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Dans son livre sur La culture ouvrière — et notamment dans le chapitre intitulé « Plaisirs du spectacle » —, Michel Verret ne parle du mélodrame que pour l’opposer au « spectacle de masse », qui recueille, au xxe siècle, l’adhésion de la classe ouvrière. Verret reconnaît l’importance du mélodrame théâtral pour les classes populaires du xixe siècle, mais suggère que son goût disparaît avec le passage de la salle de théâtre (qui ne convient pas selon lui à la classe ouvrière, parce que trop confinée) au spectacle de masse du xxe siècle, qui réunit des foules dans les stades, les vélodromes et les palaces cinématographiques (Verret 1988, p. 104-105 et 128-129). Notre article interroge tout à la fois cette vision du cinéma populaire, étonnante si l’on considère la place prise par le mélodrame dès les années 1910 dans le loisir cinématographique des classes ouvrières urbaines [1], et la posture sociologique qui consiste à déduire a priori le contenu de la consommation culturelle d’un goût, d’une sympathie ou d’une antipathie naturelle entre des personnes et des choses que rapproche ou qu’oppose leur rang social [2].

Les données disponibles aujourd’hui sur le marché de la consommation cinématographique à Longwy (Montebello 1997), une agglomération industrielle de la Lorraine à très forte population ouvrière et immigrée [3], offrent l’occasion d’éprouver les limites de cette posture, et de contester l’interprétation qu’elle propose tout à la fois du cinéma et de ses consommateurs ordinaires (Leveratto 2010). Il est possible, en effet, en combinant la méthode indiciaire (Ginzburg 1980) [4] et l’observation ethnographique multisituée (Marcus 1995), de reconstituer, à l’aide du box-office de tous les films projetés à Longwy dans les années 1950, la conduite cinématographique des spectatrices des classes populaires et la manière dont les films consommés, à travers la sociabilité générée par leur vision, ont pu contribuer à une valorisation de l’affirmation de soi des femmes et à la promotion d’une vision féministe du couple.

1. Les « spectatrices de mélodrame » ?

S’intéresser au plaisir cinématographique des spectatrices de cinéma de Longwy dans les années 1950 nous oblige à affronter les problèmes épistémologiques et méthodologiques que pose l’étude du rapport entre un certain genre de spectacle, le mélodrame, et une certaine population, composée en majorité à Longwy de familles d’ouvriers et d’employés, salariés de l’industrie et du secteur des services. L’observation de ce rapport est difficile :

  1. compte tenu, d’un côté, de la difficulté à délimiter le mélodrame (quels films peut-on regrouper, ou pas, sous ce terme ?) sans s’appuyer sur l’expérience cinématographique et, de l’autre, de la pluralité des groupements possibles des personnes observées selon leur classe, leur culture, la branche industrielle dans laquelle elles travaillent, leur ethnie d’origine et le type de public auquel elles appartiennent ;

  2. compte tenu de la nécessité de ne pas neutraliser l’expérience biographique du spectateur (et le devenir « biopolitique » dans lequel il s’inscrit : jeune/âgé(e), jeune travailleur (se)/étudiant(e), célibataire/marié(e), salarié(e)/ mère au foyer). Si le même spectateur peut regarder à des étapes différentes de sa vie un même film (compte non tenu de la longueur de la version et de la qualité de la copie, qui peuvent varier), c’est un individu impliqué dans des liens affectifs et sociaux différents qui le regardera ;

  3. compte tenu, enfin, de l’insertion des films eux-mêmes dans des réseaux — circuits commerciaux, conversations publiques et privées, échanges universitaires — qui confèrent aux émotions qu’ils procurent des significations collectives, morales et politiques différentes et, souvent, contradictoires.

Dans ces conditions, comment éviter d’attribuer aux individus une « esthétique en soi » (Bourdieu 1979), un attachement spontané et naïf à un certain genre de films, et prendre en compte la manière dont ils éprouvent et reconnaissent consciemment leur sensibilité personnelle à ce genre ? Raphaëlle Moine (2005) propose un cadre d’analyse du genre cinématographique permettant d’échapper aux deux formes de réduction, « idéologiste » et ritualiste, de l’expérience du spectacle cinématographique. L’une et l’autre font en effet disparaître la capacité d’expertise cinématographique que les spectateurs retirent de leur expérience personnelle des films. Il s’agit d’une perspective pragmatique qu’il importe, dès lors que l’on s’intéresse à la compréhension de la consommation cinématographique et à son histoire, de radicaliser. Elle impose que l’on prenne au sérieux les qualités ressenties des films, au lieu de les traiter comme « des boîtes noires dont on peut discerner les antécédents et les conséquences historiques sans apprendre à connaître ce qui se trouve en elles » (White 2006, p. 16).

L’intérêt d’un retour aux genres cinématographiques, en ce sens, est qu’il réintroduit dans une histoire du cinéma longtemps appauvrie par sa fascination pour le cinéma d’auteur, non seulement des objets cinématographiques oubliés, mais le rôle joué par les spectatrices dans l’histoire du cinéma (Burch et Sellier 2009). Il redonne une place centrale, à travers les attachements personnels que produisent certains genres, au plaisir pris par les consommateurs à éprouver par eux-mêmes la qualité des films et à la connexion entre « l’art et les objets et scènes de l’expérience ordinaire » (Dewey 2010, p. 34), qui interdit de réduire la « qualité esthétique » d’une expérience à sa légitimité culturelle.

L’étude du mélodrame cinématographique se prête particulièrement bien à la mise en oeuvre de cette approche pragmatique. Les historiens du cinéma des années 1910 ont largement contribué à la redécouverte du mélodrame comme forme de spectacle grand public assurant la transition entre l’industrie du théâtre et l’industrie cinématographique (Singer 2001). Ils ont ainsi établi l’intérêt herméneutique de ne pas réduire le mélodrame à un critère de qualification artistique (un drame de mauvaise qualité), ni au produit d’une codification technique (les catalogues des producteurs et des distributeurs). Ils nous invitent à le considérer comme une forme d’expérience cinématographique exploitée par des films qui peuvent appartenir à des formats techniques différents, au delà de leur désignation officielle comme « mélodrames ». Le livre de Jean-Loup Bourget (1994) sur le « mélodrame américain » apporte un bel exemple de ce décalage. L’appellation melodrama, en américain, s’applique plutôt à des « films d’action caractérisés par leur intrigue à péripétie » et l’expérience du « mélodrame hollywoodien » est portée par ce que les catalogues américains appellent plutôt des romantic dramas ou, péjorativement, des women’s films, car une femme en est souvent l’héroïne, présentée comme une « victime pathétique ». Ceci ne signifie pas que le mélodrame se réduise strictement à cette catégorie de films. Il rassemble, en tant qu’expérience vécue par le spectateur, la gamme de productions qui s’étend des « films roses » aux « films noirs ». L’approche phénoménologique du mélodrame qu’il privilégie conduit ainsi Jean-Loup Bourget à réunir, dans sa description du mélodrame américain, non seulement les films de Griffith, Stroheim, Stahl, Borzage, Sirk et Minelli, mais aussi certains films de Ford, Capra, Hitchcock, Wyler…

