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C’est un fait universellement admis que l’histoire culturelle va de pair avec l’histoire sociopolitique d’un pays. En témoignent, dans le domaine du cinéma, les études relevant de l’approche « cinéma et histoire ». Cependant, force est de reconnaître qu’une telle approche est susceptible d’embrasser les objets d’étude les plus divers. Veut-on faire l’histoire des femmes que le cinéma peut être mis à contribution. Il en va de même si on veut analyser les valeurs qui ont cours à une époque donnée dans la société. Le champ des rapports entre cinéma et histoire étant tellement vaste, nous sommes forcés de préciser plus avant l’objet du présent texte et de poser la question : quelle histoire du Québec voudrons-nous écrire en relisant l’histoire du cinéma québécois ? Prenant pour fil conducteur la chronologie historique du Québec, nous signalerons les moments ou les événements qu’en a retenus le cinéma. Cette démarche empirique pourra non seulement éclairer l’analyse des historiens du cinéma québécois, mais aussi nourrir la réflexion des historiens traditionnels et des professeurs d’histoire.

Tel est en effet le but premier de ce texte : baliser le terrain pour de futures analyses interdisciplinaires. Au risque de paraître superficiel aux yeux de certains, nous proposerons ici un panorama. La première raison en est qu’il est difficile de traiter notre sujet en approfondissant l’examen de plusieurs films : nous excéderions les limites assignées à un article de revue. Mais plus fondamentalement, notre travail veut se démarquer de ces analyses qui reposent sur un nombre restreint d’exemples et dont les conclusions ne tiennent pas la route lorsqu’on les confronte avec le large corpus auquel elles sont censées correspondre. C’est que l’historien est une personne de preuves, et que, par formation, il ne travaille pas sur des cas isolés, singuliers, mais veut plutôt interroger des ensembles. S’il défriche un terrain, s’il déterre des faits, s’il critique des documents, c’est pour mieux tenir compte de séries et de réseaux, pour ramifier ses perspectives, pour situer des faits dans un contexte ou resituer des contextes. On l’aura compris, nous considérons qu’il faut envisager le cinéma comme un objet collectif et multiple, comme un ensemble de traces (à quoi on pourrait ajouter la production télévisuelle pour plus de pertinence, surtout du point de vue des spectateurs), et qu’il faut d’abord se faire une idée d’ensemble des relations entre l’histoire du Québec et le cinéma québécois, dans une perspective qui permette de penser l’histoire de l’un et de l’autre dans leur circulation mutuelle.

Le cinéma fabrique une vision de l’histoire. Dans ce texte, nous attirerons l’attention sur le film comme matériau historique, à la fois document et objet d’histoire, et comme discours sur l’histoire. Une telle approche suppose une connaissance préalable, au minimum événementielle, de l’histoire de la société étudiée, laquelle histoire nous effleurerons cependant à peine dans notre texte. C’est dire que nous ne nous engagerons pas dans la recherche de ce qui, dans les films, permet de faire une contre-analyse de la société, ainsi que le fait Marc Ferro, et nous ne chercherons pas l’histoire du pays dans celle de son imaginaire national, notamment parce que cela nous obligerait à ne proposer l’analyse détaillée que de quelques oeuvres afin de convaincre le lecteur de la justesse de cette interprétation, ou au contraire à le noyer sous un déluge de titres et de références. Nous ne nous arrêterons donc qu’au contenu explicite et visible de l’oeuvre, à la réalité représentée. Nous prendrons évidemment en considération les films qui mêlent des événements avérés, des personnages et des situations ayant réellement existé, à des actions complètement fictives [1]. Nous privilégierons le cinéma de fiction et les oeuvres qu’une certaine distance temporelle sépare de leur sujet, et nous exclurons les nombreuses émissions de télévision qui s’intéressent, de près ou de loin, à l’histoire du Québec — on n’a qu’à penser aux séries sur Pierre Trudeau, René Lévesque ou la crise d’Octobre, ou à tous ces téléromans dont l’action se situe dans le passé, sans oublier les émissions commentant l’actualité.

Le Québec avant la Confédération de 1867

On compte peu de films québécois dont l’action se situe avant l’invention du cinéma, autrement dit avant le xxe siècle. L’affirmation vaut d’ailleurs pour la cinématographie canadienne. Toute cette entreprise de construction d’une épopée, d’une mythologie ou d’un imaginaire national que l’on retrouve dans toutes les grandes cinématographies — pensons au western américain, au chambara japonais, au film historique bollywoodien, au péplum italien — fait carrément défaut à l’histoire du cinéma canadien, comme si nous n’avions que faire d’une mémoire collective, comme si nous n’avions aucun goût pour notre histoire. On pourrait y voir l’effet de quelque loi mathématique selon laquelle un pays produisant peu de films aurait tendance à jouer davantage la carte du récit contemporain. Or, cela n’est pas toujours vrai, et de toute façon s’applique mal au cas particulier du Canada.

En effet, parmi les rares films de fiction réalisés au pays au temps du muet, plusieurs ont pour sujet des événements se déroulant au temps de la Nouvelle-France : Evangeline (E.P. Sullivan et William H. Cavanaugh, 1913), The Battle of the Long-Sault (Frank Crane, 1913), Madeleine de Verchères (J.-Arthur Homier, 1922) [2]. On dirait que les producteurs éprouvaient alors un attrait particulier pour le passé et le drame historique, mais ce n’est là qu’un feu de paille, et il faudra attendre 1952 pour qu’avec Étienne Brûlé, gibier de potence, de Melburn E. Turner, la Nouvelle-France soit à nouveau l’objet de l’attention des cinéastes. Malheureusement, l’entreprise qui devait répandre dans la population un enthousiasme égal à celui procuré, aux États-Unis, par Davie Crockett et Le dernier des Mohicans, se solde par un échec, et le Régime français se trouve encore une fois relégué aux oubliettes. Les préparatifs de la célébration du centenaire de la Confédération canadienne ravivent l’intérêt pour cette période. Deux réalisations retiennent l’attention : Le festin des morts (Fernand Dansereau, 1965) et la série de courts métrages « Les artisans de notre histoire ».

Le long métrage de Dansereau puise directement son inspiration dans l’histoire. L’enjeu en est parfaitement explicite : c’est moins la question amérindienne qui préoccupe le cinéaste [3] que le drame de conscience des missionnaires jésuites en pays huron. En ce début des années 1960, alors que la remise en cause de l’Église et de son rôle dans la société québécoise est parfois virulente, un tel choix étonne, qui valut à Dansereau d’être souvent pris à partie. Mais quand on sait que la Révolution tranquille est une époque où le Québécois se cherche, sa quête d’identité l’amenant à réécrire son histoire et à se projeter dans un autre temps et un autre lieu, on peut voir le héros du film comme l’incarnation de la conscience angoissée d’une fraction de l’intelligentsia québécoise [4].

La série « Les artisans de notre histoire », produite par l’Office national du film du Canada (ONF) survole toute l’histoire du Canada jusqu’à la Confédération. Il s’agit d’une initiative de la production anglaise et il n’est pas exagéré de croire qu’un tel projet n’avait rien pour enthousiasmer un grand nombre de Canadiens français. Les trois courts métrages consacrés au Régime français sont les seuls qu’ait produits l’équipe française, et ils ont été les tout derniers tournés. Au contraire des autres titres de la série, on ne les destine pas à la télévision et la réalisation en est confiée à un jeune historien en début de carrière cinématographique, Denys Arcand, pur produit de l’école historique dite de Montréal (formée de Guy Frégault, Maurice Séguin et Michel Brunet). Nous ne nous arrêterons ici qu’au premier de ces films, Champlain (1964), qui est le plus représentatif. On sait que l’explorateur géographe est une figure quasi mythique de l’histoire québécoise. Inspiré par la pensée marxiste et le néonationalisme, Arcand se propose de déboulonner sa statue, allant même jusqu’à mettre en question la nécessité de la colonisation au xviie siècle. Engagé dans cette réévaluation de l’histoire à laquelle on se prête alors dans certains milieux intellectuels, le réalisateur rompt avec un certain nationalisme triomphaliste pour se mettre à l’heure de l’incertitude et du doute. Autant dire qu’il a choqué aussi bien l’ONF que plusieurs historiens traditionnels. L’ONF ne s’y fera plus prendre, qui produira une version remontée et dépolitisée du film (qu’on renomme Québec 1603) et obligera Arcand à mettre ses opinions en sourdine dans Les Montréalistes et La route de l’Ouest, tous deux de 1965.

