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Introduction

Toute définition générale de la périphérie fait face d’emblée au paradoxe sémantique que voici. Associés à des périphéries, le Wyoming, le Outback, le Sahara, l’Amazonie, le Massif central et autres occupent chacun une zone tout à fait centrale au sein de leur espace continental, tandis que deux immenses superficies localisées aux extrémités périphériques nord et sud de la planète sont désignées comme pôles, un concept largement associé aux centres urbains. Polysémiques, les périphéries ne sont pas facilement qualifiables, étant souvent définies tout simplement par rapport à leur contraire, soit les concentrations de la population (Claval, 2006). Malgré les acquis théoriques, la périphérie jalouse son alter ego urbain sur lequel sont braqués les projecteurs (Glaeser, 2011 ; Batty, 2013).

Pour satisfaire leur désir de richesse, de sécurité, de pouvoir, les villes ont souvent cherché à élargir leur sphère d’influence. La diplomatie, la force, le commerce et la culture ont servi ce rayonnement régional. Véritable moteur de croissance, l’industrialisation a, plus récemment, beaucoup alimenté l’urbanisation et par conséquent la demande de matières premières en périphérie. L’interdépendance ville – campagne, cité – arrière-pays, stadthinterland ou encore centre – périphérie s’avère évidente, mais inégalitaire (Reynaud, 1981 ; Benko, 1998). Elle s’avère un pivot majeur de l’analyse géoéconomique.

Le taux d’urbanisation mondiale, qui était de l’ordre de 10 % à 12 % en 1800, domine désormais l’économie globale et atteindra bientôt 60 %. Les régions éloignées y contribuent substantiellement par leurs ressources sans que leurs établissements humains en bénéficient équitablement (Stöhr, 1981 ; Scott, 2012). Dans la recherche justifiée d’un meilleur équilibre à travers l’espace global, comment les périphéries peuvent-elles mieux se démarquer dans le jeu des flux économiques ? À partir de cette question générale, nous tenterons plus spécifiquement de mieux comprendre la structuration économique des périphéries pour en arriver à proposer des options pour les interventions publiques. Ancrée sur le temps long, notre analyse sera basée sur l’observation de la périphérie du Québec en s’attardant à la période actuelle. Mises à part les sources documentaires identifiées tout au long du texte, nous utiliserons abondamment les monographies régionales suivantes, soit Girard et Perron (1989), Fortin et Lechasseur (1993), Frénette (1996), Desjardins et al. (1999), Vincent (2005) et Girard (2012).

Les matières premières

En harmonie avec la Loi des avantages comparatifs et la théorie de la localisation (North, 1955), la structure économique en périphérie s’avère largement ancrée dans le secteur primaire, soit l’exploitation des ressources naturelles. Ces activités primaires sont très dépendantes de réserves en ressources et des marchés extérieurs fluctuants. Bien saisi en contexte canadien, le phénomène a jadis bénéficié d’une solide modélisation libellée en termes de « croissance conduite par les matières premières » (Innis, 1957 ; Watkins, 1963). Sa formalisation théorique générale explique le fort ancrage économique des provinces canadiennes dans les bassins de ressources naturelles. Le modèle contribue à une meilleure compréhension des flux qui concourent à la structuration de l’espace de manière fort inégale en drainant et concentrant dans les grands pôles urbains privilégiés la majeure partie de la richesse créée par l’exploitation des ressources naturelles en périphérie (Prébish, 1959 ; Amin, 1973). Signalons à cet effet que la lecture très actuelle sous l’angle de « l’extractivisme » (Bednik, 2016) participe considérablement à actualiser ces forces et ces intérêts qui se déploient à travers l’espace.

En synthèse, on comprend, d’une manière générale, que les sièges sociaux métropolitains de grandes firmes effectuent des immobilisations massives à la fine pointe de la technologie pour extraire, en périphérie, les matières premières disponibles qu’elles expédient largement à l’état brut dans le but de satisfaire la demande exprimée par les principaux centres industriels du monde. L’impulsion initiale donnée par les chantiers de construction fait décoller l’économie des territoires attractifs. Les flux financiers générés dans les circuits économiques locaux effectuent plusieurs tours en réservant à chacun une partie décroissante de l’impulsion initiale jusqu’à épuisement de l’effet multiplié (Dion, 2019). Néanmoins, l’économie locale est maintenue à flot par les salaires versés, les ententes d’impartition, les achats de biens et services. Si l’industrialisation se poursuit par des activités de transformation des matières premières, l’économie du lieu se structure et devient mature.

Or, aussi importantes soient-elles en périphérie, les activités d’extraction n’influencent pas beaucoup la structuration endogène du secteur secondaire jusqu’à la formation d’une grappe industrielle autonome (Watkins, 1977 ; Hansen, 1981). Pour diverses raisons (éloignement des marchés protégés, coûts de main-d’oeuvre, facteurs internes), l’industrialisation ne progresse pas ou progresse très peu après l’impulsion initiale. Les lieux d’extraction stagnent ou déclinent lentement en attendant la prochaine impulsion importante pouvant relancer l’économie (Argent, 2013). Si les activités primaires ralentissent, les collectivités entrent souvent dans un processus vicieux de non-croissance (Myrdal, 1957 ; Holland, 1978).