Articulée à l’étude de l’ensemble d’un corpus — comme l’analyse par Noël Burch et Geneviève Sellier (2005), dans La drôle de guerre des sexes du cinéma français, de la place du mélodrame dans le cinéma de Vichy —, cette manière d’appréhender le mélodrame nous aidera à explorer la consommation cinématographique à Longwy dans les années 1950 du point de vue de spectatrices, qui se sentent particulièrement concernées, en tant que femmes, par le récit cinématographique.

2. La cinéphilie féminine à Longwy dans les années 1950 : un témoignage

La caractérisation de la cinéphilie féminine à Longwy après la Seconde Guerre mondiale se heurte, outre la disparition massive de ses témoins, à sa relative invisibilité, à l’époque, dans l’espace et dans le temps. Dans l’espace, car du fait de la gestion de l’identité féminine qu’impose la sortie en public, les salles périphériques, proches du domicile, et les salles confessionnelles, qui apportent une garantie de moralité, sont privilégiées. Dans le temps, car les matinées que fréquentent les adolescentes échappent souvent à la programmation et parce que la fréquentation des salles de cinéma par les jeunes femmes reste associée à la sortie en couple, puis en famille. Il est facile à l’historien d’identifier, à Longwy, une cinéphilie de jeunes ouvriers qui sortent régulièrement le week-end, et qui vont, par la fréquentation de certaines salles du centre-ville qui programment régulièrement des films « pour adultes », découvrir et s’attacher, tout comme les jeunes critiques parisiens des Cahiers du cinéma, au « film noir » (Montebello 1997). Il lui sera beaucoup plus difficile, à l’inverse, de préciser le contenu d’une cinéphilie de filles et de jeunes filles, puisque celle-ci reste enfermée dans le cadre d’une sociabilité domestique et de voisinage, où la sortie au cinéma se fait en compagnie des soeurs de la jeune fille et d’amies acceptées par la famille. Les personnes susceptibles de témoigner sont devenues rares et les témoignages, souvent, sont très lapidaires. Un travail de remémoration exigeant de nouer une certaine familiarité avec l’interviewée permet cependant de se représenter cette cinéphilie, comme le montre ce rapport d’un entretien réalisé avec une habitante de Longwy [5] :

Adèle M., née en 1928, est une spectatrice de cinéma assidue de 1948 à 1958. Elle se rappelle aisément des sorties, de son adolescence à son mariage, « tous les jeudis », au cinéma Saint-Anne de Herserange (le cinéma « des curés » à cinq minutes à pied du domicile familial) avec sa « grande soeur Hélène » et ses « copines ». Elle précise ainsi dans son autobiographie : « Le jeudi soir j’allais au ciné avec Hélène [sa soeur aînée], Élise [son amie d’enfance], Irène et sa maman [des voisines]. Comme le cinéma était aux curés, le jeudi après-midi nous y allions souvent [6] ».
Sa fréquentation augmente, une fois mariée, à 20 ans, en 1947. De 1948 à 1958, sa consommation de films est régulière et intense, malgré ses deux enfants en bas âge [7]. Avec son mari, elle fréquente « tous les jeudis soirs et les dimanches soirs », les salles de l’agglomération, la sortie du dimanche soir, au centre-ville, imposant de prendre le bus et que quelqu’un parte en avance — son mari ou un ami du couple — pour faire la queue et s’assurer des billets. Mais le temps passé fait qu’il lui est difficile de se rappeler spontanément ce qu’elle a vu, sans en passer par la reconnaissance visuelle. La photographie de la troupe de la MGM en 1943, qui regroupe 65 stars du studio, 34 hommes et 31 femmes, sur les 73 acteurs alors sous contrat permet de vérifier sa culture cinématographique, bien qu’elle souligne elle-même la difficulté à reconnaître certaines vedettes lorsqu’elles sont jeunes, « on les mélange toutes, elles se ressemblent. C’est difficile à dire si l’on n’a pas les films ». Elle retrouve ainsi, avec plaisir, James Stewart, Katharine Hepburn, Lionel Barrymore, William Powell, (« Oh, j’aimais bien William Powell »), Wallace Beery, Spencer Tracy (« un alcoolique »), Walter Pidgeon, (« je me rappellerai toujours lorsqu’il rentre de l’armée »), Robert Taylor, (« quand je l’ai connu, il n’était pas comme ça, il avait une moustache, c’était vraiment le beau mec, il jouait souvent avec une actrice ? »), Jean-Pierre Aumont, (« je l’ai reconnu tout de suite »), Gene Kelly, Van Johnson, (« c’était un blond, il jouait souvent dans les films de militaires »), Esther Williams (« c’était une belle femme »), June Allyson (« elle a fait de la danse, je m’en rappelle »).

Si le visage est un moyen de retrouver le souvenir de la performance de l’acteur, le nom offre un autre moyen de se remémorer l’expérience cinématographique passée :

Interrogée ensuite sur sa familiarité avec les vedettes de la MGM absentes de la photographie, Adèle M. les reconnaît sans hésiter, à part Laraine Day, Robert Young, Ann Sothern : « Oh, oui, Judy Garland, Charles Laughton, Clark Gable, Robert Montgomery, Lana Turner (ça, c’était une superbe actrice, qui jouait les femmes fatales, toujours superbement habillée). » Il en va de même pour les acteurs à la tête du box-office américain la même année : « James Cagney ? J’aimais bien, il faisait des films policiers… Abbot et Costello ? Je n’aimais pas beaucoup… Gene Autrey ! ? Non, je ne connaissais pas du tout. Bing Crosby, Fred Astaire et Ginger Rogers ? Évidemment ! »

L’effort de remémoration et la situation la conduisent à retrouver par elle-même certains noms de son panthéon personnel :

« Il n’y a pas Claudette Colbert ? Bette Davis ? Elle, c’était vraiment une bonne actrice ! Errol Flynn ? Il y avait aussi un gros acteur qui faisait du théâtre et que j’aimais bien [Orson Welles ?]. Je me les rappelle bien, pourtant j’avais 10-12 ans. Après il y avait Humphrey Bogart — j’en ai vu pas mal, Casablanca notamment —, Joan Crawford. J’adorais Dean Martin, il avait du charme, Sinatra aussi. Il faisait aussi de beaux films, Edgar G. Robinson… ».

