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Un moustachu mal rasé, vêtu d’un complet-veston, coiffé d’un élégant panama blanc, marche sur le trottoir devant les façades muettes de maisons attenantes et, s’adressant à la caméra, énumère les effets — la douleur et les difficultés — que l’expropriation et l’obligation de se reloger rapidement ont eus sur les résidents maintenant absents d’un quartier populaire de Montréal.

Ici, c’était madame Green. Elle, elle a eu pas mal de misère à se trouver une maison parce que c’était une dame de couleur. Elle a été pas mal peinée parce qu’elle était proche de son ouvrage. Elle aimait travailler dans son jardin tous les soirs après son ouvrage. Elle a eu pas mal de peine, mais à la longue elle est venue à bout de trouver un logis sur la rue Saint-Antoine, mais elle ne sera pas là longtemps parce que ça va être démoli là aussi.

Maurice Bulbulian, La P’tite Bourgogne, Office national du film, 1968

Cette séquence, la toute première tournée par le cinéaste Maurice Bulbulian, est l’une des plus mémorables de son film La P’tite Bourgogne. Elle condense diverses dimensions fondamentales de l’art de Bulbulian. Elle ne donne pas seulement à voir un de ses sujets par excellence, dotés d’un savoir privilégié sur les réalités auxquelles ils nous introduisent — savoir intime dénoté ici par l’emploi respectueux des noms propres (monsieur O’Cornell, madame McKennen, madame Walker, Tibi Smith, madame Green, la famille Baker…). Bien plus, cette séquence montre à l’oeuvre quelque chose comme une coïncidence entre une relation et une absence de relation, entre une présence et une absence : la peine, la souffrance, les difficultés, aucune image ne les montre, aucun visage défait, aucune larme ; elles sont seulement dites par cet homme, dans un double après-coup, cette scène en face de maisons désertées étant une reprise devant caméra d’une récente conversation entre l’homme et le cinéaste. Par le pouvoir de sa parole témoignante, dont rien ne vient garantir l’authenticité, l’homme fait apparaître la présence d’une absence. Nul lieu, nul corps ne témoigne pour le témoin.

Cette coïncidence entre rapport et non-rapport, c’est en dernière instance celle du langage où la vérité doit toujours composer, écrivait Derrida (1989, p. 382), « avec la non-relation, la non-présence et donc avec la non-vérité ». Le rapport contradictoire qui unit les mots et les choses ne signifie pas que les réalités, les vérités n’existent pas, mais qu’elles ne se disent jamais qu’en véracité, non en vérité :

La disparition de la vérité comme présence […] est la condition de toute (manifestation de) vérité. […] La différance, disparition de la présence originaire, est à la fois la condition de possibilité et la condition d’impossibilité de la vérité. […] C’est dire qu’on ne peut pas plus les « séparer » [le vrai et le non-vrai] l’[un] de l’autre, les penser à part l’[un] de l’autre, les « étiqueter », qu’on ne peut dans la pharmacie distinguer le remède du poison […].

Derrida 1989, p. 384-385

L’art de Bulbulian compose avec la condition contingente du langage. Ce qui revient, dans son cas, à composer avec la condition langagière de l’homme. Son art du langage n’est pas la même chose, on le verra, que l’art de la parole vraie censée présentifier un être national, à la faveur du cinéma direct [1].

Ce que peuvent saisir les images de Bulbulian, ce n’est pas tant la souffrance [2], à laquelle pourtant elles renvoient sans cesse, que quelque chose qui, paradoxalement peut-être, se met plus difficilement en images et qui ne se montre pas en chair et en os : le sens de l’injustice. Elles le font au sein d’une pratique esthétique capable d’accueillir le litige politique par lequel un sujet se constitue comme protagoniste dans une énonciation apte à faire apparaître un tort qu’on ne voyait pas.

