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François Truffaut admirait Abel Gance au point de lui écrire, en 1970, que ses films l’avaient « aidé à vivre tout court [1] ». Les traces d’une « filiation » entre les deux cinéastes sont nombreuses, en particulier dans La chambre verte (que Truffaut réalisa en 1977), notamment dans les accents très personnels contre l’oubli des disparus et dans la certitude que seul l’amour fou permet de lutter contre la mort. L’action du film se situe aux environs de 1930 dans une ville de l’est de la France où les désastres de 14-18 sont encore ressentis. Au-delà de la référence à la Première Guerre mondiale, qui, on le sait, a profondément marqué l’oeuvre de Gance, le comportement du personnage principal, Julien Davenne, joué par Truffaut lui-même, n’est pas sans rappeler le poète traumatisé des deux J’accuse de Gance (1918 et 1938), Jean Diaz. Comme ce dernier (voir Véray 2000), Davenne dispose en effet, sur les murs de la chapelle ardente qu’il dédie à « ses morts », quelques portraits d’« amis » artistes qu’il vénère (Marcel Proust, Jean Cocteau, Maurice Jaubert…). Mais surtout, en accumulant dans une chambre transformée en temple secret tous les objets de Julie, sa femme décédée, il fait exactement comme le Pierre Leblanc (Fernand Gravey) du Paradis perdu (1940) du même Gance, qui installe de petits mausolées dans son bureau en souvenir de Janine, son épouse morte en couches pendant qu’il était au front. De par les échos thématiques liés aux désastres de la guerre, de par une mystique commune de la fidélité dans l’amour et la mort, mais surtout à cause de cette coïncidence troublante d’un autel fétichiste en l’honneur d’une aimée disparue, La chambre verte peut apparaître comme le remake inavoué de Paradis perdu.

D’un relatif aveuglement

Ces correspondances patentes, pratiquement aucun critique ne les souligne à la sortie du film en 1978, pas plus qu’elles ne sont relevées dans l’abondante littérature savante consacrée à François Truffaut. Il faut en premier lieu tenter d’expliquer cette étrange cécité, qui tient à deux facteurs conjugués : d’abord, le silence de Truffaut sur une possible filiation, qui laisse ouverte la question du degré de conscience de cette réécriture ; ensuite, les « fausses pistes » d’autres influences filmiques et de l’adaptation littéraire, certes très réelles, mais faisant office d’écran obscurcissant l’évidence d’un lien intime avec le film de Gance. Précisons d’ailleurs que Paradis perdu, sorti à l’automne 1940, fut l’un des plus grands succès commerciaux du cinéaste et de l’Occupation : le film est loin d’être méconnu lorsque sort La chambre verte, et ce n’est donc pas par simple ignorance que le rapprochement n’a pas été fait.

En revanche, le générique du début affichant son emprunt à « des thèmes de Henry James », le film est dès sa sortie commenté dans son rapport aux nouvelles dont Truffaut et Jean Gruault, son scénariste, se sont inspirés : L’autel des morts (1895), La bête dans la jungle (1903) et Les amis des amis (1909). Plus tard, la narratologie a étudié la transposition de l’écrit à l’écran (dilatation, dramatisation et visualisation) à laquelle se sont livrés les deux hommes. Ainsi le film est-il considéré par Francis Vanoye (1991) comme l’adaptation de L’autel des morts, dont le héros, George Stransom, inconsolable de la mort de sa fiancée, en vient à illuminer une chapelle de cierges incarnant chacun un disparu sauvé de l’oubli ; Stransom y rencontre une femme, jamais nommée, qui partage d’autant plus son culte qu’ils ont sans le savoir un mort en commun, Acton Hague, ancien ami désormais haï du héros et ex-amant de l’héroïne. L’hommage aux disparus qui lie les deux survivants se change peu à peu en investissement amoureux, jusqu’à ce que la découverte, d’un côté, de la liaison et, de l’autre, de la détestation les conduisent à la rupture ; ils finissent néanmoins par se retrouver devant leur autel, dans un grand élan de pardon réciproque et d’exaltation qui mène Stransom à un évanouissement voisin de la mort.

La tension entre fidélité amoureuse et trahison amicale forme aussi la trame de La chambre verte, à ceci près que de Londres l’action se déplace vers une petite ville de l’est de la France, dix ans après la fin de la guerre, ce qui augmente le deuil intime du héros de la perte de millions de soldats. Les scénaristes « ménagent une progression dramatique rigoureuse fondée sur l’étrangeté du comportement de Davenne » là où le récit de James dévoilait dès la première page le culte de la fiancée morte, et « enrichissent l’histoire d’emprunts à d’autres textes de James […] ce qui a pour effet de rendre les relations de Davenne avec Cécilia plus riches d’épisodes » (Vanoye 1991, p. 136). Les deux protagonistes ont en commun d’avoir été visités par un être cher à l’instant de sa mort, détail qui provient du récit Les amis des amis ; et lorsque la jeune femme, à la fin du film, écrit au héros : « Ce que vous n’avez pas compris et que je me décide à vous dire, c’est que je vous aime. Mais je sais que pour être aimée de vous il me faudrait être morte », on entend dans ses mots la réminiscence de l’idée finale de cette même nouvelle, où une femme en arrive à soupçonner son futur époux d’entretenir une relation avec une amie à elle qu’il n’a jamais connue vivante mais qui lui est apparue à l’instant où elle allait mourir. L’ambiguïté de l’écriture jamesienne donne corps au fantasme de cet amour par-delà la mort, de même que Truffaut mobilise les ressources du montage pour faire revivre le souvenir des disparus. Les faux raccords lumière entre les plans larges de la chapelle dédiée aux morts et les gros plans sur leurs portraits permettent ainsi de faire voisiner la trace photographique de leur présence singulière et le mouvement vivant des flammes qui les reconfigurent en les illuminant.