Trajectoires non linéaires

Souvent vigoureuses en périphérie, les impulsions exogènes s’inscrivent largement au fil de grands cycles de croissance (Kondratieff, 1935). Différents des cycles conjoncturels bien connus, ces grands cycles provoquent chacun une rupture dans la structure économique, causée par la forte demande de ressources naturelles qui génère de grands chantiers d’immobilisations, des gains technologiques majeurs, la construction d’infrastructures de transport, l’ouverture marquée des flux (Weaver et Gunton, 1982 ; Weaver, 1983 ; Gunton, 2003). L’arrivée des chemins de fer au milieu du XIXe siècle, ou encore l’actuelle adoption massive des technologies de l’information et des communications, illustrent parfaitement les grands cycles qui, selon Rostow (1960), stimulent progressivement la structuration économique (primaire, secondaire, tertiaire, quaternaire) d’un territoire donné. Ces grands cycles sont suivis de contre-cycles de transition qui font davantage appel aux facteurs endogènes de résilience tels que la protection des savoir-faire, la fermeture sélective de l’économie, l’entrepreneuriat, la prise en main communautaire et la qualité de vie (Stöhr, 1981). Bref, les longues vagues et contre-vagues se succèdent en marquant la structuration socioéconomique d’une manière aucunement linéaire, en particulier dans les périphéries très sensibles aux variations de la demande globale de matières premières.

La perspective d’analyse par grands cycles exogènes offre un solide cadre de référence pour saisir et comprendre le contexte évolutif global de la périphérie du Québec, comme illustré au tableau 1, et croisée ensuite avec la trajectoire démographique de la figure 1 (Proulx, 2011 ; Argent, 2013). Chaque couple grand cycle et contre-cycle marque clairement l’économie des territoires (Proulx, 2006 ; Proulx, 2012a).

Au Québec, la première grande vague de croissance par de grands chantiers dirigés de l’extérieur s’inscrit au XVIe siècle dans l’extraction massive d’huile de baleine dans le détroit de Belle Isle, entre le Labrador et Terre-Neuve. Mis à part quelques présents offerts aux autochtones, elle n’a été aucunement structurante pour les territoires d’accueil. Le grand chantier, qui épuisa rapidement la ressource, a été suivi par un contre-cycle au cours duquel les morutiers ont remplacé les baleiniers pour l’exploitation de cette zone, quoique de façon moins extensive. Le visionnaire Samuel de Champlain fonda Québec en 1608 comme avant-poste français pour explorer et occuper les territoires.

TABLEAU 1

Trajectoires historiques non linéaires en périphérie de Québec

Trajectoires historiques non linéaires en périphérie de Québec

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On a assisté par la suite à un long cycle canadien caractérisé par la collecte systématique des fourrures grâce aux partenariats avec les premiers habitants du nouveau continent. L’activité extractive a permis l’occupation d’une immense superficie appelée « Nouvelle-France »- en tissant un vaste réseau de postes de traite qui a épousé l’hydrographie canadienne, largement marquée par des lieux connus des autochtones. En raison de la demande européenne, de 1650 à 1810, le Canada de l’époque a vu cette ressource considérablement drainée. Le commerce a apporté peu de retombées économiques sur les lieux mis à profit si ce n’est des objets d’usage courant tels que haches, lainages, chaudrons, etc. Si la colonisation des terres facilement accessibles a aussi marqué cette époque, ce n’est qu’après la conquête territoriale anglaise et la perte de la vaste Nouvelle-France, autour de 1760, que ce type d’activité sédentaire a eu un véritable effet en matière de transition contre-cyclique, grâce à l’occupation intensive des terres fertiles.

Au début du XIXe siècle, la demande du marché anglais de construction navale a contribué à l’exploitation des forêts de pins canadiens par l’ouverture de vastes chantiers d’extraction en périphérie. On a procédé à des immobilisations exogènes dans des équipements de prélèvement et d’affinage de la matière, ainsi que dans le transport maritime. En lui offrant une main-d’oeuvre saisonnière, le mouvement de colonisation des terres par le défrichement a largement accompagné cette vague d’extraction de bois d’oeuvre dans les belles pinèdes, rasées rapidement. Les colons, dont le nombre ne cessait d’augmenter, ont été les acteurs principaux de la période de transition contre-cyclique qui s’est poursuivie pendant quelques décennies.

La périphérie hors de Québec et de Montréal est ensuite entrée dans une ère d’industrialisation par l’entremise de deux nouveaux grands cycles structurels successifs, caractérisés par des immobilisations imposantes associées au progrès technique dans les mines, l’hydroélectricité et les pâtes à papier tirées des chantiers forestiers d’épinettes et de sapins. Dynamisées par la forte demande des États-Unis en pleine industrialisation, ces périodes fastes ont fortement marqué la structure économique régionale ; mais elles ont été entrecoupées d’un important contre-cycle associé à la crise économique qui a suivi l’effondrement boursier de 1929. Puis la colonisation est encore une fois venue à la rescousse pour soutenir la transition nécessaire (Barrette, 1972). La reprise économique s’est confirmée au cours de la Seconde Guerre mondiale par une activité industrielle débordante dans les secteurs de l’aluminium, des mines et du papier. Elle a structuré l’économie de la périphérie pendant trois décennies caractérisées par une demande mondiale bien soutenue pour les matières premières. La fin de ce grand cycle structurel de l’après-guerre appelé les « Trente Glorieuses » est arrivée lentement et progressivement. Face aux limites de l’écoumène déjà bien occupé, la colonisation n’offrait plus de nouvelles occasions. À un rythme variable, certaines immobilisations nouvelles ont tout de même été reçues en région, notamment dans les mines, la production d’aluminium primaire et le commerce. Autre démarche à souligner, les gouvernements supérieurs ont pris le relais pour soutenir la transition socioéconomique contre-cyclique par une politique régionale vigoureuse au moyen de diverses stratégies (Proulx, 2019).

