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Malgré un renouveau récent (visible, essentiellement, dans les thèses universitaires), les travaux sur le documentaire restent suffisamment rares en France pour que l’on porte attention à deux ouvrages qui viennent de sortir quasi simultanément. L’un est le fait d’un théoricien, également réalisateur, qui a mis en place à l’Université d’Aix Marseille un espace de travail sur le documentaire (thèses, publications, traductions, réalisations) : Jean Luc Lioult ; l’autre est le fait d’un historien qui a également réalisé des documentaires (Le cinéma de l’ombre, On tournait pendant l’occupation, Les documenteurs des années noires) : Jean-Pierre Bertin-Maghit.

L’ouvrage de Jean Luc Lioult « se propose de revisiter les concepts utiles à l’étude des rapports image/monde » (p. 11). Ainsi sont passées en revue toute une série de notions fonctionnant le plus souvent par couples (fiction vs non-fiction, afilmique vs profilmique, analogique vs digital, narrativité vs discursivité, vérité vs véri-fiabilité…), mais également par triades (indice, icône, symbole ; stratégies, registres, modes…). L’auteur y aborde aussi les problèmes de la syntaxe audiovisuelle (à travers l’analyse des films Les vacances du cinéaste de Johan van der Keuken, 1974, et Black Daisies for the Bride de Tonn Harrisson et Peter Symes, 1993), la question de la réception par les spectateurs (notions de savoirs adjacents, de péri et d’intertextualité) ainsi que les relations entre intention et éthique (« De l’intention au pacte, de la rhétorique à l’éthique »). Sur nombre de ces sujets, J. L. Lioult fait des mises au point discrètes mais utiles. Il suggère par exemple de s’en tenir à une conception restrictive du couple afilmique (les données du réel non affectées par le filmage) vs profilmique (ce qui manifeste une volonté de production de sens), plaide inversement pour une conception élargie de la « véri-fiabilité » (« on admet comme vraies des représentations que l’on juge fiables, au sens où elles rendent compte de phénomènes naturels ou culturels attestés », p. 59), montre que narrativité et discursivité ne s’excluent pas (on peut raconter des événements tout en servant un discours, p. 88), etc.

À l’intérieur de cet ensemble, un couple de notions occupe une position particulière : l’opposition entre « réel de premier ordre » (« les propriétés objectivement connaissables qui peuvent donner lieu à un consensus ») et « réalité(s) de deuxième ordre » (« le(s) monde(s) affecté(s) de sens et de valeurs que (re)construisent les représentations du réel ») (p. 37). C’est ce couple qui permet à Lioult de définir le documentaire : les images du documentaire portent la « trace directe […] de certains aspects du réel de premier ordre » (p. 38). Cette façon d’envisager le documentaire le conduit à émettre des réserves sur ce qui est pour moi la caractéristique de la lecture « documentarisante » — la lecture réclamée par le documentaire —, à savoir la construction par le spectateur d’un énonciateur réel, c’est-à-dire d’un énonciateur interrogeable en termes de vérité [1]  : « La construction par le spectateur d’un énonciateur réel, écrit-il, me paraît moins déterminante que la (re)construction à partir du texte d’une portion de réel de premier ordre et sa véri-fiabilité » (p. 130). Plus loin, il précise que la règle, dans le documentaire, est que les personnages se représentent eux-mêmes, et que le moment et l’espace du tournage valent en eux-mêmes. De telles affirmations laissent entendre que, pour Lioult, le documentaire, du moins le documentaire idéal — celui qui manifeste l’essence du documentaire — est le documentaire direct. Il est évident que nombre de documentaires ne répondent pas à ces critères.

Dans d’autres passages, la position de Lioult est plus nuancée. Lioult est bien conscient que la relation du spectateur d’un documentaire au monde de référence est, de fait, « le résultat d’une mise en rapport de la réalité de deuxième ordre qui lui est proposée avec un réel de premier ordre qui est par définition, absent, mais qui ne cesse pour autant d’être l’objet de tous les enjeux » (p. 39). L’analyse de la fameuse séquence où un étudiant chinois affronte seul les chars d’assaut sur la place Tienanmen en juin 1989, et de ses différentes interprétations, le conduit ainsi à reconnaître que l’on ne saurait considérer les images « comme de simples traces d’objets du monde réel » (p. 58) et que leur lecture se fait selon une visée qui concerne les intentions de l’énonciateur : « […] ce qui autorise la lecture documentarisante est la construction d’un énonciateur d’assertions sérieuses, c’est-à-dire présumées vérifiables, pouvant faire l’objet d’un consensus » (p. 130). Il ajoute : « Le fait que l’énonciateur soit réel est une condition constitutive de la non-fiction, ce qui importe est qu’il soit effectivement ou potentiellement interrogeable » (p. 131). Nous sommes donc en fin de compte d’accord…

