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Introduction

Selon une étude réalisée dans le cadre du programme Safer Cities for Girls de Plan International, 16 % des jeunes femmes déclaraient ne jamais se sentir en sécurité dans l’espace public à Hanoï, au Vietnam (Travers et al., 2013). Ces résultats ont été utilisés par cette organisation non gouvernementale internationale (ONGI) pour revendiquer auprès du gouvernement vietnamien la prise en compte des besoins des femmes en termes de sécurité, dans le développement de la ville et du transport. Trois ans après la publication de cette première étude sur le sujet, le gouvernement central adoptait, dans son programme de prévention et de lutte contre les violences basées sur le genre en 2016-2020 et vision 2030, le concept de « villes sûres » (safe city) comme modèle d’intervention publique pour favoriser la sécurité des femmes dans l’espace public. Cette adoption rapide de l’idée de villes sûres pour les femmes, par le gouvernement vietnamien, amène à s’interroger sur le rôle de l’État dans la réception de l’approche genre en planification urbaine véhiculée par les organisations qui oeuvrent en développement international.

Depuis le début des années 1990, ces organisations prennent de plus en plus acte de l’urbanisation rapide des pays du Sud global en réorientant leur travail vers les villes (Clerc, 2005 : 183). Cette conception plus urbaine du développement se déploie en parallèle à une préoccupation grandissante pour « l’approche genre [qui] renvoie à la mise en oeuvre, à l’intérieur de politiques publiques ou de dispositifs d’intervention, d’une analyse permettant de contrer les effets des inégalités femmes-hommes » (Côté, 2019 : 336). L’importance accordée au genre résulte également de l’impulsion des mouvements féministes qui militent, notamment au sein de forums internationaux, pour une prise en compte des enjeux de genre dans la manière dont les villes sont planifiées (Gabizon, 2016). On observe aujourd’hui ce qu’on pourrait appeler un « programme urbain genré » (urban gender agenda) (Chant et McIlwaine, 2015 : 14) porté par différents acteurs, dont de nombreuses organisations internationales (Michaud, 1997 ; Biarrotte, 2017). Les interventions urbaines « genrées » qui découlent de ce programme s’adressent dans les faits aux femmes (Hancock, 2012).

La sécurité des femmes dans l’espace public est un aspect incontournable de l’approche genre en planification urbaine. Cet aspect s’est imposé progressivement, depuis les premières mobilisations féministes sur cette question dans les années 1970, jusqu’à devenir l’objet de politiques publiques (Lieber, 2018 : 79). À présent, il y a un nombre croissant d’initiatives locales sur cet enjeu parmi lesquelles on trouve des projets émanant d’organismes internationaux. Le Vietnam est un territoire privilégié pour illustrer cette conjoncture mondiale. Depuis 2013, les branches locales de Plan International, ActionAid et l’Organisation des Nations unies (ONU) Femmes ont toutes appliqué leur programme mondial de villes sûres pour les femmes dans ce pays.

L’implantation locale de ces programmes au Vietnam se fait dans un contexte où l’État, incarné par le Parti communiste vietnamien, est autoritaire et la gouvernance, très centralisée. Le Vietnam possède également depuis son indépendance un cadre juridique et politique bien développé en matière de droits des femmes (Wells, 2005 : 4). Outre de nombreuses politiques publiques, une série d’institutions sont chargées de cette question à tous les paliers gouvernementaux, dont l’Union des femmes du Vietnam, un organe officiel du Parti qui se déploie du gouvernement central à la plus petite échelle administrative du pays (Waibel et Glück, 2013 : 344). Il s’agit donc d’un contexte politique particulier, mais dont les spécificités en termes de gouvernance permettent d’éclaircir le rôle de l’État dans les circulations internationales d’une approche genre en planification urbaine.

Tant dans les travaux sur les circulations de politiques urbaines que dans ceux sur la diffusion internationale du discours d’égalité de genre, le rôle de l’État est négligé. La recherche sur les circulations de politiques met en valeur l’agentivité des acteurs locaux, mais aborde l’État comme un « contexte institutionnel » (institutional backdrop) (Bok et Coe, 2017 : 52). L’étude des circulations du discours d’égalité de genre valorise, quant à elle, le rôle des organisations internationales et féministes dans la diffusion et l’adoption de ce discours, mais sous-estime l’influence de l’État dans ces dynamiques (Thomson, 2017 : 92). Or, le cas du Vietnam illustre l’effet structurant de l’État dans ces circulations en montrant comment les organisations internationales négocient avec le contexte de gouvernance centralisée et autoritaire pour réaliser leurs programmes sur la sécurité des femmes dans l’espace public.