Parmi les films de la série consacrés au Régime anglais (1760-1867), trois portent sur le Canada français. Il s’agit de films de fiction à caractère historique, dont les réalisateurs, bien loin de chercher la controverse, ont employé le meilleur de leurs forces à orchestrer des reconstitutions exigeant de nombreux costumes. La période qu’ils couvrent, 1835-1858, montre bien qu’on fait alors l’impasse sur un des événements majeurs de l’histoire canadienne : la conquête militaire de la Nouvelle-France en 1760, qui va transformer les colons français en sujets britanniques et être à l’origine d’un traumatisme réel et symbolique pour la population québécoise [5]. Cette absence est fort révélatrice de la perspective propagandiste de la série, de la volonté de construire une histoire nationale qui soit exempte de conflits. Qu’ils mettent en scène les chefs politiques Louis-Joseph Papineau en 1835, Louis-Hippolyte Lafontaine en 1841-1854 ou le premier ministre George-Étienne Cartier en 1858 (film tourné en anglais par John Howe), ces films présentent l’histoire comme le fait de grands hommes qui en influencent le cours, reléguant à l’arrière-plan les considérations d’ordre social, politique, économique et idéologique qui en expliqueraient les enjeux et les contradictions.

Le cas le plus représentatif de cette manière de voir concerne la question du nationalisme canadien-français. En raison d’une crise politique aggravée par une crise économique, ce nationalisme s’exprimait par les armes en 1837. À l’instar de la Conquête, aucun des épisodes de la série n’évoque ces événements dont le souvenir est trop vif dans les mémoires. En effet, au moment où sont tournés les films, beaucoup mettent encore l’accent sur le traumatisme dû à l’échec des patriotes [6] et à la répression de l’insurrection, plusieurs déplorent qu’il faille encore définir le Québec comme une colonie britannique, et certains prônent la lutte anticoloniale.

En 1969, alors qu’il ne s’agit plus de célébrer la Confédération, l’ONF lance Saint-Denis dans le temps, de Marcel Carrière. En mettant en parallèle la rébellion de 1837 et sa commémoration contemporaine, en alliant documentaire et fiction, le film propose une interprétation ironique et décapante d’un événement ayant une grande valeur symbolique pour plusieurs. Par le biais de la satire, il fait valoir qu’en cette fin des années 1960 l’histoire québécoise demeure toujours un enjeu politique. Quelques années plus tard, on retrouvera une évocation des patriotes dans Quelques arpents de neige (Denis Héroux, 1972), mais leur rébellion ne servira alors que de toile de fond à une histoire d’amour et à un mélodrame épique. Quelques critiques dénonceront cette évocation-décor, mais l’histoire du cinéma compte trop de films pseudo-historiques pour qu’il faille s’en scandaliser outre mesure. Il faut attendre vingt-cinq ans, c’est-à-dire les films de Pierre Falardeau (15 février 1839, 2001) et de Michel Brault (Quand je serai parti… vous vivrez encore, 1999), pour que les troubles de 1837 soient abordés de front par le cinéma. Ces films apparaissent à un moment où le nationalisme québécois, dont certains défenseurs se nourrissent toujours de cette mythologie historique, a subi deux défaites référendaires ; engagé dans une profonde transformation, il cherche à se redéfinir. Le discours sur le Québec colonisé ne se fait presque plus entendre, ni chez les historiens [7], ni dans la classe politique, ni dans le milieu culturel. C’est dans ce contexte que l’on voit Brault prendre ses distances avec le mythe en questionnant l’échec des patriotes, tandis que Falardeau, dont le film adopte la forme du huis clos, y va d’un grand cri pour l’indépendance et la liberté.

De 1867 à 1939

La Confédération marque la création du Canada. Paradoxalement, et contrairement à ce que l’on voit en Europe et aux États-Unis, la fondation du pays n’inspire presque aucun film, et cela pas seulement au Québec. On peut avancer plusieurs raisons pour expliquer ce silence : la rareté des films historiques au Québec, que l’on peut mettre en rapport avec l’importance du documentaire et de la fiction d’auteur ; la quasi-absence de patriotisme canadien chez les Canadiens français, même chez ceux qui ne sont pas indépendantistes ; le fait que le peuple québécois n’ait jamais approuvé par référendum une union conclue par ses élites et qu’il s’y sente étranger ; le nationalisme des créateurs, ceux-ci réagissant par le silence à la propagande en provenance du gouvernement central, etc. En fait, ce n’est pas seulement la Confédération que les cinéastes passent sous silence, mais presque toute la période qui s’étend des troubles de 1837 jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, le xixe siècle ne revit que dans des films d’époque (Kamouraska, Claude Jutra, 1973 ; Un homme et son péché, Paul Gury, 1949, et Charles Binamé, 2002) tandis qu’un événement aussi important que la Première Guerre mondiale ne sera traité que dans La guerre oubliée (Richard Boutet, 1987), qui mêle le témoignage documentaire des survivants avec une fiction théâtrale lyrico-épique accompagnant ce voyage à rebours en une sorte de commentaire brechtien.

À la différence de ce qui s’est passé dans plusieurs pays, il faudra un certain temps avant que le cinéma ne se fasse le témoin de l’histoire sociale et politique du Québec contemporain. Une des premières raisons en est que pendant longtemps il ne se tourne pratiquement pas de films au Québec, et encore moins des films de fiction. Ainsi, si l’on excepte les courtes vues locales tournées au temps du muet et dont aucune copie ne subsiste, les occasions sont rares, avant la création de l’Office national du film du Canada, à l’automne 1939, de s’intéresser à ce qui se déroule au pays. On peut dire que le film le plus important avant cette date est En pays neuf (1937). Maurice Proulx, un prêtre à qui l’on a demandé de faire un documentaire de propagande en faveur de la colonisation de l’Abitibi, livre avec ce film le témoignage visuel le plus précieux sur cette aventure. L’entreprise, qui se veut une réponse à la crise qui frappe alors la société, constitue le dernier grand mouvement d’occupation des sols de l’histoire québécoise contemporaine. Proulx, dans son film, met en lumière les enjeux idéologiques et religieux de cette opération de nature économique [8]. L’accent mis sur la colonisation procède de l’agriculturisme prôné à l’époque par les élites québécoises. Cette idéologie agriculturiste repose sur cinq piliers : la terre, la famille, la patrie, la religion catholique et la langue française. Pas étonnant alors qu’une bonne partie des films tournés entre 1935 et 1959 fassent de l’agriculture salvatrice leur thème premier [9].

Le retour à la terre n’est pas la seule réponse à la crise économique des années 1930. Si le cinéma d’alors n’y porta pas attention outre mesure, il sentit plus tard le besoin de revenir sur cette période de grande dépression mais pour la replacer dans un contexte. La turlute des années dures (Richard Boutet, 1983) est un bon exemple de retour réflexif sur la période. Recourant aux documents d’archives et au témoignage de survivants ayant vécu le chômage, avec des chansons populaires de l’époque en contrepoint, le film montre un pan de l’histoire québécoise sous un nouvel éclairage tout en proposant, comme pour faire allusion aux difficultés que connaît le Québec au moment de sa réalisation, une analyse politique plus globale des crises économiques, que Boutet relie, dans une perspective marxiste, à un dérèglement du système capitaliste [10].

La Seconde Guerre mondiale

Un événement aussi marquant que la Seconde Guerre mondiale devait normalement attirer l’attention des cinéastes, surtout que l’ONF est créé au moment où le conflit éclate. De fait, sous la houlette de John Grierson, l’ONF produit deux importantes séries de propagande, « Canada Carries On » et « World in Action », consacrées exclusivement à la guerre. Mais ces séries, qui ne parlent pas du Québec, rendent mal compte de notre histoire, exception faite de Quebec Path of Conquest (1942), qui laisse percevoir la manière dont les anglophones comprennent un comportement francophone qui leur échappe ou les enrage.

