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[C]’est peut-être ça que je sens, qu’il y a un dehors et un dedans et moi au milieu, c’est peut-être ça que je suis, la chose qui divise le monde en deux, d’une part le dehors, de l’autre le dedans, ça peut être mince comme une lame, je ne suis ni d’un côté ni de l’autre, je suis au milieu, je suis la cloison, j’ai deux faces et pas d’épaisseur, c’est peut-être ça que je sens […].

Beckett 1953, p. 160

Toute image s’accompagne d’une ambiance de monde.

Sartre 1986, p. 78

Il est commun de soutenir que les plus grands artistes, quel que soit leur art, sont des créateurs d’univers, qu’ils savent nous faire pénétrer dans leur « monde » et nous y faire vivre plus intensément, voire de façon plus vraie : que l’on pense seulement au monde mythologique de l’épopée homérique, au monde sanglant et comique de Shakespeare, au monde enchanté de Nicolas Poussin, au monde héroïque de Beethoven, aux mondes du Paris balzacien ou de la province flaubertienne. Certes, ces univers sont souvent conçus comme étant purement fictifs ou imaginaires, mais ils relèveraient de « bonnes images », de ces images qui, justement, parviennent à se constituer « sur le fond du monde » (Sartre 1986, p. 261). Car dans de telles sphères, on se sent au moins capable de respirer et de jouir d’une liberté qui ne nous semble plus donnée ici-bas. Ce que l’on y perd en vérité, on le gagne ainsi en vraisemblance. Ce que l’on y perd en extension et en détermination de la chose concrète, on le gagne en intensité, en rythme et en précision. Ce que l’on y perd en réalité, enfin, est plus que compensé par le surcroît de possibilités que nous offrent ces sphères : ce sont d’autres mondes possibles, gros d’autres époques, d’autres régions, d’autres rencontres et d’autres existences possibles, fussent-elles plus terribles que la réalité. Beaucoup ne pourraient pas vivre sans ces offrandes leur promettant régulièrement des possibilités nouvelles. Le possible est l’oxygène de la vie. Nous avons besoin de l’art parce que nous avons besoin de séjourner dans des espaces recelant des possibilités extérieures à notre actualité.

Cependant, il est tout aussi juste d’affirmer, à d’autres égards, que l’art moderne, et peut-être tout art véritablement singulier, s’est également acharné à anéantir cette tentation d’ériger d’autres mondes imaginaires. Défaire l’illusion romanesque, exhiber les ficelles de l’illusion théâtrale, briser l’illusion de la perspective et l’illusion figurative, renoncer aux grandes fresques, aux grands spectacles : dans tous les cas, dénoncer cette conception seulement consolante de l’art comme divertissement ou comme fuite dans des univers sans rapports entre eux. Ceux-ci ne peuvent plus qu’être l’expression d’arts malades ne sachant que reproduire, non seulement des mondes du passé, définis par leur ordre et par les clôtures qui les enferment (selon les deux sens de cosmos en grec), là même où l’univers moderne s’est ouvert sur l’infini dans un espace sans ordre ni repères, mais plus encore des mondes sottement pieux ou sinistrement frelatés, bovaristes ou mondains, factices, puérils, narcotiques ; ce que Sartre (1986, chap. 2) appelle « l’essentielle pauvreté » de l’image quand celle-ci ne renvoie plus qu’à elle-même.

L’art cinématographique apparaît alors à l’exact croisement de cette contradiction, de ce besoin et de cette critique. D’un côté, il a récupéré la puissance des rêveries consolantes propres aux arts populaires, parvenant même, grâce aux effets spéciaux et aux images de synthèse en vogue actuellement, à une production quasi illimitée d’univers imaginaires. D’un autre côté, à la fois par le réalisme photographique et cinétique de ses images et par l’artifice explicite de leur montage, il a poussé à son maximum la critique de toutes les formes anciennes, théâtrales ou picturales, de représentation et de figuration d’une réalité supposée extérieure : la chair des choses et des êtres n’est plus représentée ou figurée à l’écran, elle est immédiatement donnée, à la fois comme réalité purement sensible (c’est l’image sur l’écran qu’on suit dans son mouvement vivant et qui constitue la dimension irréductiblement documentaire de tout film) et comme réalité purement spirituelle (on ne voit les choses que dans le regard ou l’esprit d’un autre qui procède par coupures brutales, faux raccords, faux mouvements, dans un univers se présentant comme une forme d’anti-théâtre ; et c’est là la dimension essentiellement technique du cinéma). Cette double dimension du cinéma, tout aussi capable de s’ouvrir sur la réalité que de recréer des mondes techniques, donc décentrés, non appropriés à notre perception commune, est selon nous la question essentielle qui hante Cinéma 1 et 2 de Gilles Deleuze. Sous le caractère classiquement illusionniste et narcotique des mauvais films, il s’agirait de reconnaître la puissance formidable, presque religieuse, des images cinématographiques, capables à la fois d’ouvrir notre regard au monde réel et de réorganiser chaque fois celui-ci à l’aide d’agencements étranges, factices, mais signifiants et « vivables ». En ce sens, les images cinématographiques relèveraient moins d’une esthétique proprement dite que d’une ontologie, d’une sémiotique sauvage et d’une politique, c’est-à-dire qu’elles seraient animées d’une triple capacité : constituer le réel, le signifier et l’organiser en monde humain. C’est en tout cas ce que nous voudrions montrer ici : d’abord, comment le cinéma s’est davantage constitué par rapport aux statuts problématiques du monde et de l’homme dans notre modernité que par rapport à l’art ; ensuite, que cette constitution n’a pu avoir lieu qu’à partir d’une nouvelle croyance dans la force « mondanéisante » des images, voire d’une nouvelle piété par rapport à ces images ; enfin, quel sens spécifique prend chez Deleuze cette attention à la capacité des images cinématographiques d’offrir à la fois le monde et des mondes.

Reformulation du problème : Beckett ou l’immatérialisme sans Dieu

Un homme, un pauvre et vieil homme, court au loin. Est-ce la caméra qui le fait fuir ou autre chose ? On ne sait pas. Il court le long d’un mur, éperdu ou traqué. La peur dirige ses mouvements. Tantôt il s’arrête, se cache le visage, tantôt il reprend sa course et disparaît dans le hors-champ d’un escalier : sauvé ? perdu ? On ne sait pas. Cut. On se retrouve avec le vieil homme dans une chambre. Long plan-séquence sur des objets à la fois familiers et étrangers : un miroir, des chaises, une commode, un chromo du bon Dieu, une berceuse. Saisissant Unheimlich. Puis le miroir se recouvre, les objets disparaissent peu à peu. Buster Keaton vu de dos. Est-ce le même homme que celui qui fuyait tout à l’heure ? C’est ce que dit le montage mais ce n’est pas visible. Puis gros plan sur sa nuque. L’homme s’assoupit dans sa berceuse, toute forme disparaît et le film s’achève dans un troublant fondu au noir. Sommeil de la mort, ou surgissement d’une vie plus pure de l’esprit, sans plus de repères ni d’assises dans le monde sensible de nos actions, de nos perceptions et de nos affections ? Est-ce là le récit de la fin du monde et de la course universelle vers la nuit ? Ou au contraire la seule fin d’un pauvre et petit monde qui s’ouvrirait sur la possibilité d’un autre, plus vaste et plus riche, voire du monde tout court ? Ce ne sera toujours pas dit.