Cet article est organisé en quatre parties. Après une recension critique de la littérature sur les échelles des circulations de politiques et les acteurs de la diffusion internationale du discours d’égalité de genre, nous précisons la manière dont l’État est mobilisé, dans cet article. Puis nous présentons la méthodologie avant d’introduire les résultats et la discussion qui illustrent l’influence de l’État vietnamien dans l’application locale de l’approche genre en planification urbaine.

Le jeu d’échelle des circulations de politiques

Les déplacements de politiques, de modèles et d’idées d’un territoire à un autre sont l’objet de plusieurs débats théoriques qui cherchent à établir les mécanismes de ces circulations. Si la recherche issue des courants des transferts (Dolowitz et Marsh, 1996 et 2000) et des diffusions (Berry et Berry, 1999) de politiques porte peu sur les transformations que subissent les politiques dans leurs mouvements, les travaux sur les circulations de politiques chez les géographes (Clerc, 2005 ; Verdeil, 2005 ; Cochrane et Ward, 2012 ; McCann et Ward, 2012 ; Cook, 2015 ; Temenos et al., 2017) mettent plutôt en lumière la reconfiguration des politiques à travers ces déplacements. L’intérêt d’aborder les circulations de politiques sous cet angle dans un contexte déterminé, comme celui du Vietnam, réside dans l’attention portée à la reconstruction des politiques dans leur environnement d’atterrissage.

C’est en observant les acteurs de l’échelle locale qu’on distingue l’approche des géographes par rapport à celle des politologues. Ces derniers se concentrent principalement sur l’échelle nationale (Cook, 2015 : 836). Dans ces travaux, ceux qui portent sur les pays du Sud montrent davantage le rôle joué par les organisations internationales dans la circulation de modèles urbains (Souami, 2003 ; Clerc, 2005 ; Tomlinson et al., 2010 ; Vainer, 2014 ; Tomlinson, 2015). Stone (2004) définit ces organismes comme des agents de transfert de politiques. Ce rôle semble d’autant plus significatif dans un contexte où « aujourd’hui, les premiers lieux où s’opère une mondialisation de la pensée urbaine sont les organismes internationaux » (Souami, 2003 : 266). Selon Tomlinson et al., (2010 : 185), certaines organisations sont les protagonistes de ce phénomène, comme ONU-Habitat et la Banque mondiale, qui exercent une « hégémonie politique » dans la production et le partage de connaissances sur les meilleures pratiques urbanistiques. Ainsi, aux yeux de Vainer (2014 : 51), les urbanistes des villes du sud travaillent dans un environnement où les agences de développement sont des interlocutrices de premier plan.

Si l’échelle internationale est directement mise en rapport avec l’échelle locale, ces réflexions tendent à laisser de côté l’influence décisive que peut avoir le cadre étatique dans les échanges entre le local et l’international. En voulant dépasser le « nationalisme méthodologique » (Bok et Coe, 2017 : 53) des études en science politique, les auteurs des recherches sur les circulations de politiques urbaines ont tendance à évacuer l’État national (Lovell, 2017 : 101). Bok et Coe (2017 : 51) se distinguent en reconnaissant que les acteurs étatiques nationaux peuvent être des agents actifs dans la mobilisation des politiques, en particulier dans des contextes caractérisés par une gouvernance centralisée. Dès lors, il convient de se demander quels rôles ces acteurs étatiques jouent dans les circulations des politiques lorsque celles-ci traitent d’enjeux urbains et qu’elles sont véhiculées par des organisations internationales.

Les acteurs des circulations internationales du discours d’égalité de genre

Les chercheurs se penchent aussi sur la circulation du discours d’égalité de genre en s’interrogeant sur la manière dont ce discours est devenu influent à l’échelle internationale (True et Mintrom, 2001 ; Kardam, 2004 ; Lacombe et al., 2011 ; Kennett et Lendvai, 2014). Ils font valoir l’impact incontournable des mouvements féministes, des ONGI et des agences de développement dans ce processus. Pour Kardam (2004 : 85), l’existence d’un régime international sur l’égalité de genre résulte d’un travail de concertation entre les réseaux internationaux de groupes de femmes et ceux des organisations de développement multilatérales et bilatérales. Ces réseaux ont participé à construire ce régime en définissant les enjeux, en influençant les négociations et en faisant le suivi des avancements. Par exemple, ils ont eu une incidence majeure sur la conférence mondiale sur les femmes de Beijing, en 1995, pour qu’elle représente une étape décisive dans la reconnaissance internationale des droits des femmes (Dunlop et al., 1996 : 153) et dans la compréhension des enjeux mondiaux comme des questions « genrées » (Friedman, 2003).