La caméra de Bulbulian n’est pas celle d’un voyeur qui montrerait ce que la décence des gens préfère ne pas montrer, comme l’est peut-être celle de The Things I Cannot Change (Office national du film, 1967) de Tanya Ballantyne, ce film phare du programme Challenge for change/Société nouvelle :

Les gens se chicanent, se battent, mais est-ce nécessaire de centrer là-dessus ? […] Il me semble qu’on peut essayer d’aller aussi loin qu’on peut […] et faire cela dans le respect de la personne humaine. […] Quand on voit du monde se battre […], c’est la bataille en soi qui nous intéresse, pas le problème qu’il y a derrière [3].

Maurice Bulbulian cité dans Cantin et Lavoie 2006

Le documentaire social et politique québécois nous montre pourtant qu’il y a toutes sortes de manières de situer derrière ce qui nous intéresse, manières qui ne soient pas identiques à l’approche sensationnaliste et compassionnelle traquant l’affect dans sa plus grande nudité. On peut, avec Jacques Leduc, et grâce au montage dialectique, lire dans l’hétérogénéité des réalités quotidiennes à la fois silencieuses et bavardes une même quête de bonheur individuel accaparée par la logique du profit et la production de marchandises (Chronique de la vie quotidienne. Lundi : « Une chaumière, un coeur », Office national du film, 1977). On peut également, avec Pierre Falardeau, se proposer, dans la rencontre d’images captées dans la lignée du cinéma direct et d’un commentaire à la fois sarcastique, théorique et didactique, de décrypter des significations collectives au sein de pratiques sociales envisagées comme des discours et des rituels modernes, que ce soit la lutte professionnelle (Continuons le combat, Vidéographe, 1971) ou la fréquentation du parc Belmont (À mort, Vidéographe, 1972). C’est d’autre chose qu’il s’agit avec Bulbulian, chez qui cette question ne se pose pas dans le cadre d’une certaine résistance à la parole, mais dans le cadre d’une pratique cinématographique sans pathos, elle-même informée par le sens de l’injustice et de la dignité des êtres parlants capables d’y faire face.

Toute la question est : comment saisir le problème derrière ? Comment le problème s’inscrit-il dans le film ? On trouve peut-être une partie de la réponse à cette question dans la réponse à une autre question : qu’est-ce qu’un problème ? Un problème n’est pas un donné ou une nécessité objective, c’est le produit d’une opération de pensée et de parole qui est un découpage, au double sens — esthétique et politique — du terme, un montage de la réalité. C’est un monde, une proposition de monde. La cinématographie de Bulbulian nous autorise peut-être à aller plus loin en convoquant le penseur américain du radicalisme pragmatique qui a inspiré plusieurs cinéastes du programme Challenge for Change/Société nouvelle : Saul Alinsky (2012), pour qui le problème est une question qui inscrit une polarité et engage une capacité d’action [4].

Les problèmes de ce type traversent l’art du langage de Bulbulian, chez qui l’injustice ne laisse aucun stigmate sur les corps où elle se laisserait voir dans l’évidence matérielle. Les marques d’une récente blessure au visage du bûcheron Roger Desgroseillers, dans le film Dans nos forêts (Office national du film, 1971), ne disent pas mieux les difficiles conditions des travailleurs que les paroles par lesquelles il affirme avoir la certitude qu’il n’est pas le seul à en souffrir. On tousse un peu plus chez les mineurs du film Richesse des autres (Office national du film, 1973), mais la toux de l’ancien mineur n’a pas plus de pouvoir de démonstration des dangers pour la santé du travail inhumain dans les mines que la toux de la coiffeuse dans son salon. En périphérie de la ville mexicaine de Monterrey, cette mère monoparentale évoque la mort passée d’un de ses enfants au moment de son installation à proximité du dépotoir municipal où elle vit avec près d’un millier d’autres familles ; elle le dit au cinéaste, hors champ, devant une caméra fixe en noir et blanc se tenant poliment à distance, une distance suffisante pour faire entrer dans le cadre sa famille de six enfants, sa masure et le singulier paysage constitué d’une montagne de déchets fumants à laquelle elle est adossée (Tierra y Libertad, Office national du film, 1978). Enfin, dans le film Les délaissés (Office national du film, 1978), l’adolescent emprisonné pour vol rappelle son suicide raté, relève sa manche comme pour montrer son avant-bras à une caméra indifférente qui ne se rapproche pas, le forçant à recouvrir aussitôt son poignet sur lequel on ne verra pas la garantie de la vérité de ce qu’il raconte.

