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Professeur d’études cinématographiques à l’Université de Liège et spécialiste du cinéma d’avant-garde, Livio Belloï aborde ici une oeuvre singulière, Film Ist., de Gustav Deutsch (né à Vienne en 1952 et surtout connu pour ses travaux dans le domaine du found footage). Son livre est à la fois une microscopie (d’une partie) de cette oeuvre et une réflexion plus générale sur quelques aspects fondamentaux de la théorie et de la méthodologie du cinéma, et de la pensée visuelle dans son ensemble. Afin de bien faire ressortir l’originalité de l’approche de Livio Belloï lisant le film de Deutsch et réfléchissant sur le cinéma et la théorie de l’image (visual culture), il convient d’abord de présenter plus en détail la vision du cinéma dont part l’auteur dans son analyse de Film Ist. et la manière dont il situe l’oeuvre de Deutsch dans la tradition du cinéma expérimental.

Qu’un film « pense » est une idée aujourd’hui largement partagée. De par l’organisation de son propre matériau, une oeuvre cinématographique porte la trace d’une intervention réfléchie dans le monde, qui comprend aussi le monde des images, fixes ou mobiles. Corollairement, un film offre au spectateur la possibilité de développer une réflexion, d’abord sur l’oeuvre en question, puis sur le cinéma en tant que médium et pratique culturelle, enfin sur l’image et la pensée visuelle en général. Le tournant cognitif dans les recherches sur l’image et le succès des livres de Gilles Deleuze sur le sujet ont beaucoup fait au demeurant pour rendre une telle lecture presque « naturelle ».

Qu’un film expérimental pense « davantage » que d’autres films, plus soucieux par exemple d’efficacité narrative, de bons dialogues ou encore de l’exploitation de tel ou tel code générique, paraît tout autant une évidence, du moins dans la tradition des avant-gardes, laquelle a souvent privilégié le retour du cinéma sur lui-même. Or, sur les plans herméneutique et didactique (lesquels ne sont pas sans rapport), il n’est pas rare que le cinéma expérimental entrave la saisie de ses propres mécanismes, empêchant, soit par défaut, soit par excès, de prendre la vraie mesure de ce qui se passe à l’écran. Dans le premier cas, celui d’une insuffisance par défaut, le film ne montre pas assez. C’est le danger d’un certain minimalisme : à force de braquer l’attention sur un objet réduit à un petit nombre d’aspects, il décourage l’attention soutenue du spectateur qui a besoin, non pas de distractions, mais de suffisamment de diversité et d’alternatives pour s’attacher à la lecture approfondie d’une oeuvre et se lancer dans une tentative d’interprétation. Dans le second cas, celui de l’insuffisance (paradoxale) par excès, le film montre trop : trop d’images, trop d’images sursaturées d’informations, trop d’images défilant à un rythme qui dépasse les capacités d’assimilation du spectateur même averti. C’est le péril du maximalisme : à force de bombarder le spectateur de stimuli visuels, il finit par excéder, dans les deux sens du mot, les capacités d’assimilation du spectateur, pour qui distance et recul sont des conditions sine qua non de l’effort herméneutique. Pour relatifs que soient bien sûr les concepts de minimalisme et de maximalisme — car il est des spectateurs qui sont portés vers la monotonie voire vers l’ennui, comme il en est d’autres que stimule l’accélération débridée de l’input —, leurs effets sont souvent comparables : une diminution du caractère « pensif » du film, dont les possibilités de réflexion ne sont pas utilisées de façon optimale.

Dans le corpus très vaste du cinéma expérimental, Film Ist. de Gustav Deutsch est une oeuvre qui semble avoir trouvé le bon équilibre entre les deux écueils de la privation et de la pléthore. L’oeuvre est suffisamment riche en éléments de surprise et de curiosité pour susciter chez le spectateur une attitude de tension permanente, favorable à l’éclosion d’une pensée visuelle d’un type nouveau. Mais en même temps l’oeuvre de Deutsch témoigne aussi d’un niveau de maîtrise et de cohésion qui dote le spectateur appliqué d’assez de balises pour qu’il ait la garantie de voir aboutir sa quête de sens. Film Ist., dont plusieurs fragments peuvent être consultés sur YouTube, est une oeuvre capitale mais non encore reconnue à sa juste valeur. Il s’agit d’une oeuvre en trois volets, composés respectivement en 1996-1998, en 1999-2002 et avant 2009 (année de sortie du troisième volet de l’ensemble), mais qui tous s’appuient sur la technique du found footage et tentent de répondre à la question de base qui a toujours accompagné le médium comme son ombre : « Qu’est-ce que le cinéma ? »

