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Les questions mémorielles et identitaires qui traversent et animent nos sociétés reposent en partie sur la manière dont les valeurs et les récits qu’elles convoquent sont rendus visibles dans l’espace public. Les configurations spatiales qui assurent aux souvenirs une forme de pérennité se trouvent en effet au coeur des processus de construction et d’affirmation identitaire alors qu’elles modulent le rapport au monde, à soi-même et aux autres. Loin d’être neutre, la quête de mémoire devient celle, plus large, de la transmission des valeurs présumées de nos sociétés et de la consolidation d’événements jugés fondateurs de nos identités. À travers la production et le placement d’artéfacts du souvenir, la mémoire permet ainsi à tous et chacun de se raconter, si ce n’est d’énoncer la place qu’ils et elles occupent – ou souhaitent occuper – dans le monde. Le lieu de mémoire devient miroir de l’appartenance au collectif, si ce n’est créateur de sens commun.

Ce sont ces idées que développe et approfondit Emmanuelle Petit, dans son ouvrage intitulé Se souvenir en montagne. Guide, pierres et places dans les Alpes. Prenant pour objet les artéfacts mortuaires assurant la mise en mémoire des morts en montagne, l’auteure nous invite à mettre en question le rôle et la vocation de ces pratiques commémoratives, à la fois témoins et vecteurs d’une identité montagnarde. Appelant à la mémoire les exploits et les drames de ceux et celles qui ont tenté l’ascension des sommets alpins, ces monuments, arborant chacun à sa manière la figure de la montagne, font en sorte, d’une manière distinctive, de rendre visible le souvenir des défunts, mais jettent surtout un éclairage singulier sur la manière dont l’identité s’exprime et se négocie par la spatialisation de la mémoire. Les jeux de placement et d’emplacement qui se jouent dans les discours méticuleusement consignés par Petit révèlent ainsi l’insuffisance de l’objet seul comme support d’une mémoire collective ; l’emplacement que tient cet objet et la place qu’on lui confère sont tour à tour garants de sa légitimité.

Le livre se structure autour de trois grands thèmes, qui se déclinent à la manière de variations autour d’un même objet d’étude. Après avoir retracé, dans le plus fin détail, la genèse et la diffusion de ces pratiques commémoratives dans les Alpes, l’auteure se penche, dans un premier temps, sur la légitimité des emplacements du souvenir (variation 1), telle qu’elle s’articule au sein des récits produits par les guides de haute montagne de la Compagnie de Chamonix. Le sens que ces guides confèrent aux différents « emplacements » des artéfacts révèle un étonnant ordonnancement des « places » qui sont dédiées au souvenir des morts. Tous les espaces ne sont pas prompts à accueillir la mémoire des défunts, de même que tous les défunts ne sont pas appelés à être commémorés en ces mêmes espaces. Exposant notamment les réserves que suscite chez les guides l’installation de plaques commémoratives le long des sentiers en montagne, Petit met en évidence les tensions que peuvent générer les vocations plurielles d’un même lieu. Perçue par les guides comme un espace de vie, la montagne se trouve en quelque sorte ternie par celui, plus sombre, de la mort. De la même manière, les défunts dont le rôle social ne se trouve pas validé par le collectif, ne devraient bénéficier que d’une visibilité restreinte, plus intime. Cette première variation dévoile ainsi l’existence de normes, implicites et explicites, qui règlent la reconnaissance symbolique des emplacements et dictent la désignation des places que peuvent – ou non – occuper les disparus.

Dans un deuxième temps, ce sont les jeux de placement se déployant au sein même des cimetières qui retiennent l’attention de l’auteure (variation 2). Bien que considéré par les divers interlocuteurs comme lieu légitime pour le repos et la mise en mémoire des morts, le cimetière fait également l’objet de négociations suivant des modalités bien spécifiques, dont l’ancrage généalogique du défunt, son appartenance institutionnelle à la Compagnie des guides, la dimension héroïque de sa relation à la montagne et les circonstances de son décès. Le cimetière se présente alors comme un lieu emblématique de l’histoire alpine, si bien qu’il se trouve convoité, chez les vivants, par ceux et celles qui désirent y laisser leur trace. À cela s’ajoute enfin la mise en scène du souvenir qui, traitant de diverses manière la référence à la montagne (utilisation du granit, pierre brute, gravures évoquant les sommets, etc.), le rend plus ou moins « lisible » et sensible aux particularités distinctives de la vie alpine (variation 3), autre élément attestant du statut singulier du cimetière et de l’artéfact mortuaire dans la consolidation identitaire au sein des communes de Chamonix et de Bessans.

En dépit d’un objet qui pourrait a priori sembler quelque peu hermétique, l’étude que fait Emmanuelle Petit des artéfacts du souvenir ouvre en réalité un questionnement beaucoup plus vaste quant à la spatialisation de la mémoire, la mise en visibilité de certains récits et le rôle de la matérialité des objets dans l’expression des relations sociales et culturelles qui nous animent et nous définissent. En posant la question de la légitimité du souvenir et de son emplacement, de l’étanchéité des espaces de vie et de mort, du droit à la mémoire et des mécanismes sociaux ou culturels qui couvent derrière l’attribution – ou non – d’un espace commémoratif aux défunts, Petit met en lumière l’étendue et la complexité des luttes identitaires, concomitantes de celles de la mémoire, qui se jouent « autour » de l’espace et « avec lui ». Car, à travers les tensions qui se dessinent au fil des discours des habitants, guides, touristes et représentants municipaux interrogés, s’expriment celles, plus larges, du positionnement des individus au sein d’espaces identitaires collectifs, de même que celles de la prédominance de certains récits dans les spatialités nouvellement façonnées.

Dans cette quête de visibilité d’éléments jugés constitutifs de l’histoire chamoniarde, force est d’admettre, en effet, que le récit héroïque de personnages essentiellement masculins domine l’espace de la mémoire consacrée. Si cette dimension n’est pas élaborée dans l’ouvrage – cela dit, elle n’en constitue pas le sujet – il demeure toutefois frappant de constater l’omniprésence, à travers tous ces monuments et artéfacts du souvenir, de l’expérience singulière des hommes ayant tenté l’ascension des sommets au péril de leur vie. À l’image de l’histoire patriotique, celle de la conquête des montagnes se raconte suivant la trajectoire d’un nombre restreint de héros, néanmoins porteurs de l’identité d’une communauté entière. Par-delà les enjeux que soulèvent l’emplacement et la mise en scène des souvenirs, celle de leur essence même s’impose à son tour. Quels récits sont désignés comme étant les plus fédérateurs pour une collectivité ? Et quels sont les risques d’une surexposition mémorielle d’expériences à ce point circonscrites ?

Quoi qu’il en soit, ce livre constitue une contribution fort pertinente à la compréhension des dimensions spatiales de la mémoire et de la construction identitaire. La mort, quant à elle, a ceci de particulier qu’elle nous met face à notre propre finalité et à celle des gens qui nous entourent ; elle constitue en cela un événement particulièrement propice pour entrevoir la continuité dans l’interruption. Dans ce contexte, l’espace et ses configurations deviennent le socle de cette pérennité symbolique, puisque interdépendants de l’expérience du souvenir et de sa matérialisation.