Ces plans ne disent aucunement la puissance totalisante de l’image résumant une histoire. Ils témoignent tous du recours indispensable à une parole que ne vient confirmer aucun signe de sa vérité dans le monde sensible. Et cette parole n’est jamais celle d’une instance extérieure, celle du cinéaste, comme c’est généralement le cas, disant une signification cachée que ne parviendraient pas à atteindre les gens filmés, comme on le voit dans les documentaires de Falardeau ou dans un film comme De la tourbe et du restant (Office national du film, 1980) de Fernand Bélanger, Yves Angrignon et Louise Dugal. Tout se passe donc comme si ce que captent la caméra et le micro de Bulbulian, qui ne s’attribue pas ce pouvoir de faire parler ce qui reste silencieux, était à la fois trop et trop peu. Comme si la centralité qui revient à la parole dans ses films venait suppléer à l’infirmité des images de ce qu’on ne peut pas montrer, quitte à ce que ce soit par une prétérition, comme le fait Jeanne Leblanc dans La P’tite Bourgogne au moment où la caméra capte son entretien avec un journaliste de l’émission radiophonique Présent, qui lui demande ses impressions après avoir visité les Habitations Jeanne-Mance : « Il est un peu tôt pour me demander mes impressions, parce que je suis tellement déçue que je ne peux pas les dire réellement. » Cette réponse est sans doute décevante pour le journaliste, et plus encore pour l’approche compassionnelle qui souhaite voir l’émotion nue, mais pas pour le cinéaste qui laisse à ses personnages leur droit de réserve. Si celui-ci peut à la fois ne pas cacher les dominations, monter des images en mouvement et épargner aux gens l’impudeur de l’exposition nue de la souffrance et de la misère, c’est qu’il sait que les problèmes ne sont pas là et que l’injustice ne se montre jamais nue.

La parole est ainsi le moyen privilégié par lequel se manifeste dans le film le tort au coeur du litige politique. Le tort inscrit dans les documentaires de Bulbulian concerne une triple dépossession : dépossession des biens et des territoires — habitations, ressources naturelles (forestières ou minières), modes de production, territoires amérindiens (Debout sur leur terre, Office national du film, 1982), terres des paysans africains du Burkina-Faso (Sur nos propres forces, Office national du film, 1985) ; dépossession de l’appartenance des vies individuelles et collectives à l’ordre du langage ; enfin, dépossession, liée à la précédente, d’une participation aux processus décisionnels sur le monde commun. Ce tort se dit presque toujours par ceux-là mêmes qui sont exclus des centres de décisions dont ils doivent pourtant subir les effets : résidents déplacés, travailleurs des industries forestière et minière totalement contrôlées par les compagnies privées étrangères et mues par la seule quête des profits, prolétariat urbain du Mexique, Inuits du Nouveau-Québec, Amérindiens de la côte Ouest, etc. Ces acteurs disent tous leur désir d’avoir une voix dans les décisions concernant leurs propres affaires et énoncent par là leur appartenance au champ de la parole et de la décision. L’injustice n’est pas synonyme de discours vains. La parole qui l’identifie fait aussi la dignité des êtres qui l’énoncent. Et cette dignité recouvrée par la prise de parole ouvre de nouveaux possibles.