À partir de 2002-2003, les immobilisations en région ont connu un rebond important, notamment grâce aux capitaux et aux marchés asiatiques. Était-ce le signe d’un nouveau cycle structurel ou simplement d’une conjoncture favorable (Proulx, 2011) ? La crise financière de 2008 qui a ébranlé l’économie un peu partout, notamment en périphérie québécoise par le ralentissement de la courte explosion des immobilisations, a permis d’offrir un premier élément déterminant de réponse (Proulx, 2019).

Démographie des cycles et contre-cycles en périphérie québécoise

La figure 1 nous permet de constater que, depuis le premier recensement du Canada en 1851, la population régionale du Québec s’accroît continuellement grâce aux immobilisations industrielles continues et à la colonisation complémentaire qui, ensemble, stimulent l’économie au fil du temps. Très inégale à travers l’espace, la croissance démographique s’est maintenue jusque dans la décennie 1960 (Proulx, 2019). La figure 2 illustre que, depuis quelques décennies, la stagnation démographique causée par un contre-cycle affecte la périphérie québécoise. La rupture de tendance s’avère imposante et la transition vers un nouveau grand cycle apparaît déjà longue malgré le soutien de la politique publique.

FIGURE 1

Évolution démographique de la périphérie du Québec

Évolution démographique de la périphérie du Québec

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À la lumière de cette problématique, notre principale question de recherche traitée dans ce texte concerne la transition en cours au sein de la périphérie québécoise. Quelles sont les forces et faiblesses qui président à l’évolution structurelle des territoires en périphérie ?

FIGURE 2

Modèle explicatif centre - périphérie

Modèle explicatif centre - périphérie

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Modèle centre – périphérie

Au sein de la discipline de géographie économique, la centralité et la périphéricité bénéficient d’un imposant corpus théorique (Rist, 2013 ; Klein et Guillaume, 2014). S’avèrent riches d’enseignement, à cet égard, les deux forces principales associées aux effets opposés de drainage et de diffusion, qui furent fort bien théorisées par le lauréat du prix Nobel d’économie, Gunnar Myrdal (1956), c’est-à-dire les forces centripètes (attraction) et centrifuges (répulsion) (Gaile, 1980 ; Sai-Wing, 2004). Elles sont à la base du modèle centre – périphérie.

D’un côté, se présentent les forces centripètes qui agissent comme des aimants pour attirer la population ainsi que les activités économiques, sociales, culturelles, administratives vers des lieux attrayants, polarisateurs et souvent entraînants. La théorie de la localisation permet de saisir les causes de cette attractivité en isolant différents facteurs (Tellier, 1985). Historiquement, cette attractivité s’est manifestée en des endroits stratégiques tels que l’embouchure d’un fleuve, le croisement de rivières, le fond d’une baie hospitalière, le point d’accès à un bassin de ressources. Par la suite, elle s’est affirmée dans des lieux centraux bien accessibles en zones colonisées pour le marché, le culte, l’éducation, la santé, les loisirs et le divertissement.

A contrario, les forces centrifuges diffusent les activités et la population vers l’extérieur du centre par divers effets de répulsion comme les coûts urbains d’établissement, la congestion, l’encombrement, l’insalubrité, la criminalité. Certains facteurs favorisent cette attractivité hors des agglomérations, par exemple, le réseau routier, l’accès à la nature, la détection d’occasions d’affaires, la disponibilité de main-d’oeuvre et la qualité de vie.

S’il existe des inégalités tout à fait naturelles entre les divers territoires, le modèle centre – périphérie explique bien leur nature structurelle, puisqu’elles sont causées par le fonctionnement de l’économie. C’est-à-dire que la concentration urbaine des richesses, du pouvoir, des infrastructures, des équipements, des services, de l’information, etc. s’effectue largement aux dépens des périphéries, qui se font drainer (forces centripètes) de leurs facteurs bien davantage qu’elles sont irriguées par ceux de la ville (forces centrifuges). Sous l’inspiration initiale de Baldwin (1956), des critères de saisie et de classification de ces relations inégales entre périphérie et centre ont été formellement proposés par les analystes (Reynaud, 1981 ; Hayter et al., 2003 ; Proulx, 2012a). On peut les classifier en quatre catégories pour lesquelles nous ciblons les principales composantes (figure 2).

S’affirment d’abord les relations de domination évidente des centres, principalement par la capacité financière d’immobilisations massives et la disponibilité des moyens techniques et technologiques. Aussi, les donneurs d’ordres urbains maîtrisent les conditions de leurs activités en périphérie, notamment grâce aux règles gouvernementales avantageuses comme les droits de propriété, d’expropriation et de détérioration de l’environnement. Lorsque les matières premières exploitées s’épuisent ou que leur marché s’effondre, les extracteurs ferment leurs installations et chantiers, remercient les travailleurs et abandonnent leurs sites au mauvais sort d’une économie locale très dépendante, peu structurée et, par le fait même, sans beaucoup de ressorts endogènes pour se maintenir.