Dans quelle mesure le témoignage d’Adèle M. est-il représentatif d’une cinéphilie féminine locale ? Il s’agit en fait d’une double question, de la représentativité, d’un point de vue sociologique, de son expérience du cinéma et du sens, du point de vue de l’histoire de l’art cinématographique, de cette expérience. La possibilité de la reconnaître comme une représentante de la cinéphilie féminine locale — liée à son origine sociale, à son appartenance à une famille ouvrière [8] et à son entrée dans la vie comme femme de ménage, avant son mariage à un ouvrier qualifié de l’usine de Senelle (qui deviendra Usinor Longwy avant de fermer en 1979) — ne règle pas le problème de la caractérisation de l’amour du cinéma dont elle témoigne, sauf à le réduire sans autre forme de procès à un intérêt pour des acteurs (donc, dans la perspective de Pierre Bourdieu, à une conduite illégitime culturellement). Dans le cas d’Adèle M., par exemple, la focalisation de l’enquête sur les acteurs américains induit le diagnostic d’un amour exclusif pour le cinéma américain — alors qu’elle aime, comme on le verra plus loin, « tous les beaux films » —, ce qui illustre bien le problème de la reconstruction ex post de la cinéphilie.

3. Consommation cinématographique et « omnivorisme »

Le marché local du cinéma est l’instrument de mesure le plus adéquat, comme le démontre John Sedgwick (2000), non seulement pour identifier les préférences effectives des consommateurs, mais aussi pour objectiver le sens de leur consommation. La consommation cinématographique ne se laisse réduire, en effet, ni à la consommation des nouveautés cinématographiques que sont les sorties annuelles, ni à celle d’un seul genre de films. Elle repose sur la circulation internationale et nationale d’une pléthore de films plus ou moins récents et plus ou moins réussis.

Outre la diversité des objets consommés par le spectateur localisé, il faut souligner cette variation de la qualité des objets, éprouvée par le spectateur au cas par cas, et l’évolution du jugement avec l’âge en vertu de l’expérience cinématographique accumulée et de la capacité à relativiser ce jugement. La « dissonance » des objets consommés, ce que les sociologues de la culture américains appellent « l’omnivorisme » (Peterson 2004) [9], est une caractéristique structurelle de la consommation cinématographique du fait de la variété des objets, des situations de consommation (avec les parents, avec les amis, en couple, etc.), et de la pluralité des formes de sociabilité culturelle dans laquelle les films sont valorisés (« avec mes potes », « en famille », « en ville », « entre adultes », etc.). Différentes formes d’engagement dans le loisir cinématographique — sérieux et légèreté, plaisir personnel et intérêt général, impulsion du moment ou réputation du film ou des acteurs, etc. — vont donc nécessairement se combiner chez un même consommateur, selon le type de sortie.

Ainsi, interrogée sur les acteurs français qu’elle a vus à Longwy dans les années 1950 et qui l’ont marquée, Adèle M. nous confirme que son goût ne se réduisait pas à celui du cinéma américain. Sans le secours des photographies, en protestant de sa vieillesse, de la difficulté de l’exercice et de son caractère biaisé (« il faudrait avoir les titres des films »), elle rappelle sa familiarité avec d’autres genres de films que les films américains : « Comment elle s’appelle, déjà, Michèle Morgan, bien sûr, Fernandel… Bourvil, Victor Francen, il jouait encore ?… Edwige Feuillère, Simone Signoret, Marine Carol, Claude Brasseur, Michel Simon, Viviane Romance, ça, c’était quand on était jeune, non ? Aussi, je me souviens, on allait voir les revues, avec Ginette Leclerc… » Bien que le marché de Longwy nous confronte à une exception nationale, celle d’une consommation locale d’une quantité de films américains supérieure à celle des films français [10], le plaisir cinématographique reste cosmopolite.

Ce témoignage montre la difficulté d’attacher des spectatrices à un genre — de cinéma national ou de films — unique. Il peut être relié à la source d’information que constitue la rubrique du courrier des lecteurs des hebdomadaires illustrés bon marché proposant un « film raconté », tels Mon film ou Le Film complet. Ces hebdomadaires sont, dans les années 1950, l’une des pièces de l’équipement du fan de cinéma. À une époque qui ne connaît pas la cassette vidéo ni le DVD, ils constituent une manière de découvrir des films qu’on n’a pas vus, ou de se remémorer ceux qu’on a vus, en même temps qu’ils offrent la possibilité de débattre de leur qualité.

Les courriéristes du Film complet sont, pour la plupart, des jeunes filles (encore pour certaines au collège, de 17 à 20 ans) et de jeunes femmes adultes (de 20 à 30 ans majoritairement) [11]. Chaque semaine, la rubrique publie entre vingt et trente lettres dans lesquelles elles se décrivent, déclinent leurs qualités physiques et morales, expriment leur projet de vie, affichent leurs goûts cinématographiques du moment, commentent les films qui les ont marquées et font état de leurs préférences pour des genres et des acteurs. L’esthétisation de soi inhérente à la situation, la mise en scène d’un caractère « jeune », libre et enjoué, explique le recours fréquent à la provocation ludique — la détestation exprimée à l’égard d’un jeune premier célébré par d’autres, Jean Marais, par exemple — ou à la déclaration de guerre picrocholine — la proclamation du modèle de femme saine représentée par Esther Williams contre la vulgarité de la « pin-up », par exemple. Il est frappant de constater qu’à une époque propice, du fait des relations internationales, à la critique des « navets » hollywoodiens au nom des « beaux films » français ou, à l’inverse, à la défense de la qualité du cinéma hollywoodien et de ses genres, l’amour des acteurs se concilie avec une « politique des films [12] » (Mary 2006), c’est-à-dire avec un souci de tenir compte, au cas par cas, de la qualité des films :

L’épreuve personnelle de cette qualité constitue la base de l’échange. La rubrique est ainsi l’occasion :