Comme dans La bête dans la jungle, la première rencontre entre les protagonistes du film n’est pas celle du début du récit, mais a eu lieu bien des années auparavant, au point que Julien, contrairement à Cécilia, ne s’en souvient d’abord pas. L’anamnèse précipitée par ce qui est, en fait, une deuxième rencontre offre une analogie réflexive avec cet étrange mélange d’oubli et de déjà-vu où s’originent l’intuition du commerce secret des films et l’aveuglement de certains spectateurs. Dans les mots de Henry James (1903, p. 125) :

Bref, cela le conduisit, en cet après-midi d’octobre, à voir de plus près May Bartram, dont la tête, alors qu’ils étaient installés loin l’un de l’autre à la très longue table, lui avait rappelé quelque chose sans qu’il se la rappelât vraiment, et l’avait ainsi troublé d’une manière assez agréable. Il avait la sensation de reprendre une histoire dont il avait manqué le début.

Mais quand le souvenir jaillit — « dès qu’il entendit sa voix, le gouffre fut comblé et le lien manquant rétabli » (p. 127) —, il s’avère erroné, pas totalement faux, mais pas non plus exact : obliquement traversé par une vérité que la mémoire a déformée jusqu’à la rendre méconnaissable, sauf à la savoir au préalable pour en apprécier les avatars successifs. Dans les mots de Truffaut cette fois :

Davenne : Je revois cette rencontre maintenant. C’était… il y a bien onze ans, à Rome. Il y a eu un orage effroyable et nous sommes allés nous réfugier avec votre père et des amis de votre père dans une tranchée creusée par des archéologues, c’était au palais des Césars, vous voyez, tout est resté gravé.
Cécilia : Pas tout à fait… D’abord ce n’était pas à Rome mais à Naples ; ensuite ce n’était pas il y a onze ans mais il y a quatorze ans ; c’est vrai, il y a eu un orage mais c’était à Pompéi.

Si le détail des erreurs est repris de la nouvelle, la mention de Pompéi ne peut manquer d’évoquer, aussi — souvenir incontournable sur le thème de la résurrection de l’amour par le biais d’un saisissement métaphysique face à la mort — le Voyage en Italie (Viaggio in Italia, 1954) de Roberto Rossellini. D’autant que la première rencontre entre Julien et Cécilia dans la salle des ventes s’était déjà achevée, devant deux petites poupées, sur cette réplique : « Je sais ce que vous pensez. “J’ai déjà vu ça quelque part…” Ce sont des marionnettes napolitaines. » L’incongruité du dialogue, en plus de préparer la révélation d’une rencontre antérieure au pied du Vésuve, place le conte d’amour et de mort de Truffaut sous le signe de l’oeuvre rossellinienne, par l’hommage allusif à ces mêmes figurines qui forment le clou du spectacle du deuxième épisode de Païsa (Paisà, Roberto Rossellini, 1946) — autre guerre, mais même mise en abyme d’un des principes fondateurs de la cinéphilie truffaldienne : la collusion de la fiction et du réel qu’opère le spectacle des images (car même si le soldat afro-américain de l’épisode napolitain se trouve non pas dans une salle de cinéma, mais dans un théâtre de Naples, il n’en est pas moins victime, l’alcool aidant, d’une projection — nous y reviendrons — littérale).

Si l’adaptation est l’un des prismes de la réception de La chambre verte qui explique la cécité des critiques à l’égard de Paradis perdu, l’hybridité intertextuelle en est un autre. Face à l’exactitude des souvenirs de Cécilia, Davenne/Truffaut, en guise d’excuse et de clin d’oeil réflexif, s’écrie : « C’est effrayant, j’ai tout confondu. » Le film est ainsi traversé d’hétéroclites souvenirs de cinéma, tantôt incarnés dans des objets emblématiques, comme le mannequin de cire à l’effigie de la morte qui évoque celui de La vie criminelle d’Archibald de la Cruz (Ensayo de un crimen, Luis Buñuel, 1955), tantôt tributaires d’associations structurelles ou thématiques plus ou moins pertinentes ; sans que cela se retrouve à l’écran, Truffaut lui-même (dans Gillain 1988, p. 371) dit avoir imaginé :

[…] deux scénarios qui auraient pu être un développement des thèmes de James à la manière de l’Universal. Dans le premier, il y avait un homme qui n’aime que les morts et qui tue lentement la femme qui lui plaît pour pouvoir l’aimer. Dans l’autre, inversement, une femme rencontre un homme qui n’aime que les morts et elle se laisse mourir pour lui plaire.