Par sa politique publique d’aménagement du territoire, l’État cherche à intégrer la périphérie dans l’économie nationale avec la mise en place d’infrastructures, d’équipements et de services pouvant faciliter l’accès aux lieux et offrir un cadre de vie de qualité, tout en essayant d’y susciter le développement. Deux modèles classiques – auréolaire et réticulaire (Camagni, 1992) – lui servent généralement de guide pour l’ordonnancement des interventions. Les sociétés d’État cherchent aussi à intervenir judicieusement. En outre, l’État oeuvre à la mise en place d’institutions territoriales bien ancrées pour favoriser l’appropriation collective de responsabilités publiques et, éventuellement, de leviers de développement. À cet effet, une attention tout à fait particulière a été apportée aux échelles régionales et supralocales, en Occident. Agissant comme force centrifuge, cette appropriation endogène de responsabilités et de leviers représente la clé de la réussite de l’intégration des lieux périphériques dans un esprit de pérennité de leur développement (Weaver, 1983 ; Friedmann, 1992). Le dynamisme de la société civile, de l’entrepreneuriat et de la classe politique représente un important ressort en ce sens.

Ce cadre d’analyse par les relations entre centre et périphérie permet de soutenir un exercice de formalisation du réel en contexte québécois. Notre hypothèse stipule que le délaissement, l’intégration et l’appropriation sont des champs disponibles pour l’intervention publique en périphérie, mais les forces qui concourent à la domination de ces territoires demeurent puissantes et difficiles à contrer. Pour valider cette hypothèse, nous croiserons les caractéristiques des grands cycles et contre-cycles.

Domination périphérique

À l’exception des chantiers forestiers et de certaines usines issues de partenariats locaux, les immobilisations majeures en périphérie du Québec ont été largement exogènes, issues de grandes firmes très souvent étrangères. Elles ont cherché à satisfaire, chronologiquement, les demandes basque, française, anglaise, américaine et asiatique en matières premières. L’État a soutenu ces immobilisations par la concession de bassins de ressources naturelles, par la construction d’infrastructures de transport et, de plus en plus, par une participation directe aux montages financiers. Généralement, les immobilisations en région s’appuient sur de nouvelles techniques ou des technologies transférées pour assurer l’extraction efficace de ressources naturelles.

Les premiers grands cycles structurels en périphérie du Québec n’ont pas créé d’établissements humains fixes, sauf quelques petits lieux en Gaspésie. La domination des baleiniers basques et, par la suite, des grandes compagnies dans la fourrure a été presque parfaite, sans propriété locale.

À partir de 1821, le Bas-Saint-Laurent, l’Outaouais, la Mauricie, le Témiscamingue ont vu des villages apparaître à la faveur des grandes opérations forestières hivernales qui se mariaient bien avec les activités saisonnières de l’agriculture, de la pêche et de l’élevage. Cette colonisation renforcée a certes réduit l’effet de domination des compagnies extractives qui généraient des rentes sur les lieux. En plus des salaires versés, les instruments aratoires ont contribué à l’émancipation des familles et des collectivités. Avec les décollages industriels du XXe siècle dans les pâtes de bois, les mines, le papier et l’hydroélectricité, la nette domination des grandes compagnies s’est poursuivie, mais des effets structurants ont commencé à se faire sentir, de plus en plus, sur ces territoires grâce à la présence de fournisseurs de biens et services, d’industries connexes, de sous-traitants et, surtout, d’entreprises de services à la population rentière désormais détentrice d’un bon pouvoir de consommation.

Malgré la présence active des sociétés Hydro-Québec et Investissement Québec ainsi que de grandes entreprises québécoises, force est de constater que la domination du grand capital mondial a pris une expansion considérable en périphérie québécoise. À la faveur d’un changement technologique dans les années 1970, les scieries locales ont été achetées, fusionnées ou éliminées. Les petites usines rentables ont subi le même sort. L’envahissement de cette mégalogique largement financière a atteint, par vagues distinctes, les petites entreprises du secteur tertiaire avec la venue des centres commerciaux, la multiplication de la restauration rapide, l’envahissement par des « gros noms » pour des services spécialisés, l’arrivée des géants de l’alimentation et l’établissement plus récent des grandes surfaces commerciales appelées killers. Ce mouvement de dépossession locale cible actuellement les salons de coiffure, les services privés dans la santé, les immeubles à logements et, surtout, les fermes agricoles. Bref, malgré les efforts de développement local des collectivités, la domination des grandes corporations financières à multiples succursales qui drainent les rentes vers leurs sièges sociaux s’intensifie inexorablement en périphérie

Abandon périphérique

À la fin de la période de la traite des fourrures qui a mobilisé les savoir-faire autochtones en échange de biens utiles à la qualité de vie, les Premières Nations de la périphérie québécoise ont été laissées à elles-mêmes. Si, à partir du XIXe siècle, quelques sous-traitants, fournisseurs et équipementiers s’installent près des établissements d’extraction des matières premières, les compagnies ne participent généralement pas à la structuration industrielle des lieux, si ce n’est que pour des activités de raffinage et, au mieux, de première transformation de la matière avant livraison. Pour diverses raisons énoncées précédemment, les extracteurs délaissent les activités qui pourraient structurer les filières régionales de production en aval. Lorsque l’épuisement des stocks ne permet plus l’exploitation intensive de mines, de forêts, de bancs de poissons ou de terres, on abandonne carrément les sites. De nombreux exemples sont inscrits dans les archives.