La P’tite Bourgogne met en scène le litige politique assez classique sous sa forme soft, sur le mode de la discussion cordiale et polie, dans la séquence portant sur la rencontre, orchestrée par le cinéaste et l’Office national du film, entre des membres du comité de citoyens, le ministre provincial des Affaires municipales et le président du comité exécutif de la Ville de Montréal. Le comité de citoyens réussit à apparaître comme étant capable d’entendre les autorités publiques et, en retour, de se faire entendre par elles. C’est ce que manifestent les nombreux plans du film rassemblant deux par deux ministre et citoyen, Have et Have-Not (Alinsky 2012), ayant-part et sans-part (Rancière 1995) : ces plans ne montrent pas la collaboration et l’accord entre des partenaires égaux, mais l’égale participation à la parole sur le monde commun. Cette égalité n’est pas la manifestation du consensus, mais au contraire la manifestation du conflit opposant deux mondes irréconciliables, deux idées de communauté incommensurables : d’un côté, le monde de l’administration où les choses et les êtres doivent être administrés au sein d’un découpage de juridictions et de responsabilités réservant aux administrateurs « bien intentionnés » (dixit le ministre fédéral) la connaissance des besoins de leur population et des moyens assurant leur bien-être ; de l’autre côté, le monde où l’amélioration du sort des gens est inséparable de leur capacité de participer à leurs propres affaires, de peser sur les décisions administratives qui les touchent et de contribuer à leur réalisation. Ce conflit entre des visions du monde et leurs effets, ici, dans le mode de gestion des nouvelles habitations, restera en suspens à la fin du film. Son impossible résolution logique concerne la démocratie représentative tout entière, à plus forte raison tout processus décisionnel désigné sous le terme de gouvernance.

Véritable entreprise de valorisation de la reconquête de la capacité d’agir sur sa propre vie, réfutation de la fausse évidence qui considère comme acquis que les gens sont incapables de changer les choses et qu’il est impossible de faire autre chose que ce qui est fait, les films de Bulbulian mettent en scène le scandale de cette humanité pensante, ayant l’intelligence critique de la réalité et du système dans lequel elle vit, sachant dire l’injustice dont elle est l’objet et l’idée qu’elle se fait de ses besoins, une humanité en possession donc des conditions subjectives d’une transformation profonde du monde. C’est ce scandale que résume un des travailleurs du film La revanche (Office national du film, 1974) :

On avait coutume, quand on avait un problème, de le donner à un autre, plus smart que nous autres (député, avocat, notaire). Mais on s’aperçoit aujourd’hui que le travailleur, s’il veut faire quelque chose, est aussi capable qu’un avocat ou un député. Il s’agit d’avoir de la volonté et d’aller de l’avant. Régler nos propres problèmes, pas les donner à un autre.

Cette figure scandaleuse par laquelle se manifestent des capacités collectives adossées à la non-domination est tout le contraire de la figure de l’aliéné sur le silence de qui il faudrait dire la vérité, prolongeant ainsi son exclusion hors de l’ordre du langage et fournissant l’alibi de la politique des véritables dépositaires de la science historique ou de l’administration des besoins par les administrateurs bien intentionnés.

