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1. Introduction

Cet article propose une étude des relations possibles entre la figure de l’explicador cinématographique (le commentateur de films ou bonimenteur) et la sonorisation de films muets sur un mode humoristique, en Espagne, durant les années 1930 et 1940. L’origine de cette pratique se situe au mitan de la transition entre cinéma muet et sonore, qui eut lieu en Espagne entre 1930 et 1935 [2].

En 1933, Hispano Foxfilm, branche de la compagnie Fox Film Corporation chargée de la production en espagnol, a réalisé la série Celuloides rancios [Pellicules rances]. À l’origine, il s’agissait de six drames courts, réalisés par la maison Edison entre 1903 et 1916, qui furent ensuite doublés avec un commentaire comique de l’écrivain espagnol Enrique Jardiel Poncela. Ce dernier, qui était déjà un auteur particulièrement reconnu pour son style théâtral et son humour novateur, était également un écrivain et un pionnier de la radio espagnole depuis le milieu des années 1920 (Mecke 2005 ; Ventín Pereira 1998). Non seulement il écrivait les commentaires des films, mais il leur prêtait aussi sa voix au moment de l’enregistrement. L’ajout d’une sonorisation comique aux films muets devait être une formule assez efficace, puisque Jardiel et d’autres décidèrent de prolonger son utilisation une fois la guerre civile espagnole terminée. Ainsi, pendant les années 1940, les entreprises Exclusivas Arajol et, dans une moindre mesure, Cinedía recommencèrent à utiliser cette stratégie, qui rencontra un certain succès et resta populaire tout au long des décennies suivantes. Dans ce cas, la sonorisation s’est effectuée sur des dizaines de films courts joués par certains des comédiens les plus célèbres du burlesque hollywoodien, en particulier Charles Chaplin — sous le nom de « Charlot » — et Larry Semon — rebaptisé « Jaimito » et « Tomasín ». Bien que les responsables de ces sonorisations aient été nombreux, la figure d’un autre écrivain humoristique, Francisco Ramos de Castro, se détache clairement. Il s’agit de l’auteur et de la voix de la majorité des commentaires comiques des films qui ont pu être répertoriés.

Jusqu’à quel point est-il possible de percevoir l’héritage de l’explicador cinématographique dans ce type de sonorisation ? Nous chercherons la réponse en joignant deux voies d’analyse. En premier lieu, nous étudierons les circonstances ayant suscité l’apparition de ces deux types de sonorisation. En second lieu, nous comparerons le discours du commentateur comique avec celui de l’explicador des premiers temps. À la lumière de notre analyse, pourrons-nous parler d’un passage de l’explicador externe, propre au spectacle du cinéma des premiers temps, à un explicador invisible pour le public, dissimulé dans la nouvelle technologie sonore ? Nous verrons s’il est possible de poser la question dans ces termes, ou bien s’il ne s’agit pas plutôt de phénomènes nouveaux créés par l’arrivée du cinéma sonore, dans lesquels la trace des pratiques antérieures se manifeste par une hybridation où passé et présent se mélangent de manière transitoire.

Notre étude sera appuyée sur deux exemples concrets de ces commentaires comiques de films sonorisés. Les Celuloides rancios sont aujourd’hui considérées comme perdues mais, heureusement, Jardiel Poncela a publié en 1943, dans son livre Exceso de equipaje [Excédent de bagages], les commentaires qui accompagnaient chacun des six opus formant la série. Ainsi, en vue d’effectuer une analyse détaillée, nous avons choisi le texte écrit par Jardiel pour accompagner le célèbre The Great Train Robbery (E.S. Porter, 1903) [3] ; nous essayerons donc de reconstruire ce que devaient être Los ex-presos y el expreso [Les ex-prisonniers et l’Express], le titre du film une fois sonorisé. En revanche, en ce qui concerne les films des années 1940, plusieurs copies ont été conservées dans différentes archives audiovisuelles espagnoles. Nous avons donc pu visionner huit titres, et avons choisi d’analyser en détail Charlot, emigrante, une sonorisation du fameux film The Immigrant (Ch. Chaplin, 1917) [4], réalisée à une date inconnue.

2. Sous le signe du sonore

En 1933, lorsque Enrique Jardiel Poncela réalise les Celuloides rancios, la production de cinéma espagnol commence à sortir d’une paralysie de quatre ans, imputable à l’absence d’équipement sonore en raison d’un manque de capitaux. Au même moment, un véritable débat anime l’ensemble du secteur cinématographique au sujet de la diversité des modèles proposés graduellement dans les salles depuis 1928. Sur les écrans défilent encore quelques films muets, qui disparaissent progressivement, jusqu’à être remplacés par des films sonores doublés, c’est-à-dire avec des dialogues postsynchronisés. Entre ces deux extrêmes, des versions « adaptées » réalisées par Hollywood sont projetées — des versions multiples, soit l’enregistrement de plusieurs versions d’un même film dans différentes langues —, ainsi que des films sonores sous-titrés, des films dans lesquels le son est partiellement enregistré, des films sonores projetés sans son et, enfin, des films muets sonorisés ou doublés, tantôt entièrement, tantôt partiellement.