  • de confronter des palmarès personnels, par exemple : « à conserver pour la postérité comme suit : 1° Pour qui sonne le glas 2° Depuis ton départLe bal des sirènesNous irons à Paris 5° La dernière chance… » ;

  • d’éprouver la justesse de certains critères de qualité : « moi qui n’aime guère les comédies musicales où les refrains arrivent comme les cheveux sur la soupe, je viens de voir Annie la reine du cirque, et ce film me paraît parfait dans son genre, remarquable par son entrain et sa mise en scène. La musique d’Irving Berlin et le dynamisme de Betty Hutton y sont pour quelque chose, et plus encore le metteur en scène qui a donné à ce film son rythme trépidant » ;

  • de confirmer le souci de chacun de laisser, malgré ses préférences, leurs chances aux films qu’on ne connaît pas : « Naturellement, j’aime le cinéma et je choisis d’abord les films où jouent mes acteurs préférés. En second lieu, je vais voir les films qu’on me conseille et c’est uniquement pour l’action. J’aime les films tristes et sentimentaux, mais pas trop les films comiques ni les films “osés” que je trouve écoeurants », ou « j’aime beaucoup les artistes que vous citez, mais je vais voir un film lorsque je sais qu’il est bon, et non pour les acteurs » ;

  • de certifier la magie du cinéma, l’incertitude qui pèse sur la réussite du film et la capacité de certains films à se jouer des déterminismes sociaux. Il en va ainsi d’une « jeune lectrice du Pas-de-Calais », Entre Nive et Adour, qui dispute avec Pompon Rouge de la qualité des films qui passent alors à l’écran : « […] un film doit avoir un but, et ceux qui vont le voir obéissent à plusieurs mobiles : 1° pour passer un moment, tromper l’ennui (c’est un peu ce qui arrive dans les petits pays où, avec le bal, le cinéma est la seule distraction) ; 2° pour faire des rencontres d’un soir dont pâtissent toujours les jeunes filles qui se rendent seules au cinéma ; 3° enfin, je crois que c’est la principale raison, pour s’intéresser à une histoire, apprécier l’oeuvre d’un auteur, la qualité d’un film, le jeu des acteurs ; ou encore plus simplement pour goûter une émotion due, par exemple, à la musique. Je ne pourrai décrire ce qui se passait en moi en voyant Le Grand Caruso, film du bel canto par excellence [13]. Bien sûr, il y a quelques passages un peu longs mais le spectateur n’est jamais lassé. Beaucoup de gens autour de moi ont trouvé le film intéressant, mais — et c’est là que j’attends Pompon Rouge — il y en a qui sont sortis avant la fin, écoeurés par le flot de grande musique. Ne dites pas, cher courriériste, que ceux-là n’étaient pas capables de comprendre car l’élément sortant le plus nombreux était constitué par des jeunes d’une vingtaine d’années, ces mêmes jeunes qui verront plusieurs fois de suite Pigalle Saint-Germain-des-Prés, qui se trémousseront d’aise devant les airs de be-bop et qui ne peuvent supporter d’écouter sagement un beau morceau de musique classique ! Ceux-ci en sortant, diront évidemment que le film est mauvais “qu’il est dommage de dépenser 150 francs pour voir de pareils navets !” Non, Pompon Rouge, ne soyez pas trop excessif dans vos jugements. Ce même film, je l’ai vu jouer dans une salle occupée en majorité par des familles de mineurs et d’ouvriers sans trop de culture, et ce sont ces spectateurs-là qui ont le mieux goûté le film. Les femmes avaient des larmes au bord des yeux, une mouche se serait fait entendre dans le silence quasi religieux qui séparait chaque phrase musicale. Il y avait enfin dans la salle la catégorie des gens plus avertis qui goûtaient devant le film une émotion de dilettante. Ainsi, comme vous le dit le CA [Caméraman Amoureux, le pseudo du responsable de la rubrique], un même film est accueilli différemment par les spectateurs, suivant leur nature et même leur état d’âme du moment [14]. »

Le courrier des lecteurs de Film complet nous place ainsi devant des consommatrices expérimentées, attentives à l’épreuve corporelle de la qualité et qui affirment, contre une vision élitiste, la légitimité de l’émotion personnelle comme critère de la qualité cinématographique [15]. Des consommatrices qui reconnaissent, du même coup, parmi leurs films préférés, « les films italiens, car les acteurs jouent avec beaucoup de naturel et de spontanéité [16]… »

Qu’en est-il cependant des spectatrices de Longwy ? Les personnes qui s’expriment dans le courrier des lecteurs sont, pour beaucoup d’entre elles, jeunes et, manifestement, au collège. Dans sa majorité, la population féminine adulte de Longwy n’a pu accéder au collège. Comment interpréter sa consommation cinématographique ?

4. Le goût du mélodrame

Le film de Léonide Moguy, Domani è troppo tardi (Demain il sera trop tard, 1950), avec Vittorio De Sica et Gabrielle Dorziat, Gino Leurini, Pier Angeli et Monique Van Vooren, offre une bonne entrée en matière. Il fait 7 026 entrées à Longwy en 1953-1954 (Montebello 1997). Son énorme succès à Longwy — il se situe parmi les 30 premiers du box-office longovicien, sur environ 5 300 films, de 1945 à 1960 — est donc à la hauteur de son succès en Italie — il récolte la meilleure recette du box-office italien pour l’année 1950-1951 — et de son succès français, à Paris et en province (sorti à Paris en 1951, il atteint pratiquement les quatre millions d’entrées au terme de son exploitation).

Programmé sept fois à Longwy, quatre fois en 1953, trois fois en 1954, le film a été proposé par toutes les salles de l’agglomération, qu’elles soient situées au centre-ville ou à la périphérie. C’est un signe sûr qu’il a été vu par le grand public longovicien (Montebello 1997). Il s’agit d’un mélodrame : deux adolescents fragiles, Franco (Leurini) et Mirella (Pier Angeli), élèves d’un collège dirigé par une directrice rétrograde, sont surpris seuls dans une chapelle où ils se sont réfugiés durant un orage. Scandale et sévère punition. Se croyant déshonorée, l’adolescente tente de se suicider : un professeur intelligent (De Sica) réussira à remettre les choses en ordre. Production italienne, ce film intègre une actrice française réputée (Gabrielle Dorziat), en même temps qu’il révèle de jeunes acteurs dont l’anonymat favorise la perception du film comme une contribution à l’émancipation des femmes. C’est ce que relève la rubrique d’Il Mereghetti (2008, p. 872) en soulignant que, « [t]iré de Printemps sexuel d’Alfred Machard, [ce film est] une tentative (décidément anticonformiste dans les années 1950) de dénoncer l’hypocrisie de la période en matière d’éducation sexuelle… », et en rappelant qu’il a reçu un prix mineur à la Biennale de Venise.

