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Spécialiste de l’Asie du Sud‑Est, Michel Bruneau livre un essai original de synthèse sur l’Eurasie. Celle‑ci est désormais à la mode avec les visions eurasistes russe, chinoise et turque. Les géographes renouent, à la faveur de l’actualité, avec les réflexions des anciens : analysée par Grousset, Mackinder et Spykman, la problématique d’une « Bordurie » – des bandeaux de territoires qui s’étirent de la Bosnie au Japon – hante les politiques et guide une part de leur action. Modifiant l’équation du pivot de l’histoire de Mackinder, on faisait dire à Spykman, dans un livre posthume non cité : « Who controls the rimland rules Eurasia; who rules Eurasia controls the destiny of the world ». Les visées des États‑Unis, de Kennan à Brzezinski, dans la lignée explicite de Spykman ; la croissance récente de la Chine, son rôle en tant que principal pays atelier du monde et son désir de contrôler ses routes d’approvisionnement et de redistribution ; le retour politique de la Russie de Poutine ; et la dynamique touranienne de la Turquie d’Erdogan renforcent aujourd’hui les rôles géopolitique et géostratégique de ces immenses territoires entre Europe, Méditerranée et rivages asiatiques de l’océan Pacifique.

Le projet de Bruneau est donc ambitieux : traiter d’un espace colossal en quelque 300 pages, en aborder la notion, en retracer des millénaires d’histoire, afin de profiler les perspectives géopolitiques de cette entité complexe et hétérogène, enjeu d’un bras de fer entre Chine, Russie et États‑Unis, tout en bousculant tous les pays qui s’y répartissent. En outre, en sous‑titre, l’auteur affiche quatre notions – continent, empire, idéologie, projet – dont chacune constitue un vaste programme. On comprend que, compte tenu de l’étendue des aspects à traiter, les spécialistes de tel thème transversal ou de tel État ou peuple puissent émettre des réserves. On soulèvera, çà et là, des compléments qui pourraient être utiles. Mais, s’agissant d’un essai de synthèse, la témérité de l’auteur lui permet d’aborder, selon ses grilles de lecture, une très vaste entité territoriale qui, aujourd’hui, pose problème et concerne l’avenir du monde. Il est bon que les géographes osent se positionner dans des champs de réflexion tant géohistoriques que prospectifs sur des grands espaces protéiformes, supranationaux. Avant même que l’Europe ne s’édifie, Juillard s’était aventuré dans une synthèse transnationale, avec sa splendide Europe rhénane (1968 ). Sur l’immense Eurasie, l’académicien Grousset avait fait oeuvre d’historien par maints ouvrages, mais aussi de géographie prémonitoire. Pour lui, « entre l’Asie et l’Europe, la Russie sera l’Eurasie – un troisième continent ». Le sénateur Biarnès a récemment livré une somme sur cet arc de crises. Bruneau s’y aventure avec de solides références et un art consommé du comparatisme sur la longue durée et la large étendue. L’auteur consacre d’ailleurs plus des quatre cinquièmes de son ouvrage à une remise en perspective de l’histoire, seule la quatrième partie étant plus spécifiquement contemporaine.

Après une brève esquisse de la notion d’Eurasie, Michel Bruneau distribue son exposé en quatre parties. La première a trait aux empires continentaux : un monde « méta-méditerranéen » ( ? ), la Chine, les Turcs, les Mongols, les Russes. Autant de flashes de qualité sur des entités spécifiques en leurs temps, mais sans affirmer suffisamment leurs chevauchements temporels dans leurs développements et les interrelations entre ces ensembles, par l’islam notamment (comme le montre bien Miquel ) et le commerce (comme le soulignent Maurice et Denys Lombard ). En sectionnant à partir des réalités étatiques actuelles, on adopte une posture d’évolutions parallèles qui n’ont pas eu la même ampleur et la même portée : Turcs et surtout Mongols – inventeurs et acteurs de l’Eurasie – sont réellement des peuples du coeur de l’Eurasie, alors qu’Arabes, Russes et Chinois s’y projettent à partir de leurs bases périphériques. L’auteur est cependant plus à l’aise dans l’analyse de ces aires continentales que dans celle du contournement, nécessaire, de l’Eurasie par la mer. Là encore, les vagues de navigateurs, marchands et conquérants se sont chevauchées et relayées, et les diasporas sont multiples, sans qu’il convienne de privilégier l’une d’elle. L’évocation très rapide, in fine, relative aux hubs du trafic logistique multimodal conteneurisé, est à la fois précoce et surtout très peu étayée.

La réflexion sur « les espaces d’interfaces et de connexions » est bivalente. Aux zones de passage en cours d’organisation, avec une avancée réelle pour l’Asie du Sud‑Est par rapport à l’Asie centrale, se juxtaposent les môles moins ouverts du subcontinent indien. En fait, la partie méridionale de l’Eurasie se partage en au moins trois compartiments, une Asie du Sud‑Est branchée sur la mondialisation, un volet central encore à l’écart, une aile sud‑ouest, le Moyen‑Orient (non abordé), pétrolier et gazier, depuis longtemps connecté aux influences extérieures et dépendant d’elles.

