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Prémisse

Je voudrais me rapprocher de certaines routes imaginaires et réelles qui traversent l’Europe d’aujourd’hui et son cinéma, en me concentrant sur ce que Hamid Naficy (2001), avec une intuition brillante, a nommé le « cinéma accentué », un cinéma dont l’accent porte sur la déterritorialisation, les interstices, les espaces intermédiaires, et qui implique un regard ouvert, en mouvement lui aussi, suivant le déroulement des événements et engendrant une multiplication des points de vue. Je propose donc un ciné-parcours qui analyse la dynamique des identités nouvelles en émergence dans l’espace européen. Pour ce faire, j’examinerai le processus identitaire qui se construit en relation avec la mobilité migratoire transnationale, bien au-delà des frontières européennes, et principalement dans le Maghreb.

Une fois cet espace délimité, je suggère un travail de conceptualisation de ce champ d’analyse basé sur un corpus des films et de vidéos que je présenterai sans pour autant les analyser dans le détail, afin de montrer comment le cinéma traite les phénomènes contemporains de mobilité réelle et imaginaire.

Au carrefour des frontières : rendre visibles des fragments d’histoires et des parcours

Un cinéma « accentué [1] » est un cinéma qui propose un univers filmique où l’accent porte sur quelque chose de suspendu, un cinéma se déroulant sur une terre de personne, un territoire déterritorialisé, un espace transnational habité avant tout par la mémoire, le vécu, les émotions, les relations interpersonnelles et les histoires d’un grand nombre de migrants, d’exilés et de membres des diasporas.

Ces histoires, qui portent les signes d’une mobilité séculaire, peuvent être considérées comme des « histoires-trajectoires », comme des trajets, donc, des parcours, des voyages, des mouvements d’aller-retour et de non-retour. Toute forme de déplacement de part et d’autre d’une frontière est marquée par cette mobilité, de même que toute stratégie de déplacement individuelle ou collective, si l’on pense aux connaissances, à l’énergie et aux ressources matérielles et symboliques qui doivent ici être investies [2]. Cette mobilité, pourtant, bien avant d’être culturelle (puisqu’elle implique aussi un exil de la mémoire collective et une importante circulation des idées, des pensées, des valeurs, des informations, des pratiques culturelles, etc.), est une mobilité géographique et matérielle et trouve son origine dans la traversée de rues, de routes, de mers et de frontières. C’est pour cette raison que, d’après moi, le nouveau cinéma européen accentué commence ici, au carrefour des frontières, bien au-delà des frontières de la forteresse Schengen [3], en prenant en compte les multiples trajets outrepassant cette forteresse, au-delà de la Méditerranée, là où des hommes et des femmes se font passeurs de frontières. Parmi les nombreux espaces où ont lieu ces « migrations », je suggère que l’on s’attarde à l’espace euroméditerranéen hachuré par les images de la vidéaste Ursula Biemann. Les « vidéos essais » de cette artiste suisse « rendent concrète la frontière », la montrent dans sa réalité, « au moment où elle est traversée » (Sossi 2008). D’ailleurs, la frontière, élément concret, y est traitée de façon telle que l’on passe de l’abstraction à la concrétisation, de l’imaginaire au réel. Europlex (2001) nous emmène à Ceuta, zone frontalière entre le Maroc et l’Espagne. Dans cette vidéo, la voix chargée du commentaire exprime clairement ce que les images montrent : que l’Europe a étendu ses confins à l’Afrique du Nord et utilise les ressources de cette zone pour le marché européen. Europlex suit les traces des activités transfrontalières entre l’Espagne et le Maroc et cherche à rendre visibles ces sentiers obscurs. Les rues parcourant cette enclave se situent au coeur des trajectoires se croisant dans cette zone in-between (Bhabha 1994). Elles se présentent comme un impératif pour les voyageurs et constituent l’espace vital où se concrétise cette frontière culturelle et économique entre le Maroc et l’Europe. Comme Ceuta, Gibraltar et d’autres villes situées sur la côte nord de l’Afrique, le Maroc tout entier est devenu un territoire-frontière, la dernière escale africaine avant de passer en Europe, parfois le dernier anneau d’une chaîne presque infinie de routes et de parcours inénarrables. Biemann esquisse avec un grand respect et beaucoup d’attention le récit de ces parcours : Sahara Chronicle est une installation vidéo qui illustre l’exode subsaharien vers l’Europe. Les images de cette installation décrivent les infrastructures et illustrent les moyens de transport issus de cet énorme système migratoire au coeur du Sahara, mais montrent aussi cette migration comme un vibrant processus de spatialisation marqué par de subtiles dynamiques mêlant anxiété, peur, espoir, imagination, vulnérabilité et détermination.