Film de qualité pour le grand public longovicien, Demain il sera trop tard est aussi très apprécié par les lectrices de Film complet qui s’expriment dans le magazine. Le film et ses acteurs reviennent souvent dans les échanges de l’année 1952, récurrence qui signale une émotion partagée entre spectatrices soucieuses de jugement cinématographique et jeunes filles s’exprimant souvent pour le plaisir d’affirmer d’abord leur personnalité. Certaines opinions sont formulées de façon lapidaire ou indirecte — à travers notamment les demandes répétées des noms des jeunes acteurs —, mais d’autres sont plus développées :

Entre Nive et Adour, la « jeune lectrice du Pas-de-Calais » que l’on a déjà rencontrée, célèbre « la série si fraîche et si pathétique du cinéma italien (Demain il sera trop tard, Le loup de la Sila) ». Elle resitue ainsi le film dans la série des sorties qui l’ont marquée, et qui l’amènent dans un autre courrier à demander l’identité d’un des interprètes du Loup de la Sila (Jacques Sernas) et le nom de Vittorio Gassman qu’elle vient de découvrir dans Riz Amer. Elle précise à cette occasion : « En ce moment, sur nos écrans, on voit beaucoup de films italiens. Je ne m’en plains pas car j’aime cette force un peu âpre qui se dégage du jeu des acteurs. On sent une sorte de simplicité sauvage et l’on peut mesurer la force des sentiments “amour” et “haine”. Le plus beau couple de vedettes n’est-il pas celui de Greer Garson-Walter Pidgeon [17] ? »

Le rapprochement qu’opère cette spectatrice entre le plaisir ressenti devant Demain il sera trop tard et celui que lui a procuré Il Lupo della Sila (Duilio Coletti, Le loup de la Sila, 1949) et le couple Greer Garson-Walter Pidgeon est significatif de sa lecture « mélodramatique » du film. Le couple de vedettes qu’elle célèbre est celui de Blossoms in the Dust (Mervyn LeRoy, Les oubliés, 1941), un film américain qui connaît alors un grand succès sur les écrans français. Il s’agit d’un tear-jerker (« tire-larmes ») mettant en scène une femme qui, à la suite du trauma causé par la perte de son enfant dans un accident, fonde un orphelinat, un film toujours appréciable aujourd’hui selon Leonard Maltin’s 2009 Movie Guide (Maltin 2008, p. 149) car « interprété avec goût ». Quant au Loup de la Sila, avec Amedeo Nazzari, Silvana Mangano et Vittorio Gassman, il est qualifié de « sombre mélodrame folkloriste » par Il Mereghetti (2008, p. 1675). Troisième recette du box-office italien de l’année 1949-1950, il se taille un grand succès à Longwy, comme en France, quoique inférieur à Demain il sera trop tard. C’est qu’il raconte l’histoire d’une vendetta en Calabre, celle menée par Rosaria (Silvana Mangano), une jeune femme dont le frère a été tué en s’enfuyant pour protéger l’honneur d’Orsola, une jeune fille avec laquelle il avait une liaison. Rosaria séduit, en dissimulant son identité, le père d’Orsola, Rocco (Amedeo Nazzari), qu’elle estime responsable de la mort de son frère, puis s’enfuit avec Pietro (Vittorio Gassman), le fils de Rocco. Fou de rage, celui-ci poursuit le couple, blesse Rosaria, mais est tué par sa propre fille, Orsola.

À travers ce rapprochement, la posture d’Entre Nive et Adour — qui compare des expériences cinématographiques, et ancre le jeu des acteurs, en le qualifiant stylistiquement, dans des techniques du corps qui assurent l’émotion du spectateur — se différencie significativement de celle d’une autre spectatrice, Sirène des flots bleus. Tout aussi élogieux, son avis sur Demain il sera trop tard se justifie différemment :

Je trouve que c’est un film admirable, que beaucoup de parents devraient aller voir car il est stupide de laisser de jeunes esprits avec de fausses idées, alors qu’à mon avis rien n’est plus naturel que de leur parler de cette grande et belle chose qu’est l’amour. Évidemment maintenant la jeunesse se frappe beaucoup moins que la petite Mirella, mais je connais des parents qui ont gardé des idées très étroites envers leurs enfants au lieu de leur faire confiance.

Sirène des flots bleus, endossant le rôle d’une mère de famille, tire une « leçon de vie » d’un film qui est d’abord, pour Entre Nive et Adour, l’occasion de souligner la qualité de jeu d’acteurs propre aux productions cinématographiques italiennes. Dans les deux cas, cependant, ces spectatrices traduisent leur émotion personnelle. C’est bien parce qu’elle a été touchée personnellement par la justesse du propos du film que Sirène des flots bleus prend la parole pour confirmer l’intérêt cinématographique de Demain il sera trop tard. Il ne s’agit pas ici d’une propension à aimer les mélodrames, mais d’un jugement qui consiste à éprouver sur soi-même, au cas par cas, le plaisir que nous a procuré un film et à réclamer le droit de généraliser ce plaisir. C’est en tenant compte de cette expertise « ordinaire » des films que l’on doit appréhender le goût pour le mélodrame à Longwy dans les années 1950.

5. Mélodrame cinématographique et loisir féminin à Longwy

Le nom d’Amedeo Nazzari, acteur que nous venons de rencontrer avec Le loup de la Sila, est un moyen de reconnaître l’importance du mélodrame cinématographique pour le public de Longwy et, à travers lui, pour son audience féminine. Il offre, d’un côté, une mesure de l’importance des objets mélodramatiques dans la consommation cinématographique à Longwy et, de l’autre, nous permet de porter un regard sur la lecture féminine à Longwy. Nazzari est, en effet, le héros de nombreux romans-photos à grand tirage, un genre de littérature féminine populaire qui vient de s’implanter en France.

Amedeo Nazzari fait partie du Top 10 du box-office de Longwy pour la période 1945-1960, talonnant Jean Marais (8e) et se situant loin devant Humphrey Bogart (17e[18].

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Cette audience privilégiée est certes favorisée par plusieurs facteurs, dont le nombre très élevé de films (57) auxquels Amedeo Nazzari a participé durant cette période (qui représente le sommet de sa carrière) et le nombre de « ses » films distribués à Longwy. Mais elle tient aussi au plaisir pris par les spectateurs et les spectatrices aux mélodrames italiens programmés par les salles, dans un système où le box-office local détermine la durée de vie du film.