Voilà pourtant le canevas de Film, de Beckett, soulignant comme rarement sous une forme aussi épurée l’étrange puissance du cinéma à la fois de faire et de défaire des mondes, c’est-à-dire à la fois de réunir les coordonnées cardinales de ce qui représente pour chacun un milieu de vie, et tout autant de les ébranler, en rendant celles-ci méconnaissables et invivables, ou plus radicalement encore en brisant la continuité et les renvois qui tissent ordinairement un ordre commun. Tout Film semble en tout cas monté à l’interface exacte, « mince comme une lame », de ce pouvoir biface et démiurgique du cinéma : faire et défaire des mondes, les ériger et les morceler ; enfermer dans un monde, en épuiser les possibles et s’ouvrir sur le monde.

Deleuze résume très fortement le problème soulevé par Film dans le court commentaire qu’il en donne [1]. Déplions un instant son argument. D’un côté, Film épuise successivement, bien que dans une succession un peu différente de celle que Deleuze repère dans l’histoire du cinéma, les trois grandes possibilités de l’image cinématographique, et avec elle sa puissance de constitution du monde. D’abord, l’image-action du début, restituant le monde comme système organique composé de repères spatiotemporels (le mur vertical, le champ horizontal et la profondeur de champ de la caméra qui unifie les deux espaces : épuisement complet des coordonnées d’un monde cartésien) et de repères psychologiques (la peur, la course : épuisement complet du monde constitué par le schème sensorimoteur classique de notre monde behavioriste) ; ensuite, l’image-perception, restituant l’ordre commun des perceptions dans un système de repères coutumiers (c’est l’ordre de perception des objets familiers dans la chambre : épuisement complet d’un monde empiriste où seule l’habitude, suivant la formule de Hume, tiendrait encore lieu de « ciment du monde ») ; enfin, l’image-affection du gros plan sur la nuque de Buster Keaton, restituant le dedans d’une détresse immobile (c’est le monde intérieur des affects, réduisant l’univers entier à un ou à quelques affects de plus en plus imperceptibles). Mais d’un autre côté, Film ne s’achève pas uniquement sur un tel épuisement. « Mais rien ne finit chez Beckett, rien ne meurt », rappelle justement Deleuze (1993, p. 38), et de cette fuite hors des catégories du monde vers le repos, l’apathie et l’imperceptible surgit encore l’idée d’un monde de la Vie, plus intense et plus vrai. « Devenir imperceptible est la Vie, “sans cesse ni condition”, atteindre au clapotement cosmique et spirituel », conclut Deleuze (1993, p. 39). À travers l’épuisement des formes ordinaires du monde, Film nous renvoie encore à un monde plus puissant : cosmos de la Vie de l’esprit.

Toutefois, même légèrement dépliée, l’analyse deleuzienne est peut-être encore trop fulgurante. D’où ce film détiendrait-il le pouvoir d’offrir le monde à l’esprit dans le geste même qui l’efface sur les plans perceptif et affectif aussi bien que dans l’action ? Et que signifie alors « cosmos » si l’on se retrouve projeté par-delà tout ordre et toute clôture ?

On peut tenter de répondre en ayant recours à l’idéalisme spécifique de la philosophie beckettienne, comme le fait ici très allusivement Deleuze, mais en précisant alors le rapport exact de Beckett à Berkeley. Ce dernier soutenait que l’être se réduit soit à nos perceptions (ou images), soit à l’acte de percevoir : « esse est percipi aut percipere », être c’est être perçu ou percevoir (« ou » étant ici exclusif). Autrement dit, « tous ces corps qui constituent l’imposant cadre du monde n’ont aucune subsistance hors de l’esprit » (Berkeley 1985, p. 322). Il n’y a donc en vérité ni corps ni matière : seulement des idées (synonymes d’images et de perceptions) et des esprits. Le sens d’une aussi paradoxale ontologie est d’abord apologétique : si tout n’est qu’image, si nous n’avons accès à aucun monde extérieur à l’esprit, alors l’existence de Dieu est démontrée, car lui seul entendu comme esprit universel peut encore assurer la permanence et la continuité des choses et du monde. Or Beckett, dès Murphy, est hanté par cet immatérialisme berkeleyen. Il lui enlève cependant sa dimension essentielle, son aut percipere, c’est-à-dire qu’il ne tient pas compte de l’assurance, chez Berkeley, qu’existe en dehors des images passives une autre réalité, cette fois active, qui les perçoit et, à l’origine, les crée : l’esprit (défini chez Berkeley comme volonté) et, à l’horizon, Dieu. Autrement dit, Berkeley condamnait la pensée à une seule alternative : il y aura Dieu et le monde, ou alors il n’y aura plus rien d’autre qu’un chaos d’images désordonnées et ne communiquant pas entre elles ; Beckett accepterait l’alternative, mais pour en soutenir la seconde proposition : renoncer à Dieu, c’est dans un premier temps renoncer au monde.

Comment penser en effet un tel « chaos » ? Que deviennent le monde et le soi si tout n’est plus qu’image ou perception passive, s’il n’y a rien d’autre que des images et plus aucune volonté pour leur conférer une unité instantanée, s’il n’y a plus aucun Dieu pour leur conférer une permanence temporelle ? En un sens, il n’y a plus de monde du tout : tout n’est plus que flux d’images et flux de mots (qui ne sont rien d’autre qu’une partie de l’imagination dans cette tradition), et tout le beckettisme est là pour témoigner de ce caractère radicalement im-monde, au sens propre du terme, de l’existence du soi réduit à une pure idée sans images (c’est-à-dire sans perception directe). Mais dans un autre sens, c’est plutôt le soi qui disparaît au profit du monde : il n’y a plus de soi, ou plutôt c’est le soi qui est « Tout-Monde », pour paraphraser Glissant dans l’oeuvre du même nom, c’est-à-dire pure extériorité, pure surface lisse traversée par les flux d’images du monde, donc « Tout-Image ». En ce sens, Deleuze a parfaitement raison de faire glisser Beckett d’un questionnement berkeleyen à une solution platonicienne, mais à condition d’entendre « platonicien » au sens précis que Deleuze lui donne ailleurs : pointe singulière dans l’histoire de la pensée où la philosophie tend à la fois et contradictoirement vers sa plus grande pureté, vers l’Idée pure, vers une « pure pensée sans images », et vers son renversement radical, quand l’unité de l’Idée se brise radicalement, restituant toute réalité à une multiplicité irréductible à un forme unique, irréductible aussi à de simples « simulacres » (phantasmata), c’est-à-dire à des images à la fois matérielles et évanescentes. Toute la pensée beckettienne, dans son écriture comme dans son cinéma ou son théâtre, tenterait d’habiter cette crête paradoxale de la vie de l’esprit où le monde des images successivement se contracte dans la pointe de l’idée et se diffracte en une multiplicité d’images sans ordre ni support, où l’aube et le crépuscule du monde se confondent.