En 1942, Grierson se résigne à permettre la réalisation d’une série d’actualités exclusivement destinée aux Canadiens français, « Les reportages ». Cette série donne un bon aperçu de l’activité économique et sociale du Québec des années 1940 : nous transportant dans différentes régions de la province, elle traite autant de la vie des soldats que de la production industrielle, sans oublier les fêtes, les loisirs et les événements populaires. Mais il ne faut pas compter qu’y soit abordé ce qui fut, de ce côté-ci de l’Atlantique, une question, et de la forme que prit cette question au Canada : le degré de participation des Canadiens français au conflit. Le cinéma d’alors est particulièrement muet sur cet enjeu, à l’exception d’un film de fiction tourné en français par l’ONF, Un du 22e (Gerald Noxon, 1940) [11]. À cette époque, il ne faut pas compter sur un organisme d’État chargé de l’information en temps de guerre pour débattre des contradictions qui traversent la société québécoise.

Quelques années plus tard, la guerre va devenir un vrai sujet de cinéma. En effet, une dizaine de films de fiction lui seront consacrés en tout ou en partie. Ainsi, Tit-Coq, de Gratien Gélinas (1952), s’en sert comme cadre historique pour parler d’autre chose — de recherche de soi, d’identité et du désir de famille —, la guerre étant, dans les circonstances, ce qui vient faire obstacle au bonheur. En 1957, à l’ONF, Louis Portugais tourne Il était une guerre, premier film où la guerre est perçue du point de vue des Québécois, et qui montre leurs réticences à y participer par une référence claire au rejet de la conscription. Mais l’accent est surtout mis sur les conflits que la guerre engendre dans les foyers. Dans les années 1950, toutes ces questions demeurent traitées du point de vue de leurs répercussions à l’échelle de l’individu et de la famille, sans que s’affirme un point de vue plus général ou plus politique sur le conflit lui-même.

Il faut attendre Partis pour la gloire, de Clément Perron (1975), pour que la guerre devienne le sujet principal d’un film et pour que le cinéma tienne un discours sur celle-ci. Perron place l’action dans un contexte socio-économique qui ne dissimule ni les structures de pouvoir qui gouvernent la société au profit de l’ordre établi, ni les différentes attitudes de classe qui motivent l’action. L’accent est surtout mis sur la résistance à la conscription : ce n’est pas la lâcheté qui explique l’opposition des Québécois, mais le refus d’aller se faire tuer pour l’Angleterre. Dans un contexte où la crise d’Octobre est encore récente, plusieurs interpréteront cette résistance comme celle dont doivent encore et toujours faire preuve les Québécois contre les « Anglais » (entendre les Canadiens). Les autres films de fiction qui porteront par la suite sur la Seconde Guerre mondiale demeureront en deçà de ce discours en utilisant la guerre, presque toujours vécue au Québec, comme un contexte historique apprêté à la sauce rétro plutôt que comme un véritable objet d’histoire. Cette observation s’applique notamment aux films socio-réalistes adaptés de succès littéraires comme Les Plouffe (Gilles Carle, 1981) ou Bonheur d’occasion (Claude Fournier, 1983). Même le film de Micheline Lanctôt, La vie d’un héros (1994), ne rompt pas avec cette tradition en nous montrant l’effet produit par l’arrivée d’un prisonnier de guerre allemand dans une famille paysanne.

Bref, le cinéma québécois traite à peine de l’impact de cet événement majeur sur la société québécoise, sauf dans ses répercussions sur la vie privée. Contrairement à ce qui se passe en Europe et aux États-Unis, on ne peut compter sur le septième art pour éclairer la compréhension de cet important conflit, ni même pour s’intéresser au film de guerre. Notre cinéma n’évoque que ses effets indirects, n’en donne qu’une perception différée. C’est à peine s’il reprend le discours qui a été dominant dans l’historiographie nationaliste, discours présentant la guerre comme un phénomène étranger aux Québécois et la conscription, comme le symbole du fossé qui sépare francophones et anglophones. Au mieux, les films dont l’action se place entre 1939 et 1945 jettent plutôt un éclairage sur l’époque où ils sont produits, sur les enjeux sociaux et politiques qui occupent les esprits à cette époque. Et chose sûre, le cinéma ne s’engage aucunement dans le réexamen de la période auquel procèdent des historiens comme Robert Comeau, Serge Bernier ou Béatrice Richard.

Le duplessisme

À la tête de l’Union nationale, Maurice Duplessis fut premier ministre du Québec de 1936 à 1939 et de 1944 jusqu’en 1959, année de son décès. Beaucoup parleront de son règne comme d’une époque de grande noirceur, ce qui dit assez la dureté du jugement porté sur ses politiques en matière de culture, de religion, d’éducation, d’économie, d’agriculture et de famille. C’est à cette époque que renaît au Québec le cinéma de fiction avec, de 1944 à 1953, dix-huit longs métrages. Ce sont surtout des mélodrames, dont l’esthétique emprunte autant aux oeuvres européennes qu’aux films américains de série B, et dont le contenu stéréotypé s’apparente à celui du radioroman et du théâtre. Ces oeuvres, contemporaines du régime duplessiste mais dont l’action se déroule parfois dans le passé, ne font pas allusion au contexte politique autrement que par leur valorisation du milieu rural et des valeurs familiales et religieuses. Mais les analystes ont souvent noté que leur contenu constitue un discours sur l’époque dans son ensemble [12]. L’étude de la société québécoise des années 1940 et 1950 ne peut manquer de tenir compte de ce cinéma, car il illustre bien cette sorte de morbidité collective qui animait l’époque, les valeurs catholiques étouffantes et l’autoritarisme qui la réglaient, le traditionalisme et le conservatisme qui l’immobilisaient [13]. Peu de films vont s’attaquer de front au duplessisme tant que le chef est encore en vie. Le plus pertinent et le plus courageux voit le jour à l’ONF, en terrain fédéral : dans Les 90 jours (1959), Louis Portugais, sur un scénario de Gérard Pelletier, propose une référence limpide à la grève de l’amiante qui, en 1949, marque la radicalisation des conflits ouvriers et l’opposition aux politiques antisyndicales de l’Union nationale.

À la suite du décès de Duplessis, une énergie longtemps contenue éclate dans tous les domaines. Dans le monde du cinéma où la conscience politique était déjà particulièrement affirmée, plusieurs cinéastes vont sentir le besoin de revenir sur une période qui leur laisse un goût amer ; ils feront de la référence historique une composante capitale de leur discours. On peut penser à Mon oncle Antoine (1971), où Claude Jutra évoque le climat social régnant, en région, dans une ville minière, ou au Confessionnal (1995) où Robert Lepage stigmatise la pesanteur religieuse des années 1950 ou l’hypocrisie familiale qui sévissait alors. Mais il faut surtout mentionner l’oeuvre de Jean-Claude Labrecque, ce caméraman-réalisateur passé maître dans la représentation de l’époque duplessiste.

C’est avec Les vautours (1975), dont l’action se passe dans la ville de Québec, que Labrecque va reconstituer l’atmosphère étouffante de cette période. Ce film aura une suite : dans Les années de rêve (1984), on voit les personnages entrer plein d’espoir dans la Révolution tranquille, avant d’être refroidis, et même cruellement déçus, par les dérapages nationalistes entourant les événements de 1970. Un autre film, L’affaire Coffin (1979), reconstitue un événement réel qui s’était déroulé en 1953. Trois chasseurs américains sont retrouvés morts et un innocent est conduit à la potence. Ce qui donne à ce fait divers autant d’importance, c’est que, pour rassurer les investisseurs américains, il fallait un coupable, qu’ont trouvé les enquêteurs expressément mandatés par Duplessis. Ce dernier entendait démontrer que la loi et l’ordre règnent, au Québec, ce qui fournit à Labrecque l’occasion de rappeler le climat de répression et d’arbitraire qui triomphait alors.