La dernière partie est une mise en perspective des essais de structuration d’un espace eurasiatique. Sont à la manoeuvre, de façon privilégiée, les Russes, les Turcs et les Chinois, influençant tous les peuples et nations de la mosaïque de l’Eurasie, dont on peut considérer le Kazakhstan comme l’un des pivots. L’action des États‑Unis d’Amérique, puissance certes extérieure à la région, mais dont la poussée se fait par l’entremise de nations intermédiaires et de mouvements islamistes, paraît trop souvent occultée. La Russie avance ses pions dans le cadre d’une union économique eurasiatique à laquelle n’adhèrent que quelques États, et dans ce paragraphe dense, l’auteur pointe bien les luttes d’influence entre l’Union européenne (UE) et la Russie, et face aux poussées étasunienne et chinoise. La Turquie, sous la plume de son idéologue Ahmet Davutoglu et en se référant explicitement à Mackinder et à Spykman, inscrit la profondeur stratégique de son Eurasie dans trois cercles : bassin terrestre, bassin maritime, bassin continental proche. Quant à la Chine, ses One Belt One Road sont désormais médiatisées, sans que l’on connaisse en profondeur les détails de la mise en place de leurs segments et les effets réels dans les pays d’« accueil » ; mais la référence au rimland est explicite. La politique du carnet de chèques sous la forme de prêts aux investissements se réalise essentiellement le long de ce grand bourrelet ceinturant l’Asie, ainsi que sur les rivages qui la bordent ou l’avoisinent, et où l’Organisation de coopération de Shanghai réunit 11 États. L’idée d’arrimer l’Europe, « petit cap de l’Asie » à la massive et populeuse Asie progresse. La voie maritime, contournant une bordure continentale où les conflits étaient nombreux et les circulations difficiles, s’est énormément renforcée. Les faisceaux amiraux des grandes lignes maritimes sont désormais ceux qui relient les deux principales façades du monde, les rangées chinoise, japonaise et coréenne et le Northern Range. Les transports terrestres du pont continental ( Land Bridge ) s’améliorent. Ils sont encore très loin, malgré quelques progrès spectaculaires et montés en épingle, de réellement concurrencer le contournement par les mers chaudes. Mais ils bousculent les équilibres de l’échiquier des peuples et nations du coeur continental de l’Eurasie. Le Grand Jeu relooké qui s’y joue aiguise les appétits de la Chine, réactive la Russie, sans que les États‑Unis ne soient passifs. Surtout, et c’est peut-être la leçon principale du livre de Bruneau, ce grand remuement mobilise des énergies insoupçonnées au sein de chacun des pays concernés.

Les craintes et espérances de Mackinder et de Spykman sont‑elles en train de se réaliser ? Il aurait été nécessaire de revenir aux « modèles » de ces deux penseurs, trop rapidement évoqués dans l’ouvrage, et donc aux entrelacs mer‑terre tels qu’énoncés par Jean Gottmann (1949) et revisités par Zajec (2016) ou par l’auteur de ce compte rendu ( Miossec, 2016 ). Ce qui est important, désormais, c’est la ceinture, tant continentale que maritime ou mieux, cette chaîne de pays qui se succèdent en croissant, de la mer Noire à la mer du Japon et qui constituent des rimlands.

Bruneau a raison, en conclusion de sa dernière partie et en conclusion générale, de revenir sur cette dialectique heartland‑rimland au sujet de la Chine : pour la première fois peut‑être, si elle poursuit sa stratégie duale de ceinture continentale et de route maritime, une puissance étendrait son influence, à la fois sur l’intérieur du continent asiatique et sur les littoraux et ses mers. Cependant, le processus de contournement, voire d’encerclement, est loin d’être achevé. Des hiatus demeurent et l’atterrissement européen du volet eurasiatique est loin d’être verrouillé. Les résistances aux projets eurasiatiques sont nombreuses, tant de l’extérieur ou de la périphérie de l’Eurasie, qu’à l’interne où s’affrontent les volontés concurrentielles de puissance de grands et moyens États – dont la solidité et la cohésion interne sont aléatoires – ainsi que les gènes que peuvent occasionner de petites entités nationales et, au coeur de l’idéologie de l’Asie, l’islamisme pour son versant occidental et, à l’est, l’asiatisme. Face à ces désirs d’Eurasie, la stratégie des différentes puissances s’éclaire ; les États intermédiaires et mineurs en prennent eux aussi conscience. Un aggionamento des politiques et relations internationales s’impose au regard des enjeux fondamentaux qui naissent de l’émergence d’une Eurasie. C’est le grand intérêt de ce livre stimulant.