Un signal évident en matière d’abandon contemporain de la périphérie réside dans l’effet démographique. Représentant 7 % de la population du Québec en 1850, les régions ont fortement participé à la démographie en atteignant un ratio de 17 % en 1960, avant de subir un déclin jusqu’à la proportion actuelle de 10 %, laquelle chemine maintenant vers le niveau de 1850, soit 7 % de la population nationale en 2050. Le fort ralentissement des naissances accompagné par l’exode des jeunes vers les régions centrales et métropolitaines n’a pas été résorbé par l’arrivée de nouveaux migrants puisque la périphérie ne crée plus suffisamment d’emplois de qualité pour attirer comme auparavant de nouveaux travailleurs et leur famille.

De fait, tous les secteurs de base exploités subissent une diminution radicale du nombre d’emplois, largement causée par l’intensification technologique en cours dans les activités extractives de ressources au Québec, et ce, malgré la hausse générale des volumes extraits à l’exception du poisson de fond (Proulx, 2014). En 2011, il ne restait que 10 % des 89 000 travailleurs agricoles recensés en 1940. Dans le secteur maritime, le rapport entre travail et production s’est avéré similaire. Les activités minières ont aussi subi un effondrement de l’emploi. Pour livrer 1000 tonnes de nickel, il fallait 78 employés en 1962, mais seulement 18 en 2002. En 1900, on embauchait 149 travailleurs pour livrer 1000 tonnes de cuivre, alors que la même opération ne demandait que 6 travailleurs en 2008. Dans le cas de l’or à expédier sur le marché, on comptait 75 postes de travail en 2009 là où il y en avait 161 en 1930. Et l’extraction d’un million de tonnes de fer générait 459 emplois en 1950, 153 en 2010 et seulement 51 en 2020. Le rapport est encore plus décroissant dans l’extraction de l’amiante, désormais terminée. Dans la forêt, la réduction du nombre de travailleurs par volume de bois extrait a été constante, avec une accélération pendant la décennie 2000, qui a vu la perte de près de 50 % des postes de travail en foresterie. Dans la production d’aluminium primaire au Saguenay–Lac-Saint-Jean, près de 75 % des postes de travail de 1950 ont été éliminés avant 2015 (Proulx, 2019). Si la nécessaire productivité a obligé ce remplacement des travailleurs par des robots, il n’en demeure pas moins que c’est la périphérie du Québec qui a subi cette diminution de la rente territoriale versée sous la forme de salaires par les extracteurs. Les effets négatifs dans la structure des économies locales sont considérables. Heureusement, les emplois créés dans la construction et, surtout, le secteur tertiaire maintiennent le total des emplois en région.

Par ailleurs, le mouvement de réduction de l’emploi s’est manifesté par le recours à la mobilité des travailleurs entre leur lieu de résidence et leur camp de travail plutôt qu’à leur déménagement dans des villages construits près des sites. Cette migration alternante a d’abord été établie dans les opérations forestières et hydroélectriques pour ensuite s’étendre à la pêche et aux mines. En réalité, plusieurs réserves de ressources naturelles exploitées ne génèrent actuellement à peu près aucune retombée économique localement. Le remplacement des établissements humains fixes par des camps près des nouveaux sites d’extraction de ressources naturelles représente le nouveau modus operandi qui s’inscrit comme une tendance lourde. L’abandon des périphéries prend alors une nouvelle forme qui ressemble aux exploitations lors des grands cycles de la baleine et des fourrures. De fait, les camps miniers établis aujourd’hui sont identiques aux plateformes pétrolières en haute mer en ne laissant aucune rente sur place. Il s’agit de la fin des « villes champignons », déjà réelle puisque Matagami et Fermont ont été, au Québec, les dernières à voir le jour en 1974. Plusieurs raisons, notamment liées à la famille, concourent au choix des compagnies d’opter pour la migration alternante dite fly-in fly-out des travailleurs à partir des principaux bassins de main-d’oeuvre localisés dans les zones métropolitaines (Proulx, 2012b ; Simard, 2019).

Pour clore cette partie de notre analyse, signalons que la périphérie québécoise contient près de 500 sites miniers abandonnés, dont la moitié nécessite des opérations de nettoyage. Un autre quart de ces sites jadis pollués est déjà restauré, tandis qu’une centaine de plaies béantes doivent à grands frais subir des travaux publics majeurs de décontamination environnementale. Le gouvernement du Québec s’est attelé sérieusement à la tâche. Il s’est aussi doté d’un cadre de protection environnementale beaucoup plus rigoureux avec la nouvelle Loi sur les mines.

Intégration périphérique

Pendant plus de deux siècles, la périphérie québécoise n’était pas habitée, mais seulement intégrée partiellement par les postes de traite des fourrures parsemés le long du réseau hydrographique. Comme nous l’avons vu, ce n’est qu’à partir du XIXe siècle qu’on y prend racine en établissant des lieux et en effectuant des gains d’accessibilité progressifs par des chemins, des canaux, des routes, des ports, des chemins de fer, des aéroports. La construction d’établissements humains souvent très modernes offrait aux travailleurs en périphérie des conditions de vie supérieures à la moyenne du reste de la population. Le pouvoir d’achat de cette classe ouvrière très bien rémunérée en compensation de l’isolement complétait à merveille le besoin individuel et familial d’être partie prenante à part entière de la dynamique humaine contemporaine.

L’abattage des forêts de pins a été accompagné par l’apparition d’outils et de procédés performants. La plupart des scieries, d’abord mues par l’eau, ont amorcé une transition vers la vapeur et finalement vers l’électricité. Cette transition a été suivie par une évolution marquée des services spécialisés, notamment dans le génie, l’arpentage, l’architecture, la mesure des réserves et des livraisons, etc. Tout comme les services de santé mobiles qui se sont développés et améliorés graduellement.