Après cette fiction à valeur documentarisante, Labrecque se tourne carrément vers le documentaire avec L’histoire des trois (1989), 67 bis, boulevard Lannes (1990) et André Mathieu musicien (1993). Ces films, qui imbriquent habilement les témoignages actuels et les documents d’archives, évoquent l’atmosphère d’une époque où la culture et la création étaient peu reconnues, mal valorisées [14], et où beaucoup d’artistes ne trouvaient de possibilité d’épanouissement qu’à l’étranger. Le cinéaste se trouve ainsi à rappeler que la réforme de l’éducation et l’instauration de politiques culturelles figurent parmi les accomplissements les plus importants de la Révolution tranquille et que la rupture radicale avec l’héritage duplessiste avait un caractère d’absolue nécessité.

Marqué lui aussi par le duplessisme, Denys Arcand y va de sa propre évocation dans un long métrage documentaire, Québec : Duplessis et après (1972). Ce reportage sur la campagne électorale de 1970 est l’occasion pour le réalisateur de rappeler certains accents du duplessisme et d’en suivre les prolongements jusqu’à nos jours dans le discours ou les pratiques des trois partis en lice : celui qu’a fondé Duplessis, l’Union nationale, le Parti libéral dirigé par le premier ministre Robert Bourassa et le Parti québécois fondé par l’ex-ministre libéral René Lévesque. Cette juxtaposition d’époques et la comparaison qui en est faite montrent bien que, pour Arcand, parler de l’histoire, c’est parler du présent, c’est le mettre en perspective, c’est chercher les traces du passé dans le présent. C’est pour ces raisons que son film montre les récurrences, les répétitions, les recoupements, les oppositions, au risque de se mettre à dos les nationalistes qui n’aiment pas l’assimilation de Lévesque à Duplessis, surtout dans une séquence fameuse où l’on voit Lévesque discourir de dos alors qu’on entend la voix de Duplessis. Arcand formule ainsi l’hypothèse qu’il n’existe aucune discontinuité entre l’ère duplessiste et la période contemporaine, se démarquant ainsi de ceux qui affirment que la Révolution tranquille fut une époque de grande rupture [15]. En général, on peut dire que s’il existe un cinéma d’interprétation historique au Québec, c’est bien celui de Denys Arcand.

La Révolution tranquille

Les fins de non-recevoir qu’oppose systématiquement Duplessis aux idées nouvelles exprimées dès l’après-guerre (dont ses oppositions à Radio-Canada et à l’Office national du film), et le blocage qu’il impose à la société québécoise, colorent la Révolution tranquille d’une apparente soudaineté. De fait, malgré l’existence de signes avant-coureurs du changement, malgré la possibilité de lui assigner des causes lointaines (comme la guerre et la modernisation de l’État canadien), les historiens, selon l’aspect analysé, situent le début de la Révolution tranquille entre la mort du premier ministre Maurice Duplessis, en 1959, et l’élection du parti libéral du Québec, en juin 1960, et ils en situent la fin entre le retour au pouvoir de l’Union nationale, en 1966, et la crise d’Octobre, en 1970.

Cette période de rupture, de modernisation, de développement, de rattrapage, de libération, remodèle le visage de la société québécoise. Sur le plan étatico-économique, mentionnons le renforcement de l’État, l’intensification des activités du gouvernement et de ses appareils (création de plusieurs sociétés d’État, nationalisation de l’électricité, développement de grandes entreprises et intégration d’administrateurs francophones, expansion et radicalisation du syndicalisme). Sur le plan socio-culturel, retenons la prise en charge des réseaux de l’éducation et de la santé, l’émergence d’un nouveau nationalisme, les ouvertures dans le domaine des arts, la dénonciation du discours clérical et la valorisation des discours libéral et technocratique, etc. On peut lire aussi l’interaction de ces deux plans comme la rencontre d’une évolution des mentalités qui agit sur celle des structures, qui à leur tour provoquent une accélération et un élargissement de l’évolution des mentalités.

C’est à partir de ces années que le cinéma québécois, systématiquement, est en prise directe sur la réalité, sur la société. On ne peut faire l’histoire du cinéma des années 1960 sans le mettre en rapport avec les mouvements sociaux qui se dessinent alors et dont il est l’un des baromètres. Non pas que tous les films portent ce point de vue historique, mais plusieurs, et non des moindres, font de cette société en transformation leur objet ou leur contexte principal (Lever 1991).

Un film comme Trouble-fête (Pierre Patry, 1964) ne peut se comprendre que sur fond de Révolution tranquille. Le récit s’articule autour de la remise en cause du système d’éducation, de la critique de la religion et de la révolte des étudiants du collège classique. Sur ce terrain, il réussit beaucoup mieux que Seul ou avec d’autres [16]. En effet, Trouble-fête évoque avec bonheur l’énorme brassage social qui agitait le monde de l’éducation supérieure. Avec sa narration traditionnelle, ce film facile d’accès reçut un accueil enthousiaste du public. Il ne mettait cependant pas un point final aux films sur l’éducation, car la réforme n’alla pas sans soulever quelques critiques. À preuve L’école des autres (Michel Régnier, 1968), tourné dans les milieux défavorisés, où l’école est vue depuis des positions de classe. Ce document d’intervention sociale annonce les films du programme « Société nouvelle ».

Déjà à l’époque, il apparaît à certains que la Révolution tranquille sert les intérêts d’une nouvelle petite bourgeoisie et ne répond pas aux attentes de larges pans de la population, ce dont témoigne Jeunesse année 0 (Louis Portugais, 1964). Commandé par le Parti libéral du Québec, ce film enquête sur la jeunesse peu après qu’on eut accordé le droit de vote à 18 ans. Des dizaines de jeunes des milieux populaires et ouvriers y parlent de chômage, d’exode rural, bref de groupes laissés-pour-compte par les succès de la Révolution tranquille. Le film montre l’ignorance de ces jeunes, sinon leur absence d’intérêt, en fait d’histoire et de politique.

Par contre, une autre jeunesse, à l’instar de ce qui se passe aux États-Unis et en Europe, affiche des préoccupations politiques. On la voit à l’oeuvre dans Notes sur la contestation (Louis Portugais, 1970), un reportage tourné en 1968 pour comprendre la contestation étudiante qui déferle en Occident cette année-là et ce qui l’anime : les modèles marxistes, l’autogestion, la révolte, le peace and love, la guerre du Vietnam, etc. C’est cette jeunesse qui, quelques années auparavant, pouvait dire : « Je suis Canadien français, donc je me cherche. » Cette phrase prononcée par le héros du Chat dans le sac (Gilles Groulx, 1964) témoigne d’une double articulation qui marque plusieurs oeuvres de l’époque : parler du moi et pointer le nous. La libération et l’épanouissement du moi y sont présentés comme en correspondance, sinon nécessaire du moins souhaitable, avec la libération et l’épanouissement du nous.

D’autres préoccupations de l’époque ressortent des films. La série « La femme hors du foyer » évoque dans un style Nouvelle Vague une nouvelle réalité sociale, celle de la femme. Dans la série « Ceux qui parlent français », les films tournés hors du Québec traitent de la décolonisation, de l’indépendance nationale et de la situation de la langue française, faisant ainsi écho aux thèmes qui animent la réflexion dans les milieux nationalistes et progressistes. On assiste même à une révision de l’histoire, à une remise en cause des héros et de l’historiographie du Canada français. Cette entreprise de démystification où pointe un brin d’anticléricalisme constitue un très bon révélateur idéologique de la Révolution tranquille.

Enfin, il faut, pour caractériser cette période, s’arrêter sur le nationalisme québécois. Il a plusieurs visages, les Québécois se posant des questions d’identité et affirmant leur volonté de se donner un pays. C’est d’abord un mouvement politique classique qui essaie de s’organiser pour transformer par les urnes le cours de l’histoire québécoise. Dans Un pays sans bon sens ! ou wake up mes bons amis !!! (1970), Pierre Perrault donne une bonne description de la dynamique du nationalisme d’alors même si, par l’intermédiaire d’un de ses personnages, il met davantage l’accent sur la notion de groupe ethnique (en utilisant l’image des souris canadiennes-françaises catholiques). La ferveur nationaliste atteint son apogée avec le « Vive le Québec libre ! » lancé par le général De Gaulle à Montréal, en 1967, moment que deux films ont immortalisé : La visite du général De Gaulle au Québec (Jean-Claude Labrecque, 1967) et Du général au particulier (Claude Fournier, 1967).