Le cinéma muet semble associé au passé par la plupart des spectateurs comme des professionnels du cinéma, incluant ceux qui, en voulant défendre sa persistance, rendent évidente son extinction ou utilisent un ton nostalgique pour s’y référer (Larraya 1994 ; Bistagne 1994). De même, les projections de remakes des grands succès du cinéma muet relèguent ce dernier aux oubliettes, bien que les histoires racontées soient les mêmes. Concrètement, le cinéma muet non seulement disparaît des salles espagnoles, mais les copies elles-mêmes deviennent un matériel inutile, commercialement inexploitable : elles n’ont plus de valeur culturelle et sont hautement inflammables. Ces facteurs expliquent pourquoi plusieurs n’hésitent pas à les abandonner (Cardona et Fernández Colorado 1998, p. 57).

La décision de réaliser la série Celuloides rancios ne se prit pas en Espagne, dans le contexte que nous venons de décrire, mais fut motivée par la nécessité d’occuper le marché espagnol. La Fox Film Corporation confia à Jardiel Poncela (un habitué de la maison) le soin d’adapter à l’Espagne une stratégie commerciale qui venait de faire ses preuves sur le marché anglophone. Jardiel se rendit donc à « la Mecque du cinéma » en octobre 1932 pour travailler avec la Fox et collaborer sur des doublages et des versions en espagnol de films tournés d’abord en anglais [5]. Selon Jardiel, la Hispano Foxfilm (une branche de la compagnie installée à Billancourt, en France, et visant le marché hispanophone) le contacta six mois après son retour d’Hollywood, en mars 1933, pour « faire des explications et des commentaires comiques sur des films dramatiques des années 1903 et ultérieures [6] » (cité dans Sánchez Salas 2002, p. 36).

Pourquoi donc la Fox décide-t-elle d’entreprendre cette opération ? Sans doute pour rendre attrayant, du point de vue commercial, un vieux matériel qui lui appartenait et que la nouvelle réalité sonore des marchés cinématographiques occidentaux, y compris espagnol, avait rendu pratiquement inutilisable bien avant 1933. C’est une stratégie ambitieuse de la part de la compagnie puisque, comme nous l’avons indiqué, les copies sur lesquelles travaille Jardiel ont été préalablement sonorisées en anglais et intitulées Movie Tinitypes, Screen Hits of Yesterday pour le marché anglophone. Ces Movie Tinitypes étaient deux fois plus nombreux que ceux que sonorisa Jardiel ; ils se présentaient sous la forme d’un lot d’anciens courts métrages, auxquels s’ajoutaient trois films actuels avec commentaire enregistré (Sánchez Salas 2002, p. 37-38).

Toutefois, les Movie Tinitypes et leur version en espagnol participent d’une autre stratégie de transition vers le sonore : la réutilisation du cinéma muet. Le cinéma muet, confronté à une obsolescence inéluctable, avait trouvé dans la sonorisation un outil permettant de convertir des films auparavant silencieux, et de passer du muet au sonore. Ce retour dans les salles de films muets devenus sonores a duré plusieurs années, il ne s’est pas limité au strict interlude entre muet et parlant.

Or, il s’agit ici pour le cinéma muet de « payer » le prix de sa survie puisque, pour les films résultant de cette stratégie, le jeu établi entre présent (qui suppose cette manoeuvre de mise à jour) et passé (qui renvoie à des relents de vieux et d’obsolescence) sera fondamental. C’est dans cette optique que Jardiel Poncela qualifie de « rances » ces vieilles pellicules, un adjectif qui s’étendra progressivement à l’ensemble du cinéma muet. En espagnol, l’adjectif « rancio » est appliqué à ce que l’on juge démodé, qui n’a pas évolué. Outre l’impact des films muets sonorisés que l’on peut voir à cette époque dans les cinémas ibériques, il faut donc ajouter l’impact direct des Celuloides rancios dans le contexte espagnol. Ainsi, Jardiel Poncela réalise, en 1940, le long métrage Mauricio o una víctima del vicio [Maurice, victime du vice], qui utilise un mélodrame espagnol filmé en 1916, La cortina verde ([Le rideau vert], R. de Baños), auquel l’auteur ajoute une sonorisation comique. Toutefois, quelques jours avant la sortie du film, une expérience similaire a eu lieu : Un bigote para dos [Une moustache pour deux], un long métrage recyclant un ancien film muet — à première vue, une opérette allemande non identifiée avec des chansons et des dialogues absurdes, réalisé par Antonio Lara « Tono » et Miguel Mihura (Lara et Rodríguez 1990, p. 73-78). Les deux écrivains étaient alors très populaires et un peu plus jeunes que Jardiel. Ces trois auteurs faisaient partie d’une génération d’humoristes visuels, qui avaient entrepris, depuis les années 1920, une refonte profonde de la culture humoristique espagnole.