Ces réseaux ont aussi participé à l’adoption de l’approche genre dans le milieu du développement international. Par exemple, ils ont favorisé la diffusion de l’approche intégrée de l’égalité gender mainstreaming (True et Mintrom, 2001), qui consiste à intégrer la perspective de l’égalité de genre de manière transversale dans la formulation, le développement et l’évaluation de toutes les politiques publiques. Largement diffusé à la suite de la conférence de Beijing, cet instrument constitue encore aujourd’hui une composante centrale du discours international d’égalité de genre malgré les nombreuses critiques qui lui sont faites (Parpart, 2014 : 382).

Selon Rathgeber (2005 : 538), l’alliance des militantes féministes des ONG locales et des féministes au sein des organisations internationales est un mécanisme important de la circulation du discours d’égalité de genre, car elle permet de donner suite aux engagements que les gouvernements prennent dans les forums mondiaux. Levitt et Merry (2009 : 448) considèrent que l’adoption différenciée des mesures pour les droits des femmes, d’un pays à un autre, dépend notamment du travail de « vernacularisation » des organisations féministes locales. Celles-ci sont donc au coeur de la traduction (Zwingel, 2012 et 2013) locale du discours international d’égalité de genre. Or, pour Savery (2007 : 1), ce qui explique l’adoption inégale de mesures pour les droits des femmes d’un lieu à l’autre, c’est qu’il y a, dans chaque contexte, des normes sur les relations de genre qui sont institutionnalisées au sein même de l’État et qui prévalent. Ces normes constituent alors des obstacles importants à la diffusion. Ainsi, mieux intégrer l’État dans l’analyse permettrait de mieux apprécier l’influence qu’ont les régimes institutionnalisés sur l’adoption et l’adaptation locale de l’approche genre.

Les récents travaux sur la circulation de l’approche genre dans le domaine de la planification urbaine sont également concentrés sur le rôle des militantes féministes et des organisations internationales. La diffusion d’initiatives sur la sécurité des femmes dans l’espace public est attribuée au travail de réseaux féministes transnationaux (Whitzman et al., 2014 ; Klodawsky et al., 2016). Quant aux organisations internationales, leur apport est également décisif dans l’intégration d’une perspective de genre en planification urbaine (Michaud, 1997 ; Biarrotte, 2017). Blidon leur crédite la conjoncture favorable à cette question : « Hier considéré comme une approche spécifique, le genre est aujourd’hui progressivement intégré aux études urbaines, voire aux politiques publiques, dans un nombre croissant de pays, sous l’impulsion des directives onusiennes et européennes » (2017 : 7).

L’État, figure incontournable du Vietnam

Pour saisir le rôle de l’État dans le contexte du Vietnam, nous mobilisons les conceptualisations de l’État vietnamien par Gibert et Segard (2015) et Labbé (2013). Le système politique vietnamien, « un ensemble de structures politiques socialistes, qui quadrillent le territoire à une échelle très fine et assurent au pouvoir central des relais à chaque échelon de la nation » (Gibert et Segard, 2015 : 2), donne lieu à un « autoritarisme négocié ». Celui-ci apparaît à l’échelle « locale et quotidienne » (Idem : 3), car cette échelle donne à voir la capacité d’influence d’acteurs non étatiques sur le régime. À ce sujet, les réflexions de Labbé (2013) s’avèrent aussi révélatrices. L’auteure souligne l’importance de prendre en compte les échanges entre les différents organes de l’État et les groupes en dehors de l’État. Ces échanges sont des moments privilégiés pour saisir comment l’autoritarisme est négocié au Vietnam : « L’État n’est pas seulement une entité contradictoire, mais aussi une construction sociale qui entretient une relation mutuellement transformatrice avec la société. Dans cette relation contingente, l’État induit des changements sociaux tout en étant transformé par la société[1] » (Labbé, 2013 : 15). Pour analyser l’adoption de l’approche genre en planification urbaine dans l’environnement vietnamien, nous proposons, dans cet article, de nous attarder aux échanges entre les divers organes de l’État et les organisations internationales pendant la réalisation de programmes sur la sécurité des femmes dans l’espace public.