Mais il est un petit groupe social que la lenteur de l’entreprise démocratique rebute et qui préfère l’action directe, terroriste : le Front de libération du Québec. Né en 1963, le FLQ constitue la tendance radicale du mouvement indépendantiste inspiré des mouvements de libération nationale qui ont marqué la décolonisation en Afrique et en Asie. L’action du FLQ culmine dans la crise d’Octobre, en 1970. Peu de films portent sur le FLQ des années 1960. Seul FLQ (Jean-Pierre Masse, 1967) aborde directement le sujet par le moyen d’entrevues avec des felquistes de 1963. Mais il ne faut pas oublier Le révolutionnaire (Jean Pierre Lefebvre, 1965). Sous plusieurs aspects, cette oeuvre constitue une réflexion sur l’histoire québécoise. Lefebvre y dénonce l’aliénation des Québécois en tournant en ridicule la situation politique et en riant de la paralysie du milieu intellectuel. Cela le conduit à affirmer la prépondérance de l’individu ou des dimensions individuelles, comme le couple et l’amour, sur l’aventure collective. De ce point de vue, on peut dire de l’oeuvre de Lefebvre, comme de celle de plusieurs autres cinéastes qui le suivent, non pas qu’elle se met en marge de l’histoire du Québec, mais qu’elle propose des solutions individuelles à des problèmes collectifs.

Les années Trudeau

Pierre Elliott Trudeau a été premier ministre de 1968 à 1979 et de 1980 à 1984, un long règne qui va marquer l’histoire canadienne (et québécoise). C’est lui qui en 1969 fait adopter la Loi sur les langues officielles, qui affirmait le caractère bilingue du Canada, comme pour mieux couper l’herbe sous le pied aux nationalistes québécois. C’est lui qui réagit aux événements d’Octobre en promulguant la Loi sur les mesures de guerre, qui montrait les limites que fixait dorénavant le gouvernement central à la démocratie au Canada. C’est lui qui impose en 1975, sur fond de crise économique, un contrôle des salaires et des prix. C’est lui qui, en 1980, mène la lutte contre la souveraineté du Québec et qui arrachera l’accord menant à l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1982 dont une disposition bien connue est la Charte canadienne des droits et libertés : à ce jour le Québec n’a toujours pas été réintégré politiquement dans la Constitution canadienne. C’est lui encore qui fait du multiculturalisme une politique officielle lui permettant de marginaliser la nation québécoise dans le tout multiethnique canadien. En fait, son action contribue à faire du gouvernement canadien un gouvernement centralisateur, qui met en oeuvre de vastes programmes nationaux, qui impose des normes nationales dans des domaines qui sont de compétence provinciale, qui se veut l’initiateur des grands projets de société. En regard de la richesse dramatique potentielle de ces sujets, le témoignage que porte le cinéma québécois sur les années Trudeau paraît mince. Il faut cependant souligner deux initiatives de ce gouvernement auxquelles les cinéastes québécois vont réagir.

Dans la foulée du programme de lutte contre la pauvreté lancé par le gouvernement, l’ONF conçoit, en partenariat avec plusieurs ministères, le projet « Société nouvelle/Challenge for Change ». Le projet donne naissance, entre 1969 et 1979, à plusieurs films qui traitent d’une très grande variété de sujets sociaux et de problèmes moraux. Ces films constituent des documents précieux pour se faire une idée des grandes questions qui traversent ces années : la situation des Acadiens, les milieux ouvriers, l’intégration des immigrés, les problèmes de la famille et de l’enfance, l’urbanisme et l’habitation, la violence, et surtout, à travers la série « En tant que femmes », différents aspects de la condition féminine vue par les femmes elles-mêmes.

Si tous ces films présentent les années Trudeau et l’action progressiste de l’ONF sous un jour favorable, ceux portant sur les événements de 1970 viendront noircir le tableau. Traumatisants pour plusieurs Québécois, surtout pour les intellectuels et les nationalistes, ces événements interpellent fortement les cinéastes, qui depuis tentent de les évoquer, de les relater, sinon de les comprendre. On compte plusieurs films sur le sujet (Véronneau 1991) [17]. Le premier est plutôt documentaire. Action : The October Crisis of 1970 (Robin Spry, 1973) est un film de montage à perspective historique où s’entremêlent des images d’archives et des images tournées durant la crise. On y rappelle l’évolution politico-historique du Québec depuis Duplessis jusqu’à 1970 en mettant surtout l’accent sur les revendications nationalistes et on y relate les événements d’un point de vue qui se veut détaché. Produit par l’ONF, le film ne pouvait pas aller beaucoup plus loin.

L’année suivante, Michel Brault, à partir des témoignages d’une cinquantaine de victimes, construit une superbe fiction autour de l’expérience vécue par les victimes, ce qu’aucun média n’avait enregistré. Les ordres (1974) traite, dans une esthétique habile et originale, de l’arrestation arbitraire de cinq personnages, de leur humiliation, de leur révolte, de leur désenchantement. Brault s’arrête aux effets de la crise ; il n’en produit aucune analyse causale ou politique, comme si tout spectateur ayant les événements frais en mémoire pouvait en dégager le sens [18]. Mais il est incontestable — une abondance d’écrits en témoignent — qu’on ne peut en rester à un tel impressionnisme historique et qu’il faut réfléchir à la fois sur le rôle répressif de l’État et de ses appareils, sur la relation entre le mouvement nationaliste et les gouvernements du Canada et du Québec (particulièrement en ce qui a trait à une éventuelle partition du Canada), et sur le terrorisme comme ligne d’action en régime démocratique.

Il faudra attendre vingt ans pour qu’un discours historique et politique sur la crise d’Octobre se matérialise. En 1994, abordant justement la question du terrorisme, sortent deux films fort différents qui proposent une forme d’analyse de la crise. Octobre, de Pierre Falardeau, reconstitue les événements de la semaine fatidique du 10 octobre 1970, qui se sont soldés par la mort du ministre Laporte. Avec sa prédilection pour les situations à huis clos, Falardeau s’intéresse aux convictions et aux hésitations de ces felquistes qu’il montre pris dans les rets d’un destin inexorable. Il ne condamne ni n’absout, et, en taisant l’identité du meurtrier, reprend la position des felquistes assumant collectivement la mort du ministre. Se voulant une marque de respect envers les faits et les hommes, Octobre est davantage un film sur la liberté, la fatalité et la responsabilité que sur les événements à proprement parler. Le film est l’adaptation d’un livre écrit par l’un des felquistes qui ont participé à l’enlèvement, Francis Simard (2000) [19]. Simard se retrouve aussi parmi les personnages du documentaire de Jean-Daniel Lafond, La liberté en colère (1994). Le réalisateur donne la parole à quatre felquistes de cellules distinctes et qui ont suivi des parcours fort différents. Il s’agit, outre Simard, de Pierre Vallières, Charles Gagnon et Robert Comeau. Précisant leurs divergences de vue passées et actuelles, ceux-ci dressent à leur manière un bilan de leur évolution et de celle du Québec. C’est ce à quoi fait allusion Robert Lepage qui, dans (1998), dont l’action se déroule en octobre 1970, nous présente un felquiste qu’on va retrouver bien embourgeoisé dix ans plus tard, au moment du référendum de 1980 sur l’indépendance du Québec [20].

Le Parti québécois et le mouvement national

Le Parti québécois est fondé en 1968 par René Lévesque, dont le projet de « souveraineté-association » renvoie à la création, de manière démocratique, d’un pays souverain, le Québec, associé en certains domaines avec le Canada. Tournant ainsi le dos au radicalisme du Rassemblement pour l’indépendance nationale dont Jean-Claude Labrecque a retracé l’histoire dans Le R.I.N. (2002), le nationalisme du Parti québécois se veut rassurant. Il mise sur le dynamisme de l’État québécois pour transformer une minorité isolée dans un coin de l’Amérique en une majorité qui prend les rênes de son destin politique et économique. Le Parti québécois monopolise bientôt le discours sur la question nationale, d’autant plus qu’il prend le pouvoir en novembre 1976. Son action consistera alors principalement à intervenir en matière de langue et de francisation. Bizarrement, peu de films s’aventureront sur ce terrain concret.