En effet, l’acteur interprète, pendant les années 1950, une suite de mélodrames qui remportent un énorme succès en Italie, puis en France, notamment ceux réalisés par le maître italien du genre, Raffaello Matarazzo. Souvent comparé aujourd’hui à un Douglas Sirk italien, Raffaello Matarazzo réalise avec Amedeo Nazzari, de 1949 à 1956, ses grands succès nationaux et internationaux, Catene (Le mensonge d’une mère, 1949), Tormento (Bannie du foyer, 1950), I figli di nessuno (Le fils de personne, 1952), Chi è senza peccato… (Qui est sans péché ?, 1952), Torna ! (Larmes d’amour, 1954), L’angelo bianco (La femme aux deux visages, 1955) et L’intrusa (L’intruse, 1956).

Le tableau des entrées réalisées à Longwy par tous les films de Nazzari catégorisés par les Fiches du cinéma comme des « mélodrames » ou des « drames » montre bien leur impact sur le public de la localité. On notera le succès particulier remporté par les « mélodrames » de Matarazzo (en gras dans le tableau), notamment ceux interprétés par le couple Amedeo Nazzari et Yvonne Sanson. À l’exception de quelques films centrés sur un ou des personnages masculins, tous ces films ont pour personnage central une femme exposée aux épreuves, donc aux souffrances, liées à sa condition de femme. Comme Fédora, la pièce écrite par Victorien Sardou pour Sarah Bernhardt (dont on peut constater dans le tableau ci-dessous le succès obtenu par son adaptation cinématographique à Longwy), ils contribuent à la valorisation de l’actrice qui incarne ce rôle principal, et à sa notoriété nationale et internationale. Il en va ainsi de Silvana Mangano dans Le loup de la Sila et Il brigante Musolino (Mario Camerini, Mara fille sauvage, 1950), ou de Gina Lollobrigida dans Alina (Giorgio Pastina, La fille de la nuit, 1950) :

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Le box-office local rend donc bien visible, par la quantité de films programmés et par le nombre d’entrées réalisées, l’intérêt particulier du public longovicien des années 1950 pour le mélodrame cinématographique italien [19]. L’intérêt particulier porté par les femmes à ce genre nous est signalé, par ailleurs, par un autre vecteur de diffusion du mélodrame cinématographique italien, la presse et, notamment, la presse féminine. Par leur intermédiaire, le mélodrame pénètre dans les foyers, et circule entre les femmes et dans leurs conversations.

On a déjà, avec le Film complet, rencontré la forme du « film raconté » hebdomadaire, généralement un fascicule de huit pages, 21 × 31 cm, dans lequel le lecteur pourra retrouver ou découvrir un film récemment sorti, sous la forme d’un récit restituant la continuité narrative de l’action avec l’aide d’une vingtaine de photogrammes en noir et blanc extraits des différentes scènes du film. Inventé dans les années 1920, il reste dans les années 1950 un moyen ordinaire de cultiver le plaisir cinématographique. Le dépouillement des collections existantes de ces hebdomadaires confirme le succès que remporte le mélodrame italien sur les écrans. Si l’on considère les films de Nazzari, Mon film, par exemple, publie sous forme de film raconté, en 1953, Sensualità ; en 1954, Les révoltés de Lomanach (Richard Pottier, 1954) et Dernier rendez-vous (L’ultimo incontro, Gianni Franciolini, 1951) ; en 1955, L’amour viendra (Giacomo Gentilomo, 1954) et La tanière des brigands (Il brigante di Tacca del Lupo, Pietro Germi, 1952) ; en 1959, L’amour c’est pour demain [20]. Le Film complet publie sous forme de film raconté, en 1952, Fra Diavolo (Mario Soldati, 1950) et Mara fille sauvage (Mario Camerini, 1950) ; en 1955, Les anges déchus (Gianni Franciolini, 1953) et Qui est sans péché ? ; en 1956, Les coupables (Luigi Zampa, 1952). Cette presse cinématographique ne s’adresse pas, il est vrai, spécifiquement aux femmes, mais à tous les fans soucieux de suivre les sorties cinématographiques.

Les années 1950 voient surgir, cependant, un deuxième vecteur de diffusion des films au sein du foyer, spécialement réservé aux femmes, donc très important pour comprendre l’expérience du mélodrame parmi les femmes des milieux populaires. Il s’agit des magazines féminins grand public. Certains, on l’a oublié, proposaient aussi des « films racontés ». Ils ont transformé ainsi le mélodrame cinématographique en un ingrédient de la « culture de la chambre [21] ». C’est le cas, par exemple, d’Hebdo-Roman, de Photo-Roman, de Votre roman, de Roman d’amour [22]

Ces magazines hebdomadaires ne sont pas des « romans-photos », mais bien des « cinéromans », « reconstituant l’intégralité d’un film » au moyen de photogrammes reproduisant la continuité narrative du film, « du cinéma portatif en quelque sorte » (Lecoeuvre et Takodjerad 1991, p. 15). On dépend, pour identifier les objets qu’ils font circuler pendant les années 1950, de listes incomplètes des numéros parus reconstituées par les collectionneurs. Mais elles suffisent à vérifier l’audience que ces magazines confèrent, en France, au mélodrame italien. Le site d’un collectionneur permet d’identifier immédiatement la plupart des mélodrames de Nazzari dans les quelques numéros retrouvés [23]. De 1956 à 1961, Hebdo-Roman publie : en 1957, Jeux de passion ; en 1958, Passionnément, Dernière nuit d’amour ; en 1959, Catene, de Matarazzo ; en 1960, Les murs du silence ; en 1961, La sirène. Photo-Roman publie pour sa part : en 1956, Fatalité, Pitié pour celle qui tombe ; en 1958, La mort a voyagé avec moi ; en 1959, Reviens ! [24] de Matarazzo, Poison de l’oubli, Tourment, de Matarazzo également. Votre roman publie en 1957 La fleur brisée. Une autre collection, Amor Film Hebdo, a publié, en 1955, Larmes d’amour. En fait, ces collections diffusent massivement tous les mélodrames cinématographiques italiens, projetés ou non sur les écrans français. Sur 70 numéros retrouvés de Votre roman, publié de 1957 à 1962, on compte, par exemple, une cinquantaine de mélodrames, dont Ossessione de Visconti (Les amants diaboliques, 1943), publié en 1958.

