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Introduction

De nombreux groupes autochtones au Brésil, au Canada, aux États-Unis, en Australie, en Nouvelle- Zélande et ailleurs dans le monde sont particulièrement préoccupés par la protection, la transmission et la reconnaissance de leurs savoirs, de leurs pratiques artistiques et culturelles ainsi que de leurs patrimoines matériels et immatériels. Trois dimensions nous apparaissent indissociables de la compréhension des patrimoines autochtones, soit les liens entre matérialité et immatérialité du patrimoine, l’institutionnalisation des processus de patrimonialisation et les médiateurs du patrimoine. Par patrimonialisation, il faut donc comprendre à la fois ce qui compose le patrimoine (chants, rituels, danses, objets, relation au territoire, arts visuels, jeux traditionnels, plantes médicinales, etc.), les processus par lesquels ce patrimoine est documenté, préservé, transmis et mis en valeur, mais également les différents acteurs qui oeuvrent au sein de ces processus. Dans ce texte, nous proposons un regard sur trois cas de patrimonialisation en milieux autochtones : le monde des Musées, le monde des arts et la protection du caribou forestier.

LA DNUDPA et le monde des arts

Il n’est pas exagéré de dire que la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA) a eu, depuis son adoption en 2007, un immense impact sur les artistes contemporains autochtones et sur la façon dont leurs oeuvres ont été promues et diffusées dans le monde de l’art contemporain. En l’espace de quelques années, ce texte est en effet devenu un document de référence cité régulièrement par les artistes autochtones, mais également par les organismes chargés de soutenir la création contemporaine autochtone. Ce texte a été mobilisé à maintes reprises depuis 15 ans et a permis de faire entendre les revendications des artistes autochtones dans des contextes très différents, aussi bien à l’échelle internationale que locale.

Un des tout premiers effets le DNUDPA dans le monde de l’art est d’avoir permis aux artistes autochtones de prendre conscience que leurs revendications avaient une résonance internationale. Elle a ainsi encouragé la tenue des grandes expositions et la multiplication des échanges artistiques internationaux à une échelle encore jamais atteinte. Il suffit pour s’en assurer de comparer les propos de l’une des meilleures observatrices de la scène internationale de l’art autochtone, l’artiste et historienne de l’art Jolene Rickard (Tuscora). Invitée en 2005 à participer à un colloque à Venise consacré à la présence de plusieurs artistes autochtones dans la Biennale d’art cette année-là, elle soulignait, de façon très lucide, que « l’invisibilité reste un problème majeur dans les Amériques et dans le monde pour les populations autochtones » (Rickard 2006 : 62). Huit ans plus tard, dans les pages du catalogue de la grande exposition Sakahàn. Art indigène international, qui réunissait à Ottawa plus de quatre-vingts artistes autochtones du monde entier, elle analysait l’émergence de l’art autochtone international et reconnaissait que les avancées politiques autochtones récentes avaient eu un impact décisif sur la situation des arts, ajoutant que la « Déclaration est un instrument de grande portée » (Rickard 2013 : 60).

Au Canada, le rôle mobilisateur de la DNUDPA dans le monde de l’art a été amplifié par les travaux de la Commission de vérité et réconciliation qui se plaçaient directement dans le sillage de la Déclaration. Le rapport final de la CVR présentait la DNUDPA « comme cadre pour la réconciliation » (2015 : 28-32) et appelait explicitement les différents paliers de gouvernement, les institutions de santé, de justice, les milieux économiques, les écoles de journalisme, sans oublier les organismes culturels (appels à l’action n° 67, n° 69, n° 70) à mettre en oeuvre les articles de la DNUDPA. Le processus de réconciliation ayant entrainé une importante restructuration du monde de l’art canadien[1], il est très fréquent que celui-ci soit mis en oeuvre en s’appuyant sur les articles de la DNUDPA. Ainsi, le Conseil des arts du Canada a lancé, en avril 2017, un nouveau programme de soutien aux arts autochtones intitulé « Créer, connaître et partager : Arts et cultures des Premières Nations, des Inuits et des Métis », dont le premier principe directeur est « le respect de la vision du monde et des droits des peuples autochtones, énoncés dans la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (2007)[2] ». Mais la DNUDPA n’a pas seulement été mobilisée comme un cadre légal permettant de réaliser la réconciliation par les arts. Elle a également été convoquée à plusieurs reprises pour dénoncer certaines formes d’appropriations culturelles. Le texte le plus édifiant à cet égard a été un énoncé publié le 7 septembre 2017 par le Conseil des arts du Canada, intitulé « Soutenir les arts autochtones dans un esprit d’autodétermination et non d’appropriation culturelle » (CAC 2017), qui citait de longs extraits des articles 11 et 31 de la DNUDPA et appelait les artistes allochtones à faire preuve de respect lorsqu’ils abordaient dans leurs oeuvres des contenus autochtones.

