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Dirigé par Emmanuelle Lenel, cet ouvrage repose sur le désir d’un collectif de chercheurs et chercheuses, majoritairement belges, de donner une suite à l’ouvrage L’espace, un objet central de la sociologie de Jean Rémy, en montrant comment, dans leurs propres travaux, ils se sont approprié les concepts et les manières d’analyser de ce sociologue de l’urbain. Un entretien d’Emmanuelle Lenel avec Jean Remy sur son dernier opus ouvre le livre. Puis s’ensuivent deux parties. La première est classiquement centrée sur la sociologie urbaine à partir de quatre études de terrain très variées, dans leurs échelles géographiques comme dans leurs conditions sociospatiales. La seconde partie regroupe cinq études qui utilisent l’espace comme objet permettant d’approcher d’autres domaines de la sociologie (sociologie de la famille, de l’adolescence, de l’immigration, du pouvoir, etc.). Ces deux manières de se saisir de l’espace géographique illustrent la principale proposition de Jean Remy, selon laquelle cet objet constitue une entrée pertinente pour toute analyse sociologique, dans la mesure où il n’y a pas de fait social qui échapperait à l’espace.

L’entretien d’ouverture revient largement sur la place des concepts et conceptions de Jean Remy par rapport à ceux développés par Marx, Durkheim, Lefebvre, Bourdieu ou Latour. L’espace est présenté comme une potentialité qui médiatise les articulations entre la matérialité et les pratiques sociales par la mise en forme des relations entre les objets matériels. Ces configurations spatiales sont en retour porteuses de valeurs sociales structurantes pour l’appropriation de l’espace par la pensée. Autrement dit, l’espace géographique est envisagé comme « la mise en forme sociale de la matérialité » (p. 33) et devient, par la même occasion, un objet incontournable pour une analyse sociologique qui s’articule à la géographie (structure matérielle) et à la psychologie (structure des représentations). De la sorte, l’espace ne se limite ni aux dimensions symboliques de la vie sociale, qui l’éloigneraient de la matérialité, ni à des faits matériels, qui l’éloigneraient cette fois des interactions humaines.

Cette approche à la fois matérialiste et interactionniste traverse les quatre recherches de la première partie. Que ce soient l’analyse de la diversité des significations attribuées à un quartier (Xavier Leloup et Annick Germain), la critique du spatialisme et du physicalisme des approches architecturales (Christine Schaut), l’investigation des ressources spatiales de la sociabilité (Emmanuelle Lenel) ou, au contraire, les structures spatiales contraignantes pour les femmes (Ghaliya Djelloul), les configurations urbaines sont analysées comme des potentialités qui sont d’une part, de la diversité des significations environnementales, d’autre part, des coexistences entre groupes sociaux sur un même lieu.

Néanmoins, les manières d’aborder la diversité des interactions sociales et spatiales sur un même lieu divergent. Ainsi, Leloup et Germain mettent en évidence une « indifférence bienveillante » des coexistences dans l’espace public, qui contraste avec l’inconfort des distances sociales et culturelles que véhicule généralement le sens commun. Djelloul aborde, quant à elle, la question des coexistences dans l’espace géographique en renversant la problématique de Leloup et Germain. En prenant le quartier résidentiel comme un « espace interstitiel » (au sens de Remy) entre le logement et le centre-ville, elle montre que, dans la périphérie d’Alger, les aménagements urbains – et surtout leur lecture – participent à la limitation des déplacements des femmes non mariées dans l’espace public et contribuent à un « ordre moral urbain » qui s’oppose en tout point à « l’indifférence bienveillante ». Autrement dit, à la coprésence comme coexistence s’ajoute la confrontation aux formes urbaines comme source de coexistence entre endogamie et exogamie.

Emmanuelle Lenel développe une analyse qui cherche, plus encore, à tenir ensemble la conception urbaine (acteurs des politiques urbaines, urbanistes et architectes) et sa réception (pratiques quotidiennes dans l’espace). Elle apporte ainsi une condition supplémentaire à la coexistence des groupes sociaux dans l’espace public. À partir d’analyses sur la réception de la « revitalisation » d’un quartier, elle montre que ce sont les derniers résidants arrivés, « gentrifieurs », et à qui sont destinés les nouveaux aménagements, qui perçoivent et utilisent ces aménagements comme des incitations à la coexistence, voire à la rencontre entre résidants. Leur proximité sociale et culturelle avec les acteurs de la « revitalisation » (urbanistes, etc.) facilite cette lecture volontariste des aménagements. On retrouve ici les principes même de la lisibilité sociale de l’espace urbain (Ramadier et Moser, 1998), traduite par la notion d’« habitus métropolitain ».