À la faveur de l’expansion du rôle de l’État à partir des années 1960, la politique publique a bien servi l’intégration de la périphérie à l’enseigne des principes d’universalité et d’équité, par la construction d’infrastructures de transport et aussi d’équipements publics dans la santé, les sports, les loisirs et les services sociaux, y compris bien sûr le système d’éducation avec l’ouverture d’écoles sur tout le territoire. Aux traditionnelles formations ciblées, les collèges et les universités ont ajouté la recherche et l’enseignement selon les besoins spécifiques des milieux périphériques. Cela a fait partie d’une politique publique généreuse et équitable des gouvernements supérieurs, laquelle a uniformisé le cadre et la qualité partout dans l’espace Québec. Le Plan Nord poursuit actuellement cette oeuvre d’intégration de la périphérie nordique.

Appropriation périphérique

L’appropriation territoriale de responsabilités et de leviers en périphérie québécoise a été à peu près nulle lors du premier grand cycle défini par la chasse à la baleine. Avec la traite des fourrures cependant, dès le milieu du XVIIe siècle, les « coureurs des bois » sont apparus tels d’intrépides rentiers. Cette activité a été secondée et ensuite remplacée par celle d’un autre groupe audacieux, les colons dédiés à l’agriculture, l’élevage, la pêche et aussi la coupe forestière qui a bien servi la colonisation. Avec l’arrivée des compagnies anglaises en quête de pins canadiens, des entrepreneurs appelés jobbeurs ont accaparé une partie de la rente forestière. En réalité, les petites activités autonomes dans le secteur primaire ont en quelque sorte servi d’incubateurs pour des entrepreneurs, ce qui a, par la suite, largement contribué à créer une importante classe d’affaires commerciales au XXe siècle (agroalimentaire, fournitures, équipements, commerces). Cette nouvelle classe d’affaires s’est ensuite grandement répandue, de 1940 à 1980, à la faveur d’une forte croissance économique continue qui a fait entrer rapidement la plupart des régions dans l’ère de la consommation de masse. En outre, de nombreuses coopératives ont émergé dans les activités du secteur primaire pour favoriser l’appropriation de moyens de production. Des groupes de la société civile, y compris les syndicats et les chambres de commerce, ont en outre servi une meilleure organisation collective des colons, des travailleurs et des entrepreneurs.

Dans le secteur public, la mise en place de gouvernements municipaux a offert, à partir de 1855, des instances formelles pour la responsabilisation collective en matière de gestion publique de biens et services. Les municipalités ont aussi soutenu, à des degrés divers, la classe entrepreneuriale notamment par la mise à disposition de terrains et même de bâtiments à coûts réduits.

De leur côté, les régions administratives ont été créées en 1968 dans un esprit de déconcentration des opérations des ministères et de conception d’initiatives collectives régionales. Cependant, l’État est demeuré largement le maître d’oeuvre régional, sans beaucoup déléguer d’autonomie et de moyens aux régions (Brochu et Proulx, 1995 ; Proulx, 2019). De plus, les municipalités régionales de comté (MRC) sont apparues en 1979 afin d’offrir aux localités une échelle supramunicipale formelle pour la gestion publique de services collectifs qui nécessitent des aires de desserte plus vastes. Dans la moitié de la centaine de territoires communautaires (MRC), les résultats concrets ont été bien marqués (Proulx, 2017). Par ailleurs, Québec offre actuellement à certaines zones ciblées et souvent qualifiées la possibilité de mieux organiser leurs secteurs concurrentiels appelés « créneaux d’excellence ». Diverses initiatives émergentes s’avèrent intéressantes, notamment en matière d’interactions et de maillages.

Les instances publiques territoriales participent à la prise en main de responsabilités en périphérie du Québec. Elles réussissent même dans la gestion d’équipements lourds comme des parcs industriels, des ports, des aéroports, des équipements récréatifs, des services d’accueil touristique et des zones d’innovation. Cependant, elles se butent à l’appropriation de véritables leviers rentables de développement par des sociétés publiques d’exploitation de forêts, d’énergie hydroélectrique, de tourbières, d’érablières, etc. Elles s’aventurent peu dans la mise en oeuvre de moyens structurants comme l’acquisition d’actifs industriels ou la création de banques de terrains, la production mercantile, l’épargne collective et le cumul de capitaux.

Pour terminer cette section, signalons que les collectivités autochtones du Québec, majoritairement établies en périphérie, sont en mode d’appropriation des enjeux sur leurs territoires. Au-delà des revendications territoriales et financières comme telles, elles sont de plus en plus engagées, à des degrés divers, dans des actions concrètes d’aménagement, de gestion et de développement (Proulx et al., 2012c). Leur entrepreneuriat est en pleine émergence, notamment en multipliant les partenariats avec des entreprises allochtones. Les autochtones sont aussi en mode d’initiatives nouvelles en matière de gouvernance multidimensionnelle de leurs collectivités, notamment dans la desserte publique de biens et services à la population. Du côté des leviers de développement, s’il existe des sociétés de portefeuille chez les Cris et les Inuits, il faut savoir que de nombreuses collectivités utilisent leur conseil de bande pour relever des défis économiques souvent considérables sur les plans financier et opérationnel.