Un dernier signe démontrant l’importance que la DNUDPA peut avoir pour les créateurs contemporains autochtones est que ceux-ci vont parfois jusqu’à l’intégrer à leurs pratiques artistiques. Dans le cadre de l’exposition Injustice environnementale – Alternatives autochtones du Musée d’ethnographie de Genève, l’artiste Barry Ace (M’Chigeeng) a réalisé, les 27 et 28 avril 2022, une performance qui consistait à réinterpréter les 46 articles de DNUDPA à l’aide de motifs perlés anichinabés. L’artiste invitait les membres du public à perler un motif floral et à recopier un article de la Déclaration, une façon de mettre en évidence que celle-ci est l’affaire de toutes et de tous[3].

Ces différents exemples d’« activation » de la DNUDPA par les artistes autochtones et, plus largement, par le monde de l’art, montrent que la Déclaration est avant tout mobilisée comme un texte de portée générale au coeur duquel se trouve le principe d’« autodétermination » et d’où découle l’ensemble des revendications autochtones contemporaines.

LA DNUDPA, les institutions culturelles et les Musées

Ce principe d’autodétermination s’exprime également dans le monde des musées et des institutions culturelles. Engagés depuis les années 1970 dans des processus complexes de protection, de transmission et de mise en valeur de leurs savoirs et de leurs patrimoines, les peuples autochtones ont poussé les milieux culturels à repenser leurs méthodes de travail et leurs relations avec les Premiers peuples. Les institutions muséales d’état n’ont pas échappé à cet examen critique, suivant ce qu’il est possible de nommer le « tournant de 1988 ». Au moment des Jeux olympiques d’hiver de Calgary de 1988, les Cris du lac Lubicon (Alberta, Canada) ont entrepris une vaste campagne médiatique de sensibilisation et d’affirmation de leurs droits en prenant pour cible l’exposition The Spirit Sings. Artistic Traditions of Canada’s First Peoples réalisée par le Glenbow Museum. Pour les Cris, un boycottage de l’exposition était nécessaire : non seulement ils y ont vu une tentative de commercialisation de leurs patrimoines, mais également une provocation puisque le gouvernement avait octroyé à la compagnie Shell Canada, qui était aussi l’un des principaux commanditaires de l’exposition, des concessions pétrolières sur le territoire qu’ils revendiquaient (Harrison 2009). À la suite d’une mobilisation internationale, un groupe de travail a été constitué afin d’examiner les relations entre les peuples autochtones et les musées. Le rapport « Tourner la page : forger de nouveaux partenariats entre les musées et les Premières Nations » (Erasmus et al. 1994 [1992]) constitue une importante prise de position pour les institutions muséales. Ce rapport s’ouvre d’ailleurs sur cette déclaration d’intention : « Développer un cadre de travail et des stratégies éthiques qui permettront aux Nations aborigènes de représenter leur histoire et leur culture de concert avec les institutions culturelles ».

Les appels à l’action formulés dans ce rapport trouvent un nouvel écho avec la DNUDPA. Les institutions culturelles et les Musées sont directement interpelés dans plusieurs articles, réaffirmant différents droits et principes d’autodétermination en matière de patrimonialisation. Il s’agit du droit des peuples autochtones d’assurer librement leur développement économique, social et culturel (article 3); de maintenir et de renforcer leurs institutions culturelles distinctes (article 5); d’obtenir la restitution des biens culturels, intellectuels, religieux et spirituels pris sans leur consentement préalable (article 11); du droit sur le rapatriement des restes humains (article 12); du droit de favoriser le renouveau et la transmission de leur langue, de leur histoire, de leurs traditions orales (article 13); de préserver, de contrôler et de protéger leurs patrimoines matériels et immatériels (article 31). En septembre 2022, l’Association des musées canadiens a par ailleurs publié, en réponse à l’appel à l’action n° 67 du rapport de la CVR, un nouveau rapport intitulé Portés à l’action : Appliquer la DNUDPA dans les musées canadiens qui, de fait, accorde une place centrale aux articles de la Déclaration consacrés à la conservation du patrimoine, à la restitution des biens culturels, mais aussi au principe plus général d’autodétermination.