Malheureusement, ces deux films sont maintenant perdus. Cependant, on peut remarquer, dans l’expérience espagnole, un dénominateur commun entre toutes les formes de sonorisation de vieux films muets par l’ajout de commentaires : l’humour. C’est ce qui permet de relier la sonorisation de burlesques hollywoodiens (dont la pratique a été développée — et sûrement lancée — par la compagnie Exclusivas Arajol) à d’autres expériences, comme celle de Cinedía. Apparemment, pendant la seconde moitié les années 1940 [7], l’entreprise de Juan Arajol a mis en circulation des dizaines de ces courts métrages, dont les premières séries, dans une continuité significative avec la production antérieure de la Fox, ont été intitulées Celuloide rancio et Estrellas del ayer [Vedettes d’autrefois], auxquelles d’autres ont succédé, comme Lo que el tiempo nos dejó [Ce que le temps nous a laissé] (Munsó Cabús 2005, p. 74). À la même époque, l’entreprise Cinedía, créée par le producteur et distributeur José María Blay, réalisait une quantité beaucoup plus petite de ces films, qu’elle a regroupés dans une série intitulée Trapos viejos [Vieux chiffons]. Ce regard rétrospectif sur le cinéma muet comportait surtout des sonorisations au moyen d’explications comiques de courts métrages de Larry Semon et de Charles Chaplin, mais aussi d’Oliver Hardy, Jimmy Aubrey, Max Linder, Harold Lloyd et autres [8].

Le principal responsable des explications comiques pour Exclusivas Arajol et Cinedía fut l’auteur Francisco Ramos de Castro, dont le profil professionnel nous ramène au contexte humoristique, bien qu’il se situe sur un plan différent de celui de Jardiel. De Castro fut l’un des librettistes les plus célèbres de zarzuela [9] (opéra frivole espagnol) pendant la première moitié du xxe siècle, se distinguant, entre autres, par sa maîtrise des ressorts comiques. L’écrivain Pedro Llabrés, qui produisait également des commentaires humoristiques pour Exclusivas Arajol, doit lui aussi être associé à la zarzuela, bien qu’il n’ait jamais participé aux tentatives de refonte de l’humour dont il a été question précédemment. Tous deux s’inscrivent dans le nouveau contexte sonore de l’époque, où figurait déjà Jardiel Poncela, car ils ont travaillé ensemble à la radio nationale espagnole. À la suite de cette relation, Ramos de Castro avait apparemment proposé à Llabrés de collaborer à la création de commentaires comiques qu’il effectuait déjà à ce moment [10] pour certains films.

La raison d’être de ces films semble résider dans la recherche d’une production de films à bon marché adaptés à un jeune public, du moins dans le cas d’Exclusivas Arajol [11]. Ces courts films de fiction intègrent en fait la structure même du spectacle cinématographique espagnol de l’époque (Pérez Perucha 1996, p. 101). Nous voudrions également mentionner un autre facteur ayant pu concourir à l’existence de ces films, qui les relie avec ceux qui ont été réalisés dans les années 1930. Si l’on examine attentivement les principaux auteurs impliqués dans la production d’explications comiques, on constate qu’ils appartiennent à une génération née avec le cinéma. Ramos de Castro est né en 1890, Pedro Llabrés en 1900, Jardiel Poncela en 1901. José María Blay, propriétaire de Cinedía, est né la même année que Jardiel, tandis que Juan Arajol vit le jour en 1904. Évidemment, tous avaient connu la présence de l’explicador dans le spectacle cinématographique des premiers temps en Espagne. Ainsi, la figure, tout au moins, leur était-elle familière. À la suite de l’arrivée du sonore, dans un contexte général de recyclage des films muets, cette culture de l’explicador était peut-être encore suffisamment importante pour que des gens comme Arajol et Blay trouvent pertinent, après l’expérience des Celuloides rancios, de produire des sonorisations au moyen d’explications comiques de films muets [12].

Au demeurant, l’élément le plus significatif du contexte sonore dans lequel s’agence la pratique cinématographique développée par ces entreprises est l’implantation, en Espagne, du doublage. Cette opération devint obligatoire pour tous les films étrangers projetés à partir du 23 avril 1941, même si cette stratégie de sonorisation était déjà très courante auparavant. En outre, Tomás Borrás, chef du Sindicato Nacional de Espectáculo et pionnier de l’écriture radiophonique du début des années 1930 (Albert 2005), s’impliqua vigoureusement dans l’application de cette mesure. Or, il fut explicador dans sa jeunesse.

Mais, au-delà des connexions qui apparaissent entre les biographies personnelles des différents acteurs de l’époque de la sonorisation des films muets en Espagne, il existe en fait un lien entre le doublage et l’explication qui nous paraît très important en ce qui concerne les films que nous étudions ici, soit le potentiel de réappropriation que supposent l’un et l’autre. L’instauration du doublage obligatoire est l’une des mesures qu’adopèrent les autorités cinématographiques des débuts du franquisme, en s’inspirant de la politique cinématographique de l’Italie fasciste de Mussolini, qui avait imposé cette norme en octobre 1930 (Ávila 1998, p. 289). Avec l’adoption de cette mesure, le régime franquiste franchissait une nouvelle étape dans sa tentative de contrôler la culture par l’utilisation de l’espagnol, qui s’est transformé en outil de manipulation et d’uniformisation du contenu original des créations étrangères. De cette manière, on prétendait « hispaniser » tout type de contenu culturel qui circulerait dans le pays, contribuant au souci nationaliste qui a caractérisé le franquisme (Danan 1991, p. 613 ; Gubern et Font 1975, p. 191-195) [13].