Une telle lecture de Beckett, aussi rapide soit-elle, apparaît assez irréprochable. Son seul problème est qu’elle ne répond pas à la question initiale portant sur la puissance propre de ces images cinématographiques. Prêtant d’avance le pouvoir de faire et de défaire les mondes à la seule pensée — celle-ci tantôt se concentrant dans l’idée d’un au-delà des images, tantôt se disséminant dans une multiplicité d’images singulières —, Deleuze esquive en un sens la question même que posait initialement l’expérience proprement cinématographique de Film. Car le monde qui s’y offre et s’en retire, présence et absence, défaite et promesse, n’est pas tout à fait congruent au rapport dual au monde (immonde et tout-monde) qui se déploie dans son oeuvre littéraire, et ce, au moins sous deux aspects. D’une part, parce que cette dualité ne s’y donne pas dans l’éternité de l’idée, mais bien dans le mouvement et le temps spécifiques de la seule image cinématographique ; et ce, d’autant moins que ce mouvement et ce temps spécifiques ne sont pas comparables au temps ni au mouvement du discours ou même de la parole : non seulement Film est muet, mais il s’incarne dans le temps d’un personnage si riche sur le plan de l’imaginaire (Buster Keaton) et d’une réalité si pauvre sur le plan perceptif que le choc de leur jonction dans l’image est radicalement « in-conceptualisable » (comment conceptualiser un choc ?). D’autre part, et surtout, parce qu’en passant de l’image au concept, on a glissé subrepticement du problème du monde au problème du rapport au monde. Or, ce que présente de bout en bout Film n’est pas un rapport mais bien le monde tout court : le pauvre homme, le personnage 0, comme l’appelle Beckett, surgit dans le monde, notre monde à tous, qui est sans doute un monde qui se morcelle, s’affaisse, puis s’éteint, mais un monde qui se relève peut-être enfin dans l’idée. Dans les deux cas, il s’agit toutefois d’un monde qui se donne irréductiblement à saisir à travers les systèmes de repères traditionnels de notre monde.

Dès lors, le vrai problème est bien plus général. Il revient à expliquer ceci : non pas comment la pensée peut passer dans l’image ou s’en échapper, ni comment l’image cinématographique permet de mieux problématiser notre « rapport au monde », ni même comment telle oeuvre filmique singulière peut « faire monde » (de l’expression heideggerienne die welt weltet, littéralement, « le monde fait monde »), mais comment la puissance incomparable de tout vrai film offre littéralement le monde au spectateur tout en ne lui donnant accès à celui-ci qu’à travers une perspective particulière. Car « offrir » n’est pas « penser », « problématiser » ou « donner à voir » de façon univoque, mais bien « mettre quelque chose à la disposition de », sans rien prendre ni exiger, de telle sorte qu’il existe bien des manières pour celui à qui une telle offrande est faite de s’en saisir et d’en user. Car mettre en vis-à-vis le monde et le soi, comme le rappelle Deleuze après Nietzsche, est l’idée la plus comique qui soit tant l’orgueil démesuré perceptible sous ce « et » s’avère profondément risible. Car rappeler combien une oeuvre d’art peut « faire monde », pour parler comme Goodman (1992, p. 9), ou, en un tout autre sens, peut « mondanéiser », pour parler comme Heidegger (1962, p. 47), est un topos de l’esthétique contemporaine qui n’empêche ni de s’enliser dans des banalités « vieilles comme le monde » — et c’est le cas de le dire (par exemple, s’attacher à démontrer qu’une oeuvre crée un univers imaginaire) — ni de dire n’importe quoi (par exemple dire, sans même préciser dans quel tableau, que les souliers d’ouvrier de Van Gogh dévoilent le monde de la paysannerie et de la terre). Autrement dit, le véritable problème ne concerne pas directement Film de Beckett, mais la puissance de mise en présence du monde de ce film (comme de tout grand film), qui n’est propre ni à l’oeuvre d’art en général ni à telle oeuvre cinématographique singulière, mais au cinéma tout entier. Le vrai problème, c’est celui de la puissance générale du cinéma tout entier — et non seulement des expérimentations beckettiennes ou du cinéma expérimental —, qui lui permet d’offrir le monde.

Il s’agit toutefois là d’un problème sérieux, car défendre simplement que le cinéma s’inaugure par une nouvelle offrande du monde constitue une position qui peut aussi être lue comme un parfait topos de l’ère des « conceptions du monde », topos selon lequel chaque époque concevrait le monde à partir de la métaphore de son système de représentations dominant : alors que les mondes antique et renaissant auraient conçu le monde à la fois comme Théâtre et comme Livre, il serait logique que le monde moderne le conçoive comme Cinéma [2]. Or, à travers Film de Beckett et à travers l’analyse qu’en fait Deleuze, nous venons de voir que le problème de l’offrande cinématographique du monde ne saurait justement se poser en ces termes. Ceux-ci présupposent toujours une homologie naturelle entre le monde et la représentation censée le restituer : représentation dans la représentation, théâtre dans le théâtre, livre dans le livre. Or, une telle mise en abyme de la représentation ne fonctionne plus avec le cinéma, tant l’image y joue cette fois et d’emblée contre la représentation, c’est-à-dire contre la double assise constituée par le contenu représenté, extérieur et stable, et la forme de la représentation, intérieure mais tout aussi stable. Au cinéma, c’est l’image elle-même qui constitue la chair du monde, car elle ne renvoie à rien d’autre qu’à sa propre poursuite dans le temps, suivant des formes (les règles du montage mais aussi bien celles du plan-séquence) que la perception ordinaire ne peut anticiper. Même l’image cinématographique apparemment la plus simple (un homme courant le long d’un mur) exprime un tel renvoi à son unique totalité intérieure — totalité qui est pourtant aussi bien pure extériorité, ou pure ouverture, puisqu’elle n’a rien d’analogue avec les structures ordinaires de notre monde quotidien. Or, c’est bien cela un monde qui se donne sans pouvoir se représenter : un monde à la fois entièrement en soi, immanent, sans renvoi extérieur, et entièrement en dehors de soi, sans cesse projeté vers un passé ou un avenir que l’on ne peut prédire, donc un monde imperceptiblement objectif et subjectif qui ne peut plus être posé vis-à-vis d’un sujet en charge de l’éprouver, de le penser ou de le constituer.