Pascal Bonitzer (1978, p. 41) rapproche « [l]’entreprise passionnelle de Julien Davenne » de « celle de James Stewart dans Vertigo [Sueurs froides, Alfred Hitchcock, 1958] ». Marcel Martin (1978, p. 5) évoque quant à lui, amour fou oblige, Peter Ibbetson (Henry Hathaway, 1935), où les amants séparés se retrouvent chaque nuit en rêve. Jean Collet, enfin, dans une lettre élogieuse sur le film [2], dit à Truffaut que le garçon sourd-muet est très buñuélien et qu’il fait penser à Tristana (Luis Buñuel, 1970). On pourrait ajouter que la présence de cet enfant, auquel l’ancien combattant de 1914, vivant retiré avec sa gouvernante, obsédé par la mort et titulaire d’une rubrique nécrologique, apprend à parler, fait inévitablement songer à un autre film de Truffaut, L’enfant sauvage (1970).

Le motif du secret

Mais personne, pas même Truffaut, ne pense à Paradis perdu, bien que le film ait été populaire au point de marquer toute une génération et qu’il s’impose à la fois par une ressemblance de détails caractéristiques (le mausolée, la femme-mannequin), une même structuration binaire, marquée par la répétition, et l’omniprésence de la guerre — ce qui le distingue, comme source hypertextuelle, des autres références ponctuelles. Certes, le film de Gance ne fait pas partie du panthéon des hitchcocko-hawksiens (Vertigo), ni de la cinéphilie d’obédience « positiviste » (Peter Ibbetson). Au nom de la politique des auteurs, qui a précisément été inventée par fidélité au génie des artistes, Truffaut (cité dans De Baecque et Toubiana 1996, p. 146) est l’un des rares à défendre les films parlants d’Abel Gance, notamment le « moins bon » de ses films et pourtant « génial » La tour de Nesle (1955). Cette dialectique d’aveuglement et d’évidence est l’occasion de réfléchir à la poétique truffaldienne du secret, et à la manière dont elle agit dans le cas du remake, afin de la différencier des pratiques hermétiques où un artiste encode sciemment dans son oeuvre un message ésotérique.

Un emblème du remake secret pourrait être le fameux « motif dans le tapis » de la nouvelle de James où un écrivain, Hugh Vereker, avoue à l’un de ses admirateurs l’existence d’une « petite intention » (James 1896, p. 51), entrelacée dans tous ses livres, que nul critique n’a encore décelée. Précisant que ce « canevas exquis » (p. 53), dont il a fini par prendre conscience, n’a rien de prémédité, Vereker ajoute : « Si ma grande affaire est un secret, c’est simplement parce que c’est un secret malgré elle… » (p. 55). « Je vous assure que ce serait très clair pour vous si vous l’aviez déjà soupçonné » (p. 51). Formée à l’insu de son auteur pour mieux s’imposer à lui avec une aveuglante clarté, exposée en pleine lumière mais pourtant inaperçue, la « figure » est éminemment retorse, à la mesure d’un texte jamesien qui n’en donne pas le fin mot et laisse le lecteur à ses incertitudes pour mieux attiser son désir. Son fonctionnement ambigu peut servir de modèle à la notion de remake secret, à ceci près que la mise au jour d’un travail de réécriture ne saurait produire aucune révélation.

En effet, d’inavoué à secret, il y a non pas un simple exercice de synonymie, mais bien une différence théorique. Le remake secret ne relève ni du démasquage d’une dissimulation, ni du dévoilement d’une énigme, mais tient plutôt de la reconnaissance d’une anamorphose : difficile à percevoir tant que le bon alignement n’est pas réalisé, indiscutable une fois entraperçue. Cette métaphore visuelle permet en tout cas de comprendre qu’en la matière l’auteur est lui-même spectateur et peut, ou non, prendre conscience du travestissement de la réécriture. Il y a là une différence avec cette autre modalité du secret chez Truffaut qu’analyse Martin Lefebvre (2013, p. 130-133), en remarquant combien le cinéaste aime à multiplier les clins d’oeil entre ses oeuvres :

Pour le spectateur, ce jeu d’« auto-références » peut donner lieu à un sentiment particulier […] il s’apparente à celui qui accompagne la découverte d’un secret ou l’écoute d’une confession. […] Bien qu’il puisse ne rien révéler — ou, du moins, rien d’important per se, si ce n’est peut-être l’expérience du sentiment lui-même — le sentiment n’en est pas moins comparable à celui qui se manifeste lors d’une révélation. […] L[a] signification [de ces détails] ne loge pas dans la capacité que nous avons à les utiliser pour « lire » un film, donner un sens à l’intrigue, voire articuler la « vision du monde » de Truffaut. Leur signification loge plutôt dans la qualité de spectature que ces détails cultivent et dans le type d’expérience qui ne peut s’accomplir qu’à travers la répétition — dans ce cas-ci, des visionnages répétés — comme agent de singularisation. Peut-être est-ce là le grand secret, après tout. Si tel est le cas, c’est le secret de l’« initié ».

