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Dans le présent article, l’analyse de America America, réalisé par Elia Kazan en 1963, décrit un processus de production de la subjectivité de l’immigrant par le média filmique, qui prétend fictionnaliser la mémoire du réalisateur lui-même. Le film raconte l’histoire d’un Grec fuyant l’enfer de la Turquie du xixe siècle pour gagner le paradis de l’Amérique, et il se présente comme un travail de mémoire et un témoignage sur l’histoire de la minorité grecque de Turquie. La production de la mémoire de l’exil dans le film se rapporte au sujet historique du « Grec persécuté », ou encore au sujet autobiographique de l’« ancêtre de Kazan » trouvant le salut en Amérique.

Toutefois, derrière cette homogénéité et cette unité, le film comprend des moments d’irruption de l’hétérogène et du discontinu dans le processus de subjectivation. La mémoire s’y avère multiple et fragmentaire, parce que le corps du sujet, tel que produit par le film, intériorise l’altérité : confronté à une expérience intense de l’Autre, le corps du Grec — qui se définit tout au long du film par opposition à celui du Turc — devient une scène traversée par une mémoire gestuelle turque.

L’intermédialité est une situation où le sujet, tel que produit dans un rapport avec un ou plusieurs médias, perd son statut moderne de centre de l’univers, où il est à la fois sujet et objet du savoir et de la mémoire. Il s’agit d’une situation où le sujet est produit dans la démultiplication, la discontinuité, le décentrement, la délocalisation et l’absence de contrôle sur le monde ainsi que sur sa propre expérience [1]. D’où la pertinence de la triade conceptuelle intermédialité-mémoire-sujet pour faire l’analyse de America America. Dans ce film, la mémoire apparemment unie produit un sujet-témoin dans le cadre de l’activité d’un média, mais s’avère par ailleurs le lieu d’une déterritorialisation « nationale » et corporelle du sujet et de l’éclatement de son unité telle que matérialisée par le média filmique. Ce dernier montre notamment les limites de l’emprise consciente du sujet sur son propre corps et sur sa propre mémoire. La première section de ce travail s’articule autour d’autres prémisses conceptuelles sur lesquelles le média filmique s’appuie ; les sections suivantes concernent plus directement l’analyse du film.

Médiation ou production de la mémoire ?

Dans « Theatrum Philosophicum », Michel Foucault avance que l’événement n’est pas d’ordre corporel, sans qu’il soit pour autant immatériel [2]. Cette remarque éclaire un certain rapport entre intermédialité et mémoire, en soulignant la matérialité et la corporéité de cette dernière. À la fois remémoration et (re)production de l’événement, la mémoire — tout comme l’intermédialité — est partagée entre occurrence et reproduction du temps et de l’expérience, entre corporéité et évanescence du temps révolu.

Plutôt qu’une activité donnant au sujet accès à une expérience passée, la mémoire est une production discursive attribuée a posteriori à une fonction sujet. Ce n’est pas le sujet qui met en branle une mémoire à la recherche d’une expérience : c’est le discours qui produit un ensemble signifiant, censé se situer dans le passé, et qui aménage une place pour le sujet, auquel il attribue ensuite la mémoire. La mémoire n’est pas reproduction, mais production du passé. Dans l’ordre pragmatique, mémoire et sujet sont deux aspects d’une même production discursive, deux instances concomitantes. Dans l’ordre logique, c’est la mémoire qui précède le sujet, et non l’inverse.

Sur le plan du corps individuel, la mémoire, telle qu’abordée par Freud, apparaît non pas comme une réitération de l’expérience, mais comme une re-production de celle-ci. Dans La Psychopathologie de la vie quotidienne, Freud tente de reproduire de mémoire un passage du roman Le Nabab d’Alphonse Daudet. En comparant par la suite sa version à celle du romancier, il s’aperçoit qu’il a entièrement réinventé le passage [3]. Aussi peut-on tout à fait penser la mémoire en termes de production. La relation qu’elle entretient avec l’expérience est semblable à celle unissant un artisan à sa matière première. La mémoire est donc moins le fait d’un corps reproduisant l’événement que le produit d’une efficace active.