Ces territoires frontaliers se ressemblent dans leur unicité et leur terrible aspect tragique, raison pour laquelle on peut facilement rapprocher ces images des confins euromarocains de celles d’autres frontières, comme celle séparant le Mexique et le Texas à Ciudad Juárez, par exemple, la ville frontalière d’une autre vidéo de Biemann, Performing the Border. Cette vidéaste regarde — et nous fait regarder — la frontière comme un espace mental et matériel : les interviews, la voix over dont le texte apparaît à l’écran, les citations de textes, les images, les sons et le found footage sont combinés de façon à donner un aperçu saisissant et intime à la fois des conditions de vie des femmes (division du travail, prostitution, violence à l’égard des femmes dans les rues, etc.) propres aux régions frontalières, c’est-à-dire se définissant en fonction des contraintes liées à leur position limitrophe, mais offrant une certaine liberté aux gens qui y vivent du fait, justement, de cette position. Contained Mobility et Remote Sensing posent de nouveau le regard sur les marges de l’Europe, dans un espace euromarocain où les frontières sont dévoilées par les rues et les routes qui les constellent. Ces deux vidéos se concentrent sur l’espace-temps suspendu des existences transnationales et montrent les seules rues qu’il est possible de parcourir pour rentrer dans l’espace européen, après avoir affronté toutes les restrictions et politiques relatives à la sécurité et au contrôle de la mobilité. La légitimité des territoires nationaux est mise en cause et les espaces situés aux confins de chaque pays passent de lieux de l’incertain à lieux du possible. Dans ces vidéos, les contrastes entre « les espaces vides pris d’en haut, les images satellitaires et les prises de vue de ces mêmes lieux par le bas » (Sossi 2008) sont éloquents : images d’objets, de vêtements, d’hommes, de femmes, de tentes. Elles montrent, en fait, le passage d’un non-lieu à un lieu. Les images renversent le regard, encore une fois, et le font passer de l’imaginaire au réel, de l’abstrait au concret. Elles se veulent signes des stratégies de vie et de survie des migrants, de ces vécus qui doivent outrepasser les règles, dépasser les limites, faire fi des décisions politiques. Elles exposent enfin les multiples façons de « vivre » les frontières, puis de les parcourir en imagination, avant tout, avec le corps des différents acteurs [4]. C’est le cas dans la dernière image d’Europlex, par exemple, où les corps des femmes de Ceuta se couvrent de vêtements au moment de traverser la frontière ; chaque jour, celles-ci parviennent à passer la frontière pour alimenter le misérable marché noir de la zone en superposant des couches de vêtements sur leur corps.

Comolli (2004, p. 5) affirme que si le cinéma a une passion pour « la figure humaine », il est surtout ouverture, durée, traversée. Dans ce sens, ces vidéos proposent, d’après moi, un véritable « apprivoisement de l’inconnu » — de ce qui est « dehors », hors du champ, hors de la scène, loin des projecteurs, hors du discours, hors de la langue. Filmer l’étrange, l’étranger, c’est « le faire entrer dans le cercle », selon Comolli (2004, p. 10), peut-être pour le mettre en circulation dans un vaste mouvement circulaire, pour le mettre en mouvement, le faire exister, le faire voir.

On sait bien que voir signifie accepter de ne pas tout voir, de ne voir qu’une portion, qu’un fragment du monde. Il me semble, alors, que dans les vidéos de Biemann, le visible en tant que fragment, récit, lecture de la part invisible du monde est éloquent et, en tant que tel, historiquement et politiquement déterminé. Le visible ne représente ici qu’un des épisodes d’une histoire qui est encore à raconter.

Un nouveau cinéma européen qui traverse frontières et rues imaginaires et réelles

Ailleurs, le cinéma accentué décrit comment inventer, réinventer, « vivre » les frontières et les routes.

Dans le contexte migratoire ou dans les continuels mouvements transnationaux des migrants [5], de matérielles, les frontières deviennent imaginaires, et vice-versa, dans un difficile va-et-vient entre le monde d’origine des migrants et le contexte de leur migration, entre leur culture et une autre culture, leur langue et une autre langue.