S’il est clair que Truffaut organise sciemment ces réseaux de références clandestines — seulement destinées aux spectateurs aussi obsessionnels que lui et n’ayant d’autre « signification » que de fédérer une communauté de fétichistes —, il est en revanche impossible de savoir, en l’état actuel des connaissances génétiques, si la réécriture sous-jacente de Paradis perdu relève de la volonté consciente du cinéaste, qui l’aurait ensuite passée sous silence, ou de la résurgence à son insu d’une oeuvre tant aimée. Du côté de la réception cette fois, vu la cécité générale face aux traces du film de Gance dans La chambre verte, il faut supposer une connaissance intime de Paradis perdu qui viendrait, comme pour le narrateur proustien envahi par la mémoire involontaire, projeter son ombre sur le film de Truffaut en submergeant le spectateur d’une évidence qui déchire enfin les écrans interposés entre l’oeuvre et sa source latente, et laisse percer l’image originaire que le travail du film a reconfigurée par hybridation, tâtonnements et repentirs. Car si, comme dans le cas analysé par Martin Lefebvre, le remake secret suppose des références partagées, mais ne signifie rien ou n’est du moins la clé d’aucun mystère, il n’en signale pas moins un point névralgique que la répétition rejoue pour mieux le déjouer ou le prolonger.

Projections : la chambre noire

La biographie de Truffaut permet de retrouver par hypothèse la source de ce choc affectif qui fut aussi une commotion esthétique : cette image originaire n’est rien d’autre que la vision, en salle, du film de Gance. En effet, selon Annette Insdorf (1977, p. 18-19), « [l]e premier souvenir de cinéma de Truffaut remonte à 1939 quand, à l’âge de sept ans, il découvre Paradis perdu [3] » :

La guerre fait alors rage sur l’écran et dans la réalité […] La coïncidence entre la situation des personnages et celle des spectateurs est si frappante que tout le monde pleure — des centaines de mouchoirs blancs trouent l’obscurité — et le petit garçon est englouti dans l’« unanimité émotionnelle » qui gagne le public. C’est à travers des expériences comme celle-ci que Truffaut devient un cinéphile — un amoureux passionné du cinéma — illustrant ainsi la maxime de Jean Cocteau : « Les yeux d’un enfant enregistrent rapidement, il développe le film après. »

En comparant le cerveau enfantin à une chambre noire, Cocteau offre une image évocatrice des processus psychiques à l’oeuvre dans la poétique du remake secret : lors d’une forte impression, à proportion même de ce qu’un enfant ne comprend pas mais ressent profondément, le film inscrit les linéaments de ses « figures » (Lefebvre 1997) dans son for intérieur — sa mémoire, son imaginaire, son inconscient. Le temps, l’oubli, les résonances intimes et la coïncidence avec d’autres récits finissent par donner une forme nouvelle aux images premières, dans une reprise anamorphosée qui révèle moins leur signification — le choc du sujet ne tient-il pas à l’impossibilité de donner sens aux sentiments intenses qui le traversent ? — que leur prégnance pour le sujet qui les répète. Dans le précipité qu’elle réalise entre la perverse mélancolie des nouvelles de James et l’exaltation inquiète de Truffaut, La chambre verte apparaît comme le développement le plus achevé de la figure de Paradis perdu. On pourrait résumer celle-ci à l’ultime scène enfiévrée du film. Sur l’air de la chanson éponyme, le mélodrame, au sens propre, y rassemble une dernière fois l’amour et la mort : à la faveur d’une même robe et d’une même actrice (Micheline Presle joue le double rôle de Janine et de Jeannette, l’enfant du couple), s’y exauce en effet le désir de Pygmalion du veuf inconsolé qui redonne vie à son épouse en hallucinant les images de son propre mariage sur celui de sa fille, jusqu’à succomber d’émotion.

Bien que riche de nombreux autres traits que La chambre verte emprunte aussi, le film de Gance peut sans doute se réduire à cette figure qui le condense sous forme d’apothéose. À ce stade, une remarque : la formulation de la figure ne rend compte que du texte filmique dont on peut faire l’expérience au cours de visionnages solitaires et analytiques. Pour avoir une idée de la prégnance imaginaire de la figure pour Truffaut, il faut y adjoindre des données contextuelles en revenant aux conditions de sa vision originelle. Ainsi peut-on concevoir comment un premier souvenir de cinéma en arrive à faire office de matrice dramatique et figurative. La pénombre décrite par Annette Insdorf, frémissant de la lueur blanche des mouchoirs, n’est pas sans évoquer le clair-obscur de l’autel de lumière de La chambre verte, et la tonalité lyrique du film tient à ce que cristallise la projection cinématographique en général, et celle de Paradis perdu en particulier pour Truffaut : la coalescence du réel et de la fiction, au gré de cette disposition psychologique du même nom qui consiste à investir l’écran de ses propres sentiments.

En effet, la séance de 1940 est propice au mixte d’identification et de projection qu’implique le spectacle cinématographique. Si Paradis perdu touche d’autant plus les spectateurs de l’époque qu’ils subissent également la guerre, l’émotion suscitée par le film de Gance tient aussi au caractère intime de l’oeuvre, qui est elle-même une réécriture de la propre vie du cinéaste. La mort en couches de Janine, épuisée par le travail en usine qui fut sa contribution à l’effort de guerre, fait écho au décès de la mère de Jean Diaz dans J’accuse (notamment à l’un des intertitres de la version de 1918 annonçant que « la guerre tue aussi bien les mères que les fils »). Gance a surtout conçu le récit de Paradis perdu en pensant à sa compagne Ida Danis emportée par la grippe espagnole en 1921. Les déclarations de Julien Davenne à son épouse disparue ont ainsi l’accent ardent des notes que Gance consignait dans son journal intime pendant et après l’agonie de sa jeune femme, et qu’il reprendra en les développant dans Prisme quelques années plus tard sous une forme poétique mais non moins bouleversante :