Dans « Au-delà du principe de plaisir », Freud (1977, p. 31) oppose mémoire et conscience, avançant que la première disparaît dès qu’elle s’intègre dans la seconde. La mémoire serait donc ce qui échappe au sujet conscient, et qui néanmoins émerge en son corps et le traverse. Entendue dans ce sens, la mémoire comme souvenir marque les limites du sujet moderne. La mémoire serait ainsi l’événement qui rompt l’empire du sujet conscient sur l’expérience.

D’après Foucault (1969, p. 14-15), la mémoire constitue le sujet. Pour cette raison, il critique l’histoire traditionnelle qui, prétendant être « de plein droit mémoire », est élaborée par une société d’après une masse de documents. L’histoire va même jusqu’à « mémoriser » le monument, à le transformer en un lieu où s’inscrivent les traces d’une mémoire. Elle devient ainsi « l’activité synthétique du sujet ».

Le document n’est pas l’heureux instrument d’une histoire qui serait en elle-même et de plein droit mémoire ; l’histoire, c’est une certaine manière pour une société de donner statut et élaboration à une masse de documents dont elle ne se sépare pas […]. Disons pour faire bref que l’histoire, dans sa forme traditionnelle, entreprenait de « mémoriser » les monuments du passé, de les transformer en documents et de faire parler ces traces qui, par elles-mêmes, souvent ne sont point verbales, ou disent en silence autre chose que ce qu’elles disent.

Foucault 1969, p. 24

Variété du discours qui aménage un lieu pour le sujet, la mémoire est non pas un phénomène psychique de restitution-réitération de l’expérience, mais un agencement de discours attribué a posteriori au sujet, dont la constitution est inhérente à cet agencement même.

On peut donc envisager le film comme mémoire, c’est-à-dire comme production, et non comme recréation par l’image d’un événement passé. Si la mémoire est intermédiatique parce qu’elle est une expérience corporelle inscrite dans un temps intermédiaire, elle l’est tout particulièrement au cinéma, où elle apparaît entre le photogramme et le mouvement de l’image, entre le son et l’image, entre le réalisateur, le producteur et les autres praticiens, entre le tournage, la projection et le temps mimé.

L’exemple de la mémoire de l’immigrant au cinéma est particulièrement pertinent, parce que celui-ci est aux prises avec deux pertes : celle du temps et celle de l’espace. Le sujet immigrant est confronté à une expérience de double production de la mémoire : celle reconstruisant le ou les pays d’origine, et celle du passé. L’immigration et la confrontation avec des récits non européens ont contribué à la remise en question post-coloniale de la centralité et de l’hégémonie du sujet des Lumières. Par ailleurs, l’immigration entre l’Europe et l’Amérique, continents qui constituent la base géographique du sujet mythique que nous appelons hâtivement « l’Occident », est un phénomène qui permet de penser la diversité et l’inégalité ainsi que l’éclatement du sujet Occident, en montrant que le Tiers-Monde est présent aussi bien en Europe qu’aux États-Unis. Dans son film, Kazan — tout comme Pasolini et Chomsky, chacun à sa manière — défie le mythe de l’homogénéité de l’Occident [4].

Immigrer en America America

Dans America America, Kazan construit — à la faveur d’un « devoir » de mémoire — un sujet transcendantal. Le film s’ouvre avec la voix off de Kazan lui-même — la voix de Dieu — disant : « My name is Elia Kazan. I am Greek by blood, Turquish by birth and American because my uncle made a journey. This is the story of my people. » Ainsi le réalisateur se constitue à la fois comme sujet transcendantal et biographique, en se nommant et en se posant comme témoin de l’histoire de tout un peuple. Le caractère transcendantal du sujet ainsi constitué est accentué par l’image : le premier mot de cette mise en contexte autobiographique en voix off est prononcé en synchronie avec le premier plan du film, un plan général du mont Aergius.