Dans son étude sur Film Ist., dont seuls quelques menus passages ont déjà fait l’objet d’une publication dans des revues (dont Belloï [2010]), Belloï se concentre sur le second volet de l’ensemble. Divisée en six sections thématiques, cette partie centrale de l’oeuvre se penche sur les rapports entre cinéma et music-hall et cinéma et champ de foire. Contrairement aux deux autres parties de Film Ist., qui couvrent une période historique plus longue, le volet central contient uniquement des extraits de films muets. S’il paraît logique de se limiter à l’époque du muet pour évoquer les deux berceaux majeurs du médium émergent, l’ambition de Deutsch vise bel et bien le cinéma dans son ensemble, plus exactement le cinéma en tant qu’outil et produit (la distinction entre les deux serait ici tout à fait oiseuse) de la pensée visuelle en action. Deutsch revient donc — et il est loin d’être le seul à le faire de nos jours — à la question essentielle de Bazin : « Qu’est-ce que le cinéma ? » Mais la réponse qu’il donne est très différente de ce qui se trouve couramment dans le cinéma expérimental, lequel privilégie, dans un esprit typiquement moderniste, une démarche fondée sur le principe de soustraction. En effet, le cinéma expérimental s’applique souvent à circonscrire ce qui définit le cinéma en supprimant ce qui ne lui est pas propre, dans l’espoir d’aboutir ainsi à des oeuvres intégralement spécifiques, c’est-à-dire ne comportant plus aucun paramètre non spécifiquement cinématographique (le refus de la bande-son, propagé par de nombreux puristes ou inconditionnels de la spécificité cinématographique, en est un bon exemple, d’ailleurs récurrent dans l’histoire du cinéma). Deutsch, que la question de la spécificité cinématographique ne laisse nullement indifférent, aborde toutefois la question de la nature du cinéma dans une autre perspective, à la fois plus ouverte et plus générale.

Plus ouverte d’abord : Film Ist. s’organise thématiquement en fonction d’une série de mots-clés (Komisch : « comique », Magie : « magie », Eroberung : « conquête », Schrift und Sprache : « écriture et langage », Gefühl und Leidenschaft : « émotion et passion », Erinnerung und Dokument : « souvenir et document ») qui sont autant de variations personnelles sur les célèbres définitions de Samuel Fuller (« Le cinéma, c’est un champ de bataille »), de Jean-Luc Godard (« Le cinéma, c’est la vérité vingt-quatre fois par seconde »), de D. W. Griffith (« a girl and a gun ») et de quelques autres. Pour Deutsch, répondre à la question « Qu’est-ce que le cinéma ? » ne consiste donc pas à identifier les paramètres matériels d’un film, opération qui revient presque toujours à essentialiser le cinéma au moyen des seuls critères du cadrage et du montage, mais à déployer un éventail de possibles, qui sont aussi autant de contraintes, puis à illustrer ces possibles à l’aide de fragments d’archives patiemment explorées. Ce travail s’effectue à deux niveaux. D’un côté, les prélèvements de Deutsch se font dans une perspective clairement anthologique. L’essentiel, ici, est de présenter un survol aussi divers et représentatif que possible de ce que le mot-clé du titre de la section concernée permet d’agréger au sein d’une archive, qui n’a évidemment jamais été pensée en fonction du classement de Film Ist. De l’autre, l’ambition de Deutsch est également d’instituer ce nouveau corpus en illustration de ce qu’on peut appeler avec Belloï une série de « surgenres » (les extraits de la section « comique » font davantage qu’exemplifier cette catégorie sémantique, ils s’efforcent aussi de mettre à nu, dans un esprit « méta », les mécanismes qui permettent leur appartenance à cette catégorie). Selon le principe « qui se ressemble s’assemble », Film Ist. dégage ainsi les régularités, les codes, les connivences qui aident à comprendre pourquoi une certaine manière de voir le cinéma engendre une certaine manière d’organiser le regard, aussi bien du point de vue de la production que du point de vue de la réception.