De même, je ne peux qu’être d’accord avec Lioult lorsqu’il part en guerre contre ce qu’il appelle les « formules confusionnistes » : ce n’est pas parce que les productions filmiques sont très souvent mixtes (mélangeant fiction et documentaire) qu’il faut tout mélanger ; c’est même l’inverse : on ne peut rendre compte de la mixité si l’on n’a pas au préalable isolé et caractérisé précisément ce qui va être amalgamé. Reste que ce désir de spécificité conduit parfois Lioult à des réactions un peu rapides : il s’avoue perturbé par mon analyse [2] montrant que l’on peut trouver dans le documentaire presque tous les processus de production de sens possibles ; il voit « dans cette variété de processus » un risque de dissolution de « la spécificité du film de non-fiction » (p. 129) ; « on est, dit-il, un peu déçu de constater qu’une différenciation globale du documentaire d’avec la fiction serait alors difficile ». Et pourtant, loin de diluer sa spécificité, la variété des processus convoqués est bel et bien un fait structural qui distingue radicalement le documentaire de la fiction qui a, elle, une structure à processus fixes et en nombre limité : construire un monde (diégétiser), construire un récit (narrer), nous faire vibrer au rythme des événements racontés (mettre en phase), construire un énonciateur fictif. Là encore, il est intéressant de noter que Lioult lui-même reconnaît la variété des processus à l’oeuvre dans le documentaire, soulignant, par exemple, dans le chapitre consacré à la narrativité et à la discursivité, la complexité syntaxique du documentaire en termes d’opérations d’intellection. Aussi ai-je du mal à voir une réelle différence entre sa position et mes analyses.

Je ne peux m’empêcher de penser que ces désaccords et ces hésitations théoriques tiennent à la difficulté qu’il y a, pour Lioult, à quitter sa position de documentariste — qui implique une certaine conception du documentaire et fait du documentaire, pour lui, un territoire à défendre — pour emprunter une position de théoricien, le théoricien étant bien obligé de reconnaître que tous les documentaires ne fonctionnent pas comme le voudrait le documentariste…

De fait, l’ouvrage est à lire comme une défense-illustration d’une certaine conception de la pratique documentaire. Dans un chapitre justement intitulé « Trois pas dans la pratique », Lioult met en scène cette conception à partir de l’analyse de quelques séquences de films et de ce qui s’est passé lors de la prise de vues d’un certain nombre de photographies qu’il a lui-même tirées. La très intéressante photographie illustrant la couverture suffira ici à faire comprendre le propos de Lioult : en graffiti sur un mur, un cow-boy de bande dessinée tire au revolver : « PANG ! » ; l’image serait banale si le photographe n’avait eu l’idée d’attendre pour photographier de surprendre un passant qui, sentant qu’il se trouvait dans le champ de l’appareil, se baisse comme pour éviter la balle tirée par le cow-boy (je n’insiste pas sur ce qu’une métalecture de cette image pourrait faire surgir comme significations concernant l’acte photographique). La conclusion du chapitre livre la leçon de l’histoire : « Les stratégies documentaires les plus productives consistent en fait à instaurer des protocoles au sein desquels peut advenir le réel. » Faire advenir le réel, voilà un programme à la fois rhétorique et éthique : pour contrer la réduction de l’image à un simulacre, il s’agit de lui permettre, par un travail préalable, de dire quelque chose du monde.

Mais l’intérêt majeur de l’ouvrage me paraît surtout tenir dans les références de Lioult, qui changent de celles que nous sommes habitués à trouver dans les ouvrages français sur le sujet.

Lioult suggère par exemple de relire Amédée Ayffre, un filmologue des années 1950 complètement oublié aujourd’hui (comme on a trop oublié la filmologie dans son ensemble) et en tire une très stimulante distinction entre « documentarisme, naturalisme et vérisme ». De même, s’interrogeant sur le fonctionnement des savoirs adjacents chez le spectateur, il recourt à un ouvrage, Les structures de l’expérience filmique. L’identification filmique du psychosociologue belge Jean-Pierre Meunier (1969), que tout le monde a passé sous silence (moi y compris, ce qui est d’autant plus impardonnable que J. P. Meunier fonde une partie de sa réflexion sur le film de famille…).