Le défi qui se pose à nous est d’aller à l’encontre de la tendance du film à se présenter comme un document relatant l’histoire d’un peuple, pour envisager l’artéfact comme monument, selon la formule de Foucault. D’ailleurs, le caractère « construit » de la mémoire et le fait qu’elle soit une « production » plutôt qu’une « réitération-restitution » paraissent évidents lorsqu’on compare le récit de l’arrivée de Kazan à New York — qui n’a rien de traumatisant — dans son autobiographie Une vie aux images de l’arrivée de Stavros dans America America, film d’inspiration autobiographique. (On peut en dire autant du récit de voyage de Chaplin dans son autobiographie Ma vie, en le comparant aux scènes montrant des immigrants maltraités dans son film The Immigrant).

L’image majestueuse qui inaugure America America, celle d’une montagne au sommet blanc dont la pointe disparaît dans les nuages, occupant le centre du cadre et la plus grande part de l’écran, appartient au patrimoine du panthéisme cinématographique et de la figuration du divin par le cinéma. Au même titre que le totem ou l’idole, la montagne appartient à un certain paradigme religieux. Le Dieu des monothéismes est d’ailleurs toujours associé à une montagne. C’est sur une montagne que Dieu a parlé à Moïse et à Mohammad, et c’est encore sur une montagne que Jésus est mort en tant que fils de Dieu. Physiquement, la montagne est un lieu de médiation privilégié entre le ciel et la terre, puisqu’elle est le point terrestre le plus proche du ciel, le lieu de rencontre de l’humain et du divin.

Dans le film, le sujet humain-témoin est magnifié par la présence majestueuse d’un élément du divin, soit la montagne. Le modèle de subjectivation est ainsi redoublé : d’une part, le sujet de la mémoire des chrétiens anatoliens tel que constitué par le film domine les images par la voix off ou par le relais du héros-hérault Stavros ; d’autre part, la montagne domine plusieurs plans cruciaux dans le film et est ainsi témoin de la misère des chrétiens arméniens et grecs du village qu’elle surplombe.

Le sacré est omniprésent dans America America. Le film raconte l’histoire de Stavros selon un schéma linéaire et continu : elle débute dans son village natal en Anatolie, où il subit la persécution des autorités turques, retrace ensuite son passage par Constantinople (dans le film, on ne dit jamais Istanbul), puis enfin relate son arrivée à New York. Le titre du film et le fait que la nationalité du réalisateur soit précisée témoignent du principe téléologique dont le film procède : dès les premières minutes du film, il est clair que son réalisateur s’engage à raconter un voyage de la Turquie grecque jusqu’à l’Amérique. Mais ce voyage se présente comme un périple vers la terre promise. Le motif de l’exode des Hébreux persécutés, précédé par l’exil solitaire de leur chef, est remplacé par celui de l’immigration individuelle préparant l’émigration de la famille. Le paradis terrestre n’est plus la terre de Canaan, mais celle des États-Unis.

Le film utilise un deuxième modèle de sacralisation de l’Amérique, celui du pèlerinage, qui en fait une destination privilégiée. Johannès, l’alter ego arménien de Stavros le Grec, fait le voyage vers l’Amérique à pied, en mendiant pour assurer sa subsistance, comme le fait tout pèlerin digne de ce nom. Lorsque Stavros met les pieds en Amérique pour la première fois, il pose un baiser sur le sol. Dans un plan rapproché et en plongée, Stavros pose ce geste religieusement, en se prosternant. Le plan suivant, en contre-plongée et pris du point de vue de Stavros, montre le drapeau des États-Unis flottant dans le ciel. C’est en quelque sorte le drapeau qui regarde Stavros se prosterner devant lui. L’angle de la prise de vue institue l’Amérique en sujet transcendantal, matérialisé dans le symbole de la nation, regardant celui qui est à la fois sujet et (futur) citoyen.

C’est un moment de propagande patriotique, mais aussi une séquence où le temps linéaire du récit est brièvement interrompu par des images du passé qui surgissent dans le présent. Stavros, sujet ottoman, candidat à la citoyenneté américaine, devient aussi sujet républicain, comme on était autrefois sujet du monarque ; il adhère à un peuple et à « une église de la nation » comme le sujet chrétien était assujetti à l’Église avant la modernité.

