisou dans le métro quand un mec lui a dit : « Ouais, en France, il y a des femmes qui veulent porter la culotte, elles se prennent toutes pour des hommes. Viens-là pour te battre pour voir si t’es à la hauteur, si tu peux faire le type jusqu’au bout. Je vais attraper ta femme et je vais la violer devant toi. On va voir comment tu vas réagir. » En plus, physiquement, il était fort, et il répétait : « Allez vient, on va voir ! » Ils se sont donc battus et ça a pris d’énormes proportions […] Comme c’était un rebeu, personne ne voulait témoigner et, au commissariat, il a accusé mon amie d’insultes à caractère raciste en disant qu’elle l’avait traitée de sale arabe. Et elle, évidemment, répondant qu’étant sujette au racisme et à l’homophobie, elle serait incapable de traiter quelqu’un de sale arabe, etc.

Magalie, 30 ans, sans emploi, moyenne agglomération, en relation suivie

Emblématiques de la consubstantialité (Kergoat, 2012) des rapports sociaux de classe, de sexe, de race et de localité, les différents témoignages renvoient à une interdépendance mouvante des contextes de domination. En effet, et par exemple dans l’extrait d’entretien de Magalie, le modèle de visibilité se traduit par une mise en scène du couple lesbien exprimée par une présentation dualiste du genre : l’une des deux partenaires, celle qui est plus masculine, tout en ne s’inscrivant pas dans une revendication butch, renvoie dans l’espace public un mode spécifique d’autonomie par le fait de ne pas coller au genre « femme » en tant qu’agent de sécurité. Sa position de genre et de classe lui permet de répondre éventuellement aux violences masculines. On peut dire qu’en réaction aux propos sexistes, dans ce cas émanant d’un homme racisé, elle répond en tant que lesbienne « masculine » et de classe populaire. La fin de l’extrait d’entretien montre bien l’articulation d’au moins trois dimensions discriminantes : le genre et la sexualité d’un côté, et la racisation de l’autre, avec un privilège accordé à la masculinité.

La visibilité du « couple » lesbien dans la sphère publique apparaît ainsi, au-delà de l’avancée des politiques d’égalité – en référence à la réforme du mariage, en 2013, en France – comme le fruit de luttes individuelles en continuelle recomposition. [12] Celles-ci agissent sur les manières de se représenter, d’être identifiable et dans des techniques d’ajustement toujours à l’oeuvre selon les sanctions déjà rencontrées ou anticipées, permettant d’être invisible et ainsi de contourner le stigmate de « la » lesbienne dans l’espace public.

Revers de la visibilité : stratégie de l’invisibilité et conséquences

Contrôler ses gestes afin de ne pas dévoiler son orientation sexuelle dans l’espace public représente le quotidien de nombreuses lesbiennes. Moins identifiés comme tels, les couples lesbiens seraient plus « discrets » dans la ville, notamment par anticipation de réactions hostiles ou en conséquence de violences précédemment vécues. Selon les contextes, différentes estimations et stratégies d’ajustement seront donc mobilisées, telles que développées par Erving Goffman (1975), pour désigner les pratiques de l’espace public des individus stigmatisés (selon le degré de visibilité du stigmate) : l’effacement, la dissimulation et le dévoilement. Le discours de certaines participantes à l’enquête révèle la mobilisation de cette stratégie d’invisibilité. C’est le cas d’Axelle (21 ans, distributrice de journaux, banlieue d’une grande agglomération, sans relation suivie) qui joue sur la discrétion et l’ambiguïté de sa relation par dissimulation.

On est plus discrètes, quand vous voyez un couple d’hommes, je caricature un peu, mais il y a souvent les folles et voilà ils se montrent plus, nous on est plus discrètes. Et puis nous, je ne sais pas, si je vais être avec une fille dans la rue, elle peut très bien passer pour ma copine : juste pour une amie, pour une pote, alors que deux mecs ensemble…

Certaines des femmes interrogées ayant incorporé une forme de violence symbolique issue de l’hétéronormativité trouvent, par l’effacement, la volonté de ne pas s’écarter du commun. C’est le cas de Patricia, 23 ans, imprégnée d’une forte éducation catholique (grande agglomération du sud-ouest de la France, sans relation suivie).