Ma chère petite aux yeux de fontaine, tu vas mourir sans doute, et tandis que tu tiens encore à la vie par un fil de la Vierge, je t’écris tout cet amour que je ne pourrai probablement plus te dire. Tu n’aurais jamais été aimée comme tu l’as été, et ton souvenir ne sera jamais plus vivace que dans ma mémoire. Je t’apporterai des fleurs chaque jour car tu les aimais bien ; je te parlerai, je travaillerai pour toi, à l’ombre de ta mémoire, ma chérie, ma chérie. Je penserai que tes souffrances ont pris fin, et si les miennes continuent, elles seront un juste tribut pour les fautes que j’ai pu commettre envers toi de ton vivant […] Je te fais le serment de t’aimer toujours et par-dessus tout, et de ne pas être infidèle à ta mémoire

Gance 1930, p. 130

Impossible donc d’effacer le souvenir d’un tel chagrin. Les plaies de son coeur ne pourront, dit Gance, jamais se cicatriser, d’où la présence fantomatique de l’être aimé qui ne cessera de l’accompagner tout au long de son existence. Sa dévotion dévorante se transforme alors en culte fétichiste pour matérialiser le souvenir de cet amour-passion et calmer sa souffrance. Paradis perdu et La chambre verte racontent la même histoire, hors du commun, d’un amour absolu, fidèle par-delà la tombe, devenu éternel par l’intensité des sentiments des personnages masculins, qui présentent de fortes similitudes. C’est sans doute à cause de la charge sentimentale de l’ultime scène du premier film que la fin du second, qui semble décalquer la dernière page de L’autel des morts, reprenant son dialogue sur le cierge manquant, n’en conserve pourtant pas l’ambiguïté :

À ces mots, sa tête retomba sur l’épaule de sa compagne. Elle sentit que, de faiblesse, il s’était évanoui. Et, seule avec lui dans l’église obscure, elle fut saisie d’épouvante devant ce qui pouvait encore arriver, car le visage de Stransom avait la pâleur de la mort

James 1895, p. 79

Loin de l’indécidable suspens jamesien, le film choisit de se clore, comme celui de Gance et avec la même ferveur, sur une mort effective qui peut seule « achever la figure », c’est-à-dire combler le vide de la « montagne de flammes » et signifier les retrouvailles avec l’être aimé dans un amour à nouveau réciproque. Il n’est donc pas illégitime de postuler qu’une telle mystique amoureuse trouve sa source dans la projection de 1940 : selon une image d’acoustique qui fait de la salle de cinéma une caisse de résonance affective, le jeune Truffaut apparaît comme le sweet spot — la position de référence — d’un public transporté à la fois par l’exaltation des derniers plans qui, en champ-contrechamp, matérialisent la satisfaction hallucinatoire du désir de Pierre Leblanc et par l’émotion intime qu’amplifient les miroitements entre l’écran et la vie — celle du public ou de Gance aussi bien. À ce titre, la lettre qu’un spectateur a envoyée au cinéaste au moment d’une reprogrammation de Paradis perdu, en août 1942, mérite d’être citée. Au-delà du cas personnel, des épanchements sentimentaux et de la connaissance de l’oeuvre de Gance qu’elle révèle, elle témoigne de l’état critique, en pleine Occupation, d’un public facilement ému (les pleurs, semble-t-il, accompagnent d’un bout à l’autre la projection du film) :

Depuis deux heures, autour de moi, des visages contrastés, des coeurs serrés, comprimés d’où l’émotion déborde et bientôt les larmes que l’on a voulu retenir et qui jaillissent de tous côtés. Pourquoi ? Simplement parce que la salle du Rex est pleine à craquer en matinée et en soirée, on a refusé du monde car l’on passe Paradis perdu ! […] Si je me permets de vous importuner avec cette lettre […] c’est que je suis heureux d’avoir pu pour la huitième fois non seulement revoir un film, mais souffrir et pleurer moi-même car, curieuse coïncidence, la scène de Gravey et sa fille se renouvelle, et s’était renouvelée une fois de plus le matin même, chaque fois que je vais au Mans retrouver la mienne que je vois rarement. […] Aujourd’hui je vous dis merci. Merci car la souffrance rend plus fort, plus sentimental, et conduit aux larmes apaisantes. Merci parce que ce film est une concrétisation imagée de votre souffrance pour un être et de quelle perfection devait-il être pour que vous lui vouiez un tel culte [4].

Comme dans Paradis perdu, les documents d’époque apparaissent à deux reprises dans La chambre verte : d’abord dans le générique, en surimpression du visage de Davenne, où les plans d’actualités semblent figurer les souvenirs de guerre, pour ne pas dire les cauchemars, du journaliste, ensuite lors d’une projection de lanterne magique durant laquelle celui-ci montre à l’enfant sourd-muet dont il s’occupe des photographies de ruines et de cadavres ; dans les deux cas, ces traces visuelles en noir et blanc (comme des objets anciens devenus objets témoins) font un lien émouvant entre le passé et le présent, le réel et la fiction.