Les auteurs européens migrants — ou enfants de migrants — proposent une « nouvelle Europe » où les pratiques culturelles et les modes d’occupation de l’espace sont le signe véritable d’un mouvement migratoire dans des rues imaginaires et réelles. Les références à d’autres cinémas pourraient ici être nombreuses, à commencer par le cinéma allemand ou néerlandais, ou par le cinéma d’origine turque, ou britannique d’origine asiatique. L’enfant qui ne voulait plus parler (Ben Sombogaart, 1995), par exemple, raconte l’histoire touchante d’un enfant de migrants kurdes, son arrivée aux Pays-Bas et son malaise identitaire, exprimé à travers le choix dramatique de ne plus parler. Les images des rues où se déroulait la vie quotidienne en Turquie sont remplacées par la rue où habite maintenant l’enfant, qu’il observe pendant des heures, immobile, par le soupirail de son logement. À la fin du film, on retrouve les rues abandonnées du village de l’enfant, car une villageoise envoie une cassette vidéo montrant l’exode de ses habitants. Dans sa nouvelle ville néerlandaise, l’enfant ne traverse la rue que par obligation (pour aller à l’école, par exemple). Il est sans réaction face au départ auquel il a été contraint, face à un voyage dont il ne comprend pas la nécessité — où encore une fois le corps est le premier acteur des stratégies de survivance/connivence. L’enfant s’invente une stratégie pour affronter le déplacement et « vivre » la rue en l’observant, en prenant ses distances, afin d’arriver à l’apprivoiser petit à petit, pétri de sa mélancolie, de son dépaysement et de ses incertitudes. Le protagoniste, une fois traversées les frontières géographiques, participe à une sorte de reproduction originelle des frontières, à la création d’un lieu intermédiaire où habiter, un lieu intime, refuge des émotions, réceptacle de la mémoire. Sombogaart mêle ici la fiction et les informations de nature documentaire qui, toutes deux, s’inscrivent dans le regard de l’enfant. Nous ne regardons pas directement l’action, nous voyons plutôt l’enfant regarder l’action. C’est le regard, à travers un autre regard, qui narre la rue et l’histoire. La rue observée est une rue pensée, un lieu de l’imagination, de la réinvention et de la réappropriation du vécu personnel. Le film illustre la prise de conscience d’un enfant et se veut une sorte de poème personnel et intimiste.

Le cinéma accentué implique et questionne en effet des pratiques culturelles transnationales ; il pose le regard sur des histoires individuelles et collectives présentant des identités hybrides, des individus morcelés qui affrontent leur situation de façons multiples et souvent originales à travers une circulation réelle et symbolique, entre un ici et un là-bas. Au cinéma, ce mouvement est aussi exprimé par les choix formels, voire expérimentaux des réalisateurs, depuis les années ayant marqué les premières migrations transnationales jusqu’à aujourd’hui. C’est le cas dans le documentaire I’m British but (Gurinder Chadha, 1989), qui relate un voyage dans les rues du Royaume-Uni, à la rencontre de migrants d’origine asiatique. Ce film est un flux continu d’images, un mouvement sans fin, qui raconte une identité européenne mouvante, incertaine et fluide.

C’est également le cas dans la vidéo Measures of Distance (Mona Hatoum, 1988), qui évoque l’exil d’une Palestinienne en Grande-Bretagne à travers des images fluides, ici aussi, se présentant comme des photographies floues qui, petit à petit, deviennent nettes, se précisent jusqu’à montrer les caractères arabes des lettres écrites par la fille à sa mère restée au pays. Dans les deux derniers films cités, le semblant, c’est le mouvant, les apparences claires sont momentanées et trompeuses, et les dimensions de l’espace ne sont visibles qu’en de fugitives apparitions, au même titre que les choses données à voir dans l’instant du regard. Tout cela évoque l’« esthétique de la disparition » et l’idée bouleversante de Paul Virilio (1989, p. 72) selon laquelle « l’acquisition de la rapidité de déplacement c’était la disparition dans le sans-lendemain de la fête du voyage ». En regardant les images filmées par Chadha et Hatoum, les réflexions de Virilio sur le visible, le mouvement, la vitesse et le temps nous viennent à l’esprit et s’imposent presque.

Cette fête du voyage évoquée par Virilio, ces déplacements incessants, sont aussi au coeur de l’impérissable road movie, genre dont la narration repose sur la succession des routes et la mobilité des protagonistes.

Il est intéressant de voir comment le road movie permet de réaffirmer la place de l’automobile comme pur moyen de mobilité, mais en même temps comment il nous oblige à nous concentrer sur un autre type de mobilité, que Walter Moser (2008, p. 9) appelle la « médiamotion », soit :

une forme de mobilité que nous procurent les médias mais qui, dans un certain sens, remplace ou redouble le déplacement physique en offrant aux êtres humains une expérience presque paradoxale : le contact à distance. La médiamotion permet de se déplacer, de se trouver ailleurs sans bouger physiquement.