Cette scène cristallise la coalescence du mythe sacré et de sa version sécularisée moderne, littéralement territorialisée dans le sol du pays, dans le terreau moderne du nationalisme : la terre promise aux enfants de Dieu dans l’Antiquité biblique est devenue la terre d’asile pour les persécutés cherchant la liberté dans la modernité ; les portes de Sion sont remplacées par la bannière étoilée.

À la fin du film, Stavros intègre le hangar où sont « triés » et classés les immigrants et on le voit au coeur d’un espace quadrillé par des structures de bois ressemblant à des cages évoquant l’enfermement. On est en l’occurrence confronté au discours cinématographique d’un intellectuel de gauche bien intégré, discours élaboré depuis le point de vue d’une rationalité qui critique le système de l’intérieur. On est en présence de l’oeil d’un critique qui condamne l’aspect « policier » de l’État américain, mais qui est aussi témoin de la démocratie américaine, laquelle l’autorise à faire cette critique. Le critique, à sa façon, rejoint le témoin dans la louange patriotique.

Le biblique et le mystique

L’aménagement de la position du sujet dans America America se fait par l’emprunt à la Bible de schémas narratifs et discursifs : la première rencontre de Stavros et de Johannès a lieu sur le mont Aergius — encore une montagne, encore un plan général —, et c’est sur ce mont que le second reconnaît dans le premier un futur immigrant et lui annonce la bonne nouvelle du succès éventuel de son projet d’immigration en Amérique (tout comme Jean — prénom partageant la même racine que Johannès — est réputé avoir reconnu Jésus).

Toutefois, Stavros semble appartenir davantage à une autre lignée des prophètes d’Israël : il tue un musulman turc, scellant la nécessité de son exil, comme Moïse tue un païen égyptien avant de s’exiler ; il est protégé puis rejeté par une femme mariée plus âgée que lui, comme Joseph fut aux prises avec la femme de Potiphar ; il obtient un nouveau nom au seuil de sa terre d’asile et devient Joe, comme Jacob, après avoir combattu l’ange et poursuivi son voyage, est devenu Israël. Il semble qu’à mesure que l’immigré s’approche, spatialement, de la terre promise, il remonte dans le temps l’arbre des patriarches d’Israël.

La dimension mythique du film est renforcée par la construction allégorique des figures qui le traversent ; les personnages qui incarnent le Bien et le Mal sont distribués d’une manière qui rappelle celle des contes populaires. Au cours de son voyage, Stavros rencontre Abdul, incarnation de la fourberie et de la méchanceté, qui vole Stavros puis l’accuse de l’avoir volé lui-même et le fait humilier par les autorités turques. Abdul importune Stavros tout au long de son voyage, l’accablant de son bavardage, vivant à ses dépens, et finissant même par le dépouiller totalement. Enfin, Abdul rejoint sa victime résignée et lui dit : « Nous, les Turcs, sommes barbares, mais vous, les Grecs, vous êtes civilisés. » Il avise enfin Stavros qu’il a décidé de le tuer, mais s’écarte un instant pour accomplir une prière, tournant le dos à Stravos qui en profite pour l’assassiner avant de ne l’être lui-même.

Situation abracadabrante qui n’a de logique que mythique : elle figure le combat du Bien contre le Mal, du Soi contre l’Autre. Le mal turc doit être éradiqué, frappé à la racine, celle de la religion. Ainsi, Abdul est tué pendant qu’il fait sa prière. La scène illustre le précepte du talion : oeil pour oeil, dent pour dent.

America America est un film qui prend appui sur des dichotomies facilement repérables, ce qui lui donne une sorte de cohérence dialectique : opposition religieuse des fidèles et des infidèles, opposition politique de différentes identités nationales (le concitoyen face à l’étranger, la terre d’oppression contre la terre de délivrance, la Turquie face à l’Amérique, etc.) Le tout est inscrit dans le discours d’un sujet porte-parole qui sanctionne ces dichotomies par son témoignage, par sa dénonciation des oppresseurs et son parti pris pour les opprimés. Cependant, bien que la narration dans le film soit, dans l’ensemble, homogène, que les événements qu’il relate soient ordonnés chronologiquement, que son début annonce sa fin d’une manière téléologique et programmée, un événement troublant par son opacité vient rompre la continuité et la transparence du récit. Il s’agit d’une séquence qui problématise la dichotomie opposant le « méchant Turc » (le bourreau) et le « bon Grec » (la victime), et qui met en doute le discours sur l’Amérique comme lieu d’asile idéal, et comme nation exceptionnelle parce que véritablement soucieuse de protéger les libertés et les minorités. L’événement en question n’est pas l’arrivée de Stavros à New York, mais plutôt la danse à la fois extatique et mystique qu’il effectue sur le bateau accosté devant l’île de Manhattan.