3. L’humour : un instrument de réappropriation (et de transmission)

La réappropriation est l’une des caractéristiques de base de l’explicador du cinéma des premiers temps, et l’Espagne ne fait pas exception à la règle. Comme nous allons tenter de le démontrer dans cette section, les explications des Celuloides rancios et des films d’Exclusivas Arajol relèvent elles aussi d’une volonté de réappropriation culturelle et hispanisante, et ce, au moyen du discours linguistique. Le langage employé dans le commentaire de film repose principalement sur l’humour. C’est pourquoi analyser l’effet de réappropriation du langage des commentaires équivaut à analyser l’utilisation de ce ton humoristique.

Comme nous l’indiquions précédemment, il existe des différences entre l’humour de Jardiel Poncela et celui de Ramos de Castro, mais tous les deux occupent des positions extrêmes d’un même contexte. Ramos de Castro est un « parent proche » d’une génération d’humoristes qui ont développé ce que l’on nomme le « nouvel humour » espagnol, auquel ont contribué des auteurs comme Jardiel, Antonio Lara « Tono » ou Miguel Mihura, entre autres ; même si ces deux derniers ne réalisent pas directement de commentaires comiques de films courts muets, nous avons déjà vu qu’ils participent à la stratégie de sonorisation des films muets. Les trois ont été membres de l’« autre génération du 27 [14] », laquelle a pratiqué un humour iconoclaste hérité « de [l’auteur d’avant-garde] Gómez de la Serna, des idées esthétiques du [philosophe] Ortega et, sans doute, d’une tradition théâtrale comique aux racines hispaniques profondes [15] » (Burguera Nadal 2005, p. 2726). Le résultat est un humour proche de l’absurde, un peu déshumanisé, qui remet en question les conventions bourgeoises du moment, ainsi que le monde du passé.

Ramos de Castro, pour sa part, fait partie de cette vague qui a renouvelé l’humour espagnol à partir des années 1920, en collaborant à des publications et à des initiatives diverses, en usant d’un langage comique populaire qui pousse à l’extrême ses ressources, jusqu’à se transformer en quelque chose de différent (Seco 1970, p. 541-547). Cependant, plus encore que Jardiel, Ramos de Castro favorise l’usage de la langue populaire telle qu’elle s’est manifestée dans le monde du costumbrismo [16], apparaissant dans des saynètes, des zarzuelas et des revues [17]. Dans cette tradition culturelle, le jeu de mots domine. Il est moins déshumanisé que l’humour de l’« autre génération du 27 » et, rassemblant tout type de nouveautés, il ne favorise ni l’avant-gardisme ni la défense des valeurs du passé. Plus éloigné encore de l’orbite de cette « autre génération du 27 », un autre auteur, Pedro Llabrés, a aussi effectué quelques commentaires comiques sur des films muets. Il partage avec Ramos de Castro son dévouement à la zarzuela dans sa variante la plus comique et populaire, mais son travail s’est toujours inscrit dans le versant costumbrista [18] et folklorique des genres qu’il a pratiqués.

L’humour est donc un élément crucial, dans la mesure où il a permis de nous transmettre la connaissance de l’explicador espagnol. La majorité des anecdotes historiques et des représentations culturelles de ce personnage qui ont été perpétuées par des oeuvres dramatiques et littéraires relèvent de l’humour (Sánchez Salas 2008, p. 199-205). En fait, si l’on focalise notre analyse sur le langage employé dans les explications comiques de Jardiel et de Castro, on en vient à se demander si ces explications ressemblent au langage de l’explicador ou si elles sont, plutôt, le reflet culturel de ce dernier. Dans notre étude des liens existant entre les différentes formes de commentaires comiques, il est intéressant de remarquer qu’au-delà de l’humour, les profils professionnels de Ramos de Castro et de Pedro Llabrés coïncident avec la culture populaire qui, depuis le début du xxe siècle, permet de retracer la présence de l’explicador en Espagne. Cette culture populaire, qui remonte au moins à la fin du xixe siècle, appartient de toute évidence à un contexte d’oralité où les figures médiatrices entre le spectateur et les représentations iconiques sont fréquentes. En outre, on peut remarquer qu’un des personnages les plus représentatifs des diverses oeuvres théâtrales de Ramos de Castro est « l’Argument », lequel se fait présentateur et commentateur de ce qui se passe sur la scène. Ce personnage est donc proche de la figure de l’explicador cinématographique. On peut aussi ajouter que l’ensemble des témoignages qui nous sont parvenus et des faits que nous avons constatés au fil de nos recherches corroborent ce lien avec les explicadores espagnols et les tactiques auxquelles ils avaient recours : le contre-sens volontaire entre les images et les mots, le mélange des registres, le recours à l’humour absurde ou à l’ironie. Tous ces emprunts s’inspiraient fortement de la culture populaire de l’époque, en particulier celle du courant artistique costumbrista.