Mais les films de Bulbulian ne sont pas uniquement constitués du rapport entre l’impuissance des images décentes et la puissance suppléante des paroles énoncées par des sujets dissensuels. Ils sont aussi faits d’une autre puissance expressive, par laquelle le documentaire, selon le cinéaste, appartient à la catégorie « art » : c’est-à-dire le montage, entendu au sens large, cet agencement de paroles, de faits et d’images apte à susciter, à augmenter ou à diminuer des valeurs de vérité, de témoignage et d’expression. « Le cinéma, disait le cinéaste dans un entretien, ça se fait dans la salle de montage. C’est là que le mensonge devient vérité » (Bulbulian 1992, p. 72). Le travail du montage est affaire de regard, un regard procédant d’une subjectivité identique à une objectivité : « La vraie objectivité, dira plus tard Bulbulian, c’est de dire […] qu’on voit les choses de telle façon parce que c’est ce que notre expérience, notre coeur et nos tripes nous disent de voir » (cité dans Cantin et Lavoie 2006). C’est au montage que travaille cette subjectivité-objectivité informant le regard avec lequel le cinéaste peut « aller chercher l’expression artistique dans les moindres choses » (Bulbulian 1992, p. 72), signant l’abolition du double mensonge des mots et des apparences. Le montage est ainsi le creuset où s’opère une transformation quasi alchimique, métamorphosant le fer des apparences en or de vérité, grâce aux deux opérations posées par le cinéaste qui isole d’une part et relie de l’autre. Il isole non seulement des plans qu’il délimite en leur donnant une durée au sein d’un agencement avec d’autres plans, mais bien plus, il isole ce qui se révèle d’inouï à force de répétitions : « Quand je regarde ce qui a été tourné, je ne le regarde pas une fois, je le regarde vingt fois. Au vingtième visionnement, il y a des choses que je n’ai jamais vues qui se révèlent tout d’un coup. Et quand on va chercher ces choses-là, quand on les isole, il y a autre chose qui se passe » (cité dans Cantin et Lavoie 2006). Ce que fait le montage à proprement parler, un montage guidé par « la logique dans l’émotion et non la logique de la rationalité » (Bulbulian 1992, p. 72), c’est justement de faire passer dans le film cette « autre chose qui se passe » et qu’a vue le cinéaste-monteur obéissant aux impératifs de sa subjectivité. Cela se fait dans le geste d’unir deux plans, dans cet espace inexistant qui est leur relation :

J’ai l’impression de mettre en contact des choses que je ne voyais pas avant. […] ce que je mets en contact ne se passe pas dans le premier plan ou le deuxième, ça se passe entre les deux plans. Dans un no man’s land, un espace qui n’existe même pas. Il s’agit de rapprocher deux plans d’expression pour que quelque chose de nouveau sorte de ça.

Bulbulian 1992, p. 72

L’intelligibilité que Bulbulian confère à sa pratique cinématographique, sinon au cinéma en général, s’inscrit dans une tradition de pensée du cinéma comme « l’accès ouvert à une vérité intérieure du sensible » (Rancière 2001, p. 8-9), qui elle-même procède d’une révolution déjà fort avancée quand Bulbulian arrive au cinéma, soit la révolution romantique du tournant du xixe siècle, inaugurant ce que Rancière appelle le régime esthétique de l’art et de la littérature.

Cette révolution est d’abord le fait de la littérature qui a révoqué à la fois l’échelle des grandeurs du régime représentatif et le modèle oratoire de la parole éloquente au profit de la lecture des signes sur les corps et la matérialité des choses. Tous les sujets, tous les êtres peuvent désormais être également représentés : gens ordinaires et anonymes, quartiers vétustes, scènes de la vie quotidienne, conversations triviales, « le quotidien dans sa grisaille ou son soleil » (Hubert Aquin, À Saint-Henri le 5 septembre, Office national du film, 1962). Ce principe d’égalité est complété par celui de l’indifférence de la forme par rapport aux sujets représentés : n’importe quel contenu est susceptible de convenir à n’importe quelle forme. Mais ce rapport contingent entre sujet et expression est aussitôt contredit par l’idée d’un autre rapport, non contingent celui-là, en vertu duquel les mots et les choses se dotent du pouvoir de porter sur eux-mêmes la puissance d’une altérité qui les excède [5].

