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Rares sont les films québécois de fiction qui mettent en scène des personnages issus de communautés franco-canadiennes hors des frontières du Québec, et les fictions canadiennes-françaises produites à l’extérieur du Québec font rarement appel à des personnages québécois. Deux films, l’un québécois et l’autre franco-ontarien, se démarquent à cet égard et se présentent comme autant de variantes d’un voyage initiatique à travers le territoire canadien : Deux Frogs dans l’Ouest (2010), de Dany Papineau, et Le divan du monde (2009), de Dominic Desjardins, relatent chacun à leur façon le périple de jeunes francophones attirés par les promesses de l’Ouest canadien.

Cet article vise à montrer comment ces récits, qui témoignent de la façon dont l’identité canadienne francophone contemporaine se construit dans un rapport à l’autre — et à soi — surdéterminé par les tensions démographiques asymétriques de la société canadienne, mobilisent à des degrés variables certains procédés du road movie. Après un rappel des caractéristiques du genre, les films seront soumis à une analyse comparée selon « les trois moments d’intensité » constitutifs, selon Walter Moser (2008, p. 17), du « noyau générique » (p. 14) du road movie : « prendre la route, puis être en route et, finalement, reprendre la route » (p. 17), autrement dit : « to hit the road, to be on the road, to hit the road again » (p. 22).

Le road movie et le transfert des genres

Les principaux auteurs ayant étudié le road movie en Amérique [1] s’entendent généralement pour en faire remonter les origines à la conquête de l’Ouest et aux récits littéraires du xixe siècle exaltant l’occupation progressive de l’espace par des voyageurs étrangers, bien souvent exilés de leur pays d’origine en quête d’une vie meilleure. Cependant, ce n’est qu’à partir des années 1960, avec Easy Rider (Dennis Hopper, 1969), que le road movie sera consacré en tant que genre indépendant, et défini suivant différents critères, dont la désintégration de l’unité familiale, l’identification de protagonistes généralement masculins à leur moyen de transport, une représentation de l’espace résistant à l’ordre établi, ainsi que la présence d’une intermédialité minimale dans le film, par exemple à travers une trame sonore intradiégétique se manifestant le plus souvent sous la forme d’une musique provenant de la radio d’un véhicule [2].

Du point de vue de l’esthétique, le road movie favorise l’utilisation du travelling, ainsi qu’une composition où le miroir et le pare-brise se substituent à l’oeil de la lentille. Le montage s’inspire quant à lui de la conception eisensteinienne de l’image, dans la mesure où chaque plan de la route, linéaire, contraste avec la sensibilité du propos rejoignant l’idée du voyage entendu comme quête personnelle. Enfin, la trame narrative propose une fin ouverte, sans résolution satisfaisante, du moins pour le personnage, qui atteint rarement le point ultime d’arrivée. Précisons toutefois que ces éléments se présentent à des degrés variables dans les films qualifiés de road movies, le genre lui-même n’échappant guère aux détournements historiques liés à son évolution, non plus qu’aux contraintes sociales et économiques de l’industrie. La période postmoderne du road movie, par exemple, se distingue des phases qui l’ont précédée par l’introduction d’une critique culturelle où le protagoniste est issu d’une minorité ethnique, sexuelle ou autre (femmes, homosexuels, immigrants, etc.) ; la route devient alors un lieu d’échange, une immense toile où se déploient les angoisses existentielles d’un monde caractérisé par la fragilisation des identités individuelles et collectives, et un rapport au temps fondé uniquement sur le présent.

Deux Frogs dans l’Ouest et Le divan du monde : pour une quête du territoire au féminin

Les deux films traitent de la quête identitaire d’une jeune femme francophone qui souhaite se retrouver à travers le parcours du territoire canadien, au sens où, comme l’expliquent Gilles Deleuze et Félix Guattari (1980, p. 6), « la mobilité du sujet peut être envisagée comme un élément de construction identitaire dans le mouvement d’inventer ses propres valeurs, d’expérimenter une organisation de vie » ; le parcours du territoire correspond à une plongée introspective, la déterritorialisation du personnage qui se déplace d’un océan à l’autre devenant partie intégrante d’un processus où l’errance « permet de structurer les aléas d’une existence humaine et de leur donner sens » (p. 11).