Ces différents modes de diffusion du mélodrame cinématographique, en salle et à la maison, par le spectacle en salle et par la lecture à domicile, constituent des manières complémentaires pour les femmes des milieux populaires de se l’approprier. Par l’intermédiaire de la conversation et des prêts de magazines entre parentes, amies et voisines, le mélodrame participe d’une forme de sociabilité féminine, portée à la fois par la consommation cinématographique et par la lecture de magazines.

L’ouvrage de Janice A. Radway (1991), Reading the Romance, et les analyses d’Angela McRobbie (2000) sur les adolescentes, les magazines féminins et le féminisme peuvent ainsi nous aider à préciser, d’un point de vue sociohistorique, le sens de la consommation du mélodrame cinématographique par les spectatrices de milieux populaires des années 1950. Le premier, parce qu’il valorise l’ambivalence, le caractère « ambigu et conflictuel », aussi bien de « l’acte de lire » que du « processus d’interprétation » des romances que le groupe de femmes observées consommaient abondamment (Radway 1991, p. 166). Les autres, par l’attention que porte l’auteure à la manière dont les magazines populaires, critiqués par les féministes, peuvent nous donner accès une forme de « féminisme populaire » (Gauntlett 2002).

6. Mélodrame et « négociation de l’identité »

Les échanges entre les lectrices s’exprimant dans Film complet nous offrent des clés d’« interprétation de l’interprétation » du mélodrame cinématographique italien par les jeunes consommatrices des années 1950, soucieuses de se réaliser affectivement et socialement. Les jeunes passionnées de cinéma qui alimentent ces échanges ne diffèrent pas, en effet, des « filles fans » de séries télévisées qui, au début du xxie siècle, « expriment et négocient leurs subjectivités […] dans des newsgroups sur Internet ». À quelques variations près, la lecture de ces échanges nous fait assister dans les deux cas à la « négociation de subjectivités générationnelles et/ou sexuelles », c’est-à-dire à l’exploration, par les jeunes filles participant à ces échanges, de leur identité personnelle, à travers ce qu’Angela McRobbie reconnaît comme quatre codes d’expression de « l’individualisme romantique […] 1) la romance 2) la beauté et la mode 3) la vie personnelle et émotionnelle 4) les stars et la musique [25] » (citée par Scodari 2005, p. 110).

Le courrier des lecteurs de Film complet est, par exemple, l’arène d’une « bataille des sexes » portée par le « clan Liana ». Il regroupe les jeunes filles qui ne manquent pas de s’associer avec enthousiasme, dans chacune de leurs lettres, à la dénonciation par Liana beauté des îles, dans ses courriers, des hommes comme étant des « brutes, des êtres vils, menteurs, trompeurs [26] », chacune apportant les preuves — duplicité, tromperie, rupture, abandon — de l’injustice faite aux femmes. Il s’agit d’une agressivité ritualisée — soigneusement orchestrée par le journaliste en charge de la rubrique, qui la reconnaît comme une raison de son succès — entre « ennemies » du sexe fort et ses représentants, qui ne manquent pas de se moquer de ces « pimbêches ». Représentants arrogants de la gent masculine, ils reçoivent, de loin en loin, le soutien de celles que scandalisent la liberté de ton et de conduite de ces « prétentieuses » qui parlent au nom des femmes et agissent comme des dévergondées. Ces adversaires féminines du clan des femmes ne manquent pas de leur adresser une « bonne gifle », voire des insultes plus ou moins publiables par la rubrique, auxquelles À bas les hommes, qui reprend en 1952 le flambeau de Liana, ne manque pas de rétorquer.

Nous assistons ainsi à une valorisation sur le mode ludique, par ces jeunes lectrices scolarisées et avides de modernité, d’une sensibilité féministe, critique de la domination masculine (au sens de l’abus d’une position dominante). Cette critique « féminine » (au sens où le locuteur affirme son appartenance à ce genre) portée par de jeunes spectatrices de cinéma doit être prise en compte. Certes, elle caractérise plutôt des jeunes filles accédant au collège, à une époque où la démocratisation des études secondaires n’est pas encore enclenchée. Mais comme le montre la « bataille » entretenue dans le courrier des lecteurs, la sociabilité cinématographique, fondée sur l’échange généré par les films, fournit à celles qui y participent des ressources critiques par rapport à la question de la condition des femmes [27].

Cela ne nous permet pas de prêter à toutes les spectatrices de milieux populaires une vision traditionnelle des rapports sociaux de sexe, mais nous impose de tenir compte de la dynamique générationnelle des années 1950. La confrontation et l’échange entre deux générations de femmes différentes, ainsi que la dimension « expérientielle » du plaisir cinématographique, autorisent en effet un rapport ambivalent au « texte » mélodramatique.

Dans les années 1950, les jeunes femmes adultes de Longwy, telle Adèle M., représentent la « génération des femmes de ménage » (Blanc-Chaléard 2000, p. 670). Tôt mariées, elles abandonnent pour la plupart sans regret, une fois mariées, des emplois peu rémunérés et peu gratifiants pour se consacrer à l’éducation de leurs trois enfants [28]. Dans le contexte du renouveau industriel de la région, leur foyer profite de l’élévation du niveau de vie des salariés de l’industrie sidérurgique lorraine entraînée par la reconstruction puis la modernisation de l’économie. La compréhension du succès local du mélodrame cinématographique doit tenir compte de ce contexte économique et mental, qui conduit ces jeunes femmes à embrasser le « métier de mère », dans la visée positive d’une conquête d’une meilleure vie pour elles-mêmes et leurs propres enfants. Il les conduit également à envisager pour leurs propres filles la possibilité, qu’elles n’ont pas eue, de se réaliser à travers leurs études.

Cette dynamique socioculturelle locale favorise tout à la fois une appétence pour le récit mélodramatique interrogeant la condition des femmes, et une ambivalence dans son appropriation. La qualité « universelle » du mélodrame et l’émotion qu’il procure peuvent ainsi se traduire dans des visions contradictoires des rapports de sexe.