Dans le cas de Jardiel comme dans celui de Ramos de Castro, nous nous trouvons devant des discours oraux qui se réapproprient entièrement un contenu original. Dans les Celuloides rancios — et concrètement dans Los ex-presos y el expreso (à partir de The Great Train Robbery [E.S. Porter, 1903]) —, Jardiel portait un regard humoristique sur un récit dramatique. De son côté, Ramos de Castro — dans Charlot, emigrante (à partir de The Immigrant [Ch. Chaplin, 1917]) — inclut la moquerie et l’ironie dans un film comique qui prenait clairement d’autres chemins, aidé en cela par l’élimination des intertitres du film muet original. Tous deux usent de ce même principe essentiel des genres costumbristas, soit l’utilisation de la langue populaire, la recherche de double sens et de jeux de mots et un mélange de registres. Comme nous venons de le voir, on retrouve ce genre d’emprunts dans le discours de l’explicador. Ils sont constamment présents et se mélangent les uns aux autres durant le film.

Par exemple, au début de Charlot, emigrante, nous voyons le personnage de Chaplin dans le bateau qui l’emmène aux États-Unis. À ce moment, le bateau tangue dangereusement sous l’effet des vagues. Charlot roule d’un côté à l’autre et nous entendons l’explication comique suivante : « Charlot ha tenido muchos deslices a lo largo de su vida » (« Charlot a dérapé souvent tout au long de sa vie » ou, encore, « Charlot a commis plusieurs faux pas au long de sa vie »). En espagnol, « tener un desliz » signifie commettre une erreur occasionnelle, voire involontaire. Cette expression peut également signifier avoir une brève liaison amoureuse. Lorsque le spectateur voit les images de Charlot et entend cette phrase, il ne peut donc éviter d’en percevoir les sous-entendus, car ils sont propres à l’expression « tener un desliz ». Mais il s’agit ici de « deslices », donc du pluriel de « desliz », le substantif du verbe « deslizarse », dont le sens est de glisser sur une surface quelconque, ce qui est exactement ce que fait Charlot dans ces images : il glisse et tombe sur le pont du bateau. De fait, le spectateur perçoit également la signification littérale de la phrase. Dans ce cas, un jeu de mot et un double sens s’établissent autour du mot « deslices ».

Cette séquence comporte par ailleurs l’exemple d’un mélange de registres. Alors que les images montrent l’évanouissement de la mère de l’héroïne, l’explication comique caractérise la situation en utilisant un registre sérieux et un ton mélodramatique : « ¡ Drama sobre las olas ! » (« Drame sur les vagues ! »). Cependant, l’ajout immédiat de deux vers lui confère une consonance vulgaire, presque absurde, en créant une rime volontairement trop facile, c’est-à-dire exécrable dans une acception littéraire : « La Gran Duquesa Macaria/tiene una terrible urticaria » (« La grande duchesse Macaire/souffre d’un terrible urticaire »). « Macaria » est, de plus, un nom propre qui paraît désuet et ridicule à un spectateur des années 1940. L’effet final du contraste entre l’introduction sérieuse et mélodramatique et les vers ridicules produit, logiquement, de l’humour.

Il est facile de trouver dans les deux films cités de nombreux exemples de ces emprunts au langage populaire. En outre, ces emprunts sont subtilement associés à d’autres procédés humoristiques, comme le déplacement sémantique du cliché, l’antithèse insolite ou une dénomination de personnes et de lieux où se mêlent expression vernaculaire et humour absurde. Nous aimerions maintenant détailler ces procédés humoristiques et leur combinaison dans ces films.

En Espagne, dans les années 1930 et 1940, les deux films originaux étaient en fait suffisamment connus et ressemblaient assez à d’autres films similaires pour être considérés eux-mêmes comme des modèles à imiter. Ainsi, les explications comiques ajoutées à l’époque ne visaient à rien d’autre qu’au déplacement constant du sens vers des références plus actuelles et plus espagnoles, comme l’adjonction d’autres procédés humoristiques. Le film Los ex-presos y el expreso, par exemple, n’est en fait qu’une vaste antithèse qui établit un jeu d’oppositions entre des images se voulant dramatiques et le ton narquois des commentaires de Jardiel Poncela. La dénomination des lieux et des personnages constitue également un procédé linguistique de réappropriation comique confinant à l’absurde. Ainsi, la petite fille qui libère le télégraphiste dans Los ex-presos y el expreso « prie un moment la vierge d’Arizona [19] », ce qui constitue un bon exemple du procédé en question, tandis qu’un émigrant à l’aspect russe voyageant avec Charlot dans le bateau est, pour Ramos de Castro, l’ambassadeur d’« Astracán », pays fictif à sonorité « russe » dans des paramètres phonétiques espagnols. En fait, le mot « astracán » désigne surtout, en espagnol, la peau d’un agneau ou d’une chèvre, ainsi qu’un type de théâtre populaire parodiant le drame historique.