Ainsi en est-il du cinéma direct québécois. Cette abondante production documentaire laisse voir les investigations répétées d’un regard fasciné cherchant à se poser sur des réalités matérielles susceptibles de témoigner de ce qui les dépasse. Préférant le terrain au studio, armés d’un équipement désormais plus léger, sortis souvent sans scénario avec l’idée d’aller capter les voix et les gestes des gens « dans leur milieu », de nombreux cinéastes ont agi comme ces singuliers voyageurs qui peuplent la littérature, partis à la rencontre du monde avec une certaine idée de ce monde : un monde où des vérités — populaires, collectives, sociales, historiques, etc. — s’incarneraient dans la texture des choses et des êtres. « Ce qui s’impose alors au regard de l’étranger, c’est un nouveau mode d’existence de la vérité » (Rancière 1990, p. 24), un mode d’existence qui fait retour vers ce que Derrida (1989, p. 384) appelait « la présence originaire » de « la vérité comme présence ». L’art du langage de Bulbulian n’échappe pas à cette contradiction.

La P’tite Bourgogne s’ouvre sur une de ces « contrées toutes proches qui offrent au visiteur l’image d’un autre monde », un de ces « points d’utopie » de « l’évidence sans phrase de la chose donnée en personne » (Rancière 1990, p. 7 et 11). Cette séquence, centrée sur la figure de la grand-mère exubérante entourée de ses descendants, crée l’impression d’arriver dans l’équivalent urbain de l’univers de Pierre Perrault, mais où l’uniformité ethnolinguistique ferait place à une plus grande mixité, où la loquacité affabulatrice de Grand Louis (Pour la suite du monde, Office national du film, 1962) serait passée chez cette aïeule de 85 ans racontant sa vie de bons plaisirs et où la sédentarité contraignante de Marie Tremblay (Le règne du jour, Office national du film, 1967) aurait été transmuée en une vie atypique faite de voyages sur tous les continents. Ces plans se présentent à nous, par l’art du montage et un jeu de contrastes très efficace, comme l’image métonymique d’un autre monde. C’est que, quelques secondes auparavant, deux plans d’Habitat 67 et de ses blocs modulaires viennent illustrer le propos du cinéaste : « 75 % des habitants de la planète […] vivent dans des cités. Quelques-uns habitent des cités de silence mécanique. Les autres habitent une autre cité. » Les images qui suivent font alors taire le discours qui se garde de qualifier « cette autre cité » comme si les images parlaient d’elles-mêmes. Les rires sonores, les taquineries badines, les éclats de voix mêlés au grincement amplifié d’une balançoire de bois accueillant trois générations de parents, remplie au maximum comme la caméra elle-même qui n’arrive pas à contenir tous ces gens et à ne pas être entraînée dans leur mouvement, tout cela s’oppose à la distance d’un plan lointain en plongée et d’un zoom arrière, à l’absence de tout résident, à la modernité des blocs modulaires, au silence mécanique qui lui est attribué, à la rigidité impersonnelle des matériaux neufs et à l’inquiétante atmosphère créée par les vibrations électroniques qui ouvrent le film. Mais pour que la séquence marquée par le mouvement, la chaleur et le plaisir d’être ensemble, pour que cette séquence pourtant captée dans un cadre champêtre apparaisse comme la métonymie d’une autre ville, il faut la puissance du montage capable de faire résonner le commentaire du cinéaste, qui s’est alors tu, dans l’évidence de ce que disent de leur monde les gestes et les paroles des membres de cette petite communauté familiale.

Pour qu’un bulldozer sur des décombres et une pelleteuse faisant tomber des murs de briques soient immédiatement affectés d’une puissance d’évocation de la misère accompagnant une expropriation, il faut également la juxtaposition contrastante de très gros plans montrant un homme souriant, chaleureux et joyeux, qu’on vient de voir et d’entendre chanter une version librement modifiée de My Blue Heaven, du crooner Gene Austin, et rattachant par sa parole la misère de l’expropriation à la misère qu’il a connue toute sa vie. Ce n’est pas une voix émue, un visage buriné, un corps ravagé qui font sentir cette misère qu’il nomme, mais le choc provoqué par les images et le son qui suivent ce témoignage et qu’engage le mouvement de sa tête : images de maisons s’écroulant dans le bruit assourdissant des machineries que les mots qu’on vient d’entendre affectent d’un pouvoir expressif supplémentaire.