La polysémie du terme « projection » — que souligne Véronique Campan (2014, p. 9) dans sa préface à l’ouvrage collectif sur le sujet récemment publié sous sa direction — permet de revenir à l’interrogation initiale de ce propos quant à l’aveuglement ou au mutisme du cinéaste concernant les similitudes entre son film et celui de Gance :

Du sens littéral de pro-jeter sur un support découlent tous les autres : la translation sur un plan d’une figure géométrique en trois dimensions, le trajet optique de rayons lumineux qui portent une image vers un écran, l’élaboration imaginaire à partir de faits avérés ou le transfert sur autrui des affects ou traumas dont on veut protéger le moi. Qu’elle soit transport physique ou mental, la projection suppose un déplacement et une transformation dans l’espace comme dans le temps dont le dispositif cinématographique offr[e] […] le paradigme. Entre l’image enregistrée sur pellicule, celle qui s’affiche à l’écran et celle qui se forme dans l’esprit du spectateur, opère une collusion paradoxale du passé, du présent et du futur, chaque moment filmique étant capté en vue du film à faire et perçu au vu des souvenirs et des attentes dont on le nourrit [souligné dans le texte].

Puisqu’on imagine mal une quelconque rétention d’informations de la part de Truffaut, jamais avare de ses sources d’inspiration, il est difficile de ne pas déceler dans la cécité du cinéaste l’action de l’inconscient sur le mode du déni, signalant précisément l’impression profonde et le travail souterrain de la figure — texte et contexte — à partir de cette scène primitive de cinéma. Francis Vanoye (1991, p. 165) sent bien que l’étrangeté obsessionnelle du film tient à son caractère d’interface intime lorsqu’il évoque « [le] secret — que, nonobstant ses opérations de clarification, [Truffaut] réintroduit en interprétant lui-même le rôle de Davenne ». Pour finir, une question demeure : que reste-t-il de l’ébranlement projectif de Paradis perdu dans La chambre verte, puisque c’est sans doute à cela qu’il faut imputer la dynamique même du remake secret ? Sans surprise, le coeur du rapport entre Gance et Truffaut concerne la nature reproductive du cinéma et le culte qu’il permet.

Réplication et dédoublement : la chambre d’échos

Dans les deux oeuvres s’élabore en effet une mystique du cinéma comme machine résurrectionnelle, selon deux conceptions légèrement différentes : le miracle par réplication et présence réelle chez Gance, le dédoublement et la métaphore chez Truffaut. Paradis perdu et La chambre verte regorgent de moyens de ne pas oublier les morts et, surtout, l’épouse disparue : dans le film de Gance, Pierre Leblanc ne cesse de peindre le portrait de Janine, et conserve pieusement ses photographies, vêtements et bijoux, ainsi que le disque phonographique — qui est un peu l’équivalent du rouleau de pellicule représentant Ida qu’évoque le cinéaste dans Prisme — où elle chante la chanson de leur rencontre (lors de la première scène du film, qui est précisément la scène de première vue des amoureux, la ritournelle Le paradis perdu se présente d’emblée comme une remémoration pour le spectateur, qui l’a déjà entendue au générique). Presque vingt ans auparavant, dans un fantasme d’évocation synesthésique, Gance (1930, p. 136) avait de même pensé :

[…] faire un petit autel pour mon Ida chérie avec tous les objets lui ayant appartenu. Retrouver les derniers mots qu’elle m’a écrits. […] Conserver ses chères robes. Mettre sur mon bureau une photo sur verre toujours éclairée nuit et jour. Ne plus me servir que de son parfum. Quel bonheur d’avoir une scène de cinéma avec elle. Jamais certes, jamais je n’oserai la regarder, mais de songer que, d’une seconde à l’autre, je puis ainsi la retrouver à l’écran, vivante devant mes yeux…

C’est bien l’idée d’une reproduction à l’identique, sur le modèle de l’empreinte, qui sous-tend le délire douloureux de celui qui a perdu la femme aimée. Le cinéaste va même jusqu’à caresser l’idée de faire faire au sculpteur George Gray Barnard « la statue de [s]a chérie » (Gance 1930, p. 141). Si Julien Davenne présente le même penchant fétichiste que Gance et son héros, toutefois, après la déception cruelle du mannequin unheimlich, il renonce à la conception indicielle et infléchit la recherche maladive de la duplication vers une pensée plus métaphorique : les flammes seront cette fois le symbole des morts.

Cette divergence se retrouve au niveau structurel dans les deux films. Paradis perdu fait incarner la mère et la fille par Micheline Presle et semble ainsi se rejouer de part et d’autre de la mort de Janine. Le même type de scènes se répète : montée de l’escalier jusqu’à l’atelier où le couple vécut et où habite désormais un relieur ; création et essayage de robes sur le corps de l’aimée, Janine d’abord, puis Laurence, malgré la promesse faite à la première épouse, lorsque Pierre accepte enfin de se remarier — cette transgression n’aura finalement pas lieu puisque c’est Jeannette qui portera la robe de sa mère. La similitude des situations n’en accuse que davantage la déception du héros : à cause de légères différences, le souvenir ne trouve jamais à s’actualiser réellement, et ces menus décalages n’en expriment qu’un seul, massif et irréparable, la mort de Janine. Les conditions de la « résurrection » mémorielle tiennent donc, chez Gance, à l’exacte réplication, miracle de coïncidence qui ne peut avoir lieu qu’une seule fois, achevant le film même qui n’en est que la poursuite inlassable. Le scénario motive le miracle par le sacrifice de Pierre, qui renonce à épouser Laurence pour que le frère de cette dernière puisse se marier avec sa propre fille : « Là tu viens de gagner Jeannette », lui dit-il lorsqu’il se rend compte qu’elle préfère ne pas épouser son fiancé plutôt que de voir son père à nouveau malheureux, « en mentant avec exactement le même courage qu’aurait montré ta mère. »