Dès lors, le véritable problème consiste non pas à analyser le cinéma comme nouveau système de représentation, mais d’abord à s’interroger sur cette puissance spécifique de l’image cinématographique, qui a le pouvoir d’offrir un monde véritablement nouveau, d’offrir un monde à celles et ceux qui, sans elle, n’en auraient tout simplement pas, à savoir aux minorités politiques exclues du monde des représentations dominantes. Le véritable problème revient ensuite à se demander en quoi ce « nouveau monde », en rupture avec les anciennes conceptions, peut plus précisément consister. Or, notre thèse est justement que ces deux questions constituent les fils directeurs souterrains de toute la philosophie deleuzienne du cinéma, la première trouvant sa réponse dans la nature primordialement politique, éthique, voire économique du monde offert par l’image cinématographique, et la seconde trouvant la sienne dans une toute nouvelle acception du monde, défini non plus comme ordre ou chaos, ni comme ensemble de règles ou ensemble de corps, mais comme identité, pour l’instant encore obscure, du temps, des signes et des minorités politiques. C’est en tout cas ce que nous aimerions maintenant essayer de montrer plus précisément, en cherchant autant à expliciter la puissance fondamentale du cinéma qui se dégage de la philosophie deleuzienne qu’à montrer combien cette philosophie ne trouve peut-être son plein achèvement qu’en s’appropriant cette puissance.

La nouvelle iconodulie cinématographique : l’image-monde

Au moins à un triple égard, Cinéma 1 et 2 constituent une aberration dans l’itinéraire apparent de la philosophie deleuzienne. Premièrement, penseur des singularités, Deleuze s’est toujours restreint à ne publier que des monographies ou des articles sur des écrivains (Proust, Masoch, Kafka, Melville, Lawrence), des musiciens (Schumann, Boulez) ou des peintres (Bacon). Seules L’image-mouvement et L’image-temps font exception. Deuxièmement, toutes les recherches que mène Deleuze de Logique du sens à Mille plateaux semblent être orientées vers la triple destitution des catégories centrales de ses premières oeuvres philosophiques. Ainsi, la catégorie monde disparaît-elle au profit de celles d’espace et de dehors ; celles d’oeuvre et d’auteur, traditionnellement en corrélation avec celles de monde et de Dieu, au profit de celles de processus et d’agencement impersonnel ; et celle de forme, structurale ou transcendantale, au profit de celle de multiplicité, catégorie prenant maintenant place dans un « espace lisse » et non dans un « monde ». Or, s’intéresser au cinéma oblige Deleuze à réévaluer brutalement les trois notions que sont le monde, l’oeuvre et la forme, qui acquièrent ainsi une nouvelle pertinence (mais il n’abandonne pas pour autant les notions qui les avaient un temps supplantées, ce qui complique encore le problème). Troisièmement, enfin, le premier Deleuze s’est nettement situé du côté d’un certain iconoclasme philosophique, iconoclasme à la fois issu de Platon et érigé contre Platon : l’image est toujours un frein à la pensée parce qu’elle la fait dépendre de critères qui ne sont plus siens et — notamment par son apparente identité à elle-même et sa supposée ressemblance à ce qui est censé être — la soumet au conformisme de l’ordre établi (Deleuze 1968, p. 43 et suivantes). La « nouvelle image de la pensée » qu’il appelle alors de ses voeux contre « l’image classique de la pensée » apparaît, à maints égards, comme le contraire même d’une image — une différence pure et une répétition en devenir. Même la notion lucrétienne de « simulacre » qu’il soutient un moment contre Platon sera ensuite abandonnée (Deleuze 1969, appendices 1 et 2). Or, L’image-mouvement et L’image-temps permettent incontestablement une réévaluation du statut de l’image ne contredisant pas sa philosophie antérieure de la différence et de la répétition, mais lui donnant peut-être pour la première fois une assise non métaphorique : il existerait effectivement de « nouvelles images de la pensée » qui seraient parfaitement des images et qui ne soumettraient pourtant pas la pensée aux catégories classiques de l’image, de l’identité et de la ressemblance.

Partons alors de cette dernière « aberration ». Tenter une réévaluation proprement philosophique des images oblige celui qui s’attelle à cette tâche à aller d’emblée au-delà de la seule image cinématographique et à réévaluer l’« image fabriquée de mains d’homme » en général, ce qu’on appelait autrefois icône ; ajoutons à ce propos que le parcours de Deleuze, allant de la condamnation d’une certaine idolâtrie de la pensée philosophique à une défense passionnée de l’image, rappelle l’histoire byzantine de l’iconoclasme. Dans cette perspective, en effet, toute icône apparaît double, à la fois renvoi et écran, présence et absence, proximité et distance, cadre et fuite hors du cadre. Et toute image a donc, au moins en droit, le double pouvoir de nous enfermer dans le monde de sa visibilité et de nous renvoyer à un monde plus complexe, tissé de visibilité et d’invisibilité. C’est en tout cas à partir de ce consensus que se développa cette grande querelle politique et théologique, mais non esthétique, qui secoua Byzance lors de la crise iconoclaste des viiie et ixe siècles. D’un côté, les théologiens iconoclastes reprochaient sévèrement à ceux qui tentaient de « circonscrire » l’image du Christ ou de Marie dans une icône peinte de porter atteinte à la transcendance sacrée qui unit le monde visible à Dieu ; le Verbe ne peut être circonscrit et vouloir le peindre, c’est effacer la lumière du monde, donc réduire ce dernier à n’être plus un Monde, un ordre fixe créé par Dieu, mais un pur jeu d’ombres et d’illusions. De l’autre côté, les théologiens iconodules répondaient que le Christ est d’abord Image, image vraie de Dieu rendue à la contemplation des hommes, et que, sans une telle image, il ne serait plus possible de trouver son salut dans ces « régions de dissemblance » que constitue le monde sensible d’après le péché originel. Autrement dit, l’image est le ciment du monde sensible quand on considère celui-ci dans l’horizon d’une économie du salut. « Ce n’est pas le Christ, mais c’est l’univers entier qui disparaît s’il n’y a plus ni circonscriptibilité ni image », disait Nicéphore le Patriarche (1990, 244D).

