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Les villes ne sont pas sobres, ce sont des ogres – et ce constat ne date pas d’hier. En consommant les ressources naturelles sans retenue, en rejetant dans l’environnement leurs déchets sans souci, elles bouleversent les équilibres écosystémiques en nous menant, à terme, à l’effondrement de nos sociétés. Sous la menace du dérèglement climatique qu’elles-mêmes aggravent en émettant les gaz à effet de serre (GES), la vision de lutte pour la survie qui nous attend dans l’avenir dessine l’urgence de repérer, parmi les solutions d’adaptation urbaine qui prolifèrent partout dans le monde, celles qui soient généralisables et capables de contrer la théorie de catastrophe. Le fatalisme qui nous mène à l’impasse exige de prouver que de telles solutions existent, mais aussi de démêler le vrai du faux dans le magma des « bonnes pratiques » et de trouver la bonne échelle de mise en oeuvre des techniques innovantes que le « supercapitalisme » considère comme une panacée.

Pour mettre en relief et défendre le concept de la « ville sobre », cet ouvrage collectif rassemble les contributions de 14 auteurs d’horizons et profils divers. Réalisée dans le cadre du programme SYRACUSE, de l’Agence nationale de la recherche (ANR), la recherche explore des pistes pour une ville durable de demain. En étudiant les types de symbioses urbaines expérimentées dans le monde et les modes de leur mise en oeuvre dans des contextes géopolitiques différents, elle met en exergue la difficulté d’appliquer les approches technicistes de la politique urbaine verte, face à la rigidité des systèmes de gouvernance urbaine sectorisée et à l’obsolescence de leurs outils de régulation.

Combinant la revue de la littérature scientifique et les enquêtes exposant les points de vue des acteurs divers (sectoriels, territoriaux, entreprises, investisseurs, institutions, citoyens riverains des projets), les auteurs nous conduisent, à travers les analyses multidimensionnelles des cycles des ressources et de leurs dispositifs spatiaux, techniques, politico-institutionnels et économiques, vers des conclusions fort intéressantes.

Les trois premières parties de l’ouvrage sont dédiées aux concepts de transition, de sobriété et des symbioses énergétiques, au traitement des rejets urbains (déchets et eaux usées), à la gestion du cycle de l’eau et au problème de décentralisation des réseaux, puis au développement des « gros objets urbains » (ports, aéroports, parcs industriels et villes nouvelles), témoins des réussites ou des échecs de l’application territoriale de concepts précédents. Les auteurs arrivent ainsi à en démêler les contradictions, à analyser les processus, les procédés, les méthodes et les systèmes d’acteurs en place. Enfin, en quatrième partie, un panorama des solutions technologiques innovantes accompagne la démonstration de capacité de l’intelligence urbaine à faire face aux menaces climatiques.

L’originalité de la démarche réside dans son approche objective, alliant les aspects théoriques et pratiques sans parti pris, ce qui est rare de nos jours. Le constat final amène les auteurs à admettre que la ville sobre ne constitue pas un modèle de rupture, mais plutôt un chemin de progrès vers la résilience urbaine. L’ouvrage n’est pas du tout fataliste, bien au contraire. Il ouvre des perspectives rassurantes, parce que fondées à la fois sur une compréhension holistique de la ville et du territoire résilient, et sur une démarche méthodologique rationnelle, basée sur « la règle de trois ». Trois ressources et leurs cycles respectifs sont passés au crible de l’analyse : l’eau, l’énergie et les déchets. Trois échelles d’analyse permettent de comprendre les contradictions ou conjugaisons spatiales de leur fonctionnement : le bâtiment, l’îlot/quartier, la ville/métropole. Trois contextes urbains sont judicieusement choisis : (i) Genève, Vancouver, Singapour, témoins d’application des solutions de rechange portées par les innovations technologiques des pays industrialisés ; (ii) Delhi et Lima, témoins des contradictions et difficultés de leur exploitation dans les pays émergents ; (iii) enfin, Amsterdam, Suzhou, Shanghai et les villes nouvelles chinoises, véritables démonstrateurs des limites des solutions techniques proposées. Au fil de la lecture, on découvre aussi les trois logiques en confrontation ou collaboration, selon leurs objectifs propres : celle des institutions politiques, et celles des entreprises et des territoires. Il en ressort quelques évidences qui, pourtant, jusqu’à présent n’ont pas été considérées comme telles, faute de preuves.