D’ailleurs, le cinéma étant un média de captation et de reproduction du mouvement, c’est donc « un instrument médiatique parfait pour représenter la mobilité » (Moser 2008a, p. 13). Le chemin, la route, élément constitutif du road movie ainsi que du road novel, est la figure d’un espace-temps empruntée par toutes sortes de récits : récit de vie, récit d’une action, récit d’une aventure. « Dans le road movie, la route est concrète, elle est visualisée, elle fait partie d’un paysage tout à fait particulier » (p. 11).

Dans le film Le grand voyage (Ismaël Ferroukhi, 2004), un garçon conduit son père en voiture au pèlerinage de La Mecque. Ce voyage est l’occasion pour le fils non seulement de découvrir les pays entre la France et l’Arabie Saoudite, mais aussi son père. Le film est à la fois un véritable road movie pour le fils et un aboutissement pour le père. Encore une fois, dans la route réelle, on retrouve la prégnance de la route symbolique. On peut également voir dans le road movie contemporain un « road movie interculturel [6 ]», parce que la route y trace « un espace imaginaire particulièrement apte à figurer la complexité et les asymétries de l’interculturel » (Gin 2008, p. 41), mais également parce que :

l’interculturalité […] du road movie résiderait en ce sens dans le mouvement que subit un principe ou une pulsion d’identification culturelle ne pouvant ni se réaliser ou s’assouvir — narrativement, visuellement — dans l’univocité d’un arrêt sur image, ni pour autant s’épuiser on the road

p. 44

Mais dans le contexte du cinéma « accentué », les road movies, pour certains, sont aussi des films relatant des voyages qui se font vers l’Europe par la mer. Frontières, de l’Algérien Mostefa Djamdjam, raconte le périple des migrants subsahariens qui confient leur vie à des passeurs professionnels. Le voyage ici reste inachevé, interrompu par une autre frontière spatiale, la mer. Le récent Harragas, de Merzak Allouache, met également en scène un voyage interrompu, de l’Algérie vers l’Espagne, un voyage porté par la tragédie, dans lequel le parcours n’est pas seulement concret. Il devient un voyage spirituel, qui renvoie certains voyageurs à leur point de départ, et en mène certains autres à la mort.

Si voir signifie transformer, redonner une forme, et si voir et être vu sont encore valables en tant que valeurs sociales dans un contexte où la saturation sociale devient facteur d’invisibilité, on arrive ici à l’avènement d’un cinéma qui est une « renaissance » (Comolli 2004, p. 14). À tel point qu’un homme mort peut revivre à l’écran, où une possible vie posthume lui est accordée.

À propos de renaissance, d’interculturalité et de transculturalité, Exils (Tony Gatlif, 2002) suggère aussi cette sorte de « résurgence » et, par le truchement de la transe, la nécessité de découvrir une dimension transnationale et transculturelle à l’exil. Dans sa narration du voyage d’un jeune à la recherche de ses origines, du lien émotif l’attachant à son lieu d’origine, la possibilité du « retour aux sources » s’accomplit dans une scène magmatique et traînante montrant le protagoniste qui danse dans une espèce de transe, et mettant du même coup l’accent sur la nécessité de se mettre en mouvement, d’aller au-delà des frontières et de soi, de transiter pour exister, là où « aller voir » signifie « être constamment surpris » par quelque chose, selon l’idée de John Berger (1980). Migrants, exilés, membres des diasporas témoignent, ainsi que leur cinéma, de nouvelles identités européennes, fluides et transnationales [7].

« Vivre, c’est quitter un lieu pour un autre, un instant pour le suivant, se détacher d’une pensée ou d’une image pour celle qui l’entraîne plus loin, toujours plus loin vers un ailleurs plutôt mal défini » (Wiesel 2000, p. 7). Vivre c’est regarder, c’est se projeter vers les sommets et parfois vers les abîmes, c’est s’infiltrer dans les rêves des autres, c’est désirer, c’est vouloir atteindre les cieux en faisant un pas en avant ou un pas en arrière. Exils crie l’errance du corps, l’errance de l’esprit, l’errance individuelle et collective, dans une Europe des identités nouvelles, peuplée d’errants en quête de signes, de gestes, de repères.