Malgré l’utilisation de procédés comiques similaires par les deux auteurs, il faut toutefois indiquer que les consignes reçues par ces derniers de la part des producteurs étaient différentes. Les Celuloides rancios utilisent des films dramatiques réalisés jusqu’au milieu des années 1910, c’est pourquoi ils sont proches du cinéma des premiers temps. En revanche, Exclusivas Arajol et Cinedía utilisent des films plus tardifs (du milieu des années 1910 jusqu’à la fin des années 1920) ayant un caractère comique à l’origine. Par conséquent, il s’agit de films réalisés durant les débuts du cinéma institutionnel et lors de son développement, sans toutefois que soit négligée l’étrange continuité d’un genre comme le burlesque avec le cinéma des origines, l’un et l’autre se partageant l’influence du cinéma des attractions.

Évidemment, dans les deux cas, les films commentés que nous étudions « fleurent » le passé en raison du titre des séries dont ils font partie. Le travail de Jardiel Poncela sur les Celuloides rancios parodie sans conteste le contenu dramatique de ces oeuvres qui, de plus, a été affecté par le temps. De son côté, Ramos de Castro cherche principalement à amplifier le sens comique initial qui implique lui-même un changement de registre allant de l’humour verbal en tant que tel au costumbrismo.

Ainsi, dans l’explication donnée par Jardiel, le narrateur commence par avertir le public : « Après avoir vu des centaines de vols dramatiques/et des milliers d’attaques de trains/ aujourd’hui, vous en verrez une de 1900, qui a lieu à bord d’un train [20]. » On remarque, dans cette introduction, qu’au dénigrement humoristique du passé s’associe une forme de distanciation qui donne le ton général des commentaires de Jardiel. Ainsi, à mesure que les événements prennent un tour dramatique, les bandits sont gratifiés de l’épithète « féroces », tandis que « l’odeur du drame » devient « chaque fois plus intense » (Jardiel Poncela 1955, p. 287), jusqu’à devenir « irrésistible » (p. 288). En commentant les images des voyageurs qui descendent du train après avoir été détenus par les voleurs, le narrateur s’exclame : « Et il faut prendre le temps de les regarder ces voyageurs de l’année 1903 ! […] Ils s’habillent tellement mal qu’ils ne peuvent pas se plaindre d’avoir été dévalisés [21]. » Ensuite, lorsque les voyageurs sont délestés de leurs biens par les voleurs, le narrateur signale : « On accepte tout ce qui faisait fureur à l’époque : bijoux, argent, horloges, machines à écrire [22] … »

Dans le cas de Ramos de Castro, le discours oral s’emploie à prolonger et à exagérer le sens comique du contenu original. Ainsi, lorsque, au début de Charlot, emigrante, nous assistons à un gag dans lequel le bateau tangue et fait tomber les émigrants qui s’apprêtent à manger, la voix de Ramos de Castro signale : « Maintenant, une gracieuse session de massage d’estomac virevolté contre le parquet, afin d’ouvrir l’appétit [23] ». Dans ce cas, l’effet comique provient du contraste entre l’emploi d’un langage cultivé — « gracieuse », « virevolté », « parquet », « appétit » —, l’humour populaire qui se dégage des images et la pauvreté des immigrants représentés. Dans la majorité des cas, l’amplification de l’effet comique provient d’un jeu de mots ou d’un double sens difficile à traduire dans une autre langue, tout comme de l’utilisation d’expressions locales. En effet, le style de Jardiel Poncela tient à l’utilisation de phrases narratives dans lesquelles il glisse des moments descriptifs et des commentaires humoristiques, alors que celui de Ramos de Castro consiste à relier de courtes phrases qui sont presque toujours des jeux de mots et des blagues dans lesquelles la narration de l’action et sa description ont le même poids. Les explications de Jardiel ont le pouvoir de transmettre une narration indépendante (Sánchez Salas 2002, p. 35), sans qu’il soit nécessaire de voir les images [24], tandis que celles de Ramos de Castro ne présentent pas ce niveau d’indépendance.

4. Les fonctions de l’explicador

Au vu des commentaires comiques de Jardiel et de Ramos de Castro, pouvons-nous dire que les films qui les incluent récupèrent la figure de l’explicador cinématographique ?

Il faut d’abord noter que l’on retrouve dans la logique même de ces commentaires l’une des caractéristiques principales de l’explicador du cinéma des premiers temps : l’appropriation du film par l’utilisation du langage populaire. Ensuite, ces commentaires remplissent plusieurs des fonctions supposées de l’explicador, dont les deux principales sont d’expliquer et de narrer. Or, il nous semble bien que les exemples que nous avons donnés du travail des deux auteurs démontrent justement que leurs commentaires comiques s’approprient ces deux fonctions, reconnues par les chercheurs comme le fondement de la figure de l’explicador depuis que des études ont commencé à lui être consacrées. Par ailleurs, nous pouvons sans conteste repérer dans les commentaires humoristiques plusieurs fonctions transversales de l’explicador. En l’occurrence, il s’agirait de trois des quatre fonctions signalées par Alain Boillat (2007, p. 126) pour décrire le commentaire en tant que traduction :

[…] supprimer (ou plutôt occulter) certaines informations jugées superflues […] effectuer une transposition visant à expliciter certains éléments qui n’auraient pas la même évidence pour les nouveaux destinataires, ou offrir un supplément d’informations.