Au cours de toutes ces années, la question nationale sera au coeur de l’activité artistique. Cela semble aller de soi : l’identité culturelle renvoie à des traits et à des éléments qui singularisent une culture et qui permettent de définir une collectivité, sinon une ethnie. Les intellectuels et les artistes jouent un rôle majeur dans cette entreprise de définition. Les films qui se font l’écho d’une telle préoccupation se comptent par dizaines. Certains, surtout des films de fiction, se servent plutôt de cette ferveur nationaliste comme d’un élément du contexte social dans lequel évoluent leurs personnages. Fidèle à la ligne que nous avons suivie jusqu’ici, nous nous en tiendrons aux films pertinents, eu égard à notre démarche.

La tradition documentaire, dont l’une des motivations depuis les années 1950 est de dire le pays, de montrer la population et de lui donner la parole, et que la Révolution tranquille a placée aux premières loges, trouve dans le contexte sociopolitique qui suit l’élection du Parti québécois un terreau fertile, propre à stimuler son activité. L’échec du référendum de mai 1980 (avec 40 % des voix en faveur de la souveraineté), puis celui de 1995 (avec 49 % des voix) remettront en question toute la dynamique nationaliste. Il était inévitable que le cinéma fasse écho au référendum de 1980, d’autant plus qu’il n’est pas exagéré d’affirmer que dans son ensemble le milieu du cinéma accordait son appui à la souveraineté-association. Mais la victoire du Non rend les gens amers et tétanise le milieu culturel, ce qui va se refléter dans plusieurs films. Ainsi en est-il du film-essai de Denys Arcand Le confort et l’indifférence (1981). Le cinéaste avait décidé de suivre les deux camps durant la campagne, demandant par ailleurs à six cinéastes [21] d’interviewer des protagonistes de leurs films antérieurs pour recueillir leurs impressions pendant et après le référendum. Il monte ce matériel en jouant sur l’alternance des points de vue et suit une logique dramatique explicative : l’exposition de l’enjeu, l’opposition entre peur et confiance et l’évaluation de la défaite. Mais c’est par le recours au personnage de Machiavel, qui commente a posteriori l’événement en déclamant des passages du Prince, qu’Arcand interpelle le spectateur et laisse pointer son cynisme à l’égard de la politique, du nationalisme et du peuple québécois [22].

Si Arcand renvoie tout le monde dos à dos, Pierre Falardeau propose une explication politique fort différente. Outre la bourgeoisie, le grand capital et leurs laquais politiques, le camp du Non, selon lui, avait pu compter sur des Québécois aliénés, colonisés par les anglophones, et sur les Américains. C’est à ceux-là, qui choisissent le confort et la bêtise (et non pas l’indifférence), que le réalisateur pense en créant, en 1981, le personnage d’Elvis Gratton, un garagiste épais de corps et d’esprit, réactionnaire et sexiste, dont le rêve est d’émuler Elvis Presley [23]. Par la caricature d’un milieu social, il pointe les causes de la défaite référendaire. Un film comme C.R.A.Z.Y. (Jean-Marc Vallée, 2005) propose une tout autre lecture des années 1960-1970 en ce qu’il se montre en rupture avec les représentations sociopolitiques de l’époque. Né en 1963, Vallée ne partage pas les rêves nationalistes qu’on associe à la période dont il traite. Ses personnages se préoccupent plutôt de musique populaire, de drogue et d’amour. Le réalisateur ne veut d’aucune manière réduire l’histoire à ses seules dimensions politiques, et il critique implicitement, par ses choix, ceux qui adoptent un tel point de vue.

La fin des années 1960 et les années 1970 voient aussi éclore, au Québec comme partout en Occident, un cinéma social, sinon militant, en prise sur le présent. Certes, on trouve bien dans la production de ces années quelques films de fiction à couleur politique, comme Bingo, de Jean-Claude Lord (1974), un thriller qui mêle terrorisme, revendications ouvrières et activisme de droite, et Panique, du même réalisateur (1977), qui aborde la question de la pollution industrielle et de la collusion des entreprises ; mais en règle générale, ces films, d’une réelle efficacité commerciale, se font reprocher la faiblesse et le manichéisme de leur analyse [24]. C’est donc surtout le documentaire qui va fournir un regard plus engagé et laisser, aux yeux de l’historien, des témoignages d’une grande richesse. Lorsque Arthur Lamothe tourne pour une centrale syndicale Le mépris n’aura qu’un temps (1969), il ne craint pas de dénoncer le patronat et ceux qui exploitent les travailleurs. Ces derniers attirent également l’attention de Denys Arcand. On est au coton (1970) dépeint comme rarement on l’a fait les conditions de vie des ouvrières du textile, et ce, sans passer sous silence leur peu de conscience politique et leur aliénation. Le film parut suffisamment subversif à l’ONF pour être interdit jusqu’en 1977. Une des oeuvres politiques les plus radicales d’alors est 24 heures ou plus… (1976). Avec ce film, Gilles Groulx propose une réflexion complexe sur l’état du Québec après la crise d’Octobre et à l’aube de l’élection du Parti québécois. Jugé marxiste et nationaliste, le film sera lui aussi interdit pendant cinq ans par l’ONF.

La crise des années 1980-1990

Les années 1980-1990 sont marquées par les difficultés économiques, et par cette montée du libéralisme qui fragilise le tissu social et menace les mesures d’équité collective. Un vent de conservatisme souffle sur le Canada, auquel le Québec tente tant bien que mal de ne pas succomber. En même temps, sur le plan idéologico-culturel, le Québec connaît une régression que d’aucuns attribuent à la déprime post-référendaire qui frappe le milieu intellectuel, et partant le milieu cinématographique [25]. On dirait que le cinéma ne ressent plus avec autant de force qu’auparavant la nécessité de filmer l’histoire politique au présent, comme si cette fonction était dorénavant totalement prise en charge par la télévision [26].

L’exemple le plus frappant de cet état de fait est peut-être le second référendum, celui de 1995. Contrairement au précédent, il n’a pas donné lieu à de grands élans de passion, non plus qu’à une mobilisation du milieu culturel. La majorité des Québécois ont vécu l’événement dans la sérénité, se bornant à constater un certain morcellement du nationalisme et l’éclatement des visions du monde [27]. Bien peu de cinéastes envisagèrent de réaliser un film sur l’événement, les mouvements collectifs ne semblant plus inspirer un milieu intellectuel qui se révèle très souvent replié sur lui-même. Les réalisateurs ne sont plus les porte-drapeaux ni les chantres de la nation. En fait, plusieurs ressentent qu’ils vivent une époque de mutation ; peut-être même craignent-ils que les valeurs et les acquis de la Révolution tranquille soient bientôt comme le froc jeté aux orties. Denys Arcand n’hésitera pas à tracer, dans L’âge des ténèbres (2007), un bilan noir de ces décennies qui sont celles des rêves éclatés et des illusions perdues.

Tous ceux qui ont par le passé mené des actions militantes et cru à une quelconque transformation politique de la société se rendent compte de l’échec de leur action et du renversement des valeurs qu’ils affirmaient. Jacques Leduc est le représentant exemplaire de cette attitude quand il propose, avec Charade chinoise (1987), un bilan des actions militantes des années 1970. Les protagonistes du film constatent le déclin de leur engagement politique maintenant qu’ils ont atteint la quarantaine, et le rôle joué par leur vie privée dans l’évolution de leur militantisme. Ce film fait bien comprendre l’état d’esprit d’une génération de petits-bourgeois qui, pendant vingt ans, fut de toutes les causes et de tous les combats. Il en est de même dans son long métrage de fiction suivant, Trois pommes à côté du sommeil (1988), qui met en scène un homme de 40 ans faisant le bilan de sa vie.