Méthodologie

Les résultats proviennent de l’analyse qualitative de trois programmes (tableau 1) sur la sécurité des femmes dans les milieux urbains. Ces trois projets ont été sélectionnés, car ils permettent d’étudier la circulation de l’approche genre en planification urbaine véhiculée par les organisations internationales dans un contexte déterminé. Leur présence simultanée au Vietnam est l’occasion d’examiner au plus près et de comparer l’influence étatique dans ces trois initiatives.

Ces programmes sont portés par deux ONGI et une organisation intergouvernementale : Plan international Vietnam (PIV), ActionAid Vietnam (AAV) et ONU Femmes. Ils sont déployés dans plusieurs pays et ont été introduits au Vietnam à partir de 2013. En 2019, les trois programmes sont toujours en cours de mise en oeuvre dans plusieurs villes vietnamiennes, mais principalement dans les deux plus grandes villes du pays, Hanoï et Hô-Chi-Minh-Ville (HCMV) (Ho Chi Minh City [HCMC] en anglais).

TABLEAU 1

Programmes internationaux sur la sécurité des femmes dans l’espace public implantés au Vietnam

Programmes internationaux sur la sécurité des femmes dans l’espace public implantés au Vietnam
Conception : Côté-Douyon, 2019

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L’analyse est basée sur des entretiens semi-dirigés menés en 2018 auprès des chargées de projet, coordonnatrices de programme, analystes et directrices des organisations (internationales et vietnamiennes) impliquées dans les projets. L’étude inclut également des entretiens avec des représentantes d’organisations internationales et vietnamiennes qui interagissent avec les organismes porteurs des programmes. Ces entretiens ont visé à comprendre le contexte au sein duquel les politiques qui circulent sont « assemblées » (McCann et Ward, 2012). Sur un total de 22 personnes rencontrées, 9 ont directement travaillé aux projets et 13 viennent d’organisations partenaires. Les entretiens ont eu lieu en anglais, en vietnamien avec l’aide d’une interprète, ou en français[2]. Ils ont porté sur la conception et la mise en oeuvre des programmes et sur les opinions des interlocutrices et interlocuteurs quant à la prise en compte des enjeux de genre au Vietnam. L’analyse concerne également les principaux documents issus des trois programmes (plans d’action, rapports annuels et sites Internet).

Résultats et discussion

L’action publique en égalité au Vietnam

Les trois programmes sur la sécurité des femmes dans l’espace public se déploient dans un environnement où le gouvernement vietnamien est régulièrement exposé à l’idée d’intégrer une approche genre en planification urbaine. Il côtoie cette idée dans des instances internationales telles que celles faisant la promotion des objectifs du développement durable (ODD) auxquels le Vietnam participe activement. Plusieurs personnes ayant participé à nos entretiens rapportent que le gouvernement vietnamien est particulièrement engagé dans les plans d’action internationaux ; même qu’il est « très bon aux conventions internationales » selon un spécialiste des enjeux de genre au Vietnam (participant P11[3]). Comme dans le discours international, le Vietnam a adopté l’expression « égalité de genre » (Bình đẳng giớ) ou « égalité des sexes » (giớ signifie simultanément sexe et genre) pour désigner les enjeux d’égalité entre les hommes et les femmes. On parle également des droits des femmes (quyền phụ nữ), mais dans une moindre mesure, car il est délicat de parler de droits au Vietnam, d’après la directrice d’une organisation féministe vietnamienne (P16).

Pour intervenir sur les enjeux de genre, de nombreux dispositifs ont été mis en place, comme l’adoption, en 2006, de la Loi sur l’égalité de genre qui, en théorie, fait en sorte que l’approche intégrée de l’égalité est appliqué à toutes les politiques publiques. Ces engagements politiques contrastent toutefois avec leur implantation limitée. Une employée du département d’égalité de genre du ministère du Travail, des Invalides et des Affaires sociales (MoLISA) indique que l’analyse des effets différenciés des politiques publiques sur les femmes et les hommes est réalisée sommairement, car « les décideurs politiques qui rédigent les lois et les politiques n’ont pas ou ont peu de connaissances sur le genre » (P15). Il manque d’expertise, mais aussi de ressources humaines et économiques pour intégrer la dimension du genre dans les politiques publiques. Le contraste entre la volonté politique affichée et le manque de moyens alloués a été soulevé à de nombreuses reprises par les personnes rencontrées. Ce contexte semble orienter les actions des organisations internationales.