Bref, il n’est peut-être pas faux de considérer les querelles profondes qui ont accompagné la naissance du cinéma comme d’ultimes avatars, laïcisés et adoucis, de la grande querelle byzantine des images. Que reprochait par exemple Bergson au cinéma naissant ? De ne reconstituer du mouvement qu’à partir de plans immobiles et ainsi de nous couper pour de bon du monde réel de la durée et du pur changement continu, en donnant une consistance matérielle et technique à la plus vieille illusion de l’intelligence humaine, celle de ne penser le temps qu’en le spatialisant, celle de ne voir le monde qu’à travers une « espèce de cinématographe intérieur ». Dans une autre optique, que lui reprochait la phénoménologie ? De nous couper des conditions réelles de notre perception authentique du monde naissant, notamment en écrasant les « perspectives naissantes » sous une perspective mécanique et en effaçant le rôle constituant de nos mouvements kinesthésiques sur un sol immuable (obliger quelqu’un à s’asseoir pour percevoir, c’est le condamner à une perception inauthentique) [3]. Mais dans les deux cas, ces reproches finissaient par se rejoindre au moins sur un point : bien plus encore que la peinture, et même que la photographie, qui permettent à la fois une attention patiente à la durée de son objet de perception et un mouvement du corps de chair devant et autour de lui, le cinéma nous coupe définitivement de tout rapport authentique au monde réel ; ce n’est que l’incarnation mécanique du fond de la caverne de Platon où se projettent des simulacres sans consistance, donc même pas un art mineur ou impur, mais un art interdit pour quiconque prétend à la vérité.

Or, que leur répondront, sans même avoir besoin de les connaître et par des films plutôt que par discours, les premiers grands cinéastes, Griffith, Eisenstein, Abel Gance ? Que seule l’image cinématographique peut encore constituer la nouvelle image du monde moderne et le nouveau ciment du « monde naturel » comme du « monde de la culture », de sa naissance comme de sa fin, de son histoire comme de sa géographie, de son passé comme de son avenir. Les autres arts ne sont plus capables d’offrir autre chose qu’un rapport partiel, déformé, morcelé, discontinu, de plus en plus abstrait par rapport au monde. Seul le cinéma, par différents moyens (l’analogie chez Griffith, la dialectique chez Eisenstein, l’épique chez Gance), peut encore réinscrire l’action des hommes dans une même histoire et cette histoire, aussi fabuleuse soit-elle, dans une même nature, aussi fantasmée soit-elle, recréant ainsi le monde un d’une humanité universelle. Autrement dit, face à l’iconoclasme anti-cinématographique, assumé ou tu, des théologiens de la durée ou de la transcendance des choses, le cinéma a répondu d’avance par une économie de l’image cinématographique, économie devant d’abord être entendu au sens aristotélico-byzantin — que repère et souligne fortement M.J. Mondzain dans la théologie iconophile —, c’est-à-dire au sens propre d’oikonomia, soit administration d’un monde commun ici-bas, en vue d’assurer la permanence même d’un monde immanent, habitable et commun à tous. Ce mot doit ensuite être entendu dans son sens moderne, c’est-à-dire au sens d’automatisation progressive de l’organisation collective de l’échange et de la production de biens matériels ou immatériels.

En effet, seule une économie de l’image — où économie doit être pris dans son sens premier — était peut-être encore capable, au début du xxe siècle, d’offrir l’unité et la continuité d’un monde commun à l’ensemble d’une communauté politique (continuité de l’affection ou de la perception et de l’action, continuité de l’histoire et de la géographie, continuité de l’homme et de la nature). Deleuze (1983, p. 205) le remarque à propos du cinéma américain, de ses origines à Ford et à Hawks : « Finalement, le cinéma américain n’a pas cessé de tourner et retourner un même film fondamental, qui était Naissance d’une nation-civilisation, dont Griffith avait donné la première version ». Et il ajoute qu’on peut en dire autant pour le cinéma soviétique ; et l’on pourrait ajouter à notre tour que c’est sans doute encore le cas pour tous les grands cinémas « nationaux » : le cinéma japonais (Kurosawa et Ozu, les Ford et Hawks japonais), le cinéma de Satyajit Ray pour le Bengale, celui d’Abbas Kiarostami pour l’Iran, ou celui encore aujourd’hui du nouveau cinéma taïwanais. C’est pourquoi la puissance de l’image cinématographique, tout comme celle de l’icône byzantine, provient davantage de sa réalité économique, au sens ancien du terme, que politique. Elle donne naissance à une communauté de croyances plutôt qu’à une société divisée, à un peuple plutôt qu’à un rapport de forces, à un sujet collectif et anonyme plutôt qu’à un ensemble d’individualités distinctes et séparées. « Dans le cinéma américain, dans le cinéma soviétique, le peuple est déjà là, réel avant d’être actuel, idéal sans être abstrait », écrit Deleuze (1985, p. 282). Or, c’est justement cette préexistence du peuple qui fait primordialement monde : il n’y a originellement de monde que pour un sujet qui est déjà donné à travers un « idéal concret », c’est-à-dire une croyance commune assujettissant le milieu à certaines normes, donc une économie.

Mais plus encore, l’image cinématographique démultiplie sa puissance de « mondanéisation » en s’appuyant sur le second sens d’économie. C’est en tant qu’« art industriel », remarque Deleuze (1985, p. 203), c’est-à-dire en tant qu’art où le mouvement n’a pas à être exigé ou suggéré mais constitue l’élément premier de sa constitution, que le cinéma peut atteindre à « l’auto-mouvement » et ainsi « fait lever en nous un automate spirituel, qui réagit à son tour sur lui ». Or, cette notion d’automaton spirituale, exprimant ici la nature industrielle et irréductiblement collective du cinéma, Deleuze l’emprunte à Spinoza, chez qui elle signifie la parfaite appartenance de l’esprit au monde naturel. Il faut, dit Spinoza, considérer l’esprit comme un automate spirituel, c’est-à-dire qu’il ne faut pas le penser comme indépendant du monde lui-même. Dès lors, à l’instar des icônes byzantines (généralement anonymes et toujours pensées au pluriel), c’est effectivement le cinéma tout entier qui fait monde, et non tel ou tel film particulier ou tel ou tel auteur particulier (qui se singularise davantage, chez Deleuze, par les espaces propres dans lesquels il ne restitue ce monde que par ce monde lui-même, commun au contraire à toute une nation ou à toute une époque).