Stavros est pris d’hystérie à l’approche du sol américain. Il sait qu’il ne pourra avoir accès aux États-Unis parce qu’il a perdu la caution de l’homme d’affaires qui devait le parrainer. Tandis qu’une poignée de passagers de première classe dansent sur le pont, l’immigrant grec saute parmi eux, puis tourne en pirouettant et en mugissant, comme les derviches tourneurs de sa Turquie natale. La scène est très brève et, tant la danse de Stavros est étrange, il peut échapper au spectateur inattentif qu’elle constitue une référence culturelle turque. Cependant, dans le roman America America — qui est en réalité la version narrativisée du scénario — le narrateur dit sans ambiguïté :

Stavros bondit et gesticule comme un fou furieux. Des cris sauvages s’échappent malgré lui de ses lèvres. C’est l’explosion démente de toute la douleur qui s’est accumulée en lui depuis des mois et des mois ! […] Maintenant Stavros tourne comme un derviche de Konya, sans prendre un temps d’arrêt, la tête inclinée de côté, les yeux brillants d’un éclat insoutenable.

Kazan 1964, p. 150

Tout ce qui est turc dans le film appartient au paradigme du mal. Le schéma narratif du film est fondé sur la fuite hors de Turquie. Pourtant, lorsque Stavros se trouve plongé dans une profonde détresse, la révolte involontaire de son corps l’inscrit dans une pratique turque — certes hétérodoxe, mais turque tout de même —, celle de la danse des derviches tourneurs. Le souvenir du génocide, du profond clivage entre Turcs et Grecs, musulmans et chrétiens, est écarté par l’irruption de cette danse, traditionnellement pratiquée par des confréries prônant l’amour de Dieu et la fraternité entre les hommes de toutes religions.

Dans le film de Kazan, la danse des derviches tourneurs contraste, par son caractère « sauvage », avec la production mielleuse, spectaculaire, folklorique de cette même pratique dans la comédie musicale hollywoodienne, « mille et une nuit-esque », intitulée Kismet (1955). Dans ce film réalisé par Vincente Minelli, en arrière-plan lors de certaines scènes se déroulant sur le marché public, on voit des derviches effectuer leur danse, dans une dispersion spatiale qui rappelle les représentations des jongleurs et des amuseurs de rue dans les films commerciaux historiques à grand déploiement, tel Les Enfants du paradis de Marcel Carné (1945).

Les costumes, impressionnants par leur justesse, leur opulence et leur exotisme chez Minelli, contrastent avec le costume moderne et froissé de Stavros, costume qui, cependant, par son état lamentable, se rapporte davantage à celui d’un derviche ou d’un fakir. Les derviches folkloriques de Minelli sont moins efficaces que celui de Kazan, parce que les premiers sont en spectacle alors que le second est en transe. Le fait que Stavros n’exécute pas toujours correctement la danse — parfois, il tourne dans le sens inverse de celui des aiguilles d’une montre, contrairement à la pratique des « vrais » derviches — n’enlève rien à sa force, et cette « erreur » écarte l’impression de folklorisation en mettant davantage l’accent sur la transe que sur l’ethnographie.