Les musées d’État, comme le Musée de la civilisation (Québec) ou le Musée canadien de l’histoire (Hull) tentent d’inscrire leurs pratiques et leurs politiques dans cette perspective de collaboration, d’échanges et de respect mutuel en favorisant, par exemple, le prêt d’objets, la mise à disposition des expertises muséales, le développement conjoint de projets, des processus de consultation ainsi que la restitution des biens matériels et immatériels. Le Musée McCord (Montréal) développe de nombreux projets de décolonisation et d’autochtonisation de ses pratiques (ateliers avec les objets en présence de représentant.es autochtones), de développement de ses activités de médiation culturelle (exposition, série de conférences), et de sa structure de gouvernance (membres autochtones sur le conseil d’administration). De nouvelles manières de faire se sont développées, les pratiques muséales s’inscrivant désormais dans une vision large et inclusive de la relation aux peuples autochtones. Ces principes généraux se donnent également à voir localement, dans les communautés autochtones. Les Musées et institutions culturelles autochtones sont de plus en plus nombreux. De nouvelles institutions ont vu le jour, comme le Musée Huron-Wendat de Wendake (2008), l’Institut culturel cri Aanischaaukamikw d’Oujé-Bougoumou (2011) ou la maison de la Culture Innue d’Ekuanitshit (2013). Les Musées autochtones plus anciens, comme le Musée des Abénaquis d’Odanak (1965), le Musée amérindien de Mashteuiatsh de Mashteuiatsh (1977) ou le Musée Shaputuan de Uashat (1995) appliquent ces principes en développant différents projets de transmission culturelle et d’exposition valorisant les patrimoines matériels et immatériels des communautés concernées. Au-delà des objets, des techniques de fabrication ou des enjeux liés au rapatriement, les processus de patrimonialisation portent également sur la protection des animaux, comme le montrent les préoccupations des Innus en lien avec le caribou.

La protection du caribou forestier chez les Innus de Pessamit : un droit au patrimoine culturel et à sa transmission

Dans la foulée de la commission indépendante sur le caribou forestier et montagnard, dont les audiences publiques se sont tenues de la mi-avril à la mi-mai 2022 dans sept localités du Québec, les Innus de la communauté de Pessamit ont manifesté leur désir, sinon leur droit, d’être consultés de manière distincte[4], invitant ce faisant les commissaires à venir entendre leurs préoccupations, propositions et pistes d’action, et ce, au sein même de la communauté. Cette prise de parole s’ajoutait aux nombreux signaux d’alarme lancés depuis plusieurs années pour dénoncer l’état critique des populations de caribou forestier sur le territoire ancestral des Pessamiulnuat (plus particulièrement la population du réservoir Pipmuakan)[5], forçant ainsi la Nation à mettre en place différentes mesures pour tenter d’y remédier. De celles-ci, mentionnons le projet d’aire protégée Pipmuakan, dont la superficie fut en partie déterminée pour préserver l’habitat de minashkuau-atiku. En filigrane de ce débat houleux, où intérêts économiques et valeur culturelle de la forêt se présentent comme deux postures difficilement conciliables, se profile la question fondamentale du droit, pour les Innus, « de préserver, de contrôler, de protéger et de développer leur patrimoine culturel, leur savoir traditionnel et leurs expressions culturelles traditionnelles, ainsi que les manifestations de leurs sciences, techniques et culture, y compris […] leur connaissance des propriétés de la faune et de la flore » (DNUDPA, art.31), un patrimoine dont le caribou forestier fait office d’emblème, sinon de bastion.