Mais tous les cinéastes ne font pas le deuil de leur militantisme. Ils perçoivent bien qu’avec l’augmentation du taux de chômage et le recul d’un État providence attaqué de toutes parts, la pauvreté se généralise, le fléau frappant plus particulièrement les femmes à la tête d’une famille monoparentale. Si paradoxalement les jeunes cinéastes s’attardent peu à de tels sujets sociaux, comme ils prennent d’ailleurs leurs distances avec le documentaire, quelques aînés au passé militant se montrent attentifs à cette dure réalité qui est la matière même de l’histoire sociale à laquelle ils contribuent. Ainsi, Au chic resto pop, de Tahani Rached (1990), s’inscrit dans la tradition militante en montrant la dégradation des conditions de vie dans un quartier populaire en butte à l’appauvrissement. La réalisatrice met alors en valeur l’initiative des gens qui tentent, en ouvrant un restaurant populaire et en suscitant des solidarités locales, de se donner les moyens d’améliorer leurs conditions d’existence. Mais il faut avouer que de telles actions sont rares et que la philosophie autogestionnaire ou coopérative subit elle aussi les effets de la désillusion. Cela se perçoit très clairement dans 9, Saint-Augustin, de Serge Giguère (1995), un documentaire dont le héros, un prêtre-ouvrier de 64 ans exerçant dans une ville de province, est en proie à un certain désabusement. S’il s’insurge toujours contre ceux qui exploitent la pauvreté, il constate l’effritement de la solidarité humaine et l’essoufflement de la population appauvrie, et sait que bien des initiatives s’effondreraient s’il n’était pas là pour les encourager. Le temps et l’époque ne jouent pas en faveur des causes dont il a fait la nécessité de sa vie.

Justement, en quoi les temps ont-ils changé ? Dans un film au titre révélateur, Chronique d’un temps flou (1988), Sylvie Groulx s’intéresse aux réactions d’une autre génération, qui est dans la vingtaine, et sonde ses préoccupations sur des sujets comme la famille, le couple, le chômage, etc. La réalisatrice sait que la décennie se signale par la montée de l’individualisme, mais pour sa part elle ne donne pas dans la célébration de telles valeurs. Comme plusieurs de ses collègues, elle se demande comment se formule à son époque le questionnement social. Les réponses que fournissent ses personnages pointent en direction du déplacement constaté : les problèmes passent de la sphère publique à la sphère privée, notamment dans les rapports hommes-femmes où la prise de conscience individuelle est souvent préférée à la solution sociale.

Voilà justement un terrain où le cinéma se révèle fort actif. La situation de la femme préoccupe toujours les cinéastes, et particulièrement les réalisatrices [28]. Parfois l’actualité met brusquement en lumière la difficile égalité entre hommes et femmes. Ainsi, lorsqu’en 1989 un homme abat froidement quatorze étudiantes de Polytechnique en dénonçant les femmes et le féminisme, c’est la violence sexiste qui fait irruption dans la vie des citoyens. En relatant cette tragédie, en donnant la parole à des survivantes, Catherine Fol (Au-delà du 6 décembre, 1991) pose explicitement la question de l’intolérance dans nos sociétés modernes, particulièrement celle de certains hommes à l’égard des femmes. Mais l’oppression vécue par ces dernières peut être moins spectaculaire, plus quotidienne. Ainsi en est-il de l’impact de l’informatique et des technologies sur leur travail. Diane Beaudry (L’ordinateur en tête, 1984) propose une réflexion plutôt posée sur le phénomène et sur la condition féminine en général tandis que Sophie Bissonnette (« Quel numéro, What Number », 1985) y va d’un geste de protestation et de revendication se situant dans le droit fil de la tradition militante, et que Caroline Martel (Le fantôme de l’opératrice, 2001) puise dans des documents d’époque la matière pour historiciser son propos. Par ailleurs, la revendication pour les femmes du droit de contrôler leur accouchement, leur rapport à l’enfant et leur vie sexuelle va marquer tout le travail de Sylvie Van Brabant [29].

Il est des dimensions moins explicitement sociales qui touchent la vie des femmes et qui deviennent aussi objets de cinéma. Pensons par exemple à l’anorexie (La peau et les os, Johanne Prégent, 1988, et La peau et les os, après…, Hélène Bélanger-Martin, 2006), ou à la perception du corps (Les seins dans la tête, Mireille Dansereau, 1994 ; La caresse d’une ride, Diane Létourneau, 1996). En fait, les années 1980-2007 fourmillent de sujets qui forment en quelque sorte la matière d’une nouvelle histoire, moins événementielle, plus « civilisationnelle », plus subjective : l’identité masculine, l’orientation sexuelle, la maladie, la folie, la vieillesse, la bioéthique, la fécondité, le suicide, le sida, les itinérants, la mort, l’euthanasie, etc. Pour chacun de ces thèmes, on pourrait mentionner plusieurs titres de films, ce qui prouve que les préoccupations des cinéastes s’attachant à scruter le monde contemporain ont connu un déplacement majeur.

On ne peut manquer de souligner, toutefois, qu’il est un domaine où le questionnement sociopolitique se maintient et se renouvelle. Il s’agit de l’immigration et de la présence des néo-Québécois dans la société. Il faut dire que l’arrivée d’un grand nombre de cinéastes étrangers au cours des trente-cinq dernières années a contribué à un tel développement. Leur cinéma porte témoignage sur plusieurs aspects de la question de l’immigration. Il traite du rôle économique de l’immigrant et de son exploitation (Les voleurs de jobs, 1980, et Haïti-Québec, 1985, tous deux de Tahani Rached) pour plaider en faveur d’une solidarité québécoise au-delà des origines. Il témoigne aussi du dépaysement et de l’aliénation vécus par les immigrants (Journal inachevé, Marilù Mallet, 1982 ; La familia latina, German Gutierrez, 1985 ; Americano, Carlos Ferrand, 2007).

C’est au chapitre de l’intégration des immigrants à la société québécoise que les polémiques surgissent. Le cinéma des néo-Québécois met l’accent sur leur apport à la vie économique et culturelle, sur leur contribution créatrice, il indique les convergences qui se dessinent entre eux et les Québécois « de souche » et permettent de surmonter les antagonismes, quand il ne plaide pas tout simplement pour l’acceptation des différences et la tolérance envers l’Autre. Il lui arrive également de rappeler que la survie démographique des Québécois dépend de l’intégration des immigrants. À l’inverse, certains réalisateurs québécois d’origine s’interrogent sur l’effet de la présence des immigrants dans notre société et manifestent leur crainte. Le film le plus controversé à ce sujet est sans contredit Disparaître, de Jean-François Mercier (1989), qui traite de la marginalisation progressive des francophones et de leur disparition en tant que peuple à moins qu’ils n’assimilent les immigrants. Comme toujours dorénavant, quand cette question est abordée, les accusations de racisme pleuvent dans la bouche des défenseurs du multiculturalisme, alors que les tenants d’une nation pluri-ethnique plaident en faveur de la nécessaire intégration des immigrants grâce à un unique dénominateur commun, la langue française. Les raisons du succès ou de l’échec d’une telle démarche intégratrice sont multiples et complexes. C’est ce que Paul Tana tente de faire comprendre en retraçant l’histoire de la communauté italienne au Québec ou en réfléchissant sur l’éventuelle rupture avec le pays des origines quand il s’agit d’insertion dans la société d’adoption [30]. Et c’est ce qu’explore Sylvie Groulx dans La classe de madame Lise (2006).

Il est un autre « étranger » dont le cinéma veut retracer l’histoire : les peuples autochtones. De manière continue, depuis les années 1960 jusqu’au Peuple invisible de Richard Desjardins et Robert Monderie (2007), plusieurs films proposent des perspectives historiques propres à interroger la dynamique qui caractérise acuellement la société québécoise. Mais la palme de l’engagement historique revient à l’incontournable Arthur Lamothe dont la saga amérindienne veut jeter un éclairage radical sur la vie de ces peuples, sur l’exploitation et le génocide dont ils ont été victimes et qui, pour y parvenir, doit évoquer plus de 350 ans de rapports inégaux et vexatoires. Presque tous les titres de cette saga seraient à mentionner, mais, du point de vue de la réflexion sur le passé et du didactisme de la démarche, se démarquent Mémoire battante (1983) et La conquête de l’Amérique (1992).