Je pense à une scène récente où j’étais au théâtre, et il y avait beaucoup de personnes âgées assises sur les rangs : endimanchées et bourgeoises, et aussi des enfants avec leurs parents. Et je présume que ça n’est pas facile pour les parents d’affronter cela, d’expliquer, je n’ai pas envie de gêner les gens, je reste sensible à l’environnement, au contexte.

La formule utilisée par Patricia, « je n’ai pas envie de gêner », révèle comment sa propre intimité est perçue comme impudique. Une intériorisation de la norme minoritaire opposée à l’intimité « normale ». Celle-ci ne s’écarte pas extraordinairement du commun, contrairement à celle qui dévie communément de l’ordinaire (Goffman, 1975).

Les conséquences des réactions sociales vécues dans l’espace public ont, pour la majorité des femmes de l’enquête, un effet anxiogène ou traumatique qui les amène à éviter certains lieux.

La fois où on s’est fait agresser, c’était dans les bars du XIVe arrondissement de Paris. Dans un bar où on allait pas mal, mais à chaque fois qu’on y allait, on se faisait emmerder ! Ça commence à me souler grave! Donc, maintenant, on commence à sortir un peu ailleurs parce que, moi, j’en ai ras-le-bol de me faire prendre la tête. C’est un bar normal, lambda comme on en trouve un peu partout

Zoé, 24 ans, étudiante en sciences humaines, grande agglomération, en relation suivie

De plus, l’anticipation de réactions hostiles les amène à être sur leurs gardes.

Nous, on ne s’affiche pas. Au début de ma relation, on sortait dans la rue, on faisait des bisous, mais maintenant ce n’est plus le cas. Il y a de plus en plus de choses qui se passent et donc on a forcément peur, on préfère rester discrètes, ne pas s’afficher, pour éviter qu’il nous arrive quelque chose. Je vous dis, se tenir par la main ou s’embrasser dans la rue, ça nous arrive, comme de nous tenir par le bras pour aller au restaurant. Ça nous arrive de faire un bisou de temps en temps, mais c’est de moins en moins tentant. Moi, je fais attention

Sandrine, 22 ans, serveuse, petite commune du sud de la France, en relation suivie

Jusqu’à ne plus témoigner d’affection à leur partenaire en public :

Enfin, du coup, on a préféré arrêter, c’est-à-dire on préfère arrêter de montrer des signes visibles et réserver ça à l’espace privé pour ne pas être emmerdées tout simplement et, du coup, ça ne fait qu’alimenter et donner raison à ce genre de propos

Inès, 29 ans, éducatrice, grande agglomération, en relation suivie

Ces conséquences issues des réactions sociales vécues se retrouvent dans l’observation de l’usage de la ville par toutes les femmes. L’étude menée par Laura Van Puymbroeck (2014) sur le phénomène de harcèlement de rue des étudiantes bordelaises souligne les différentes stratégies que développent ces femmes dans l’espace public afin de réduire ou d’éviter des interactions importunes : sortir en groupe, éviter certaines zones, anticiper ses déplacements, contrôler sa tenue vestimentaire, choisir un itinéraire et adapter sa circulation en fonction des hommes présents. Le géographe Guy Di Méo (2011) parle de « murs invisibles » que les femmes contournent de façon automatique après avoir intériorisé les limites de zones interdites de l’espace public.

Dans ce contexte de réactions hostiles, le choix de la stratégie d’invisibilité peut représenter un outil de résistance permettant aux lesbiennes d’user plus librement de l’espace public tout en signifiant que l’orientation sexuelle, à travers sa visibilité, participe à l’inégal accès à cet espace et donc à la ville. Cette invisibilité relèverait donc plus d’un mécanisme de résilience que de revendication afin de (sur)vivre malgré tout dans la ville.

Dans son article Entrevisibilité et invisibilité : les lesbiennes face à la violence dans l’espace public (2004), Irène Zéilinger souligne l’ambivalence dans laquelle se trouvent les lesbiennes entre le choix de la visibilité ou de l’invisibilité. La première option participerait à un certain potentiel d’émancipation et de changement social, car elle remet notamment en question l’hétérosexisme de l’espace urbain, dont le risque premier peut représenter un danger imminent.