L’information supplémentaire présente dans de nombreuses phrases des discours de Jardiel et de Ramos de Castro exclut précisément la possibilité de la quatrième de ces fonctions : « reprendre “littéralement” le texte original ». Les commentaires comiques qui permettent au spectateur de comprendre le film (Boillat 2007, p. 127) sont intégrés dans un discours très connoté, où les informations fournies multiplient les interprétations que l’on peut donner aux images.

En revanche, un argument vient contredire l’hypothèse de la récupération de l’explicador dans ces films : les commentaires comiques concernent des films produits pendant — et même après — la période d’activité de ce bonimenteur. Bien que la majorité des titres des Celuloides rancios fassent partie de cette période, les films de Larry Semon ou de Charles Chaplin sont plus tardifs. On peut sans doute arguer qu’en raison de sa nature divertissante, le burlesque soit plus propice que d’autres genres contemporains à la présence du commentaire. En outre, à l’avènement du parlant, la conception d’un cinéma muet rattaché au passé propage une vision uniformisante de toute la période, qui contribue à effacer les différences entre les époques. Cela pourrait avoir favorisé, à un moment donné, des simplifications historiques dans lesquelles le commentaire aurait pu être appliqué au cinéma muet vu comme un tout et, par conséquent, sans distinction entre des périodes et des styles.

Dans tous les cas, l’argument fondamental pour contredire l’hypothèse de la récupération repose sur l’absence d’une performance de l’explicador dans les films muets avec sonorisation comique. Germain Lacasse (2000, p. 129), se référant à Paul Zumthor, expose comment « le boniment transforme, adapte la signification pour des auditoires particuliers, sans égard à leur position dans la hiérarchie sociale ou politique », suivant l’idée moderne selon laquelle l’artiste « est assisté de divers dispositifs de représentation ». Dans cette logique, l’idée d’improvisation est fondamentale, car elle singularise chaque performance de l’explicador devant le public et place sa tâche dans un domaine de la culture quelque peu différent de celui du texte écrit. Comme le souligne André Gaudreault (1993), en commentant le film, l’explicador établit une distance insurmontable entre la diégèse et le public. Toutes ces conditions de la performance, où l’explicador construit son discours face aux spectateurs, n’interviennent pas dans les films que nous étudions ici. Dans le sillage de la synchronisation du cinéma sonore, la voix qu’ils laissent entendre ne correspond pas à la présence d’une personne dans la salle, mais à un son enregistré parallèlement aux images, qui se répète à l’identique à chaque séance. Dans ces circonstances, rien ne reste de l’improvisation, sinon la fixité d’un dispositif où le rythme de la séance est toujours identique. De plus, il est très probable que les discours explicatifs de Jardiel Poncela et de Ramos de Castro consistent à déclamer des textes écrits préalablement. Il n’y a aucune possibilité d’adapter le discours selon l’auditoire ni d’interagir avec ce dernier. Le corps qui accompagne habituellement la voix que nous entendons ne transmet plus d’information, car il n’y a pas de corps. Et même si cette voix conserve une certaine capacité de médiation, elle occupe une position interne au film, ce qui rend difficile le type de distance caractérisant habituellement la relation entre le spectateur et le cinéma des premiers temps. Par conséquent, on ne peut pas dire que la figure de l’explicador soit récupérée.

5. L’explicador et son écho

Mais, alors, quelle est la nature de cette voix qui rappelle l’explicador sans en être pourtant la réactualisation ? Une des définitions données par le Diccionario de la lengua española de la Real Academia Española du mot « écho » est : « Un son perçu faiblement et confusément [25]. » De manière un peu moins faible, mais néanmoins assez confuse, la façon de parler que l’on trouve dans les commentaires de Los ex-presos y el expreso comme dans ceux de Charlot, emigrante a beaucoup à voir avec celle de l’explicador. Comme nous l’avons vu précédemment, que ce soit en raison des fonctions qu’elle assume ou des diverses opérations qu’elle entraîne, la réappropriation est une sorte de porte d’entrée au contexte espagnol. Cependant, la simulation de caractéristiques de la performance s’avère particulièrement importante pour cet écho. Nous pensons par exemple aux différentes manifestations de la fonction phatique, qui invite les spectateurs à voir le film et à rester jusqu’à la fin : « Mais… commençons, ce sera mieux/enfin, si nous ne commençons pas, nous n’arriverons pas à la fin. Attention messieurs [26] ! » (Ramos de Castro) ; ou à la fameuse image du bandit tirant en direction de la caméra : « La morale : le cinéma a commencé comme il terminera : à balles réelles [27] ! » Ou, encore, à un procédé proche de la fonction phatique, soit la volonté constante de montrer : devant l’état d’une femme âgée et malade, Ramos de Castro s’écrie : « Pendant ce temps, nous allons jeter un coup d’oeil à la Duchesse [28]. » Ou encore, lorsqu’on voit Charlot jouant aux cartes avec d’autres immigrants : « C’est Montecarlo ici [29]. » On remarque aussi une volonté d’interpeller les personnages, de dialoguer avec eux. Jardiel dit ainsi à l’homme mis en joue par des bandits : « Attention ! Par Dieu, on va vous faire une grosse tête [30] ! » ; tandis que Ramos de Castro, s’adressant à Charlot, qui tente de protéger sa bien-aimée de la pluie, déclare : « Mais mon vieux ! Avec ce veston, tu n’arriveras même pas à couvrir un oeil [31] ! »