La chambre verte est aussi structurée en deux moitiés, de part et d’autre de l’embrasement du mausolée dédié à la mémoire de Julie. Mais le fantasme de la réplication est finalement récusé, laissant la place à des dynamiques de scission, de dédoublement et d’inversion. Comme le fait remarquer Maël Renouard (2004, p. 73) :

[…] tandis qu’il s’agissait au commencement, dans la chambre verte, de continuer à faire vivre Julie par la force du souvenir, désormais l’affrontement avec Massigny demande plutôt de rentrer dans le monde des morts, d’aller chez eux les retrouver, et il semble que la chapelle soit moins le lieu où on leur redonne vie que celui où ils sont rejoints. Alors l’église n’est pas seulement le complément de la chambre verte, mais son envers. Le passage à l’église est pour Davenne l’entrée dans l’autre versant de sa tâche.

Apparemment annexe par rapport à la trame de la fidélité amoureuse, la scène où Julien Davenne projette devant Georges, le jeune sourd-muet qu’a recueilli sa gouvernante, quelques plaques de verre photographiques de soldats « blessés, peut-être qu’ils sont morts », s’avère cruciale pour comprendre la poétique truffaldienne en matière de revenance cinématographique : chaque image est redoublée de son commentaire qui, loin d’être redondant, l’actualise ou la rend autrement visible. « L’église a été bombardée. […] On a transporté les blessés dans l’église pour les protéger » : ces mots à propos de la deuxième plaque ont ainsi tout d’une projection, au sens psychologique du terme, puisque l’apparente contradiction entre le bombardement du bâtiment et sa mission protectrice préfigure le sort de la chapelle en ruine appelée à veiller sur les morts de Davenne. Bien plus, toutes les explications du journaliste sont elles-mêmes réitérées quand le petit garçon les encode en langage des signes ; dans ce système qui n’a pas toutes les nuances de l’image ou de la parole, ce sont les similitudes qui frappent : les circonstances diverses de la mort s’y disent toujours avec trois gestes semblables. Mais le même, dans cette scène, se révèle a contrario dans le contraste entre tous ces modes d’expression. Plutôt que la réplication, Truffaut privilégie donc le principe de répétitions que Gilles Deleuze (1968) qualifierait de « différences sans concept ». Les cierges peuvent alors incarner les morts aimés et Julie n’a pas besoin de revenir littéralement, contrairement à Janine dans l’hallucination finale de Paradis perdu. Idem pour la musique : au retour régulier et plus ou moins réorchestré de la mélancolique chanson, Truffaut préfère l’utilisation massive du Concert flamand de Maurice Jaubert, dont les variations modulent la tonalité funèbre.

En dépit de cette différence d’appréciation entre réplique et dédoublement, ou encore imitation et symbolisme, qui motive précisément la dynamique même du remake secret, les deux films réfléchissent donc au potentiel résurrectionnel du cinéma, dont Gance valorise au premier chef la capacité d’enregistrement et de restitution. En ce sens, le plus bazinien des deux n’est pas celui qu’on croit. Depuis son premier J’accuse (1918) — oeuvre majeure élaborée en pleine guerre (voir Véray 1996), née d’un mélodrame romantique, conçue tel un monument érigé à la mémoire des soldats morts au combat —, Gance tente grâce au cinéma de transformer la tragédie en deuil collectif. Dans la célèbre séquence finale du film, le poète Jean Diaz, revenu fou du front, met en effet en présence les morts et les vivants. Comme le note Jay Winter (2014, p. 361), « […] en perdant la raison, Jean Diaz voit plus clairement que quiconque les problèmes moraux de l’époque. Ses accusations portent sur la guerre elle-même, vue comme une abomination à proscrire définitivement. » Aux yeux du cinéaste, le médium cinématographique permet de souder la communauté nationale autour de ceux qui se sont sacrifiés pour elle. Dans la poétique gancienne, la pellicule enregistre et restitue des traces matérielles et spirituelles des disparus. Par sa religiosité, le film devient alors une image consolatrice, « les vitraux vivants » de l’époque contemporaine, « une cathédrale de lumière » des temps modernes. Davenne, le héros interprété par Truffaut lui-même, fait aussi partie de ces rescapés de la Grande Guerre qui n’en reviennent pas d’avoir échappé à l’hécatombe. Un traumatisme amplifié, peu après l’armistice, par la perte de sa femme qu’il aimait vivante, qu’il idolâtre morte. Son veuvage est le point de départ du culte qu’il voue aux morts, de son refus de se résigner à la disparition des êtres chers.