Composer avec un État centralisé et ses politiques publiques

Dans le système politique centralisé du Vietnam, les décisions politiques prises au niveau central doivent être appliquées par les échelles gouvernementales inférieures. C’est le cas pour la Stratégie nationale pour l’égalité de genre pour la période 2011-2020 que les comités populaires (branche exécutive du gouvernement) des provinces doivent implanter sur leur territoire (République socialiste du Vietnam, 2010 : 6). Or, selon une collaboratrice d’AAV (P16), les gouvernements locaux sont à la recherche d’activités qui leur permettraient d’appliquer les plans d’action découlant de cette stratégie. Cette recherche apparaît alors comme une occasion pour les organisations internationales qui peuvent ainsi faire valoir leur projet auprès des autorités.

Pour ce faire, ces organisations utilisent la gouvernance centralisée du Vietnam de façon stratégique dans leurs programmes sur la sécurité des femmes. Elles adoptent une démarche verticale, c’est-à-dire qu’elles passent du bas vers le haut et vice-versa, en s’appuyant sur le gouvernement national ou sur un gouvernement local pour influencer les politiques publiques. Par exemple, PIV a mis en place un projet pilote dans un district de Hanoï « pour plaider au niveau national ; c’est très bien et c’est une preuve très solide » (P19). Intervenir à l’échelle locale d’abord pour mieux convaincre à l’échelle nationale ensuite s’est avéré être une stratégie efficace. Une directrice adjointe du département d’égalité de genre, au gouvernement central, confirme que l’expérience de PIV à Hanoï a convaincu le gouvernement du potentiel des activités sur la sécurité des femmes dans l’espace public pour lutter contre les violences faites aux femmes.

Lorsque le département a organisé, en 2015, des consultations pour développer le Programme de prévention et de lutte contre les violences basées sur le genre en 2016-2020 et vision 2030, les réalisations de PIV et d’AAV ont été désignées comme de bonnes pratiques à reproduire dans d’autres localités. Dans le programme national, tel que rapporté dans les documents d’AAV, une des solutions déterminées pour prévenir et lutter contre les violences basées sur le genre est de « mettre en oeuvre des modèles de villes sûres pour les femmes et les filles afin d’assurer la sécurité dans les lieux publics ».

L’intégration du concept de « ville sûre » pour les femmes dans les politiques nationales facilite, en retour, la mise en oeuvre des programmes. L’initiative d’ONU Femmes, qui a débuté en 2017, a pu profiter de l’impact des deux initiatives précédentes. La chargée de programme à ONU Femmes (P14) relate que, dans ses discussions avec les dirigeants de HCMV, elle a utilisé l’existence du programme national contre les violences basées sur le genre comme un argument supplémentaire pour qu’ils adhèrent au projet de son organisme.

Cette façon de composer avec l’État vietnamien amène à porter un regard différent sur les relations entre l’échelle internationale et l’échelle locale telles que rapportées dans la littérature sur les circulations de politiques urbaines dans les pays du Sud. L’exemple de ces trois projets semble d’abord appuyer l’interprétation de Vainer (2014), qui considère que les urbanistes des villes du Sud travaillent à présent dans un environnement où les agences de développement deviennent des joueurs incontournables ayant tendance à promouvoir certaines pratiques urbanistiques. Ces exemples révèlent toutefois combien les rapports entre ces deux échelles sont atténués par le cadre étatique. Dans la démarche verticale des organisations internationales, les projets sur la sécurité des femmes dans l’espace public sont façonnés par leur passage à travers les différents niveaux de gouvernance vietnamienne. Ces dynamiques circulatoires vont dans le sens de la proposition de Robinson (2015 : 831) selon laquelle les politiques ne font pas que passer par diverses échelles de gouvernance ; elles sont reconstruites par elles. La circulation de l’approche genre en planification urbaine peut donc difficilement être examinée sans que l’influence du cadre étatique ne soit prise en compte.