Transition actuelle en périphérie

L’analyse croisée des grands cycles et contre-cycles structurels avec les quatre composantes du modèle centre – périphérie nous permet de mieux comprendre la transition contre-cyclique actuelle en périphérie québécoise. Nous traiterons ici de deux dimensions principales , et ce, en fonction d’options stratégiques disponibles L’environnement naturel représente une dimension aussi large qu’incontournable dans la transition en cours. D’emblée, les enjeux concernés sont nombreux, dont les changements climatiques, les maladies de la forêt, les variations du pergélisol, le déversement de pluies acides, les occasions de l’agriculture nordique, la reproduction des caribous. Plusieurs bassins de ressources naturelles comme le pin et la morue sont économiquement épuisés. Plusieurs autres sont en exploitation intensive. Tandis que d’autres réserves bien dotées sont difficiles d’accès. En plein virage technologique, la vaste forêt boréale truffée de milliers de kilomètres de chemins et de pistes représente une source de matière ligneuse de grande qualité, une nature généreuse pour les loisirs, un potentiel précieux de biomasse et s’avère un inestimable capteur de carbone. Il reste en principe autant de mégawatts (MW) à turbiner potentiellement que les quelque 40 000 MW produits actuellement. Au chapitre de l’énergie renouvelable, soulignons aussi le potentiel des gisements éoliens localisés dans le golfe du Saint-Laurent, le réservoir Caniapiscau et le sud de la Baie-James. Signalons également que le potentiel minier dispersé est encore important en région. On sait par ailleurs que tout nouveau projet doit être soumis à l’acceptabilité sociale, y compris bien sûr chez les collectivités autochtones limitrophes. En ce sens, l’option de la protection de la nature mériterait un véritable cadre global de principes inaliénables comme première composante normative d’un projet de collectivité pour la périphérie.

Sous l’angle économique, selon notre lecture, trois grandes options permettent d’entrevoir l’avenir de la périphérie. Mentionnons d’abord la possibilité d’une nouvelle grande vague d’immobilisations majeures susceptible de lancer un autre grand cycle structurel. Cette option espérée par plusieurs dépend essentiellement d’une demande mondiale explosive de matières premières. À cet égard, le rebondissement des immobilisations dans la décennie 2000, causée par l’émergence économique de pays asiatiques, fut l’élément déclencheur du Plan Nord (Proulx, 2014). Malgré les bonnes conditions hospitalières claironnées par le gouvernement, les effets attractifs ont été limités à quelques immobilisations dans l’extraction minière, l’implantation d’éoliennes en Gaspésie, les installations hydroélectriques de la rivière La Romaine et des infrastructures de transport – ce qui est déjà considérable –, le tout largement stimulé par Québec. Sont cependant demeurées en attente des réserves disponibles imposantes comme l’immense gisement éolien de Caniapiscau, le minerai de fer du lac Otelnuk, les possibilités de pisciculture du golfe du Saint-Laurent et l’énergie de la Grande rivière de la Baleine. Même si l’on sait que, sous l’angle de l’emploi, les retombées locales et régionales ne seront pas à l’avenant et que la durabilité est devenue une valeur incontournable, l’attraction de grandes immobilisations reste une option valable à considérer en périphérie. Signalons que l’immense réserve minière de la fosse du Labrador fait face à l’enjeu de l’accessibilité pour lequel trois solutions sont en concurrence, soit la navigabilité du passage du Nord-Ouest, la construction d’une nouvelle voie ferrée à partir de Sept-Îles et un raccordement terrestre à l’éventuel port de Kuujjuarapik, dans la baie d’Hudson.

La deuxième option stratégique réside dans l’attraction du secteur manufacturier déjà présent dans les couronnes des deux aires métropolitaines, en Beauce, en Estrie et dans les Bois-Francs. Cette option fait face à des contraintes majeures. Depuis l’émergence économique de l’Asie, les vieilles zones industrielles de l’Amérique n’ont pas tendance à la décentralisation continentale. D’autant que les coûts de la main-d’oeuvre et du transport ne rendent pas les régions attrayantes, même pour les transformateurs de matières premières avant expédition (Polèse et Shearmur, 2002). On trouve néanmoins en région des succursales de production dans les technologies informationnelles.

On constate aussi la multiplication des productions du terroir dans des brasseries, boulangeries, érablières, confiseries, fromageries, distilleries. Ces spécificités territoriales représentent un enjeu intéressant et relativement structurant. À cet égard, la culture du bleuet sauvage constitue une belle réussite. Ce type de production de niche touche aussi l’élevage, les services spécialisés, le jardinage et même des activités spécifiques liées à la construction. Le secteur du tourisme, notamment les branches qui s’inscrivent dans les champs naturels, culturels et patrimoniaux, s’avère un créneau aux nombreuses niches. Les régions possèdent à cet égard des produits d’appel de classe internationale comme le Rocher Percé, les Grands Jardins, l’archipel de Mingan, les monts Otish, le fjord du Saguenay, le cratère Pingualuit, les monts Chic-Chocs, etc. Les arts offrent aussi des produits spécifiques qui expriment et stimulent la créativité de la périphérie.