Mais la définition de Deutsch est aussi plus générale, dans la mesure où le cinéma se trouve ici considéré non seulement en lui-même, mais aussi et surtout en tant que domaine d’une faculté humaine plus vaste, à savoir la pensée visuelle. Dans la tradition de Rudolph Arnheim, mais aussi d’Aby Warburg (le contemporain du jeune Arnheim), la pensée visuelle est caractérisée par Belloï comme une manière de penser qui porte simultanément sur le visible et sur ce qui le dépasse. D’une part, la pensée visuelle est une démarche de l’esprit qui s’avère capable de faire ressortir dans l’objet à voir des structures rendues visibles par la discrimination entre informations pertinentes et informations secondaires. D’autre part, la pensée visuelle s’avère non moins capable de rattacher l’image à d’autres éléments qui ne sont pas directement présents en elle. À l’instar de l’Atlas de Warburg, Film Ist. exhibe une pensée visuelle en action. Deutsch fait repérer dans l’image une série de liens entre ce qui se voit à l’écran et tout ce que subsument les mots-clés des diverses sections de l’oeuvre, la pensée visuelle procédant toujours par la mise en rapport d’images, de manière soit syntagmatique, soit paradigmatique (on reviendra tout de suite sur la question du montage, dont Belloï va montrer judicieusement qu’elle est trop étroite pour penser la totalité des opérations mises à contribution par le cinéma).

La production de Deutsch n’est pas étrangère au genre millénaire de l’art poétique et, vu la présence lancinante des interrogations sur la nature du nouveau média dès l’apparition du cinématographe, toutes techniques confondues, il ne faut pas s’étonner de pareille orientation dans une oeuvre expérimentale, où la question des limites — et partant du centre — d’un art joue inévitablement un rôle décisif. L’art poétique de Film Ist. se distingue cependant des arts poétiques ordinaires par son recours exclusif au found footage, c’est-à-dire à la citation. Film Ist. est un art du « remixage », de l’« échantillonnage », du « collage », pour utiliser une terminologie contemporaine, où, techniquement parlant, seule la bande-son est originale. Cela dit, le travail de sélection, de prélèvement, de greffe, de montage n’a chez Deutsch rien de passif ou d’aléatoire, et il s’explique par la vision du cinéma défendue par l’auteur. Pour ce dernier, le found footage n’est pas seulement un choix technique ou esthétique, mais un choix qui se confond avec l’essence même du cinéma tel que le pense Film Ist.

En effet, Deutsch laisse de côté toutes les définitions traditionnelles du cinéma, qu’elles soient basées sur les caractéristiques formelles du médium (qui dans bien des cas convergent vers les notions de cadrage ou de montage — et vers elles uniquement) ou sur ses propriétés représentatives (qui soulèvent d’habitude des questions autour de notions telles que le réalisme, la fiction, la véracité, le documentaire, l’authenticité, et ainsi de suite), pour aborder de front une conception radicalement différente du cinéma fondée sur le concept de « re-montage ». Le choix fondamental de ce concept, que Belloï justifie à travers une relecture très fine des écrits de Lev Koulechov, rattache Film Ist. aux approches du cinéma basées sur l’idée de « série culturelle ». Même si ni Deutsch ni Belloï ne se réclament explicitement de ce courant d’analyse, il est manifeste que tant Film Ist (le livre) que Film Ist. (l’oeuvre cinématographique) s’inscrivent dans cette vision du cinéma. Deutsch comme Belloï insistent sur l’ancrage historique du médium au coeur d’un ensemble de pratiques culturelles et médiatiques dont les rapports internes et externes se modifient en permanence (en l’occurrence, les trois volets du film de Deutsch renvoient respectivement au monde des laboratoires, au monde du music-hall et du champ de foire, et au monde de la tragédie et du mythe). Dans une telle perspective, le recours exclusif au remontage, puis la montée en épingle de ce principe technique comme geste fondateur du cinéma, s’avèrent comme une mise en abyme de la manière dont Film Ist. pense la réponse à la question fondamentale de Bazin. Aux yeux de Deutsch, le cinéma est une intervention dans un champ déjà constitué, mais non fermé, et l’essence du cinéma (le « sens » de son « message », pour parler comme McLuhan) serait de réarticuler les séries culturelles dont il relève et qu’il re-médie tout en étant sans arrêt interrogé et re-médié par elles.

Dans un même esprit, on pourrait s’interroger aussi sur les restrictions chronologiques que s’impose Deutsch. Film Ist. convoque en principe des films du monde entier, même si le travail d’archives montre très bien l’inégalité d’accès à la parole cinématographique. Mais l’oeuvre se cantonne dans une période historique précise, celle du cinéma muet. Cette restriction n’est ni une coquetterie, ni la révélation de quelque a priori essentialiste en faveur d’un cinéma « pur » compromis, voire souillé, par la venue du parlant (on se rappelle que c’est encore la position d’un théoricien aussi pointu qu’Arnheim dans les années 1930). Chez Deutsch, le recours exclusif à des fragments du muet redouble au contraire l’ambition de situer la discussion sur le cinéma au coeur d’une réflexion plus générale sur la pensée visuelle. Abordé sous cet angle, le choix du muet est juste, puisqu’il aide à « faire parler » l’image elle-même, sans le risque d’une inféodation au texte et à la bande-son. L’attention accordée par Deutsch aux intertitres et aux cartons explicatifs de son corpus prouve du reste que son entreprise, dans l’esprit anti-essentialisant qui est le sien, est tout à fait ouverte au langage et à sa matérialité. Des remarques similaires pourraient s’appliquer à la bande-son, dont Film Ist. prend constamment grand soin.