Par ailleurs, l’entérinement du concept de « ville sûre », qui devient un « modèle » dans les politiques publiques, donne à voir comment un sens nouveau peut être attribué à une idée qui circule internationalement lorsque celle-ci se retrouve dans un environnement particulier. Avec un « modèle », il ne s’agit plus seulement d’appliquer différentes mesures pour améliorer la sécurité des femmes dans l’espace public, mais d’avoir un cadre de référence auquel il faut aspirer. L’utilisation de l’idée de modèle n’est donc pas anodine si on considère les réflexions de Roy (2011 : 410), pour qui les modèles constituent une version condensée de plusieurs expériences, laquelle version fonctionne comme un raccourci vers certaines aspirations. Le modèle de « ville sûre » devient dès lors une « ressource argumentaire » (Kennedy, 2016 : 96) pour appuyer les interventions publiques qui s’inscrivent dans cette perspective.

Prendre appui sur les institutions en charge de l’égalité

Les organisations internationales tirent également avantage de la présence d’institutions locales responsables des enjeux de genre pour réaliser leurs projets. Dans le système politique vietnamien, en plus de l’Union des femmes du Vietnam (UFV), qui défend les droits des femmes à tous les paliers gouvernementaux, chaque province (incluant les villes ayant le statut de province, comme Hanoï et HCMV) doit avoir un comité pour l’avancement des femmes formé de membres de différents secteurs du gouvernement local. La collaboration avec ces instances facilite l’accès aux autorités locales. Dans le cadre du projet pilote de PIV, les membres du comité populaire du district ont décidé que ce serait l’UFV qui travaillerait sur ce projet. D’après une représentante de l’UFV du district (P13), le gouvernement local ne semblait pas prêt à s’y impliquer directement. Elle rapporte qu’avec la « grande efficacité des activités », il y a eu un « grand changement dans l’esprit des dirigeants ». Ils ont accordé plus de ressources au projet et ont aidé à le promouvoir. L’UFV a aussi joué un rôle important dans le programme d’AAV en appuyant fortement la mise en place d’activités avec les femmes dans les villes où oeuvre l’organisme.

Au-delà des projets sur la sécurité des femmes dans l’espace public, l’UFV joue aussi un rôle dans ceux des ONG qui interviennent en développement urbain, au Vietnam. Une de ces ONG, qui ne travaille pas spécifiquement sur les enjeux d’égalité, réalise souvent ses projets avec l’UFV, qui la met en lien avec le gouvernement local et l’aide à organiser des rencontres avec les habitantes du quartier d’intervention. Ainsi, les femmes se retrouvent aux premiers plans de ces initiatives urbaines bien que l’organisme ne défende pas une approche « genrée ».

L’UFV est la plus grande organisation de masse du Parti communiste vietnamien[4]. Avec ses 13 millions de membres (Waibel et Glück, 2013), elle a une grande capacité de mobilisation, ce qui en fait un partenaire recherché. Or, son travail est contesté : certaines personnes interrogées pour notre étude rapportent que l’UFV promeut des stéréotypes de genre qui exhortent les femmes à être « bonnes à la maison » (good at home) (P09) et qu’elle a peu d’influence dans l’élaboration des politiques (P02).

Dans le programme d’ONU Femmes à HCMV, la collaboration se fait avec le Comité pour l’avancement des femmes et l’égalité de genre (HCMV a ajouté « égalité de genre » à la désignation du comité). Ce comité facilite l’implication de différents départements (transport, construction, information et communication) de la Ville aux activités du programme. Ainsi, la coordonnatrice du programme explique l’importance de cet organe institutionnel pour le travail de son organisation :

En fait, le Département du travail, des invalides et des affaires sociales est l’agence étatique chargée de coordonner l’égalité de genre, mais son rôle est très faible par rapport aux autres départements. Ils doivent alors faire appel au Comité municipal pour l’avancement des femmes et l’égalité de genre pour soutenir la coordination. Et à HCMV, tous les dirigeants des différents départements qui sont membres de ce comité se réunissent deux fois par an. Donc, pour toute question sur laquelle nous voulons travailler en planification urbaine, nous devons la transmettre à ce genre de comité[5].

Pour ONU Femmes, collaborer avec ce comité plutôt qu’avec l’UFV permet d’accéder à des membres du gouvernement local qui ont un plus grand pouvoir d’influence.