Dans le mémoire déposé en date du 31 mars 2022, les Pessamiulnuat exigent ainsi du gouvernement québécois qu’il respecte leur droit de transmettre leurs savoirs et cultures aux générations futures (DNUDPA, art.13), de même que leur droit aux terres, territoires et ressources (DNUDPA, art.26), leur droit de conserver et de renforcer leurs liens spirituels particuliers avec ces mêmes terres (DNUDPA, art.25), puis leur droit à la protection de leur environnement (DNUDPA, art.29).

À l’instar du projet d’aire protégée qu’ils soutiennent depuis quelques années, la prise de position des Innus de Pessamit dans le dossier du caribou forestier traduit une vision holistique du patrimoine culturel, qui embrasse à la fois les idées, les expériences, les visions, les objets, les pratiques, les savoirs, les territoires et les spiritualités. Le caribou incarne en effet l’ensemble de l’univers forestier des Innus et les relations que celui- ci permet et assure, les pratiques et les savoirs relatifs à sa chasse et aux autres activités qui s’y rattachent (confection de vêtements, habitat, nourriture, etc.), la langue du territoire (innu-aimun), de même que les lieux et paysages culturels qui assurent le maintien de ces diverses pratiques et connaissances. Comme l’a fait valoir l’un des membres de la communauté, « c’est l’ensemble de nos connaissances et de notre langue associé à l’espèce, à son habitat, à nos stratégies de chasse, à notre façon de dépecer l’animal, de le cuisiner, de fabriquer les outils et les vêtements qui sont en train de disparaître. Les répercussions se manifestent aussi sur la transmission de nos valeurs et de notre spiritualité, ainsi que sur le bien-être, puis la santé mentale et physique de nos membres » (Conseil des Innus de Pessamit 2022).

Le recours à la DNUDPA par les Pessamiulnuat pour mettre en lumière cette vision du caribou à titre de patrimoine culturel, qui outrepasse donc son rôle pour le maintien de la biodiversité, voire sa valeur comme ressource alimentaire, fait écho aux enjeux très actuels en matière de protection et de mise en valeur des patrimoines autochtones au Québec et au Canada. Dans un document publié en 2019, le First People’s Cultural Council rappelait à cet effet que « les paradigmes patrimoniaux existants excluent souvent eux-mêmes les concepts autochtones de patrimoine et d’histoire, adoptant une perspective cloisonnée des typologies et des relations entre les humains et le territoire » (FPCC 2021 : 9). À l’échelle du Québec, la Loi sur la conservation du patrimoine naturel (2002) et la Loi sur le patrimoine culturel (2012) n’ont pas vraiment permis, à ce jour, de protéger des territoires d’envergure, paysages culturels ou sites historiques en fonction de leurs composantes patrimoniales autochtones, que celles-ci soient matérielles ou vivantes[6]. Tout porte à croire en effet que les visions autochtones du patrimoine culturel se butent, encore à ce jour, à certaines catégories dominantes, laissant peu de place au caractère indissociable des dimensions matérielle/immatérielle/vivante, puis naturelle/culturelle, de cet héritage singulier. Dans ce contexte, la protection d’espèces comme minashkuau- atiku peine à être comprise sous l’angle de sa valeur culturelle, voire sacrée.

La définition qu’en donne la DNUDPA ouvre cependant la voie à une approche plus inclusive en la matière; le patrimoine s’y trouve en effet chevillé à l’autodétermination des peuples autochtones, si ce n’est aux « droits de la personne », pour reprendre les termes du FPCC (2019 : 8). Suivant cette perspective, le droit de pratiquer sa culture et d’en protéger les diverses manifestations se trouve donc indissociable de celui de protéger les territoires et les espèces qui en sont les dépositaires ou les vecteurs. Le patrimoine culturel se présente, dès lors, comme « un processus continuel d’exécution, de remémoration, d’enseignement et d’apprentissage » (FPCC 2019 : 8).

Si les pistes d’action envisagées par les Innus font état d’une mise en oeuvre effective de la Déclaration, les réticences du gouvernement à inscrire le projet d’aire protégée Pipmuakan au réseau québécois d’aires protégées, de même que certains scénarios actuellement envisagés par le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP) dits sans impact sur la possibilité forestière dans le dossier du caribou, pourraient, en revanche, être interprétés comme un refus d’embrasser pleinement le droit au patrimoine tel que le dicte la DNUDPA.