Cinéma en Europe, au Maghreb ou dans l’entre-deux : une multiplication de rues

Les migrants d’origine arabe, surtout maghrébins, sont probablement parmi les auteurs les plus nombreux de ce cinéma accentué qui s’est propagé en Europe ; ce sont en tout cas ceux sur lesquels je voudrais me concentrer ici, bien que le « cinéma européen de la diaspora » soit bien évidemment beaucoup plus vaste et hétérogène [8]. Le cinéma beur, produit des jeunes d’origine maghrébine en France depuis les années 1980, met en scène une identité européenne mélangée à celle du Maghreb, de l’Orient arabe le plus proche. Des auteurs connus comme Mehdi Charef [9] (Le thé au harem d’Archimède), Merzak Allouache (Bab El-Oued City, Salut cousin !), Rachid Bouchareb (Little Senegal) et beaucoup d’autres en sont les principaux représentants. Parmi les plus récentes productions de ce cinéma, on compte La graine et le mulet, projeté dans toutes les salles d’Europe. Abdellatif Kechiche y présente une famille d’origine maghrébine dans son quotidien. L’épilogue consiste en la prise de vue d’une rue de la petite ville du sud de la France où vit cette famille : la rue y est réelle et symbolique à la fois, elle y passe du réel au symbolique et vice-versa. Le protagoniste porte sur son corps la fatigue de ses allers-retours imaginaires entre le Maghreb et la France, et son histoire montre son habileté créative lorsqu’il s’agit de mettre en rapport ses contacts, ses relations, d’avoir recours à son savoir-faire et de réinventer sa vie, même dans la constante incertitude quotidienne. Sa course finale dans les rues de son quartier (quand, le soir de l’ouverture de son restaurant, il court chercher la semoule pour le couscous qui a disparu), qui emprunte presque la forme d’un cercle, illustre le mouvement de son trajet migratoire personnel : il se met en mouvement dans la rue, son corps finira par faire partie de cette rue [10] que l’on peut mettre en parallèle avec d’autres rues des villes européennes traversées autrement, imaginées autrement. Dans le précédent film de Kechiche, L’esquive, ce sont les rues des banlieues françaises qui étaient le décor principal d’autres histoires de jeunes issus de l’immigration. La rue réelle du quartier devient la rue imaginaire, un théâtre mis en scène par les jeunes du quartier. De « non-lieu », la rue se fait « lieu » de l’imagination, de la réinvention des rôles et des routes quotidiennes, occasion de créer une manière autre de « vivre » la rue.

Il ne s’agit pas, ici, de films sur les migrations ou sur les migrants, mais plutôt de films sur le sens que prend l’expérience des migrants dans leur propre vie. Cette expérience n’est pas la même pour tous. Ce qui, entre autres, rapproche les migrants, c’est une fracture, une frontière entre un ici et un là-bas, un ailleurs, entre un avant et un après qu’il nous est donné de partager à travers ces films. Ceux-ci nous présentent le phénomène de la migration en tant qu’expérience subjective, en privilégiant la dimension quotidienne de cette expérience et en basant la narration, le récit, sur les parcours effectués. C’est ce que Sonia Floriani appelle une subjectivité « qui s’estompe au profit d’une intersubjectivité [11] » (2004, p. 15).

Les migrants se construisent une identité qui tourne autour de l’idée de frontière en tant que ligne de démarcation métaphorique, à partir des cordonnées spatio-temporelles au milieu desquelles leur parcours biographique s’effectue. Bien souvent, ces films dits accentués exposent les stratégies de recomposition de la fragmentation biographique propre à tout migrant. La frontière se présente comme une ligne permettant la distinction entre recomposition de la biographie fragmentée et redéfinition du sens d’appartenance, c’est-à-dire comme « une ligne parmi les lignes d’arrivée vers lesquelles l’élaboration de l’identité peut se diriger » (Floriani 2004, p. 138).

Les stratégies quotidiennes évoquées plus haut, qu’elles soient individuelles ou collectives, permettent aux protagonistes de passer d’un espace culturel à un autre. Ces espaces, en se multipliant et en se croisant, finissent par constituer un espace intermédiaire fait de passages, de retours continuels aux lieux géographiques et imaginaires des origines.

En ce sens, si les langues sont d’autres sortes de « rues » pour traverser et pour penser le monde, ces films euromaghrébins racontent un paysage sonore qui est, lui aussi, un paysage transnational. Le français et les différents dialectes maghrébins se compénètrent et se confondent dans presque tous ces films, confirmant encore une fois la présence d’un mélange vivace d’identités sur le territoire européen, d’une rencontre originale, d’un mouvement qui concerne également les pratiques linguistiques, puisqu’on assiste ici à un va-et-vient d’une langue à l’autre et, du même coup, d’une culture à l’autre. Il s’agit d’un mouvement intense, rapide, fait d’allers-retours qui deviennent un flux continuel entre l’Europe et les pays maghrébins. Cela ressort aussi des histoires racontées dans ces films traversant un nombre infini de rues et de routes, dans le but — ou portés par le désir — de retrouver le contexte d’origine dans le contexte migratoire ou entre ces deux pôles. La multiplication des rues réelles et virtuelles et des moyens de les parcourir (moyens de transport modernes, temps de trajets raccourcis, facilité et multiplication des déplacements, perfectionnement des moyens de communication, présence-absence virtuelle, navigation sur le Web, etc.) sont des facteurs essentiels des migrations contemporaines, et constituent probablement une des différences majeures entre les migrations passées et actuelles. Mais elles sont aussi à l’origine de la multiplication et de la complexité mêmes des formes de déplacement et de déterritorialisation avec lesquelles ces migrants transnationaux, ces nouveaux « nomades », ces passeurs, sont aux prises.