Les collaborations avec l’UFV et les Comités pour l’avancement des femmes exemplifient l’adéquation limitée, dans certains contextes, des théories sur l’influence des réseaux féministes transnationaux dans la circulation du discours international d’égalité de genre. Dans le contexte vietnamien, ces réseaux ne sont pas composés que par des militantes féministes d’ONG et d’organisations internationales. En effet, dans les trois programmes, les organisations internationales s’associent à des organismes qui travaillent en égalité et qui font partie de l’État. La présence de ces instances responsables des droits des femmes à tous les paliers gouvernementaux fait en sorte qu’on trouve toujours un interlocuteur étatique pour aborder ce sujet même à l’échelle municipale.

À première vue, ces mécanismes semblent favoriser l’application de mesures qui touchent l’égalité de genre au niveau local. Or, les dispositifs responsables des droits des femmes hérités de la structure institutionnelle communiste contribuent à façonner inégalement l’adoption locale de l’approche genre en planification urbaine. En travaillant avec l’UFV, AAV et PIV tendent à être confinés au secteur des droits des femmes dans leurs projets. Quant à ONU Femmes, grâce à son partenariat avec le Comité pour l’avancement des femmes, il intervient de façon transversale auprès des différents départements du gouvernement local et a ainsi un effet plus grand sur l’action publique locale. Ces différents niveaux d’influence font écho aux réflexions de Lacombe et al., (2011 : 9) qui avancent que l’adoption locale des questions de genre est différenciée d’un lieu à un autre à cause, notamment, des caractéristiques propres au mouvement féministe local.

En outre, pour Pistor et Quy (2014 : 93), la présence de l’UFV permet au gouvernement d’abdiquer sa responsabilité d’intervenir sur les enjeux d’égalité. Le gouvernement vietnamien laisse alors le champ libre à l’UFV, qui défend une vision plutôt conservatrice des droits des femmes et qui reste silencieuse sur certains enjeux d’égalité (Ibid.). En travaillant avec l’UFV, les organisations internationales ont certes accès à ses capacités mobilisatrices, mais elles risquent d’être confrontées à des normes de genre conservatrices. Ainsi, en concordance avec les considérations de Savery (2007), les normes de genre institutionnalisées au sein de l’État peuvent interférer avec l’adoption d’une approche genre en planification urbaine.

Négocier l’autoritarisme en convainquant les dirigeants

La collaboration avec les autorités se fait dans un système autoritaire qui repose sur « l’omniprésente négociation personne à personne » (Leaf, 1999 : 300). Les organisations internationales s’accommodent de cet « autoritarisme négocié » (Gibert et Segard, 2015) dans la réalisation de leurs projets. Dans le cas d’AAV, une partenaire rapporte que, lorsque les résultats de l’étude de son organisme sur le harcèlement sexuel dans l’espace public à Hanoï et HCMV ont été présentés aux membres du gouvernement local en 2014, il a fallu les persuader : « Ils pensaient que ce n’était pas important quand nous leur avons donné notre recherche. J’ai donc souligné [que dans l’étude] […] nous avons appris que 85 % des filles ont été attaquées dans l’espace public. Ils ont dit : « Non, ce n’est pas vrai ». Alors, je les ai invités à nous accompagner à la station de bus[6] » (P16). Pour cette interlocutrice, convaincre les membres du gouvernement de l’importance de ces enjeux représente la difficulté la plus importante dans la réalisation des activités du programme Safe Cities for Women. L’importance des relations interpersonnelles dans le système politique vietnamien apparaît ici clairement. Les organisations internationales doivent composer avec des dirigeants, en grande majorité des hommes, sceptiques et qui manquent d’intérêt pour ces questions.

