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Publié dans la collection Spatialités, laquelle « accueille des ouvrages qui s’intéressent aux spatialités individuelles et collectives liées aux transformations de la modernité saisie sous ses aspects réflexifs, inattendus et pluriels », cette étude de Lionel Dupuy consiste en une version remaniée d’un essai d’habilitation à diriger des recherches en géographie. L’imaginaire géographique. Essai de géographie littéraire s’inscrit dans la droite lignée des travaux sur le « roman‑géographe », de sorte qu’on ne s’étonne pas que Marc Brosseau en ait rédigé la préface. L’étude de Dupuy, car selon moi il s’agit davantage d’une étude que d’un essai, comporte une généreuse introduction générale, trois parties et une conclusion peu diserte, où l’auteur résume les grandes lignes d’un concept inédit : le « chronochore ».

Dans son introduction, qui pose les jalons théoriques de ses travaux et en contextualise la teneur, l’auteur rappelle les notions d’imaginaire et de sujet géographique, puis de sujet et de prédicat, en s’inspirant des réflexions d’Augustin Berque, notamment dans Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains (1987). Du coup, il vulgarise en quelque sorte les concepts de trajection et de chorésie chers à Berque, concepts que le roman‑géographe convoquerait nécessairement. Dupuy poursuit avec la question de la métaphorisation, caractéristique de la fiction littéraire (ici, plus précisément du genre romanesque ) pour déboucher sur l’imaginaire géographique que le « roman‑géographe » contribuerait à créer. Cette introduction a le mérite d’être limpide : elle explique comment la fiction et la géographie se rencontrent pour parler du monde et de la façon dont les humains l’habitent.

Suit la première partie de l’ouvrage, analyse portant sur l’imaginaire géographique dans des oeuvres romanesques déjà visitées par plusieurs spécialistes de la géographie littéraire dont Lionel Dupuy lui-même, soit, et surtout, Le rivage des Syrtes de Julien Gracq (1989), quelques romans de Jules Verne ( Le superbe Orénoque [1898] et Voyage au centre de la Terre [1867], par exemple ) et Le partage des eaux d’Alejo Carpentier (1976). L’auteur pose la question du brouillage référentiel propre à la fiction, brouillage dont la géographie littéraire – et la géocritique – ferait son pain et son beurre. Au fil de sa démonstration, il emprunte des idées à Brian McHale, Bertrand Westphal et Clément Lévy, notamment. Il parle également de la « structure d’horizon » que le roman-géographe proposerait.

La deuxième partie de l’ouvrage s’intitule À la recherche du temps perdu : récit et analyse d’un maillon d’une chaîne trajective. Dupuy s’y penche sur l’oeuvre bien connue de Marcel Proust, afin de montrer comment ce cycle romanesque instaure, par la « discontinuité géographique », une chorésie particulière, marquée par le passage du temps, ce dernier assurant sa cohésion à l’ensemble. On s’en doute, Dupuy ne fait qu’effleurer l’oeuvre de Proust, mais il en expose bien le fonctionnement spatiotemporel. C’est au terme de cette analyse que le chercheur propose la notion de chronochore, qu’il développe dans la troisième et dernière partie de son étude.

Dupuy se réfère d’abord au chronotope bakhtinien, concept favorisant selon lui le temps au détriment de l’espace. Or, Mikhaïl Bakhtine n’a pas été d’une cohérence sans faille dans sa définition du chronotope. D’une certaine manière, Dupuy tente d’en colmater les brèches en proposant de lorgner du côté de ce qu’il nomme le chronochore, soit le « principe organisateur du roman-géographe », principe qui obligerait à tenir compte de la géographie plus ou moins référentielle, proposée par une fiction romanesque, et de la chorésie qui en découle, eu égard aux diverses stratégies poétiques déployées au sein de l’oeuvre.

La courte conclusion de l’étude revient brièvement sur ce concept, le décrivant tel « un modèle heuristique à visée herméneutique » qui viendrait non pas supplanter le chronotope bakhtinien, mais le compléter. Il faut saluer l’effort de Lionel Dupuy. Remettre en question la sacro‑sainte référentialité du roman, ainsi que l’étude systématique du tissu descriptif afin d’en dégager un « espace vécu » (une chorésie et une trajectivité, comme le dirait Berque ) n’est pas sans mérite, surtout quand on sait à quel point la géographie littéraire a longtemps misé – et mise toujours – sur un seul genre (le roman) et sur un seul matériau (la description de lieux).

Toutefois, il aurait été plus audacieux et plus novateur de ne pas se confiner au genre romanesque et à ses passages descriptifs. Aller vers d’autres phénomènes littéraires, sans doute bien plus révélateurs de notre chorésie contemporaine (ou postmoderne) eût été bienvenu. En outre, on ne compte plus les études sur Le rivage des Syrtes (1989), de sorte que la lecture du roman de Gracq que Dupuy propose procure un sentiment de déjà-vu qui compromet la potentielle originalité de ses travaux. On peut également s’interroger sur la pertinence, voire l’utilité des nombreux diagrammes visant à résumer le fonctionnement du chronochore. Une définition sous forme de mots serait plus adéquate, quitte à ce qu’elle soit longue. Enfin, l’auteur effleure beaucoup de notions littéraires qu’il paraît mal maîtriser, surtout quand il traite de réalisme merveilleux, lequel en tant que mode fait plus que brouiller les cartes… géographiques.

L’imaginaire géographique. Essai de géographie littéraire pourra certes constituer une bonne introduction à l’étude des romans-géographes, mais l’ouvrage risque de laisser les chercheurs chevronnés sur leur faim. Le fait qu’il s’agisse d’un exercice universitaire remanié y est sûrement pour quelque chose.