Manières hybrides d’habiter les rues et nouvelles identités transnationales

La question du « nomade » ou du « passeur » est indirectement évoquée (ou doucement murmurée) dans le documentaire Lo sguardo altrove (Le regard ailleurs, Mohamed Zineddaine, 2002), qui entrelace des scènes de la vie quotidienne des migrants maghrébins en Italie, aujourd’hui, et des images d’archives de migrants italiens en Australie [12]. Mais ce qui caractérise surtout ce film, c’est la mise en relation des images du passé et du présent, qui se succèdent pour former une sorte de cercle : les différentes routes géographiques parcourues touchent les routes imaginaires qui leur correspondent, faisant ainsi ressortir l’idée d’un sentiment partagé, d’une « expérience » partagée [13]. La mémoire crée ici un héritage commun, qu’il importe de réinvestir dans le présent. Il s’agit simplement de choisir de parcourir des routes qui partent des lieux de la mémoire. Mémoires d’immigrés : l’héritage maghrébin (Yamina Benguigui, 1997) est un documentaire qui donne une place importante à la mémoire et offre la parole aux migrants maghrébins en France, depuis les générations des années 1950 jusqu’aux jeunes générations d’aujourd’hui. Il s’agit d’une fresque extraordinaire présentant tour à tour hommes, femmes et enfants, d’un parcours intime à travers leurs souvenirs et leur quotidien, leurs sensations et leurs émotions. Cartographie d’une diaspora maghrébine, ce film fait apparaître des manières différentes, de génération en génération, d’habiter le déplacement [14]. L’impression qu’on en garde est que la « clarté descend sur les visages et les anime, qu’elle analyse, révèle, réunit, cisèle et grave les formes fugitives de la vie [15] » (de Baroncelli 2001, p. 214).

Cela est vrai pour les visages des femmes, surtout, définies par leur corps et confinées dans celui-ci. Ce sont elles qui dessinent et redessinent les paysages culturels et domestiques, qui sont à l’origine de ces géographies mentales ne leur permettant pas de percevoir leur maison dans un seul lieu. Pourtant, elles inventent des manières hybrides d’habiter les maisons et les rues. Les retours nécessaires et imaginaires « chez soi » abolissent les distances entre l’univers d’origine et l’Europe, et participent à la reformulation continuelle de nouvelles identités transnationales.

Yamina Benguigui et d’autres réalisatrices soulignent la présence de l’altérité dans les modes de représentation contemporains. Elles incorporent dans les processus autobiographiques des éléments qui dépassent les limites du genre, en articulant fiction et non-fiction, mais aussi, parfois, animation et formes expérimentales. À travers les récits de dispersions, d’exils, de migrations, dans lesquels elles incluent l’histoire de leur propre famille et celles de leur entourage, de leurs « parages », elles abordent le problème de l’intégration, de la solidarité, des identités hybrides et des nouvelles identités européennes.

Leurs films permettent de « ramener les femmes sur la scène migratoire, et de les y ramener comme acteurs, susceptibles de compétences et de tactiques singulières » (Cheikh et Péraldi 2009, p. 8). D’ailleurs, parler de mobilité féminine ne consiste pas uniquement à admettre la présence des femmes et leur influence dans les mouvements migratoires, mais bien plus à considérer les circulations migratoires sous l’angle féminin, du point de vue des femmes, en tenant compte de leur spécificité et de leur singularité en matière de mobilité [16]. Il apparaît, dans les récits du cinéma accentué au féminin (comme dans les recherches anthropologiques récentes), que les femmes voyageuses font souvent « du cabotage diasporique, bien plus que l’expérience de la déchirure entre deux mondes » (Cheikh et Péraldi 2009, p. 9). Remettre les femmes au centre de la dynamique de la mobilité, c’est aussi jeter un regard en quelque sorte oblique sur la mobilité et la circulation des individus et des collectivités.