Enfin et surtout, la réflexion de Lioult se fonde sur une approche ouverte aux théoriciens anglo-saxons, qu’il s’agisse de théoriciens de la communication en général (en particulier, l’équipe de Palo Alto), de théoriciens du cinéma (Vivian Sobchack) ou de théoriciens du documentaire. En ce qui concerne le documentaire, une chose est, en effet, certaine : c’est indiscutablement aux États-Unis que s’élaborent aujourd’hui les réflexions les plus intéressantes sur ce sujet, en particulier autour de Bill Nichols, Michael Renov et de quelques autres, dont Trevor Ponech et Carl Plantinga, sans oublier, quoique son ouvrage soit nettement plus ancien, William Guynn, que Lioult a eu le grand mérite de traduire en français [3] (les travaux des autres théoriciens ne sont, hélas, toujours pas traduits).

Ce travail sur les références rend l’ouvrage de Lioult extrêmement précieux dans une perspective pédagogique : on peut espérer que cela incitera les étudiants français, dont les références sont trop souvent franco-françaises, à lire les productions anglo-saxonnes [4].

Se penchant sur la notion de point de vue, si souvent évoquée quand on parle de documentaire (le documentariste, dit-on, doit avoir un point de vue), Lioult fait justement remarquer, d’une part, qu’un documentaire peut avoir plusieurs points de vue, et, d’autre part, que l’on s’interroge rarement sur le bien-fondé, pour le spectateur, d’adopter le point de vue du réalisateur ; et il précise : en particulier pour les documentaires de propagande (p. 118). C’est à ce type de films qu’est consacré l’ouvrage de Jean-Pierre Bertin-Maghit.

Les documenteurs des années noires. Les documentaires de propagande, France 1940-1944 achève le triptyque commencé en 1980 avec Le cinéma français sous Vichy et poursuivi, en 1989, par Le cinéma sous l’Occupation [5].

À la suite de Jacques Ellul, J. P. Bertin-Maghit définit la propagande comme un ensemble de « techniques d’influence employées par un gouvernement, un parti, une administration, un groupe de pression […] en vue de modifier le comportement du public à leur égard » (Ellul 1962, p. 75-84). Ainsi, les films de propagande ne visent pas tant à représenter l’Histoire ou à la reconstruire qu’à l’influencer (p. 13).

Pendant la période étudiée par Bertin-Maghit, celle de la Deuxième Guerre mondiale, le médium de propagande privilégié fut très certainement la radio, comme le rappelle Marc Ferro dans sa préface ; la presse, l’affiche, Bertin-Maghit lui-même le note, ont également joué un grand rôle. L’ouvrage s’attache à prouver que le cinéma a tenu une part non négligeable dans cet effort, non pas tant le cinéma de fiction — Le cinéma français sous l’Occupation a bien montré que les 220 longs métrages réalisés à cette époque ne véhiculent aucun des grands thèmes de propagande (Rebatet traitait de « guimauve » les productions de la Continental qu’il ne trouvait pas assez agressives contre les Juifs et les Anglais) — que les actualités et les documentaires.

Bertin-Maghit analyse toutes les étapes du travail institutionnel effectué pour produire et diffuser ces films. Il insiste sur le fait que l’on a affaire à des producteurs spécialisés, en marge du cinéma traditionnel. Il souligne « la politique volontariste » mise en oeuvre par Vichy, qui ne souhaite pas laisser tomber aux mains des Allemands le cinéma français et qui fait de gros efforts de diffusion, bien évidemment dans les salles, mais aussi, en ce qui concerne les films « éducatifs », dans les écoles, les usines, les centres de formation, les réunions, les meetings ou les fêtes folkloriques ; cette politique entraîne même que soient données des indications très précises sur la façon dont ces films doivent être intégrés à ces différentes manifestations, et contribue à créer des circuits de diffusion de films 16 mm permettant qu’ils soient vus dans les campagnes les plus reculées. Bertin-Maghit montre aussi comment les autorités françaises seront conduites à céder aux autorités sous l’Occupation. Reste que les réactions du public ne sont pas toujours celles attendues : si celui-ci ne semble nullement troublé par les films consacrés au renouveau national et au maréchal Pétain, il en va tout autrement face aux actualités allemandes, au point que les autorités seront parfois amenées à intervenir dans les salles, où certains manifestent leur désaccord.

Par-delà le travail passionnant, mais somme toute traditionnel, qu’accomplit l’historien minutieux qu’est Bertin-Maghit, ce qui fait l’originalité profonde de son ouvrage, ce sont les analyses de films.

Le corpus est constitué de 178 documentaires restaurés par les Archives françaises du film. Chaque film fait l’objet d’une fiche (voir la « Filmographie », p. 221-266) comportant, outre les informations habituelles, des informations sur sa production (pas seulement sur son producteur, mais aussi sur l’origine de la commande, sur les circonstances l’entourant, etc.), sur sa distribution, sur son visa, parfois sur la copie utilisée ainsi que sur les copies existantes, ou ayant existé, et un résumé qui n’est pas réduit à quelques mots. Quand l’auteur ne dispose pas de toutes ces informations, il le dit également : « production : inconnue ». En bref, on sent que ces fiches sont l’oeuvre d’un véritable historien et non d’un historien d’occasion, comme c’est trop souvent le cas en histoire du cinéma. Par ailleurs, Bertin-Maghit a eu la bonne idée de joindre à son ouvrage un DVD comportant deux heures d’extraits de films ou de films entiers, ce qui permet de se faire par soi-même une idée des productions étudiées.