Ces fonctions finissent par se convertir en usages rhétoriques du langage, simulant une présence physique de la voix que nous entendons et que nous ne voyons pas. Suivant la terminologie proposée par Alain Boillat (2007, p. 242-254), nous croyons que, de façon générale, cette utilisation de la voix possède une « valeur pseudo-attractionnelle ». Dans la mesure où les commentaires comiques de Jardiel témoignent de son incessante volonté de construire une diégèse, ils correspondent davantage à la « voix-narration ». En revanche, les commentaires de Ramos de Castro, même s’ils possèdent eux aussi une « valeur pseudo-attractionnelle », ne font que présenter les événements et sont indépendants les uns des autres. Comme ils ne sont pas assujettis à la construction d’une histoire, ces commentaires relèvent plutôt de la « voix-attraction ».

6. Conclusion

En Espagne, durant les années 1930 et 1940, la sonorisation de films muets par des commentaires comiques évoque l’explicador du cinéma des premiers temps. Nous avons parlé en terme d’« écho », car il ne s’agit pas de récupérer littéralement la figure de l’explicador tel qu’il a existé dans le cinéma des premiers temps, mais plutôt de recouvrer quelques caractéristiques de son langage, transportées au fil du temps jusqu’à un nouveau contexte historique, où triomphe le cinéma sonore.

Dans les exemples de ce type de sonorisation étudiés dans cet article — soit la série Celuloides rancios créée en 1933 ainsi que les films produits par les maisons de production Exclusivas Arajol et Cinedía dans les années 1940 —, on constate qu’il ne reste rien d’autre de cette figure que du verbal. De fait, ce qui, dans ces oeuvres, nous rappelle l’explicador ne correspond pas à une présence physique dans la salle, élément indispensable de la performance du bonimenteur. Ce qui reste correspond seulement à une voix incluse dans le film par la nouvelle technologie sonore, sans correspondance avec aucun personnage pouvant être vu dans les images. Dans ces films, nous retrouvons toutefois, dans l’emploi d’un humour spécifique à la culture populaire de l’époque, le principe de réappropriation indissociable de l’action de l’explicador. Dans ce cas précis, il s’agit de l’humour pratiqué par la génération d’écrivains humoristes à laquelle appartiennent les deux principaux auteurs de sonorisation comique, Enrique Jardiel Poncela et Francisco Ramos de Castro. De même, le recours, par cette voix, à certaines des fonctions traditionnelles de l’explicador (narrative, explicative, phatique ou entretenant un dialogue avec les images) contribue à créer la sensation que nous sommes devant la situation d’explication habituelle du cinéma des premiers temps.

Toutefois, l’absence d’une présence incarnée dans la salle, d’un corps et d’une voix, transforme la figure de l’explicador. L’apparence pseudo-attractionnelle que transmet la sonorisation comique des films muets ne correspond pas à la nature originelle du spectacle où l’explicador, par l’entremise de sa présence physique, improvise et joue un rôle de médiateur entre le public et les films. Par conséquent, ce qui est recueilli dans les sonorisations des vieux films Edison de Celuloides rancios ou dans le burlesque de Chaplin et de Larry Semon d’Exclusivas Arajol et Cinedía, c’est l’écho de l’explicador. Un écho apparu à l’arrivée du sonore, au début des années 1930, et qui, à son contact, a donné lieu à la conformation de différents modèles cinématographiques et au phénomène du recyclage des films muets. Ces deux circonstances ont permis la mise en oeuvre d’une stratégie de sonorisation comme celle que nous avons analysée ici, qui a résisté jusqu’aux années 1940 dans une conjoncture politique nationaliste favorisant surtout l’expansion de la langue espagnole sur tous les types de films étrangers, en vertu de l’implantation du doublage obligatoire. Tout au long de ces deux décennies, des figures marquantes de la génération née avec le cinéma et précocement habituée à la radio, comme les auteurs Enrique Jardiel Poncela et Francisco Ramos de Castro, produisent des commentaires comiques pour ces films muets qui, bien qu’anciens, sont réactualisés grâce à l’humour de ces auteurs.