La question du langage nous amène enfin au coeur même du livre de Belloï. Car son analyse de Film Ist. prend une forme singulière, dont la reprise du titre (seul l’ajout d’un sous-titre distingue le livre du film qu’il commente), la même division en chapitres (la structure du livre est analogue à celle du film) ou la coïncidence des fins respectives (l’analyse se termine par une capture d’écran du dernier intertitre du film : « wird fortgesetzt/ to be continued ») sont plus qu’un symptôme. De prime abord, la lecture de Belloï ressemble à s’y méprendre à la microlecture théorisante introduite par Barthes dans sa lecture de Balzac, S/Z — un modèle qui a connu bien des variations plus ou moins libres et plus ou moins inspirées dans les années ultérieures (La crue de Lucette Finas, sa lecture de Madame Edwarda de Bataille, en reste un exemple célèbre). C’est dire que le texte de l’oeuvre analysée se trouve découpé en fragments de longueur variable, qui font chacun l’objet d’un commentaire indépendant quoique toujours informé par l’utilisation d’une grille de lecture préconstruite (dans le cas de Barthes, la théorie des « cinq codes » ; dans celui de Finas, la théorie des paragrammes ; dans celui de Deutsch, la théorie du cinéma telle que la résument les titres des sections thématiques de l’oeuvre). Sans être fausse, cette ressemblance est toutefois trompeuse, dans la mesure où elle ne rend pas vraiment justice aux enjeux particuliers de l’écriture de Belloï.

Face aux séquences d’images de Deutsch, l’analyse — qui du reste combine lecture à proximité (plan par plan) et lecture à distance (soucieuse des rapports entre plans non contigus) — est confrontée à trois difficultés que le commentaire d’un texte littéraire, voire d’un autre type de film, plus narratif par exemple, ne pose guère. Premièrement, puisqu’il s’agit d’un film de found footage, on ne peut pas ne pas s’interroger sur la provenance des fragments, non pas dans la perspective habituelle, purement patrimoniale, de l’attribution, comme il arrive souvent en histoire de l’art, mais dans le but de mieux cadrer les opérations de remontage. Deuxièmement, même si Film Ist. veut faire parler les images elles-mêmes, puis engager le spectateur dans l’effort d’élaborer une authentique pensée visuelle, il n’est pas toujours évident de comprendre d’emblée pourquoi tel ou tel extrait se présente sur tel mode et à tel endroit de l’oeuvre. Le spectateur doit en d’autres termes assumer sa responsabilité et décider sur quoi porte en fait l’opération de remontage qui a cours à l’écran. Et enfin, troisièmement, comme il n’est pas possible de citer ce dont il est question intégralement dans le texte (un film de plus de 90 minutes se reproduit moins facilement dans un livre qu’une peinture ou une sculpture — dont la reprise apparemment simple pose par ailleurs des problèmes non moins fascinants), le commentateur est obligé, à l’aide d’une description méticuleuse, de faire surgir son corpus à l’oeil comme à l’esprit du lecteur. Il serait du reste bien naïf de croire qu’une telle paraphrase serait neutre, facile, innocente, en un mot transparente. La pensée visuelle n’est jamais une pensée détachée du langage, lequel pèse sur la manière dont se construit et se lit une image.

Sur chacun de ces trois points — l’attribution des fragments, l’identification des aspects soumis à l’analyse, la transposition verbale de l’objet visuel —, la démarche de Belloï se distingue par un mélange exceptionnel de précision et de rigueur, d’une part, et d’élégance et de concision, d’autre part. L’érudition est sans faille, tant pour ce qui est de l’attribution des unités que pour ce qui est du cadrage théorique des aspects analysés. Et d’un bout à l’autre du livre on admire les qualités stylistiques de l’écriture de Belloï, qui parvient, dans un geste finalement très classique, à effacer par la justesse de l’expression le travail colossal qui doit se cacher derrière la moindre phrase. Pour toutes ces raisons, on peut considérer que Film Ist (le livre de Belloï) est davantage que le contrepoint analytique de Film Ist. (l’oeuvre de Deutsch). Il en est plutôt l’envers, intégré à l’endroit — comme s’épousent le recto et le verso d’une feuille de papier.