Christine Schaut s’appuie sur une tout autre entrée du rapport à l’espace pour mettre en avant leur diversité. Partant des processus d’attachement résidentiels, elle insiste, à partir d’un quartier populaire et d’architecture moderne, sur le fait que la matérialité des aménagements participe différemment à ce rapport socioaffectif aux lieux. L’interaction entre l’individu et les lieux dépend des trajectoires résidentielles du premier, et l’auteur souligne également l’importance de l’ancienneté dans le quartier sur l’appropriation des récentes rénovations dont celui-ci a fait l’objet. Cette analyse vient compléter celle maintenant classique de Chamboredon et Lemaire (1970) sur les relations entre proximité spatiale et distance sociale. Plus encore, pour cette dernière, les quatre recherches présentées dans la première partie de l’ouvrage s’affranchissent des approches physicalistes du rapport à l’espace, sans pour autant abandonner sa matérialité. Et c’est notamment en évitant l’écueil des critiques physicalistes sur le physicalisme de l’architecture moderne que se construisent des approches où la matérialité de l’espace repose sur une approche relationnelle. Ce sont les dispositions, les distributions, les agencements des objets dans l’espace et la réception (principalement leurs significations) de ces configurations spatiales qui sont au coeur de l’analyse sociologique.

Qu’il s’agisse de comprendre la famille recomposée à partir de l’espace (Jacques Marquet et Laura Merla) ; les processus d’autonomisation des adolescents à partir du jeu entre proximité et éloignement en lien avec « l’anonymat ciblé » (Elsa Ramos) ; la (re)construction identitaire différenciée (ascétique vs promotionnelle) selon les générations de migrants et leur rapport à l’espace (Jean-Luc Nsengiyumva) ; les enjeux de pouvoir économiques, culturels et symboliques à l’université qui s’exercent par la matérialité de l’espace (Pierre Lannoy) ; ou enfin la place qu’occupe et la manière dont est saisi l’espace dans les processus de démocratie participative (Ludivine Damay), chaque fois ces recherches reposent sur l’idée proposée par Jean Remy que l’espace est une matrice à plusieurs entrées. C’est donc bien plus la diversité de ces entrées spatiales saisies au niveau de l’analyse, que l’explicitation de la diversité des valeurs attribuées à l’espace par les usagers, comme c’était le cas dans la première partie, que ces recherches prennent l’espace géographique comme un analyseur incontournable pour comprendre d’autres faits sociaux (les constructions identitaires et les enjeux de pouvoir, notamment). Toutefois, cette dernière partie se distingue selon la centralité de l’espace comme matrice à plusieurs entrées dans les analyses. En effet, les trois premiers chapitres, en mettant plus fortement l’accent sur la potentialité de l’espace, laissent au second plan sa dimension matricielle pour se focaliser sur sa dimension médiatrice, à la manière des recherches de la première partie. Dès lors, en termes de pratiques, la large place accordée aux potentialités matérielles fait resurgir la place des mobilités géographiques comme étant au fondement des constructions identitaires, délaissant une fois de plus la prégnance des catégories et des classements sociaux sur les mobilités géographiques des individus.

Les deux dernières études, en mettant l’accent sur la dimension multiscalaire comme diversité des entrées de la matrice spatiale, accordent plus d’importance que les autres études aux confrontations entre les logiques d’appropriation sur les espaces en jeu. Sans pour autant faire reposer les analyses sur les structures sociales habituelles (notamment en termes de capitaux), celles-ci sont toutefois plus présentes, notamment dans la recherche de Lannoy sur l’entrisme de l’entreprise privée dans un établissement public universitaire. Ainsi, les configurations spatiales sont mises en relation avec des configurations sociales, et leurs relations reposent autant sur l’interaction et la coprésence que sur des structures sociospatiales déjà là et porteuses d’asymétrie ou, pour reprendre les mots du chercheur, « de discontinuités sociospatiales ». Pour ces deux dernières études, l’espace devient un moyen de mieux saisir par la matérialité ce qui est réciproquement extérieur à chaque groupe social, que ce soit en termes de pratiques, de significations, etc.

Des qualités importantes à souligner de cet ouvrage sont la fédération des approches sociologiques de l’espace géographique autour d’un ouvrage, avec souci de conservation d’une diversité thématique et problématique des recherches ; l’important effort de rédaction des auteurs, qui facilite la lecture de chaque chapitre, ainsi non limitée aux seuls spécialistes ; et l’intéressante structuration de l’ouvrage en deux parties se renvoyant l’une à l’autre (même si on peut se demander dans quelle mesure la recherche de Nsengiyumva n’aurait pas plutôt sa place dans la première partie). Ces qualités permettent de saisir la portée de la proposition que ces auteurs, ensemble, ont souhaité illustrer et mettre en évidence, à savoir que l’espace géographique est un objet central de la sociologie. L’ouvrage montre cependant que trop prendre l’espace comme une potentialité, quand bien même sa conception est relationnelle (l’espace comme système de relation entre objets), cela tend à limiter les rapports sociaux aux interactions sociales, à renvoyer la diversité des logiques sociales à une notion générique (« le » social), ce qui semble par conséquent inciter à délaisser l’importance des structures sociales dans ces analyses sociologiques.