En 1960, le critique Orazio Gavioli (1999, p. 126) soulignait la manière dont le couple Yvonne Sanson et Amedeo Nazzari avait contribué, par la qualité de son incarnation des personnages, par la « forme d’expressivité personnelle spéciale » que ces deux acteurs possédaient, au succès national, puis international, des mélodrames qu’ils ont interprétés. Sous la houlette de réalisateurs maîtrisant bien les contraintes d’un genre qui demande que « le spectateur s’identifie subjectivement à l’acteur et à l’actrice et fasse siennes les souffrances et les joies des personnages », des mélodrames comme Catene, Tormento, I figli di nessuno ont ainsi pu séduire, au delà de l’Italie, les « publics de l’Europe du Sud, du Moyen-Orient et de l’Extrême-Orient, de l’Afrique du Nord, de l’Amérique Latine, où ces films ont obtenu le même consensus enthousiaste du marché national » (Gavioli 1999, p. 129).

Cette valorisation de la réussite mondiale de mélodrame italien souligne la possibilité d’une appropriation universelle du mélodrame cinématographique, la capacité de ce spectacle cinématographique, du fait de son ancrage dans la vie quotidienne, à toucher tous les consommateurs. Il s’agit d’une interprétation qui, si elle rend justice à la faculté qu’a la technique cinématographique de procurer du plaisir à tous, esquive cependant l’enjeu éthique de sa réception localisée.

Stefano Della Casa (1999, p. 46) nous rappelle cet enjeu éthique lorsqu’il commente rétrospectivement le succès commercial de la « trilogie des larmes » (Catene, Tormento, I figli di nessuno et sa suite, Angelo bianco). Selon lui,

[…] les films de Matarazzo interprétés par Amedeo Nazzari et Yvonne Sanson représentent, en fait, la quintessence du mélodrame italien parce que leur pivot est le personnage féminin de l’histoire, qui assume dans son existence tous les passages cruciaux de l’action. La femme y est victime de la soumission typique de la société paysanne ; même si ces films parlent tous de femmes bourgeoises, celles-ci ne réussissent pas à s’affranchir de leur infériorité structurelle et se trouvent exposées au martyr, alors que les personnages masculins ont la possibilité d’agir, de blesser, de tuer, de travailler, de pardonner. C’est seulement de cette façon qu’il est possible de préserver le rôle central du noyau familial, qui est le fondement même de la société.

Même s’il admet que les mélodrames de Matarazzo intègrent des « morceaux de réalisme d’ambiance cru », que leur construction est « surchargée de matériaux », et leur réalisation particulièrement « riche, soignée, somptueuse » (ce qui explique l’admiration que lui portent aujourd’hui de jeunes cinéphiles italiens cultivés), il considère que ces mélodrames étaient uniquement des vecteurs de diffusion et de renforcement d’une idéologie patriarcale, et contribuaient alors au renforcement de l’aliénation des femmes des milieux populaires.

Vittorio Spinazzola, dans son article intitulé « Cinema et publico. Lo spettacolo filmico in Italia 1945-1965 » (1999, p. 140-153), proposait pourtant, en 1974, une compréhension plus équitable de l’expérience mélodramatique offerte par les films de Matarazzo, utilisés comme un idéal-type (au sens de Max Weber) du plaisir procuré par cette expérience. Il concédait alors que l’auteur, Matarazzo,

[…] ne voit dans la femme que la mère et n’en célèbre la présence à côté de l’homme qu’en tant que ce dernier lui attribue la responsabilité de préserver l’aspect le plus traditionnel de l’institution familiale, mise en crise par l’époque. Face au désordre social de l’après-guerre […] mais dans ce seul contexte, le rôle fondamental de la femme est reconnu, confirmant par cela même sa vocation sacrificielle.

Le sacrifice par la mère de son bonheur au profit de celui de son enfant est, en effet, un thème récurrent des mélodrames de Matarazzo (comme, selon Tania Modleski, de tout le « ciné-mélodrame » du xxe siècle, à la différence du mélodrame du xixe siècle, centré sur la mort de l’enfant [29]). Selon Spinazzola, cette vision « paternaliste et consolatoire » de Matarazzo ne doit pas faire oublier cependant la forme de « néoréalisme populaire » qu’inaugure Catene, et qui assurera, jusqu’à la fin des années 1950, le succès de ses mélodrames auprès du grand public :

[…] le réalisateur dresse une série de portraits féminins dans lesquels on reconnaît une intention réaliste. […] Il relève avec netteté le manque d’autonomie dont la femme souffre face à l’homme et qui en fait la victime prédestinée de tous les pièges du monde, ce qu’aggrave son appartenance aux classes les plus désavantagées. En assignant le rôle principal aux personnages féminins, il veut souligner l’injustice des péripéties qu’elles doivent traverser et exalter leur dignité personnelle, même lorsque la femme cède au péché de la chair, auquel l’homme perpétuellement la convie.

Pour Spinazzola, cette préoccupation éthique, partagée par d’autres réalisateurs, dont certains alors très « réputés culturellement » en Italie, comme Léonide Moguy (Demain il sera trop tard[30] ou Mario Soldati (La fille du fleuve, 1955, auquel collaborent, entre autres, Moravia et Pasolini), explique le succès massif de ces films. Jointe à la « possibilité de communication avec le public » qu’offre le mélodrame, elle éclaire « l’exceptionnelle réussite économique de ce néoréalisme populaire [31] ». Sa réussite économique particulière sur le marché du cinéma longovicien témoigne ainsi de sa congruence avec une évolution socio-économique, une dynamique générationnelle et une sociabilité féminine qui voient se confronter et se préciser, par la médiation des femmes nées dans les années 1930, les identités féminines anciennes ancrées dans la tradition rurale et catholique dont les familles ouvrières immigrées sont héritières et les identités nouvelles portées par « la société de consommation », l’école et le cinéma.

Comme la reconnaissance par Janice Radway, au terme de son enquête sur la consommation de romans populaires, du caractère « ambigu et conflictuel » du plaisir qu’ils procurent à leurs lectrices, l’interprétation de Spinazzola montre les limites tant de la conception marxiste « moderne » de la consommation culturelle (réduite à une « vision fantasmatique des rapports sociaux ») que d’une « conception mécaniste et politique des résistances » à la domination (Joseph 2007, p. 115). « L’analyse microscopique des processus de socialisation » qu’autorise l’observation des échanges entre les consommateurs permet de corriger la vision « surplombante » de l’histoire culturelle du cinéma et la neutralisation qu’elle opère des rapports sociaux de sexe. Ni cinéma féminin, ni cinéma de femmes, le mélodrame cinématographique italien des années 1950 nous invite à bâtir une « microphysique du pouvoir » du spectateur, attentive non seulement aux techniques de résistance des spectatrices, mais au fait que « c’est bien dans une vie que ces techniques de résistance se tissent entre elles, prennent une signification réelle » (Joseph 2007, p. 114).