On peut encore aller un peu plus loin dans cette analogie entre le cinéma et l’iconologie byzantine. Car tout l’enjeu, pour les iconodules, est bien de sauvegarder l’unité d’un monde chrétien, c’est-à-dire un monde de l’incarnation, un monde où le réel ne peut se penser en dehors des corps de chair. L’icône est d’abord là pour assurer cette éminente réalité des corps, temples vivants de l’esprit, c’est-à-dire lieux de manifestation de l’être. « Le monde », ce ne peut être qu’un monde de corps. Or, l’image cinématographique peut tout autant être perçue comme constitutive de la réalité de la pensée dans et par le corps : corps de chair de l’acteur, corps animal et désirant (Brando dans un Un tramway nommé désir, 1951) ou corps effondré (comme chez Beckett, Huston ou Cassavetes), corps exubérant (Welles dans Falstaff, 1966) ou catatonique (Von Sidow dans Le septième sceau, 1956) ; mais aussi bien corps éventré de la Ville (comme chez Rossellini) ou corps de l’animal (corps du cheval chez Ford, corps de l’éléphant dans The African Queen, 1951). Cette fois, ce n’est donc plus seulement sa nature économico-politique mais sa puissance d’incarnation, de constitution des corps, qui assure au cinéma sa puissance de mondanéisation, et ce, en ce qui concerne l’image-mouvement comme l’image-temps. C’est ce que Deleuze (1985, p. 261) appelle justement, à propos de Garrel, un « cinéma de constitution », expression à entendre dans son sens phénoménologique, c’est-à-dire un cinéma de légitimation de ce que l’on pose comme réel, et qu’il commente ainsi :

[…] constituer les corps, et par là nous redonner croyance au monde, nous rendre la raison… Il est douteux que le cinéma y suffise ; mais, si le monde est devenu un mauvais cinéma, auquel nous ne croyons plus, un vrai cinéma ne peut-il pas contribuer à nous redonner des raisons de croire au monde et aux corps évanouis ?

Enfin, cette idée que le monde est devenu un « mauvais cinéma » soutient l’analogie avec l’iconodulie byzantine sous un troisième rapport, à savoir la lutte du « vrai » cinéma contre les clichés, contre toutes ces images figées et vaines, à la fois intérieures et extérieures, dans nos têtes et sur nos murs, car issues de notre bêtise irréductible, de nos superstitions et de nos névroses autant que de la publicité, de la mauvaise télévision et de tous les cultes modernes de l’image qui déréalisent complètement notre monde quotidien pour en faire un écran, un nuage de fumée, une drogue. Pour les iconodules, il était des plus important qu’on ne confonde pas leur culte des images avec les cultes idolâtres, c’est-à-dire avec les cultes d’images ne valant que par elles-mêmes et ne renvoyant à aucune réalité plus essentielle, à aucun dehors plus étranger. Autrement dit, l’image fabriquée ne peut faire monde qu’en luttant contre d’autres images qui l’ont auparavant défaite, et les clichés de notre « civilisation de l’image » peuvent légitimement être conçus comme une forme moderne et laïcisée d’idolâtrie qui ne nous couperait plus seulement de notre rapport à Dieu, mais de notre rapport au monde même. En ce qui a trait au cinéma, Deleuze semble repérer deux régimes distincts de lutte contre un monde ne tenant plus que par de tels clichés. D’abord, au coeur de l’image-mouvement, c’est « l’image-pulsion », qu’il découvre entre l’image-affection et l’image-action, image qui n’incarne ni tout à fait une affection renvoyant à un sujet déjà constitué ni tout à fait une action renvoyant à un monde déjà donné, mais bien une pulsion élémentaire renvoyant à un « monde originaire », c’est-à-dire un monde où les clichés se déchirent pour renvoyer aux pulsions élémentaires qui les habitent : « Les personnages y sont comme des bêtes, l’homme de salon, un oiseau de proie, l’amant, un bouc, le pauvre, une hyène » (Deleuze 1983, p. 174). Von Stroheim et Buñuel seraient caractéristiques d’une telle image. Mais ensuite, Deleuze repère un second régime de lutte contre les clichés. C’est celui qui va présider à la grande crise de l’image-action et à l’émergence de l’image-temps, c’est-à-dire une image qui ne constitue plus seulement un mouvement, mais renvoie à de pures lignes de temps qui se superposent dans l’image et ne se raccordent plus « naturellement », qui au contraire se croisent, se heurtent, s’enfouissent les unes sous les autres, comme dans la Nouvelle Vague, chez Duras ou chez les Straub. Si la splendide naïveté, américaine ou russe, qui nous faisait croire en un monde commun se défait, si Hollywood ne sait plus produire que des parodies plus ou moins grimaçantes de son ancien cinéma, s’il n’y a plus de peuple, plus de corps pour le soutenir, si tout mouvement y apparaît faux, si c’est ce monde commun lui-même qui ne tient plus à son tour que par des clichés en se perdant dans une nouvelle idolâtrie (des acteurs, des auteurs, des effets), qu’est-ce qui peut encore nous rendre le monde ? Encore une image cinématographique, justement, mais une image qui ne se contente plus de restituer au présent un mouvement, et qui va de surcroît le morceler, le fausser, en briser la narration linéaire (d’où l’importance des faux raccords) et la figuration naturaliste (d’où l’importance de l’écran noir ou de l’écran blanc), pour faire ressurgir sous le mouvement apparent, qui n’est plus crédible, un passé plus profond et un avenir plus consistant (fût-il plus terrifiant). Deleuze (1983, p. 289) résume fortement ce problème et sa solution à propos de Godard :

[…] si les images sont devenues des clichés, à l’intérieur comme à l’extérieur, comment dégager de tous ces clichés une Image, « juste une image », une image mentale autonome ? De l’ensemble des clichés, doit sortir une image…

Autrement dit, on en revient à l’esthétique de l’iconologie orthodoxe qui, par ses ors, ses aplats quasi-abstraits et sa frontalité, son anti-réalisme et ses faux raccourcis (en usage dans le monde orthodoxe encore bien après la chute de Byzance et l’invention de la perspective moderne), son exigence de conformité (non aux images du monde sensible mais à l’image mentale du Christ que chacun porte en soi), appelait non à produire des images justes, ressemblantes, comme dans l’ancienne civilisation de l’image qu’était la Grèce polythéiste, mais à ériger juste une Image qui soit comme un pont entre le temps de la révélation passée et celui de la parousie à venir. Ici, l’étonnant usage du déontique (« doit sortir une image », dit Deleuze, et c’est lui qui souligne) ne trompe pas et, de toute façon, on peut aisément imaginer Godard en moine ukrainien. L’enjeu du cinéma moderne n’est peut-être rien de moins que de parvenir à soutenir une nouvelle théologie sans Dieu, c’est-à-dire une a-théologie qui tenterait encore de préserver l’unité du monde après la mort de Dieu.