D’abord, il y a le constat d’incapacité des institutions politiques à produire des instruments cohérents de mesure des effets de l’action humaine sur l’environnement, quel que soit le contexte géopolitique ou économique concerné. Selon les auteurs, les conditions du passage à un modèle alternatif de sobriété urbaine nécessitent non seulement la mise à niveau des systèmes de gouvernance et la reconfiguration des systèmes d’acteurs, mais aussi la modification des périmètres spatiaux de leur action et la refonte de leurs outils de gestion et de leurs modes opératoires.

Ensuite, deuxième évidence : la volonté de ne considérer l’effervescence actuelle des solutions techniques que comme des « incubateurs de changement vers une économie décarbonnée » et non pas comme des « bonnes pratiques de durabilité » à généraliser à tout prix, parce que leur mise en oeuvre dépend du contexte local et parce que les effets réels d’innovation conceptuelle ou d’optimisation technologique peuvent dangereusement accentuer les inégalités socioéconomiques et territoriales entre les pays industrialisés et émergents, conduire à des catastrophes humaines et induire les migrations massives.

Enfin, troisième évidence : la reconnaissance du rôle fondamental de la planification urbaine locale. Si l’on parle beaucoup aujourd’hui du rôle des symbioses industrielles, l’ouvrage démontre que les symbioses urbaines s’avèrent aussi être prometteuses. Les auteurs nous montrent comment la localisation, la distance d’implantation, l’association intelligente des normes et standards de programmation et d’aménagement urbain, le choix de système d’infrastructures (centralisé/décentralisé) et le statut de services urbains jouent un rôle majeur depuis le début de la conception d’aménagement jusqu’à la mise en oeuvre et l’exploitation des cycles métaboliques. Ils nous montrent aussi comment la réussite de l’action publique en ville dépend de la médiatisation, de la labélisation, du statut des partenaires impliqués dans la symbiose (privé/public) et des outils de gestion en place.

Il est donc évident qu’il nous faut changer de paradigme. Les auteurs insistent sur le rôle important des institutions politiques dans les relations systémiques entre les composantes de la ville. L’ouvrage stimule ainsi la créativité. En tant qu’architecte-urbaniste, nous faisons la lecture de ces liens à partir du modèle de durabilité organique du système de covalence entre les dimensions morphologique, physiologique et d’intelligence urbaine, en plus de l’analyse écosystémique classique (économie, société, environnement, gouvernance). C’est un nouveau champ de recherche qui s’ouvre désormais, lequel proposerait la programmation urbaine aux états-limites de développement urbain, face à la menace de l’insécurité alimentaire. Un défi de taille dans ce point chaud de réchauffement climatique qu’est la région méditerranéenne, mais un défi mondial aussi, en raison de la croissance démographique, de l’urbanisation galopante, de la raréfaction des sols arables et des ressources vitales nécessaires à la survie de l’homme. Il s’agit d’une nouvelle ambition pour l’urbanisme d’aujourd’hui, au-delà des défis smart d’ordre technique, juridique et institutionnel.

Pour conclure, reconnaissons aussi la qualité de l’ouvrage. La richesse des savoirs théoriques et pratiques en fait un guide pragmatique, détaillé, à la fois analytique et synthétique, au service des architectes-urbanistes, aménageurs et planificateurs, mais aussi des décideurs, investisseurs, ingénieurs, citoyens, étudiants et chercheurs. C’est un ouvrage précieux sur la survie de la ville, l’un des rares à évaluer les solutions de sobriété urbaine avec le recul de l’expérience. Ces solutions sont-elles efficientes ? Sont-elles efficaces, faisables, rentables, écologiquement fiables, socialement acceptables, résilientes ? Lisons-le avant qu’il ne soit trop tard, pour agir sans tomber dans les clichés habituels. Les villes doivent faire mieux avec moins dès aujourd’hui, pour empêcher les villes de demain de sombrer dans la catastrophe civilisationnelle.