Il existe une jeune génération de cinéastes engagées qui se penchent sur les questions de l’altérité et de la différence, et qui essaient de tracer les trajectoires de leurs protagonistes dans les espaces urbains de la France métropolitaine, mais aussi dans des localités rurales. Ces jeunes femmes proposent en fait de « refaire la carte des formations culturelles à travers des modalités et des postures transnationales, diasporiques, globalisées, en se posant des questions culturelles, religieuses, de genre et éthiques » (Portuges 2009, p. 51).

On retrouve cette exploration de l’intimité, ces parcours dans l’intime et dans le privé — rendus publics et visibles par le cinéma —, dans La petite Jérusalem (Karin Albou, 2005), du nom donné à un quartier situé à Sarcelles, en banlieue parisienne. Laura, issue d’une famille juive séfarade ultra-orthodoxe, d’origine tunisienne, est attirée par la philosophie et par Djamel, un Algérien de son quartier. Les routes du quartier et de la cité (les routes sont au coeur de la vie quotidienne), ainsi que le parcours philosophique et symbolique de Laura, prennent tout leur sens au moment où Ariel interdit à Laura de se promener dans le quartier le soir. Le film capte les mouvements des corps et des visages, à la recherche de zones diasporiques et de voix familières, en entrant, à l’aide des dialogues et des gestes, dans l’intimité des personnages et en mettant en évidence les liens qui existent entre eux, mais aussi en montrant leurs communautés et leurs cultures respectives, au sein desquelles se côtoient différentes générations.

Ces réalisatrices (je pense entre autres à Nora Hamdi et à son film Des poupées et des anges, 2008) estiment avoir un devoir en ce qui concerne la représentation intergénérationnelle et transnationale. À ce sujet, on ne peut que revenir sur le travail de Yamina Benguigui, en signalant son premier film de fiction (Inch’Allah dimanche, 2001), sorte de tribut aux femmes migrantes maghrébines des années 1970 (comme la mère de Benguigui), exprimé par une narration qui se déroule dans un véritable « espace transnational » (Faist 2000), entre l’Europe et l’ailleurs, bien au-delà des identités culturelles polarisées. Catherine Portuges (2009) souligne comment ce film, avec les deux documentaires précédents de Benguigui (Femmes d’Islam, 1994, et Mémoires d’immigrés : l’héritage maghrébin, 1997), forme une sorte de trilogie à travers les histoires de deux générations de migrants maghrébins.

Enfin, le dernier documentaire de Benguigui, 9-3, Mémoire d’un territoire (2008) raconte l’histoire, à travers une cinquantaine d’interviews avec ses habitants, du département de Seine-Saint-Denis (le 93, aussi appelé 9-3), dans lequel vivent beaucoup de migrants maghrébins et, notamment, d’origine algérienne. Le film court de 1850 à 2005, date à laquelle d’importantes émeutes ont eu lieu. Les mots, les émotions, les témoignages tracent des parcours qui racontent comment les routes de cette banlieue sont devenues le théâtre de violences urbaines.

Souvent, dans leurs films, les réalisatrices du cinéma accentué inscrivent leur propre expérience de migration au côté de celle des autres, en traversant frontières et identités multiples, parfois sous forme documentaire, parfois sous forme de fiction. Elles utilisent un grande variété d’effets visuels et de structures narratives, elles contestent certaines pratiques politiques et sociales et peut-être « racontent aussi la possibilité des artistes femmes de mettre en performance le transnational en tant qu’espace cinématique d’échange et de collaboration » (Portuges 2009, p. 63). Dans ce sens, ces réalisatrices, membres elles-mêmes des diasporas, posent un regard engagé sur leur monde, proposent une esthétique originale et constituent des témoins privilégiés des nouvelles identités européennes fluides et transnationales.

Vers un cinéma « de la proximité » européen et contemporain : au bord de la route…

En guise de conclusion, je voudrais revenir au début de ce ciné-parcours dans l’Europe des identités nouvelles et, en particulier, sur l’expression autour de laquelle ce parcours avait commencé : accented cinema.

L’accent, ici, est le signe d’un processus de délocalisation des réalisateurs, mais aussi des individus et des groupes qui se trouvent au coeur de leurs films. Par ailleurs, il ouvre souvent la voie à l’expression d’un style nouveau et d’une esthétique originale, qui entrent en relation dans un processus d’élaboration et de réélaboration identitaire continuel. En fait, la mobilité transnationale se situant au centre de cette production filmique « accentuée » donne lieu à un ensemble de tentatives en constante évolution, où les identités culturelles en devenir peuvent être « constamment reformulées dans une perspective future, bien que conditionnées par des liens historiques et des devoirs avec le passé » (Grillo, Riccio et Salih 2000, p. 16), aussi bien que par les liens qu’entretiennent les migrants et les exilés avec leur identité et leur culture d’origine.