Zikr et zakira

Cette irruption de la danse des derviches tourneurs, comme une « petite étincelle de hasard », arrivant du fond de ce que Benjamin appelle « l’inconscient visuel » (et, par extension, cinématographique), cette « erreur », comparable à l’irruption d’un avion dans le ciel de Ben Hur ou Quo Vadis, selon l’image de Raoul Ruiz [5], introduit un autre « hasard » dans le film. La théorie de la mémoire chez les mystiques musulmans est étroitement liée à la pratique de la danse chez les derviches tourneurs. Le moment fort du sama, l’écoute de la musique et du divin, est le zikr, l’évocation du nom de Dieu. Or, comme le rappelle Gilbert Rouget dans La Musique et la Transe (1990, p. 462-467), le mot zikr possède la même racine que zikra (souvenir) et que zakira (mémoire). En fait, le rituel de l’évocation d’un nom où se conjuguent le mouvement du corps et le discours sur « le souvenir » de Dieu implique un mouvement qui mène à Dieu, comme un voyage effectué par le corps de l’immanence vers la transcendance, par la conjugaison du verbe et de la matière.

La mémoire porteuse du souvenir de Dieu chez les derviches tourneurs n’est pas simplement un véhicule permettant le retour de l’âme à son origine comme chez Platon, mais une technique inscrite dans la matière du corps : danse et chant rendant le divin présent dans l’immanence. C’est le corps qui produit la transcendance, pour ainsi dire, en appelant ce processus « mémoire » ou « remémoration », zikr. Cette pratique est une manifestation populaire de l’inscription de la transcendance dans l’immanence, soit une manifestation de la laïcisation.

Dans son livre sur Rumi, « le père » des derviches tourneurs, Eva de Vitray-Meyerovitch résume l’interprétation traditionnelle du sens de la danse des derviches : le danseur lève la main droite vers le ciel pour y cueillir le bien et baisse la main gauche vers la terre pour l’y distribuer. Il ne s’agit donc pas d’un simple mouvement d’ascension de l’âme et de la jupe du danseur vers le ciel, mais d’un mouvement du divin vers le bas, suscité par les mains du danseur, cette chorégraphie impliquant des pirouettes et des rotations du corps qui reproduisent le mouvement des astres : Dieu, l’homme et l’univers ne font qu’un dans une danse cosmique [6]. Le zikr est ainsi mémoire, en ce sens qu’il est une expérience subjective et corporelle du temps, où les notions de présent et de passé n’ont plus de sens.

Cette mémoire particulière rejoint ce que Deleuze (1986, p. 115) appelle « l’absolue mémoire » :

Mais le temps comme sujet, ou plutôt subjectivation, s’appelle mémoire. Non pas cette courte mémoire qui vient après, et s’oppose à l’oubli, mais « l’absolue mémoire » qui double le présent, qui redouble le dehors, et qui ne fait qu’un avec l’oubli, puisqu’elle est elle-même et sans cesse oubliée pour être refaite.

Dans la pratique du zikr, l’énoncé et le mouvement — donc l’événement — sont la (production de la) mémoire. L’énoncé n’est pas un pont menant à un point que saisirait la mémoire, et la mémoire n’est pas un processus visant à re-saisir l’événement. Il s’agit exactement du contraire de la démarche linéaire, horizontale, transparente, propre au sujet-témoin dans le film, qui effectue un « retour » au xixe siècle lui permettant de raconter l’histoire de son peuple.

Pasolini affirme que le souvenir fonctionne à la manière du cinéma [7]. La proposition inverse semble également vraie : le cinéma n’est pas seulement un produit de la mémoire, il lui arrive aussi d’en produire. La mémoire n’est pas une médiation transparente entre une expérience passée et un présent restituant le passé par la rétrospection. Elle est une expérience physique, où le temps est corporéisé et produit. Le cinéma serait ainsi un exercice virtuellement (et faussement) mnémotechnique, où un temps supposé révolu est produit, imprimé et déroulé à la surface d’une pellicule. De même, le zikr est un exercice faussement mnémotechnique.