Bertin-Maghit analyse les thématiques dominantes de son sujet : du côté de Vichy, la terre, les régions, l’Empire, le monde agricole, les paysans, la nature, l’artisanat, le travail, l’histoire et ses héros, la jeunesse et la formation des jeunes (en particulier par le sport), l’armée ; du côté de Paris et des Allemands, la culture nationale-socialiste comme modèle pour l’Europe et la dénonciation de « l’anti-France » : les résistants, les francs-maçons et, surtout, bien évidemment, les Juifs.

Mais les analyses proposées ne se contentent pas de faire apparaître le contenu des films : elles prennent en compte tous les paramètres du travail cinématographique, ayant recours à tous les outils dont dispose l’analyse textuelle, depuis la sémiologie jusqu’à l’examen plan par plan. On retrouve ici mis en oeuvre nombre des concepts étudiés par Lioult : « […] l’organisation préétablie du profilmique » (p. 35), la production d’un effet « documentarisant » par l’absence de noms d’acteurs au générique, la multiplication des « marques du factuel », la relation image/son, etc. Plus spécifiquement, Bertin-Maghit décrit en détail la rhétorique de la propagande (ellipses, mensonges, négations, citations, cartons d’avertissement visant à orienter la lecture), sans compter toutes les techniques de manipulation affective (faux regards caméra, recours à la « mise en phase » pour faire vibrer les spectateurs au rythme des événements racontés, convocation de l’illusion et du rationnel tout la fois).

Le plus remarquable, cependant, est la façon dont ces analyses sont mises en contexte. Bertin-Maghit met en évidence les déterminations qui construisent le texte tant du côté du spectateur que de la réalisation. Si je n’avais pas peur de vouloir tirer à moi une approche qui est tout de même avant tout historique, je pourrais dire qu’il s’agit là d’analyses sémiopragmatiques. Bertin-Maghit montre, par exemple, que les films de propagande ne sont ni lus ni faits de la même façon en zone libre qu’en zone occupée.

La comparaison entre deux montages d’un même document consacré au bombardement de la flotte française par la marine anglaise, le 3 juillet 1940, dans le port de Mers el-Kébir, est tout particulièrement éclairante. Le premier document, La tragédie de Mers el-Kébir, est un documentaire projeté en zone libre à partir de septembre 1940 ; se présentant comme descriptif et informatif, il a comme objectif d’effacer l’humiliation des Français par un discours rassembleur sur l’honneur. Le second, diffusé dans la zone occupée sous la forme d’un reportage de six minutes inclus dans les Actualités mondiales du 23 octobre 1940, affiche sans ambiguïté son intention de dénoncer l’ennemi unique : l’Anglais.

Cet exemple sert à distinguer deux grands modes de propagande liés à l’origine du discours. D’une part, celui du gouvernement de Vichy, qui vise à véhiculer cette « idéologie molle » (Ferro) que résume le slogan « Travail-Famille-Patrie » à l’aide d’une « propagande d’intégration » fondée sur une rhétorique de « séduction ». J’ai été frappé de constater qu’un film comme Le jardin sans fleurs (1942), qui montre la nécessité de lutter contre la dénatalité et comment le régime a entrepris de réagir contre ce fléau, fonctionne à la manière d’un home movie à l’échelle de la nation, avec Pétain dans le rôle du père. D’autre part, les films commandés par la Propanganda Abteilung à Paris, qui font au contraire une propagande d’agitation, de subversion et d’exclusion, font appel à une rhétorique que l’on peut qualifier de « réthorique de haine ». Le péril juif (1940), par exemple, va bien au-delà du racisme (de fait, le terme race n’y apparaît guère) et pose un problème d’espèce. Il s’agit de dénier aux Juifs toute qualité humaine : ce sont des rats. Bertin-Maghit appelle « zoomorphisation » cette figure de rhétorique.

Ainsi considéré, l’ouvrage de Jean-Pierre Bertin-Maghit n’est pas seulement un excellent ouvrage d’historien, pas seulement un ouvrage qui articule trois approches rarement mises en corrélation (l’histoire de la société, l’histoire du cinéma et l’analyse de films), mais il est un ouvrage citoyen dont on ne saurait trop recommander la lecture, en ces temps où l’on assiste à un retour de l’antisémitisme et à des manipulations audiovisuelles généralisées.