Concernant ce dernier point, nous ne pourrions passer sous silence la « niche indienne » bien ancrée dans la culture traditionnelle. Elle est en forte émergence actuellement avec la renaissance autochtone bien illustrée par la démographie, les gains de qualité de vie ainsi que la volonté des Premières Nations de participer concrètement à la dynamique sociétale du Québec. Leur sédentarisation, souvent hors des réserves, a modifié considérablement leurs comportements et leurs attitudes vis-à-vis l’équilibre recherché entre tradition et modernisme (Bibeau, 2020). Facteur universel devenu possible depuis la sédentarisation, l’éducation semble être la clé de l’affirmation culturelle des autochtones au Québec. Elle se répercute sur les plans social, politique, administratif et économique. La nouvelle classe d’entrepreneurs autochtones comprend quatre catégories distinctes : le secteur privé, les entreprises communautaires, les coopératives ainsi que les activités concrètes des sociétés de portefeuille (Proulx et al., 2012b ; Proulx, 2017). L’un des facteurs importants de la réussite entrepreneuriale des Premières Nations québécoises réside dans les partenariats et les alliances avec des entreprises non autochtones.

Une autre option stratégique, et non la moindre, réside dans le secteur tertiaire supérieur, aussi appelé « quaternaire », qui correspond aux talents, aux esprits avant-gardistes et à l’expertise pointue dans la conception d’initiatives novatrices (Proulx, 2019). Représentant de 15 % à 25 % de l’emploi total selon les agglomérations urbaines en périphérie, ce secteur se distingue par son bon potentiel de créativité. Vecteur de croissance et de développement au sein de la nouvelle économie postindustrielle, il est statistiquement composé des arts et de la culture, de la recherche appliquée, de recherche et développement, ainsi que de divers services spécialisés, professionnels et techniques (études appliquées, financement du risque, formation professionnelle, ingénierie, faisabilité de projets, design, information, numérique, incubation, marketing, etc.). Ce secteur « quaternaire » s’inscrit dans l’ensemble tel un potentiel de renouvellement et d’innovation.

À cet égard, plusieurs concepts opératoires apparentés sont utilisés pour saisir, comprendre et intervenir au sein des Territorial Innovation Models (Moulaert et Sekia, 2003) par l’activation systématique des « effets de proximité » qui soutiennent l’apprentissage collectif qu’on situe au coeur des processus d’innovation technologique, organisationnelle, sociale et institutionnelle (Torre, 2018). Une telle mission territoriale de fertilisation de l’innovation interpelle a priori de multiples acteurs, notamment les indispensables SFIC (services à forte intensité de connaissances) (Shearmur et Doloreux, 2019). Et il ne faut pas considérer comme de moindre importance, en périphérie du Québec, les campus principaux et les centres hors campus des institutions d’enseignement supérieur, qui sont déjà très engagés (enseignement, recherche, transfert, incubation) dans leur zone respective de rayonnement (Proulx et Bouchard, 2020). Leur marge de manoeuvre demeure considérable, notamment sous l’angle de la médiation d’interfaces de créativité dans un esprit de conception d’initiatives novatrices.

Conclusion

En examinant l’évolution de la périphérie du Québec par grands cycles et contre-cycles structurels, on constate que la relation entre centre et périphérie s’avère de plus en plus défavorable aux régions sous les effets de la perte accrue de la propriété des activités économiques aux mains d’intérêts financiers extérieurs qui ont envahi très largement le secteur tertiaire. Les fuites financières hors des circuits locaux et régionaux sont plus importantes, en quantité et en pourcentage de la croissante richesse créée. Heureusement, le secteur public a pris le relais de la structuration régionale. La politique publique a bien relevé le défi de l’intégration de la périphérie dans l’ensemble québécois et continental par la mise en place d’infrastructures, d’équipements et de services divers. L’État soutient aussi les zones et les villes abandonnées par le secteur privé, notamment les sites miniers pollués. Par toutes sortes de mesures, Québec favorise en outre l’appropriation territoriale de responsabilités publiques en misant sur un ensemble complexe d’institutions ancrées à plusieurs échelles. L’État s’engage même financièrement, en partie, dans les projets miniers et forestiers et, totalement, dans la production hydroélectrique. Mais il n’arrive pas à colmater les fuites des rentes, comme on le constate avec la présence d’Hydro-Québec.

La transition actuelle n’est pas la première vécue par la périphérie. Sauf que, dans ce cas-ci, la résilience locale et régionale ne peut s’appuyer sur une nouvelle vague de colonisation. La production de niches, y compris celles du terroir, offre néanmoins un champ stratégique pertinent. Les réserves de ressources naturelles à exploiter demeurent une option valable qui présente cependant plusieurs contraintes liées au marché, aux coûts, à la technologie, à la mobilité des travailleurs, etc. À ce propos, les régions ne possèdent pas de véritable levier pour établir un rapport de force dans l’offre de leurs bassins de ressources naturelles, pourtant devenues fragilisées. Elles sont aussi limitées par leur manque de moyens et d’expertises. En quantité de plus en plus importante, les matières premières sont ainsi livrées brutes sur le marché, sans ajout de valeur et sans les emplois qui pourraient découler de cette valorisation.

Reste le secteur quaternaire, ciblé comme névralgique dans la littérature scientifique. Il offre un champ pour de nouvelles avenues à prospecter, à découvrir, à inventer pour l’avenir de la périphérie québécoise. Nous avançons que cette option ne doit surtout pas être négligée puisqu’elle ouvre sur la recherche d’initiatives nouvelles dans un monde en changement accéléré. Les institutions collégiales et universitaires peuvent certainement être mises davantage à contribution à cet effet. Elles doivent, à notre avis, inventer une nouvelle forme de médiation fine de l’innovation tous azimuts. En regard du chemin parcouru par l’éducation supérieure en périphérie depuis cinq décennies, nul doute que cette avenue possède encore du ressort pour soutenir l’appropriation endogène des enjeux territoriaux de la société du savoir.