Corps de l’article

Durant les trois premières décennies de son existence, le cinéma québécois a entretenu des relations orageuses avec l’Église catholique. Cette dernière considérait d’abord le cinéma comme un objet dangereux de perversion pour ses ouailles : les bons paroissiens s’éloignant en effet peu à peu de la lumière rédemptrice de l’Église pour pénétrer l’obscurité prétendument impure (et combien divertissante !) des salles de cinéma. Avec le temps, le clergé utilisa cependant le cinéma en sa faveur en diffusant des documentaires ayant pour objet la promotion des valeurs catholiques françaises telles la famille, l’attachement au pays et la valorisation du dur labeur. L’abbé Maurice Proulx et l’abbé Albert Tessier furent, entre 1920 et 1950, les représentants les plus connus de ce mouvement d’apparente réconciliation entre le cinéma et l’Église, promenant de village en village les images d’un pays unifié par Dieu, le tout accompagné d’un commentaire sans équivoque sur la beauté de la nature et l’importance de maintenir en place la mentalité puritaine caractéristique de cette époque. L’emprise du clergé sur le cinéma fut considérable et dura environ cinquante ans. L’avènement de la Révolution tranquille et la naissance du cinéma direct vinrent modifier le paysage cinématographique québécois en libérant l’image du discours ecclésiastique, sans pour autant se détacher complètement d’une tradition religieuse profondément ancrée dans le terroir commun.

C’est de cet héritage religieux et de sa représentation dans le cinéma québécois dont il question dans l’ouvrage d’Étienne Beaulieu, Sang et lumière. La communauté du sacré dans le cinéma québécois. L’auteur, qui est professeur à l’Université de Winnipeg, nous entraîne dans un parcours initiatique où se côtoient des images de désir, d’ombre et de lumière. Cette quête cinématographique québécoise du Graal vise à atteindre la sainteté, à travers entre autres une esthétique du réel qui endosse une approche de la lenteur et tente de se positionner au-delà des conventions. À l’appui de ses propos, il utilise de façon créative les théories de Gilles Deleuze (1983 et 1985) sur l’image-mouvement et l’image-temps, associant la première aux films reliés aux cycles de la violence et la seconde à ce cinéma de la sainteté, qui comprend « que le seul moyen de résister à la dévastation du temps consiste à lui laisser faire son oeuvre » (p. 163). Partant de l’idée qu’« on meurt en groupe » au cinéma québécois, l’auteur nous rappelle, dans la première partie de l’ouvrage, les origines communautaires d’un cinéma qui incorporait les spectateurs dans l’image, notamment par l’intermédiaire du bonimenteur qui agissait comme un médiateur et créateur de sens entre l’écran et le public. Cette pratique marginale du bonimenteur, nous apprend-on, est fondamentalement une pratique de résistance « à toutes les formes de cinéma » (p. 26) puisqu’elle permet l’appropriation identitaire des images, qui passe par une adaptation de la narration à un contexte local, communautaire.

La violence et le sacré

Utilisant comme ligne directrice l’idée de la communauté unie coûte que coûte par un territoire et surtout par la tragédie, l’ouvrage se penche d’une part sur des thèmes universels qui fascinent et heurtent la psyché humaine, soit la mort, les rituels, le sacrifice, le sacré, la répression du désir et la rédemption. Appuyé en cela par les théories de René Girard (1972) sur la violence et le sacré, et en explorant plus spécifiquement les dimensions du désir triangulaire ou mimétique, de la crise sacrificielle et du bouc émissaire, l’auteur met en évidence le déclin du catholicisme et l’incapacité de l’Église à fournir aux Québécois un culte qui, par sa nature même, devait suffire à purifier des péchés et empêcher l’acte sacrificiel de devoir se répéter inlassablement.

Le corpus de films analysés par Beaulieu dans la première moitié de l’ouvrage démontre sans l’ombre d’un doute qu’il n’en est rien, que les Québécois portent toujours cette tache indélébile du sang versé pour la multitude et qui ne peut disparaître qu’au prix d’un sacrifice humain. Rappelons-nous La petite Aurore l’enfant martyre (Bigras, 1952) et Un homme et son péché (Gury, 1949), deux films qui offrent des exemples percutants de la violence présente dans le cinéma québécois, une violence physique ou psychologique qui est souvent dirigée vers le maillon le plus faible de la chaîne communautaire (la petite fille dans Aurore et Donalda la femme soumise dans Un homme et son péché), celui qui contamine par sa vulnérabilité le reste de la collectivité et qui doit donc être éliminé pour éviter la contagion. À cet égard, le sociologue Jean Cazeneuve (1971, p. 89) évoque la « contagiosité » comme étant un caractère essentiel du sacré ou de « l’impur », affirmant que « si un objet ou un être est tabou ou impur, c’est parce qu’il est senti comme le symbole de l’angoisse de l’homme dont la condition est remise en question ». Donc, pour éviter d’ébranler la collectivité, pour enrayer ce malaise causé par un événement déstabilisant ou irrégulier et apaiser la colère du ciel, il faut lui offrir un tribut. Quel meilleur exemple pourrait-on trouver pour appuyer ces propos que celui du film Le marais de Nguyen (2002) (film par ailleurs étrangement absent du corpus de l’auteur), métaphore cruelle qui place l’étranger, c’est-à-dire celui qui vit à l’extérieur du cercle communautaire, en bouc émissaire, parce qu’il désobéit (par sa condition même d’être hybride aux pieds de bouc) aux lois tacites érigées par la collectivité et parce qu’il est porteur par sa différence du tabou ou de l’impur et qu’il risque de contaminer les autres. Il en est de même pour le fils arabe exécuté dans L’ange de goudron (Chouinard, 2001) et dont l’assassinat scelle le lien définitif de l’étranger avec son nouveau territoire. D’ailleurs, l’auteur ne manque pas, tout au long de l’ouvrage, de nous rappeler cet attachement au pays, cette identification au territoire qui revient comme un leitmotiv, et qui semble par moment engendrer la schizophrénie ou du moins la paranoïa d’un groupe vivant en vase clos, par exemple dans les films de Robert Morin Que Dieu bénisse l’Amérique (2006) et Le Nèg’ (2002), où l’accusé devient rapidement la victime d’une violence gratuite et injustifiée. À ce sujet Beaulieu écrit :