Regarder sans parler turc

À regarder America America sans grande attention, il est possible que la référence culturelle turque nous échappe : les hurlements et la danse circulaire de Stavros peuvent être perçus comme les conséquences d’un simple accès de rage, un moment d’hystérie provoqué par le désespoir de Stavros qui voit son rêve américain échouer. La scène n’en demeure pas moins un moment de rupture, ne serait-ce que visuellement : tout au long du film, Stavros est silencieux, il intériorise, comme tous les acteurs marqués par le sceau de la « méthode » de l’Actor’s Studio. Il éclate dans une colère animale comme le font les acteurs de cette école. Or, en fait, ce moment de colère « programmé » a déjà eu lieu dans une scène antérieure, celle où Stavros prend son ancien protecteur au cou. Conformément à la logique et à la tradition de l’Actor’s Studio, la danse hystérique sur le pont paraît superflue. C’est ailleurs qu’il faudra chercher la logique de la scène de la danse hystérique.

Tout au long du film, Stavros se déplace horizontalement et en ligne droite, marchant du village à la montagne, de la ville aux quais du port, etc. La danse est le seul moment où il effectue un mouvement circulaire ; le seul moment où sa colère explose, alors qu’habituellement il est calme et renfermé. Pour la première fois, il s’extériorise et effectue des gestes amples, pour la première fois, il s’exprime par des cris plutôt que par des mots ou par des silences.

Pendant qu’il danse, Stavros est cadré du point de vue de Johannès, par derrière, alors que dans les autres scènes la caméra le cadre toujours depuis la position laissée vacante de la voix off, celle d’un témoin qui voit Stavros et nous raconte par la caméra son histoire (à l’exception des quelques moments où Stavros est cadré rapidement dans un reaction shot, lorsqu’il est regardé par quelqu’un, par exemple lorsque son père le regarde après avoir baisé la main du wali turc). La danse est le seul moment du film où Stavros est longuement « épié » par quelqu’un d’autre que le témoin, où il y a un aller-retour entre regardant et regardé, à la faveur de brefs inserts qui lient Stavros et Johannès par-delà la mort.

La rupture que crée la danse frénétique de Stavros, coupée de sa référence culturelle soufie, met en évidence une autre des irrégularités d’America America. Le discours sur l’Amérique comme paradis de la liberté politique et le témoignage entretenant l’espoir que tout immigrant y sera accueilli à bras ouverts sont brusquement remis en question. La scène de la danse montre l’immigrant traité comme un étranger, comme une chose étrange, un Autre, une bête : le mugissement animal de Stavros contraste avec les cris de joie des « vrais » humains ; sa danse hystérique tranche avec leur valse joyeuse ; les gens l’entourent et rient de lui comme s’ils regardaient une bête curieuse dans un cirque. L’hystérie peut être comprise ici comme une conséquence de la rage que suscite l’impossibilité d’atteindre le paradis américain, et rend encore plus émouvante la scène de l’arrivée de Stavros à New York.

Mais le film dit en silence autre chose que ce qu’il dit, selon le mot de Foucault. Il met l’Autre en présence de l’Américain, chacun dans son opacité, chacun n’étant jamais un mais multiple : Stavros est à la fois homme et animal, derviche et hamal, porteur, Arménien et Grec, citoyen de Constantinople et futur Américain.

Par contre, si l’on est conscient des valeurs de fraternité prônées par les confréries de derviches tourneurs, qui réunissaient chrétiens, convertis, déments, homosexuels, femmes et autres déclassés, marginaux et minoritaires [8], on peut voir dans l’interruption de la danse bourgeoise par la danse « sauvage » deux univers qui se frottent l’un à l’autre : l’univers de l’inclusion des « derniers » qui seront un jour les « premiers », celui des danseurs qui acceptent tout le monde parmi eux ; et, d’autre part, l’univers fermé comme le cercle de valseurs qui se referme sur Stavros : celui de la bourgeoisie, ayant en réalité une nationalité de classe plutôt qu’une citoyenneté, américaine en l’occurrence. La scène produit l’exclusion culturelle de Stavros, tout en le reproduisant entouré d’un groupe de bourgeois : en fait, il est admis, mais en tant que monstre.

Dans cette scène marquée par l’irrationnel, où l’accent est mis sur l’hétérogénéité des cultures et des corps, ainsi que sur les distances qui séparent les classes, le film montre l’irréparable de l’immigration, la pérennité des relations de pouvoir et des phénomènes d’exclusion, qui se manifestent dès que deux êtres humains se trouvent ensemble, qu’ils soient en Turquie ou en Amérique.