Les trois noms deleuziens du monde : durée, signes, minorités

L’icône comme offrande d’un monde structuré et non défait par le divin, le cinéma comme offrande d’un monde traversé par la vie de l’esprit sans majuscule (l’esprit, ce n’est plus Dieu, c’est le cerveau), voilà ce que nous voulions primordialement montrer : l’enjeu premier du cinéma n’est pas uniquement esthétique, mais bien plus profond — sauvegarder la réalité du monde après la mort de Dieu et l’effacement progressif des nations. Toutefois, parler d’« a-théologie » n’est entièrement satisfaisant ni pour décrire l’enjeu exact du cinéma moderne, ni pour comprendre la philosophie que tente d’en extraire Deleuze. Ce serait souscrire trop vite à la perspective de Bataille, c’est-à-dire à la recherche d’une transcendance nouvelle là même où la transcendance ancienne s’est effacée, donc dans la confrontation avec le néant : l’ultime image serait l’absence d’image. Or, toute la démarche deleuzienne, comme l’histoire la plus récente du cinéma, tendent encore à retrouver dans l’image cinématographique l’offrande d’un monde immanent et commun, de ce monde d’ici-bas, où le dedans n’est pas qu’angoisse et où le dehors n’est pas que néant. Le cinéma demeure l’art du commun, et Deleuze n’a jamais considéré l’absence d’image dans le cinéma dit d’auteur ou dans le cinéma expérimental comme la vérité ultime du cinéma, mais seulement comme l’une de ses fonctions ou l’une de ses limites (qui, si on les franchit ou les magnifie trop, risqueraient justement de lui faire perdre sa puissance mondanéisante).

Dès lors, il nous faut rompre in fine notre analogie avec l’iconodulie byzantine. À trop longtemps séjourner sur le terrain de la théologie, on risque en effet de connaître le devenir de toute théologie, de devoir nier cela même qu’on cherchait à fonder, de se perdre dans une philosophie purement négative et équivoque du cinéma. Or, l’offrande du monde qui caractérise le cinéma conserve de bout en bout chez Deleuze des déterminations entièrement positives et univoques. Le monde n’y est jamais une métaphore et peut se caractériser par des noms entièrement réalistes. On peut retenir au moins trois noms pour déterminer ce concept de monde qui traverse l’ensemble de Cinéma 1 et 2. Ce ne sont plus ni le dedans ni le dehors, qui caractérisent plutôt les espaces cinématographiques, mais la durée, les signes et les minorités.

Le premier nom du monde, c’est la « durée ». Le monde est ce qui dure. Contre Bergson lui-même, Deleuze reprend ainsi toute son ontologie pour nommer la première forme du monde que nous offre le cinéma. Et l’on comprend maintenant pourquoi. La durée est la vie même qui permet de penser l’unité dans la multiplicité sans réduire celle-ci à l’identité immobile d’un cliché ou d’une étiquette. Elle exige, pour être saisie, les coups de sonde de l’intuition dans chacune de ses créations singulières : retrouver le mouvement sous l’image instantanée, l’étiquette ou le cliché, et le temps pur sous le mouvement. D’où le cheminement de l’analyse deleuzienne qui, tout en sondant pas à pas une série d’oeuvres singulières, tend non pas à opposer l’image-temps et l’image-mouvement, mais à retrouver dans celle-ci la vérité de celle-là. Le monde qu’offre le cinéma est un seul monde, et ce non pas malgré, mais justement parce qu’il ne se déploie que dans des séries disparates d’oeuvres singulières. Il n’y a donc pas à chercher, comme les théologiens iconodules, à fixer des règles (en vérité assez radicales) à la production iconique : la vérité de l’image cinématographique est immanente et les formes de ses créations singulières sont à jamais ouvertes. C’était bien là l’autre nom de ce monde de la durée que Deleuze repérait dès le départ chez Bergson : un Tout ouvert, qui ne soit ni une partie (sans quoi il n’y aurait plus de monde) ni un ensemble (sans quoi il n’y aurait plus de durée, donc plus de création) [4].

De ce point de vue, il ne faut sans doute pas accorder la même importance à Peirce qu’à Bergson dans l’économie propre de la philosophie deleuzienne du cinéma. La seule philosophie de Peirce tendrait en effet à nous faire saisir le cinéma comme langage ou sémiotique alors que tout le propos de Deleuze vise le contraire. Le recours à Peirce, ici, est donc en vérité purement instrumental. Il sert essentiellement à formuler le second nom pleinement positif du monde qu’offre le cinéma : à savoir que celui-ci est un système de signes, la notion de signe étant justement celle qui nous libère de l’enfermement dans l’image ou la chose pour nous permettre de nous ouvrir à un monde qui ne se présente pas comme un monde à connaître, mais à apprendre et à arpenter, mouvement qui assure la préservation, dans l’ordre de la visibilité, d’une lisibilité qui assure à l’image une ouverture sur ce qu’elle n’est pas. En son sens le plus large, ce concept apparaît même chez Deleuze comme le premier nom du monde, celui qui lui permettait notamment de décrire au plus près les différents mondes que traverse le narrateur de La recherche du temps perdu : le monde de la mondanité où chacun n’est que signes, le monde de l’amour où l’amant(e) n’est qu’un monde de signes enveloppés que l’amant s’emploie (vainement) à déchiffrer, le monde de la réminiscence, qui n’est qu’un ensemble de sensations-signes à analyser et le monde de l’art, d’où émanent les essences vers quoi tous ces signes faisaient signe (Deleuze 1965, p. 55-60). Mais ces mondes pluriels échouaient finalement dans leur tentative d’offrir un véritable monde commun, puisque les essences mêmes de l’art devaient y être trouvées par chacun et pour son propre compte. Au contraire, le cinéma tout entier, et non le cinéma de tel ou tel auteur, offre un monde de signes que tous peuvent s’approprier et dans lequel chaque événement peut s’inscrire sans y perdre sa singularité. D’où l’usage sauvage (puisqu’il en récuse et la logique fondamentale et même, parfois, la signification spécifique) que Deleuze fait de la sémiotique peircienne : il s’agissait peut-être là uniquement, pour Deleuze, de rendre hommage à la première tentative de traduire systématiquement l’ensemble jamais clos des images en un ensemble jamais clos de signes dont le caractère abscons même (dicisigne, qualisigne, opsigne…) s’avère précieux pour interdire tout usage représentatif de l’image.

Enfin, il existe un troisième nom du monde qui marque le refus deleuzien d’associer la cinéphilie à quelque tournant théologique que ce soit. C’est celui de minorités. En effet, la notion de minorité est à la fois ce qui fait éclater la notion d’économie (aux deux sens où nous l’avons définie) au profit d’une ligne proprement politique, et ce qui préserve comme nulle autre l’attente d’un monde commun, car toute minorité, dit Deleuze, a besoin de fabuler pour se construire un monde, de se donner un monde en images, mais s’avère pour cela directement en prise avec le pseudo-monde des clichés qu’offrent les consensus majoritaires. C’est pourquoi la notion était déjà présente en filigrane dans ses analyses de l’image-mouvement, où le cinéma de Ford (et l’on devrait ajouter de Cimino) ou d’Eisenstein pouvaient aussi bien constituer le « creuset des minorités, c’est-à-dire ce qui les réunit, ce qui en révèle les correspondances même quand elles ont l’air de s’opposer », par le truchement de la figure de l’immigré ou du prolétaire universels (Deleuze 1983, p. 203). Mais c’est surtout pourquoi elle devient aussi fondamentale dans son analyse de l’image-temps, quand le monde commun, le « monde véridique » s’est révélé parfaitement factice, tissé de clichés et de misère. Dans l’espace strié du marché et du capital, le cinéma minoritaire est encore le seul à parvenir à offrir un monde crédible. Splendide crédibilité, pour ne prendre que deux exemples récents, du Nouveau monde de Terence Mallick (2005) et de Brokeback Mountain de Ang Lee (2005), bien que filmés dans les grandes formes classiques de l’image-action et de l’image-affection. Le cinéma des minorités traverse toute l’histoire du cinéma pour revenir à sa vérité inaugurale : il n’y a de monde un que dans la fable mouvante, sans cesse répétée, sans cesse différente, d’une minorité politique rendue à la nature.