Un autre exemple de négociation concerne l’expression « harcèlement sexuel», dont l’utilisation a été un point de tension entre le gouvernement et les organisations internationales. En effet, au début de la mise en oeuvre du programme Safer Cities for Girls, le gouvernement était réticent à parler de harcèlement sexuel. D’après la coordonnatrice de PIV, lorsque le gouvernement a approuvé les plans du programme (les activités des ONGI sont surveillées par l’État), on a dit à l’organisme d’éviter de parler de harcèlement sexuel dans ses activités parce que « [l’expression] n’est pas appropriée pour les Vietnamiens […] quand on [la] traduit en vietnamien » (P03). Avant que l’expression anglaise sexual harassment soit traduite par quấy rối tình dục, il n’existait pas de terme en vietnamien pour parler de harcèlement sexuel (Khuat, 2004 : 119). Afin d’éviter de parler ouvertement de sexe, les membres du gouvernement ont plutôt suggéré d’utiliser le mot protection, en anglais, et bảo vệ, en vietnamien comme dans « protéger les femmes ». Un autre participant à notre étude explique que c’est « simplement une raison culturelle. Ici, depuis longtemps, on dit que le sexe est tabou ; les gens n’en parlent pas publiquement » (P01). Il ajoute que c’est devenu moins délicat ces dernières années, car le mouvement #metoo a aussi eu un impact au Vietnam : des vedettes ont dénoncé le harcèlement sexuel, ce qui a « désensibilisé le sujet ». De plus, des campagnes de sensibilisation organisées dans le cadre des programmes ont eu un effet significatif, selon deux collaboratrices de ces projets. À présent, on trouve l’expression dans les médias et même le premier ministre a parlé de harcèlement sexuel dans l’espace public, lors du lancement de l’année sur la sécurité des femmes et des enfants (Vietnam Times, 2019). Aujourd’hui, ONU Femmes a pour objectif qu’une définition de « harcèlement sexuel dans l’espace public » soit incluse dans la Loi sur l’égalité de genre.

Les décideurs politiques ont d’abord été réticents face à une notion qui se retrouve au coeur des initiatives sur la sécurité des femmes dans les milieux urbains, mais l’évolution du contexte social a permis aux organisations internationales d’intervenir contre le harcèlement sexuel en le nommant. Ce changement démontre que l’encadrement autoritaire de l’État vietnamien s’inscrit dans un cadre où les relations entre la société et l’État sont mutuellement transformatrices, comme le suggère Labbé (2013).

La notion de traduction s’avère ici utile pour saisir les mécanismes à l’oeuvre dans l’adoption locale de l’approche genre en planification urbaine au Vietnam. La traduction, telle que la conceptualise Zwingel (2012 : 116), repose sur un processus de négociation entre tous les acteurs impliqués. Il s’agit donc d’un processus dynamique qui peut également comporter un travail de restriction (Zwingel, 2013 : 115) ainsi qu’on l’observe dans les tensions à propos de l’expression « harcèlement sexuel ». En suggérant à PIV de ne pas utiliser ce terme, les dirigeants ont cherché à dépouiller l’approche genre d’un de ses concepts-clés, qui reconnaît la sexualité comme un objet d’action publique. Cette tentative d’adaptation s’apparente à une résistance de l’État vietnamien face à une composante importante du « programme urbain genré » international. Toutefois, il semble que l’expression soit passée par un processus de vernacularisation, c’est-à-dire que cette notion internationale est devenue une idée locale (Levitt et Merry, 2009). Grâce à l’influence de #metoo et aux campagnes de sensibilisation, le harcèlement sexuel est dorénavant une notion qui a un écho vietnamien. Se dessine alors ce que Zwingel (2013 : 113) nomme un « assemblage transnational », dans la mesure où le concept est devenu à la fois le produit du discours international et des mises en pratique quotidiennes et contextualisées de cette idée.

Conclusion

L’analyse de la mise en oeuvre de trois programmes sur la sécurité des femmes dans l’espace public au Vietnam met en exergue le rôle de l’État dans l’adoption de l’approche genre en planification urbaine, véhiculée par les organisations internationales. Celles-ci « négocient » avec le contexte politique pour réaliser leurs projets. Il s’agit d’une négociation dans la mesure où l’effet structurant de l’État vietnamien n’est pas subi par les organisations internationales, qui adoptent au contraire une posture stratégique face à lui. Dans les échanges avec les différents organes du gouvernement, les organisations font des choix pour permettre la réalisation de leurs projets et en maximiser l’impact, tout en composant avec le caractère autoritaire et centralisé de l’État vietnamien.

Dans cet article, nous faisons ainsi valoir le cas du Vietnam pour porter un regard renouvelé sur les circulations de politiques urbaines et du discours international d’égalité de genre. Il apparaît que ces cadres théoriques ont un écho limité dans les environnements politiques de gouvernance centralisée présents en Asie de l’Est. Or, la conjoncture mondiale favorable aux initiatives sur la sécurité des femmes dans l’espace public incite à examiner de plus près la pertinence d’implanter ces projets dans différents contextes de gouvernance urbaine.