La clef de lecture de l’accented cinema devient alors signifiante et la valeur de ce genre de cinéma augmente à proportion de sa variété stylistique, de la diversité culturelle qui lui sert de terrain et de son impact social, d’autant plus important qu’il explore en profondeur la réalité d’une Europe contemporaine transnationale, aux frontières mobiles et aux identités multiples [17]. S’intéresser à ce cinéma signifie prendre en considération une Europe qui se construit autour et au-delà des nombreuses frontières réelles et symboliques qui nous obligent à réinventer les distances et à redessiner les routes sillonnant le territoire, bref, à définir la nouvelle identité européenne en fonction de la notion de « proximité », c’est-à-dire en fonction de diverses identités mobiles et articulées.

Se pencher sur le cinéma dit « accentué », c’est se confronter à un fait inévitable, à une sorte d’énigme sans mystère, à un secret qui n’en est pas vraiment un. Le terme « cinéma accentué » recouvre l’idée d’une ouverture, d’un univers avec quelque chose en plus, qui serait peut-être de l’ordre du résiduel, de la disparité. Je perçois ici, d’une façon très personnelle et peut-être périlleuse, une similitude importante avec ce qui est évoqué dans la première ligne de Parages de Jacques Derrida (« ne faudrait-il pas ») [18]. On est là devant une ouverture qui reste telle quelle, une porte éternellement ouverte, qui nous empêche de circonscrire les limites de la maison d’une façon nette par rapport à ce qui est dehors. Je crois que, comme l’incipit de Derrida, qui établit une distance énigmatique et, me semble-t-il, évoque une scène, une situation, un discours antérieurs, le cinéma accentué évoque aussi un cinéma antérieur, sans accent, un contexte dont il découle, en quelque sorte. « Dans un contexte imprécisé, au bord du jour et de la nuit, se lève cette voix qui fait référence à un type de langage marqué par l’interrogation, par l’absence de certitude [19 ] » (Garritano 2000, p. 13). On peut dire de l’incipit de Derrida qu’il met en scène une forme de délocalisation du « je », qu’il évoque quelque chose qui n’est ni ordinaire, ni plat, ni préservé des forces qui peuvent l’éloigner de son centre. De même, le cinéma accentué renvoie à quelque chose qui n’est pas ordinaire, à un mouvement, à une délocalisation. On se demandera peut-être pourquoi je reprends ici la lecture que fait Derrida des textes de Blanchot dans Parages (notons que « parages » renvoie à la notion de proximité, de voisinage, mais évoque aussi le rapport entre mer et terre, la délimitation des côtes). La raison de cet emprunt est simple : Derrida utilise ici un terme qui attire mon attention, un terme dans qui est également présent dans la notion d’accented cinema : le bord. Le champ sémantique de bord est aussi lié à la mer (virer de bord, bord du vent, journal de bord), il y a un rapport entre bord et mer, mais bord est également ce qui délimite : bord de la mer, bord de la rivière. Il y a donc une relation intrinsèque entre mer et terre, liée à la délimitation de l’espace nommant l’une et l’autre. Le cinéma accentué renvoie à cette relation entre deux ou plusieurs entités différentes, qui se délimitent réciproquement. Mais bord peut en outre désigner l’horizon en tant que limite (bord du ciel, bord du vide), ce qui me porte à parler du cinéma accentué comme d’un cinéma qui est sur les bords, dans les marges, qui nous accompagne au bord de la route et nous fait voir la bordure de la route. Bord et bordure de la route : deux termes qui désignent les marges, la délimitation spatiale, mais qui ne sont pas synonymes : une bordure est ce qui s’étend sur le bord et, en effet, au bord de la route ; on peut de la même manière reconnaître la bordure d’une forêt ou d’un champ, par exemple [20].

Avec ce cinéma de migrants transnationaux, nous sommes véritablement entre Europe et Maghreb, entre Europe et Méditerranée, entre Europe et ailleurs, dans les parages d’une Europe nouvelle, dans des espaces dont les nouveaux périmètres demeurent mobiles — et, avec eux, les identités européennes habitant ces parages.

C’est seulement le point d’arrêt qui permet de prolonger le trajet, de poursuivre le voyage, qui autorise l’incursion dans un autre territoire. Quand on s’est établi dans une rue (ou dans un quartier), celle-là « devient notre demeure et l’homme son bordurier » (Garritano 2000, p. 67), celui qui habite les bords, les marges, qui traverse les frontières, qui s’approprie les environs, les parages, qui habite, en somme, les lieux de la proximité et du voisinage.