Mais dans le cas de La chambre verte, c’est plutôt la projection qui rend leur présence, mentale, aux morts, par sa capacité à mettre en mouvement l’image fixe, à y introduire du jeu, à se graver dans la mémoire de tout un public jusqu’à vivre de sa vie propre. Ce transfert émotionnel est crucial dans la conception truffaldienne de la cinéphilie, de même qu’il importe à Davenne de littéralement « passer le flambeau », en l’occurrence à Cécilia. Dans les paraboles réflexives que sont les deux films, il n’est toutefois possible de retrouver véritablement les disparus que dans une fidélité absolue qui entraîne la mort : Pierre Leblanc ne revit enfin ses noces avec Janine qu’après avoir refusé de trahir la promesse qu’il lui avait faite de ne créer des robes que sur elle ; Julien Davenne n’achève la figure qu’au moment où, risquant de remplacer Julie « comme on remplace une domestique », pour reprendre l’expression qu’il emploie à propos du remariage de son ami Mazet, il préfère se laisser dépérir. Le tragique des deux récits rejoint ainsi celui du médium lui-même, qui n’actualise une présence qu’au prix de sa virtualité ou, pour le dire autrement, sépare toujours le spectacle de son spectateur.

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Autant un film peut simultanément être inspiré d’un livre et traversé d’échos filmiques ponctuels, autant il est plus ardu de le penser à la fois comme adaptation et remake de deux oeuvres différentes. Pourtant, de nombreux éléments concordants montrent que Truffaut a puisé, consciemment ou non, aux deux sources que sont Henry James et Abel Gance. Certains spectateurs cinéphiles établissent d’ailleurs le lien entre les deux cinéastes, comme le prouve cette lettre sensible et joliment écrite d’une jeune étudiante retrouvée dans les archives Truffaut :

Votre film La chambre verte m’a touchée au point que je voulais vous l’écrire, peut-être parce qu’il y a trop de sièges vides lors des projections. Je l’ai vu au bord des larmes, de celles qui viennent quand brusquement on sent quelqu’un qui vous parle avec cette pudeur, avec ce sérieux qui ne laisse rien au hasard, et cette gravité que vous semblez accorder aux gestes et aux paroles […] Avez-vous voulu citer le J’accuse d’Abel Gance dans les premiers plans ? J’ai revu la version de 38 très peu de temps après votre film et je fus troublée au point que je l’ai vu avec les yeux de Davenne et en superposant Davenne à Diaz […] Ce qui me touchait profondément chez Gance c’était ce dialogue avec les morts beaucoup plus que le propos sur la guerre, peut-être parce que je n’en ai connu aucune et que je l’imagine mal [5].

La chambre verte, comme Paradis perdu, ne s’intéresse pas tant à la façon dont on pleure les morts qu’à la façon dont ceux-ci habitent les vivants : « Nos morts peuvent survivre, cela ne dépend que de l’amour que nous leur portons et des pensées que nous leur consacrons. Si nous acceptons d’appartenir à nos morts, alors ils nous appartiennent [6]. » Ces deux films énigmatiques qui renvoient à nos propres secrets enfouis, réalisés à quarante ans d’écart, ont d’ailleurs touché des spectateurs au point de les pousser à écrire aux cinéastes des lettres bouleversantes qui nous permettent de mieux comprendre leur résonance émotionnelle. « Avant d’achever ma lettre », écrit l’un de ces spectateurs à Truffaut :

[…] je souhaite vous faire part d’une réflexion qui m’est venue au cours de la deuxième vision du film. Réflexion que les années confirmeront ou infirmeront. À mon sens, La chambre verte est aussi un film sur le cinéma. Mais attention pas au même titre que La nuit américaine. Ici il s’agit des spectateurs, des salles de cinéma, des films qu’on y projette. […] Le rapport qui unit Julien Davenne à ses morts est le même que celui unissant certains spectateurs à certains films [7].

L’essentiel est dit, car c’est au fond la cinéphilie qui est le véritable autel des morts de Truffaut, sa « machine à épiphanies mémorielles » (Renouard 2004, p. 72), que celles-ci soient volontaires ou non. Pour le cinéaste, c’est le rituel de la projection cinématographique qui assure l’emprise émotionnelle, la fidélité mémorielle et, partant, la résurrection des morts non comme effigies, mais comme figures.

Serait-ce à cause de cette dimension réflexive ou en raison de son côté morbide que La chambre verte fut un échec commercial retentissant ? Ou bien, comme l’écrivit alors Claude Mauriac (1978), parce que « seuls quelques vieux, quelques jeunes, et François Truffaut, qui est dans notre temps comme un étranger venu d’un autre âge », se souvenaient encore des morts de 14-18 à la fin des années 1970 ? Difficile de répondre. Ce film profondément mélancolique, grave et pudique, sans doute la réalisation la plus personnelle du cinéaste, où il mit le plus de lui-même (d’où sa profonde amertume face au rejet du public), est une mise en abyme de la spécificité du cinéma — les images animées, disait-on dès les premières vues Lumière en 1895, contribuent « à faire revivre les morts ». En ce sens, La chambre verte, comme tous les films dont les protagonistes ne sont plus, donne à voir des êtres qui hantent les salles obscures, ces chapelles ardentes du septième art où s’entretient le culte du cinéma et de ses acteurs. Une sorte de plaisir nécrophile qui n’est pas étranger à toute véritable passion du cinéma, telle celle de certains cinéphiles de la Cinémathèque française, « cet endroit où, écrivit François Truffaut à Abel Gance, nous nous rendons le plus souvent avec l’impression d’aller chez vous [8] ».