Le cycle de la violence mimétique dégénérant en meurtre d’une victime émissaire demeure encore la seule possibilité d’habitation du territoire et force l’image cinématographique à quitter la temporalité pour descendre sur le sol goudronneux où se verse d’ordinaire, dans le cinéma québécois, le sang répandu comme une libation inlassablement répétée, au nom d’un dieu n’avouant jamais son nom, et qui s’appelle mémoire.

p. 112

Les raisons pour lesquelles des films comme Aurore ou Un homme et son péché qui, incidemment, ont été repris respectivement en 2005 et en 2002, ébranlent toujours l’inconscient collectif québécois, se situent peut-être du côté d’un attrait pour le tragique, d’un fatalisme dont nous n’arrivons pas à nous défaire et auquel nous pouvons rajouter l’entêtement d’un peuple à la mémoire persistante, refusant de laisser mourir un passé pourtant truffé d’échecs. Additionnons à cela un puritanisme qui a hanté pendant longtemps les images de cette cinématographie, inapte à sublimer de façon convaincante le désir contraint de se travestir pour pouvoir s’exprimer librement. Éros se voit alors éclipsé au profit de son frère Thanatos, miroitant à l’écran le reflet trouble de la guerre qui se mène entre les pulsions de vie et de mort. Même la noble tentative de Denys Arcand de briser le cercle vicieux de la violence mimétique dans Jésus de Montréal (1989) aboutit à un échec partiel, constate Beaulieu, puisqu’il « demeure une proposition, l’ouverture d’une voie » et non une finalité dans cette quête de la sainteté qui passe par une ouverture à la temporalité pure, à cette image-temps qui, selon Deleuze, « ne survient, dans le cinéma québécois, presque toujours que dans la mort » (p. 104).

L’atteinte de cette sainteté arrive en outre dans la dernière partie de l’ouvrage, principalement consacrée à l’oeuvre de trois cinéastes issus de la tradition documentaire, soit Pierre Perrault, Gilles Groulx et Claude Jutra. Ce n’est certes pas une coïncidence si tous les trois participent à la création, sinon à la propagation au début des années soixante, du cinéma direct, ce courant documentaire effervescent qui, appuyé par une technique novatrice (son et image synchrones, plus grande mobilité de l’équipe de tournage), a permis à l’image de s’affranchir en lui offrant un plus grand espace d’épanouissement. Perrault sera donc le premier à défricher le chemin vers la sainteté, en filmant la parole des gens « qui apprennent à vivre en vivant » (Warren 1996, p. 20).

Pourtant, au premier regard, le cinéma de Perrault semble posséder plusieurs des caractéristiques présentes dans les films mentionnés précédemment et qui le placent logiquement dans la même catégorie qu’eux, soit celle du sacré. D’abord, ce rapport à la mémoire et au territoire présent dans l’ensemble de son oeuvre, à partir de la trilogie de l’Ile-aux-Coudres jusqu’à Cornouailles (1996), métaphore poétique qui compare le boeuf musqué au peuple québécois, tous les deux habitant une terre hostile et refusant de s’en faire déloger. Ensuite, comme le mentionne Beaulieu, on retrouve, dans Pour la suite du monde (1963) et La bête lumineuse (1983) la présence d’une violence dirigée vers un bouc émissaire, celui qui permettra à la communauté de se ressouder à travers la reprise d’un rituel, soit la pêche au marsouin pour le premier et la chasse à l’orignal (qui deviendra une chasse à l’homme) pour le second. Enfin, la présence constante du mythe et de la métaphore exprimés sous forme de poésie, la résurgence du passé dans le présent à travers la parole de ses protagonistes ainsi que cette quête de l’invisible qui l’amène à rechercher ce territoire de l’âme bien plus proche de l’éther que de la terre, sont sans aucun doute des éléments qui brisent le cycle de la violence. Or, selon Beaulieu, ce n’est pas tant ce lien avec la mémoire ni même ce rapport nouveau avec le temps qui place l’oeuvre perraldienne du côté de la sainteté, mais bien la présence du personnage de Marie, une octogénaire au sourire attendrissant qui se révèle d’une beauté plus attachante que celle de toute étoile montante du cinéma fictionnel. Comme si la force du réel suffisait à parfaitement sublimer le désir courtisé par la violence, pour le métamorphoser en état de grâce et l’ancrer à nouveau dans un paysage habité par le poème.