Des maisons semblables, que la vie humaine refuse de déserter, retenaient aussi l’attention de l’auteur des Carnets de Malte Laurids Brigge lors de son séjour à Paris au début du xxe siècle :

C’étaient des maisons qui n’étaient plus là. Des maisons que l’on avait démolies de fond en comble. […] La vie coriace de ces pièces ne s’était pas laissé piétiner. Elle était encore là, elle s’accrochait aux clous qui restaient, elle se réfugiait sur les résidus de planchers, elle s’était blottie sous le départ des angles, là où il restait encore un tout petit peu d’espace intérieur. On pouvait voir qu’elle était dans les couleurs, des couleurs qu’elle avait transformées, lentement, année après année : le bleu en vert de moisissure, le vert en gris et le jaune en un vieux blanc rance qui était en train de pourrir. […] Et de ces murs qui avaient été bleus, verts et jaunes, encadrés par les traces des cloisons détruites, sortait l’air de ces vies, l’air coriace, paresseux et confiné qu’aucun vent n’avait encore dispersé. Là stagnaient les midis, les maladies et les exhalaisons, et les années de fumée, et la sueur qui sourd sous les aisselles, alourdit les vêtements, et la fadeur des bouches, et l’odeur de moût des pieds qui fermentent.

Rilke 1995, p. 58-59

Chez Bulbulian, les décombres et les ruines des maisons détruites, les terrains vagues et informes où des enfants courent ou jouent à se construire de nouvelles maisons, sont habités d’une même « vie coriace » quand leurs images s’accompagnent de la chanson mélancolique que chante la fille aînée des Croxen, avec une guitare désaccordée et une gêne tout enfantine. Si, dans une autre séquence, les maisons désertées et placardées évoquent la dépossession, c’est qu’on nous fait entendre ce récit de Noël Daudelin : « Ils sont venus chez nous, ils ont fouillé partout, ils ont pris des portraits, ils ont marqué tout ce que j’avais. Après tout, j’étais chez nous. » Le travelling que fait alors la caméra se retrouve à la toute fin du film, quand Jeanne Leblanc termine son discours sur le pouvoir des citoyens « les moins écoutés » par cette phrase à propos du « modèle de cogestion » pour lequel les citoyens se battent : « Les résidents auraient alors une voix et participeraient à leurs propres affaires et à une rénovation urbaine où on ne regarde pas seulement l’aspect physique du logement. » Ce que Bulbulian nous montre alors, ce n’est plus le visage de la femme ni celui d’aucune des nombreuses personnes présentes à l’événement public, mais des terrains vagues et des immeubles abandonnés vus de loin, qui se trouvent à dire, grâce aux derniers mots de Jeanne Leblanc qui nous invitent à ne pas regarder « seulement l’aspect physique du logement », l’oubli de la part humaine dans la rénovation urbaine, ce que viennent immédiatement renforcer les remerciements de la fin impliquant les gens filmés, les citoyens au premier chef, dans le processus de production du film. Le même travelling lent se poursuit vers la treizième minute du film Dans nos forêts, faisant voir des usines désaffectées de pâte et papier, carreaux fracassés, toit troué, alors qu’on nous fait entendre le murmure d’un vieil homme déplorant la perte des bâtiments : « C’est bien de valeur qu’on ait perdu ça, ces moulins-là. Blasphème de blasphème ! La belle bâtisse ! » Au début de Debout sur leur terre, la caméra balaie l’étendue d’un territoire nordique alors qu’un homme lit le texte racontant l’histoire de son peuple à travers un personnage épique ayant vécu sur cette terre pendant plus de quatre mille ans.