Au final, qu’est donc ce monde que nous offrent les cinémas ancien comme moderne ? Un monde du temps, des signes, des minorités politiques, un monde qui dure dans le déploiement et l’enveloppement de ses signes, et un monde offert à tous ceux qui n’ont plus de monde. Et qu’est-ce donc que cette somme si curieuse au premier abord qu’a produit Deleuze sur le cinéma ? Peut-être rien d’autre qu’une tentative pour mettre en discours cette « image du monde » que nous offre le cinéma. Pendant les deux grandes renaissances médiévales, au xie et au xve siècle, on appelait en effet image du monde, imago mundi, les premières encyclopédies qui prétendaient restituer la géographie, l’histoire et la zoologie du monde créé. Or, n’est-ce pas là exactement ce qu’a fait Deleuze ? Écrire à la fois une géographie (ontologique) du cinéma, une histoire (pédagogique) des signes que celui-ci a créés, et une zoologie (politique) ? En ce sens, en tout cas, sa leçon serait claire. L’histoire du cinéma ne serait peut-être rien d’autre que l’histoire d’une nouvelle Renaissance, c’est-à-dire non seulement d’une nouvelle iconodulie sans Dieu, mais aussi d’une nouvelle Renaissance de l’esprit, au moins au quadruple sens que la Rinascità italienne s’est elle-même donné [5].

Premièrement, en effet, la Renaissance s’est voulue et pensée comme rupture avec l’ancien monde. Or, il en va de même du cinéma qui doit être conçu, selon Deleuze, non seulement comme une révolution dans l’esthétique, où l’image filmique viendrait supplanter l’icône conforme, l’image peinte ou l’image sculptée, non seulement comme nouveau support de la visibilité et de la lisibilité du monde sensible (c’était le rêve de Gance, de Griffith, d’Eisenstein), mais aussi comme une révolution dans l’ontologie par laquelle l’image-mouvement et l’image-temps viendraient supplanter la permanence de la chose comme support du monde réel (c’était le rêve du néoréalisme et aussi du cinéma-vérité, qui « ne sera pas un cinéma de la vérité, mais la vérité du cinéma »), comme une révolution dans la connaissance par laquelle une pédagogie des signes iconiques viendrait supplanter une épistémologie de l’expérience ou de la démonstration (c’est en un sens le programme cinématographique de Godard, par exemple, quand il prétend, avec À bout de souffle [1959], avoir tenté de faire un reportage sur Jean-Paul Belmondo et Jean Seberg jouant dans un film de Godard), et comme une révolution dans la politique par laquelle la communauté des minorités, de ceux qui n’ont plus de communauté, serait devenue l’ultime matrice du monde commun (et c’est là tout le cinéma de Ford ou de Cimino).

Deuxièmement, la Renaissance s’est pensée comme une rupture ou comme une révolution dans et par la culture : c’est d’abord aux artistes, aux philosophes, aux savants qu’il incombe de reconstruire le nouveau monde. Or, là encore, le cinéma selon Deleuze doit être pensé, au-delà de ses modes de production industriels et techniques, comme une révolution essentiellement culturelle, c’est-à-dire comme une révolution dans nos manières de penser et d’aimer le monde. De ce point de vue, il serait peut-être plus juste, par exemple, de comparer JLG/JLG de Godard (1995) au Vita nova de Dante qu’à Hegel ou Merleau-Ponty, dont Godard récite pourtant des extraits dans ce même film — c’est un poème d’amour à la première personne, dédié à Anne-Marie Miéville, qui se veut en même temps une interrogation philosophique sur les choses, une complainte politique, une ode à la vie inorganique de l’eau…

Troisièmement, une telle révolution dans la culture a été d’abord pensée par les acteurs de la Renaissance comme un décloisonnement des savoirs, des techniques, des arts et des disciplines, l’orgueil de Léonard étant exemplaire d’une telle volonté de maîtriser et de traverser toutes les dimensions de l’humain. Or, là encore, les cinéastes ne sont grands pour Deleuze que parce qu’ils ont assez d’orgueil pour assumer l’ensemble des registres de la pensée, de la création et de la politique, mais en leur ôtant tout centre, toute précellence l’un par rapport à l’autre. C’est « archétypiquement » le cas, par exemple, de Mr Arkadin d’Orson Welles (1955), où tous les personnages-relais se succèdent sans parvenir à dévoiler une vérité centrale et définitive sur le secret d’Arkadin, sinon celle d’un humanisme plus grand encore que son orgueil.

Quatrièmement, enfin, la Renaissance, de Nicolas de Cues à Giordano Bruno, s’est pensée non uniquement comme rupture mais aussi bien comme vecteur de multiplication des mondes : il n’y a plus un seul monde, mais une infinité de mondes infinis à découvrir, à traverser, à penser. Or, non seulement on retrouve un tel processus dans la constellation taxinomique que nous livre Deleuze, mais on constate que l’essentiel, chez Deleuze, consiste à comprendre ces mondes à la fois réels et lointains davantage comme des formes de la pensée que comme des cadres où seraient contenus les mouvements et les perceptions : on ne verra l’univers et les mondes infinis qu’il contient qu’en les pensant. Dans cette perspective, c’est peut-être l’oeuvre de Stanley Kubrick qui s’avère au final la plus symbolique de ce devenir-renaissant du cinéma, et tout particulièrement 2001 : l’Odyssée de l’espace (1968) : le monolithe porte en lui les trois formes de la pensée, celle des premiers hommes, celle de l’homme actuel, celle de la machine de demain, ayant ainsi simultanément accès au secret intérieur de la psyché et au secret extérieur des étoiles. « C’est que, chez Kubrick, le monde lui-même est un cerveau », commente Deleuze (1985, p. 267). On croirait entendre un slogan de la Renaissance réécrit par un ordinateur. Peut-être celui-là même qui, par ses images de synthèse, est en train d’entraîner l’effacement de l’aurore nouvelle surgie de l’invention cinématographique.