En ce qui concerne Groulx et Jutra, l’auteur fait état d’une recherche, pour l’un comme pour l’autre, d’une vérité qui vient tantôt effleurer le réel, tantôt l’extraire de l’artifice de l’image, toujours dans le but d’atteindre une authenticité, au sein d’une oeuvre iconoclaste qui se situe plus près de l’interprétation que de la description. Au cinéaste Gilles Groulx il concède « le bris du rapport référentiel de l’image, nostalgique d’un passé qui n’existe pas encore » (p. 124-125). De l’oeuvre de Jutra, il retient « ce mouvement d’ascension, de suspension et de chute » une certaine légèreté qui accompagne le jeu et l’innocence, jusque dans cette vision de la mort vue à travers les yeux d’un enfant dans Mon oncle Antoine (1971) et qui atténue la lourdeur du sujet en lui imputant un regard qui n’a pas encore été contaminé par les autres. Enfin, en guise de conclusion, Beaulieu présente de façon brève et très peu détaillée quelques tableaux de films québécois modernes, qui selon lui permettent « le passage de l’image-mouvement à l’image temps » et précise que ce passage du sacré à la sainteté ne suit pas nécessairement l’évolution historique du Québec, nommant entre autres Robert Morin et Rodrigue Jean, tous deux perpétuant les cycles de la violence mimétique à travers des films comme Requiem pour un beau sans-coeur (1992) et Yellowknife (2002).

Si l’ouvrage en entier s’avère intéressant par le choix du sujet, la fluidité du style et l’originalité de l’approche, on peut reprocher à l’auteur une analyse qui oblitère plusieurs éléments des films choisis pour ne pas trop s’écarter du sujet, ainsi qu’un manque de rigueur au niveau des critères qui placent les films identifiés dans une catégorie plutôt qu’une autre, certaines oeuvres pouvant aisément se retrouver du côté du sacré et de la sainteté. Par exemple, l’oeuvre de Perrault, et plus particulièrement La bête lumineuse (1983), ce récit d’une chasse à l’orignal où l’homme (l’étranger) devient l’animal traqué (donc le bouc émissaire) car il refuse de répondre aux lois tacites érigées par les membres du cercle. De même, le film Kamouraska (Jutra, 1973) est empreint de ces caractéristiques associées selon Girard (1972) au sacré : le meurtre d’Antoine, assassiné par son ami, renvoie au cycle de la violence mimétique tandis que la relation adultère d’Élizabeth exprime « le mensonge romantique du désir » (p. 43) et que les plans panoramiques d’un paysage âpre rappellent l’urgence de s’implanter dans un territoire vierge plus que le flottement intemporel de l’image propre à la sainteté. En outre, le corpus de films choisis par Beaulieu présente en général des oeuvres d’auteurs reconnus dans ce milieu. Ainsi, plusieurs films documentaires qui auraient pu fournir des éléments d’analyse ajoutant à la pertinence du sujet demeurent dans l’ombre, par exemple Mémoire battante (Lamothe, 1983), cette oeuvre monumentale qui nous ramène aux origines du désir, des cycles de la violence et du fonctionnement interne des cercles communautaires à travers une exploration de la spiritualité traditionnelle montagnaise et des archétypes qui la constituent. Et si, comme l’affirme Beaulieu, la tradition documentaire au Québec a contribué « à l’étranglement de l’imaginaire » (p. 47), il faut souligner qu’elle a surtout permis à la fiction d’explorer des formes nouvelles et de les intégrer, grâce aux techniques novatrices introduites par le direct et par l’intermédiaire d’une éthique de travail qui visait à traduire fidèlement l’humanité et la poésie du réel. Enfin, l’auteur ne s’attarde pas suffisamment aux oeuvres récentes, moins nombreuses et surtout moins homogènes dans leur traitement du sujet, un indicateur que le cinéma contemporain s’est enfin émancipé du joug de la religion pour entrer dans une nouvelle ère, celle de la modernité. Au chapitre des faiblesses on peut ajouter l’absence d’une bibliographie complète et d’une filmographie des films cités, éléments fort appréciés des lecteurs. Néanmoins, la qualité et l’élégance de l’écriture, alliées à un bon usage des concepts théoriques de Girard ajoute à la clarté de l’oeuvre et ce, malgré l’utilisation des théories deleuziennes parfois difficiles à saisir. Bref, Beaulieu nous offre un ouvrage bien ficelé, agréable à lire, et qui permet de visiter différemment le cinéma québécois, à travers un regard qui nous rappelle la fécondité et l’acharnement d’un peuple qui se donne les moyens, à travers le cinéma, de se renouveler constamment.