Qu’il s’agisse de la solidarité sociale, de l’égalité entre les sexes ou de l’ouverture à l’Autre, les années 1980-2007 témoignent de plusieurs revirements qui ne sont pas d’ailleurs propres au Québec. Les causes de ce changement dans l’attitude de la population, de ce repli sur soi, de cette transformation des valeurs, sont évidemment multiples, et le cinéma n’en est pas le meilleur analyste. Il n’empêche que plusieurs cinéastes n’hésitent pas à pointer du doigt l’influence néfaste de la télévision qui, à force de spectacularisation, de fragmentation et de niaiserie, atteint la fibre civique même de la population. Depuis longtemps, dans ses écrits et ses films, Jacques Godbout est aux premières loges de la réflexion sur la publicité, la télévision et le « chant des marchandises [31] ». On n’a qu’à voir Derrière l’image (1978), Feu l’objectivité (1979) et Distorsions (1981) pour comprendre qu’à travers l’analyse des médias le cinéaste s’interroge sur la mort culturelle et politique d’une société surexposée aux images et aux sons.

Mais Godbout est un être qui aime le paradoxe et ne chérit pas les diagnostics trop explicites. D’autres cinéastes vont se montrer beaucoup plus engagés dans leurs prises de position. Sur le ton anarcho-poétique irrévérencieux qui est le sien, Fernand Bélanger, en collaboration cette fois-ci avec Dagmar Teufel-Gueissaz, va profiter de deux événements quasi contemporains, la visite du pape à Montréal et celle de Michael Jackson, pour lancer, dans Passiflora (1985), un pamphlet contre ces événements-spectacles dont se nourrissent les médias et qui masquent, surtout dans le cas de la religion, la répression et les interdits dont ces vedettes sont les porteurs. Procédant autrement que par collage et par suggestion, Mark Achbar et Peter Wintonick suivent, dans Manufacturing Consent. Noam Chomsky and the Media (1992), le célèbre linguiste américain dans sa croisade pour dénoncer la fabrication du consentement dans les sociétés démocratiques où la télévision joue un si grand rôle. Tous ces cinéastes qui dénoncent le contrôle idéologique qu’exercent les médias attirent par le fait même l’attention du spectateur sur la relation complexe qu’entretiennent les images animées avec l’histoire.

Conclusion

Le cinéma témoigne de son temps, il reflète l’évolution de la société. Le vaste panorama que nous avons proposé résume la relation fluctuante qu’a entretenue le cinéma québécois à l’égard de l’histoire du pays. D’un côté, peu de reconstitutions d’époque, peu de films biographiques, autrement dit une pratique qui se distingue de la très grande majorité des cinématographies mondiales, à l’exception peut-être de celles d’Afrique. De l’autre, davantage de prise directe sur la réalité. Il est évident que la tradition documentaire qui s’impose vers la fin des années 1950 a pu favoriser l’utilisation des films en tant que matériaux historiques : moins le document aura été manipulé par le montage, plus il pourra s’apparenter à une source première. Tout comme la même tradition explique en partie la propension du cinéma québécois à tenter d’agir sur le vécu et l’histoire, et son hésitation à proposer une mise en scène de l’histoire. Nous sommes conscient d’avoir proposé dans ce texte une ligne qui permette non pas de suivre l’histoire du cinéma au Québec, mais plutôt de naviguer grâce à cette histoire à travers celle du Québec. Nous avons privilégié une périodisation qui s’appuie sur l’histoire sociopolitique et non sur celle du cinéma. Nous avons dû faire des choix et peut-être certains nous reprocheront-ils de n’avoir pas assez insisté sur la question des Amérindiens, sur le regard porté par les Québécois sur l’histoire du reste du Canada, ou sur la dimension religieuse dans l’histoire du Québec.

Nous avons suggéré que l’identité culturelle est une vision du monde fondée sur l’histoire et tournée vers l’avenir. Que les films parlent du passé ou du présent, nous avons vu que leur contenu représente toujours, et souvent de façon mixte, des éléments idéologiques dominants et des éléments idéologiques d’opposition. Nous avons aussi montré, avec plusieurs exemples à l’appui, que le cinéma contribue à définir et à construire un espace et un territoire historicisés. Ce n’est pas un hasard si l’essor du cinéma québécois date de l’époque du « Maîtres chez nous », formule proposée par Jean Lesage et René Lévesque en 1962. D’ailleurs, l’accent mis sur la territorialité est une forme de résistance à la dépossession de soi qu’on pouvait constater sur les plans économique, politique ou même culturel, tout comme la définition des Québécois en tant que peuple repose dorénavant presque exclusivement sur l’usage de la langue française.

Aujourd’hui, ce n’est pas un hasard non plus si la mise en question de l’État providence fait écho pour plusieurs à celle de l’État nation. Au Québec, les tenants de l’un et de l’autre sont souvent les mêmes personnes, tandis que les chantres contemporains du libéralisme font objection à la nouvelle barrière que constituerait un nouveau pays. Ce n’est pas un hasard non plus si les réformes de l’éducation lancées par le gouvernement québécois, particulièrement celle des programmes d’histoire, ont soulevé de vastes débats chez les historiens et les intellectuels en général, qui ont parlé de la nécessité pour un peuple de connaître son histoire. Malgré toutes les limites inhérentes à ces entreprises, il faut reconnaître que le western, le film de samouraïs ou le cinéma qui porte sur la Révolution française convoient, pour leurs spectateurs nationaux, un certain sens de l’histoire qui laisse des traces, même symboliques, qui assure une certaine cohésion sociale, et qui incite à approfondir l’héritage commun. Quand il s’agit d’aborder des sujets actuels, l’absence du sens historique entraîne souvent l’appauvrissement de la compréhension des événements, sinon le renversement de perspectives, et cela donne lieu parfois aux pires manoeuvres démagogiques. Encore heureux que le documentaire, dans sa volonté d’engagement social et de transformation de l’état des choses, ait souvent senti le besoin de donner de l’épaisseur au présent en transformant la prise de parole en entreprise d’histoire orale.

Nous sommes conscient que le cinéma joue un rôle restreint dans l’éveil et le développement de la connaissance et de la conscience historique de la population, bien qu’il fournisse souvent des éléments fondamentaux pour comprendre l’histoire sociale et celle des mentalités. Il n’empêche que les oeuvres, par leur spécificité sociologique et culturelle, participent des entreprises idéologiques qui ont contribué à définir la personnalité du Québec et à fonder ses projets collectifs. Nous croyons avoir au moins clarifié quelques polarités autour desquelles gravitent les oeuvres. Sous forme presque de boutade, le cinéaste le plus historien du cinéma québécois, Denys Arcand, affirmait qu’il sait d’où il vient mais qu’il ne sait pas où il s’en va [32]. Sans verser dans la téléologie, il est clair pourtant que chacun de ses films constitue une mise en discours du passé et du présent qui, se confrontant avec les connaissances et les attentes des spectateurs, aide ces derniers à savoir où ils s’en vont. N’est-ce pas là une proposition de pragmatique historique qui renvoie le rapport de l’histoire au cinéma à la question plus générale du cadre cognitif du spectateur ? Arcand ne nous invite-t-il pas à comprendre comment l’histoire est comprise au cinéma et par le cinéma ? En ceci, il rejoint les nouveaux historiens pour qui l’histoire n’est pas donnée mais construite. Notre panorama aura tenté de montrer comment, en tant que texte ou récit historique, le cinéma québécois propose une opération de signification qui concerne autant son cadre de production que son cadre de réception. En ce sens, il constitue une invitation faite à tous les historiens, aux professeurs d’histoire et à ceux qui enseignent l’histoire du cinéma québécois de s’emparer de ce matériau riche et abondant, d’approfondir la lecture des films eux-mêmes, d’en proposer des analyses approfondies qui prendraient en compte autant leur structure formelle que leur inscription contextuelle [33].