La deuxième stratégie serait construite sur les principes de sécurité et de protection, soit un souci de se préserver qui, à l’inverse, peut renforcer les stéréotypes et les inégalités de pouvoir. Et c’est justement dans l’espace public que cette ambivalence est exacerbée, car c’est le lieu des changements sociaux et politiques. Irène Zéilinger ajoute que les lesbiennes anticipent la « possibilité et la probabilité » (2004 : 202) d’être agressées dans l’espace public et développent donc des stratégies individuelles afin d’éviter la violence ou d’en réduire le risque. Cette anticipation n’est pas forcément fondée sur une expérience vécue, mais sur le fait de connaître l’existence des risques potentiels et sur la possibilité que cette violence se produise.

Avec tout ce qui se passe actuellement, parce que je suis l’actualité grâce à Internet, surtout l’actualité qui concernes les homosexuels et suite aux différentes gay pride qui se sont déroulées, deux jeunes filles se sont fait agresser, je ne sais plus comment, mais à la barre de fer. Il y avait un groupe de gens proche d’elles, mais personne n’a tenté de les aider à part un chauffeur de taxi qui, lui-même, a été agressé […] Maintenant, on préfère rester discrètes, ne pas tenter le diable

Sandrine, 22 ans, serveuse, petite agglomération du sud de la France, en relation suivie

L’anticipation de la violence en tant que stratégie de réappropriation de l’espace public peut donc prendre la forme d’un renoncement aux signes visibles et identifiables tels que l’apparence (coiffure, style vestimentaire, hexis corporelle) ou aux signes d’affection témoignée à sa partenaire jusqu’au rejet de l’identité lesbienne.

Conclusion

En tant que lesbiennes, les femmes qui se sont prêtées à l’enquête sont conscientes du stigmate lié à leur orientation sexuelle minoritaire, considérée comme une attirance transgressive et s’écartant de la norme sociale de l’hétérosexualité. Leur sexualité est vue comme un facteur important qui détermine leur inconfort dans l’espace public, ce qui a des effets sur la manière de « gérer » l’affection en public. Elles développent donc « une connaissance implicite des limites à ne pas franchir, intériorisant une certaine segmentation de l’espace public, avec des lieux du possible, des lieux du peut-être et des lieux de l’impossible » (Cattan et Leroy, 2010 : 11). Chez celles qui ont intériorisé de manière forte la norme majoritaire, on trouve la volonté de ne pas s’écarter du commun. Iris-Marion Young (1990) parle d’impérialisme culturel, soit « l’intériorisation des normes dominantes qui rend impossible certains comportements puisque les stigmatisés eux-mêmes y renoncent par intériorisation de ces normes » (Ibid.). Au-delà d’une peur des violences, l’anticipation de marques d’affection dans l’espace public est le résultat d’une forme d’habitus structurant les pratiques spatiales. C’est donc par anticipation de réactions hostiles et de violences qu’elles pourraient susciter, que les lesbiennes se rendent « invisibles ».

L’espace public apparaît donc comme révélateur des rapports de domination de la société (Clerval et Le Renard, 2015). Dans le cas qui nous occupe, l’ensemble des réactions sociales qui surviennent par suite de la visibilité et de l’anticipation de violences restreignent l’accès des lesbiennes à l’espace public. L’hétérosexisme de l’espace public joue un rôle important qui conditionne leurs expériences et qui interagit avec d’autres structures de pouvoir. L’ancrage des normes de genre dans les espaces publics et l’expression de l’hétérosexisme sous forme de rappels à l’ordre sont donc des facteurs pertinents pour déterminer l’inconfort, qui contribue également à accentuer les sentiments de peur, d’appréhension et de préservation : exister, oui, mais pas à n’importe quel prix.

Enfin, l’ensemble des discours présentés dans cet article souligne les formes de violences typiques vécues par les lesbiennes avec un accent prononcé sur les stigmatisations verbales (remarques, insultes) et les regards constamment présents. Jeanne, une des participantes à l’enquête, a évoqué les expressions homophobielatente et homophobie suggérée pour définir et nommer la violence qu’elle peut subir. « Latente » et « suggérée », nous pouvons supposer que cela fait référence à la difficulté de distinguer les discriminations vécues en tant que femmes et celles en tant que lesbiennes. L’ensemble de ces violences spécifiques rassemblées sous l’étiquette lesbophobie ne s’inscrirait-il pas finalement dans le continuum de violences hétérosexistes dans lequel la lesbophobie serait l’expression extrême ?