Ce que disent en creux les montages de Bulbulian et ces images d’un autre monde, ces témoignages de dépossession, ces appels à la réappropriation, ces chansons d’exil et de paradis bleu, cette épopée d’un individu-collectif quatre fois millénaire propriétaire du territoire du Nouveau-Québec, c’est peut-être au fond une seule et même chose, soit l’attachement au territoire, du plus petit espace à soi (le logement) au plus grand (la terre ancestrale). Un tel attachement peut être plusieurs choses. Ce n’est pas seulement l’objet de la légère et discrète mélancolie qui fait retour dans la plupart des films de Bulbulian. C’est d’abord et avant tout la condition des efforts de réappropriation des territoires et de ses ressources par une collectivité. Mais c’est aussi un autre type d’ancrage qui place l’art du langage de Bulbulian en contradiction avec lui-même : l’ancrage par lequel les mots quittent leur condition spectrale pour trouver un corps d’incarnation dans l’évidence sensible. Cette territorialisation relative des paroles, c’est l’art du montage de Bulbulian qui l’opère, cet art capable de transformer en vérité le mensonge toujours possible des apparences et des mots. Le montage se trouve ainsi doté d’un singulier pouvoir, celui de transformer les mots en autre chose que des mots, en images dotées d’un degré supplémentaire d’expressivité, de témoignage et de signifiance. Ainsi, l’image et la parole reconquièrent, à travers un montage guidé par la logique de l’émotion, disait Bulbulian, une puissance d’expression par laquelle les apparences et les mots excèdent leur condition d’entités détachées de tout corps.

C’est ainsi que se contrarie un art du langage pourtant placé au service du double pouvoir qu’ont les mots d’accaparer des réalités et d’être eux-mêmes accaparés par des gens qu’ils mettent en branle, des gens en prise sur leur monde. Cette contradiction productive entre logique langagière et démocratique d’une part et logique esthétique de l’autre est peut-être le prix de la double « scénographie » qui s’opère quand on inscrit le litige politique, qui implique d’apparaître sur sa propre scène — avec ses figures, ses paroles, ses mises en scène, etc. —, dans une autre sphère d’activité sur les apparences, c’est-à-dire le cinéma, ayant des manières différentes de construire du sens et de cartographier le visible.

Quittant les terrains vagues que parcourt la caméra à la fin de La P’tite Bourgogne, sans doute faut-il revenir à ceux qu’évoque Platon à la fin de son Phèdre (Platon 1989, p. 181-182) : ces terrains « stériles » et « inappropriés » où « l’agriculteur de bon sens » ne doit pas aller planter ses semences. Platon se sert de cette image pour opposer la parole et l’écriture, la bonne trajectoire de la première et la mauvaise circulation de la seconde. L’être dont la parole est « l’affaire » doit s’assurer, comme l’agriculteur de bon sens, que ses paroles-semences trouvent leur sol fertile dans l’âme de ceux qui, comme lui, sont censés s’y connaître. À l’inverse de cette bonne transmission, les mots écrits, déplore Platon, iront se traîner, comme des mauvais garçons, des vagabonds errant à gauche et à droite, dans ces espaces impropres à l’enseignement. Le parcours raisonné de la bonne parole n’est pas censé passer par les terrains vagues. Il tient rigoureusement compte de la frontière séparant le domaine des gens dont la parole est censée être l’affaire et l’emplacement de ceux qui ne s’y connaîtraient pas et devant qui il conviendrait de se taire. La lettre ignorerait de telles frontières. Mais contrairement à Platon, on peut se réjouir que cette ignorance soit le fait de tous les mots disponibles que des personnes s’approprient pour de nouveaux usages, avec lesquels elles peuvent dire l’injustice, par exemple. Cette saine ignorance est au fondement de la politique et de la vie démocratique dans la mesure où elle est au fondement de la condition langagière de tous les êtres humains sans exception, comme de ces êtres qui peuplent les films de Maurice Bulbulian et qui répètent avec raison qu’il n’y a pas de démocratie sans eux.