Les trajectoires du motif du voyage se croisent et se répondent d’un film à l’autre. Le premier (Deux Frogs) se déroule d’est en ouest (du Québec à la Colombie-Britannique) et le second (Le divan) de l’ouest vers l’est (de la Colombie-Britannique à l’Île-du-Prince-Édouard). Le premier est empreint de rêve et d’idéal, alors que le second ramène le personnage principal désillusionné vers son lieu d’origine. Dans le premier, Marie, une jeune Québécoise des Cantons-de-l’Est, abandonne ses études collégiales pour aller apprendre l’anglais dans l’Ouest ; il s’agit de la situation initiale de rupture qui donne la première impulsion au programme narratif de la quête. Dans le second, Zoé, une jeune Acadienne de l’Île-du-Prince-Édouard rentre chez elle, à Summerside, à la suite d’un échec amoureux, après avoir vécu plusieurs années à Vancouver. Ce sont en somme deux récits qui relèvent de la migration intérieure, au double sens du pays et du soi. Les deux propositions filmiques font ainsi écho à la devise du Canada A mari usque ad mare (« D’un océan à l’autre »), témoignant éloquemment de l’importance de l’axe est-ouest dans l’imaginaire canadien : Deux Frogs dans l’Ouest s’ouvre par un plan général de coucher de soleil sur l’océan Pacifique, tandis que Le divan du monde se termine sur des plans de Zoé sur une plage, contemplant l’océan Atlantique. Ces deux parcours croisés contribuent à la consolidation d’un imaginaire d’appartenance mis à l’épreuve à la suite des États généraux du Canada français (1966-1969), qui allaient selon Michel Bock (1996, p. 12) « entériner, en quelque sorte, la rupture idéologique entre les “Québécois” et les “minorités françaises d’outre-frontières” », ceux-là cherchant à s’affranchir de l’appellation « Canadiens français » et celles-ci affirmant leur singularité par une dénomination calquée sur leur territoire provincial. Ainsi l’identité franco-ontarienne de l’un des personnages de Deux Frogs dans l’Ouest sera-t-elle fortement mise en évidence, tout comme le sera l’identité acadienne dans Le divan du monde.

Ce qui fait l’originalité de ces oeuvres tient également à leur caractère bilingue, qui vise à refléter de façon crédible et authentique la réalité des jeunes dont elles suivent les déplacements à travers les provinces canadiennes et leurs particularités linguistiques. L’anglo-canadien y côtoie les registres et les différents accents du français québécois ou acadien, truffé ici et là d’anglicismes allant du joual (québécois) au chiac (acadien). L’omniprésence d’un bilinguisme reflétant la complexité de la situation linguistique canadienne, où « l’identité bilingue est une composante de plus en plus saillante de l’autodéfinition identitaire des jeunes francophones en situation minoritaire » (Landry, Deveau et Allard 2006, p. 54), va de pair avec cette vision de la route qui, selon Pascal Gin (2008, p. 34-35) « [n’]est pas un “espace-liaison” mettant soudainement en rapport une multiplicité de lieux soumis, chacun, à la cohésion d’un ordre culturel », mais se fait plutôt « itinéraire de découverte révélant de profonds désordres culturels ». C’est ainsi que les deux protagonistes prendront conscience de leur différence et de leur originalité ethnolinguistiques dans un processus d’adaptation interlocutoire avec « l’autre parlant » francophone, anglophone et bilingue.

Les deux films relèvent aussi, à un degré ou à un autre, du road movie contemporain, au sens où :

[…] la contemporanéité du road movie renforce plus qu’elle n’intercepte la fonction cohésive de l’identité culturelle. […] la route décuple plus qu’elle n’épuise la possibilité de l’appartenance et de l’insertion culturelle, dont elle se contente de multiplier les sites

Gin 2008, p. 33

De même, alors que dans le road movie traditionnel le personnage principal est presque toujours de sexe masculin, la forme postmoderne du genre place sur la route des femmes bien souvent fortes, indépendantes, qui cherchent leur identité à l’extérieur de l’enceinte familiale et du rôle générique qu’on leur accordait jadis. Cette représentation de la femme sur la route est en partie imputable aux nouveaux mouvements de migration qui sont vécus à l’échelle de la planète, et où la femme assume une position dynamique, comme le font remarquer Ewa Mazierska et Laura Rascaroli (2006, p. 140-141) :

The feminisation of migration is another novelty factor: whereas in the past migration was essentially a male phenomenon and woman followed the man as a member of his family, the new migration is characterised by a mobilisation of women who travel alone leaving their families behind or who are the main stimulus in the relocation of their relations.

Malgré ces constats qui resituent les protagonistes de sexe féminin dans le paysage cinématographique appartenant au road movie américain, il n’en reste pas moins que la femme demeure un personnage marginal sur la route, bien souvent confinée au siège du passager — Natural Born Killers (Tueurs nés/Le meurtre dans le sang, Oliver Stone, 1994) — ou ultimement condamnée pour ses actes répréhensibles — Thelma and Louise (Thelma et Louise, Ridley Scott, 1991). Du côté de la production francophone et québécoise, si les hommes demeurent majoritaires derrière le volant — par exemple dans Zigrail (André Turpin, 1995), Québec-Montréal (Ricardo Trogi, 2002), Papa à la chasse aux lagopèdes (Robert Morin, 2008), Route 132 (Louis Bélanger, 2010), Congorama (Philippe Falardeau, 2006), Soft Gun (Alexandra Bégin, Guillaume Collin et Jesse Kray, 2012) —, les femmes sont de plus en plus nombreuses à prendre la route, que ce soit en automobile (La brunante, Fernand Dansereau, 2007), à vélo (L’effet, Jocelyn Langlois, 2013) ou en marchant le territoire, comme c’est le cas dans Incendies (Denis Villeneuve, 2010). Dans les longs métrages qui nous intéressent ici, les femmes, bien qu’elles se trouvent à l’avant-plan de l’intrigue, se laissent en quelque sorte conduire, puisqu’elles choisissent, faute d’argent, de faire de l’auto-stop. Or, contrairement à ce que sous-entendent Mazierska et Rascaroli (2006), à savoir que les femmes qui occupent le siège du passager sont en quelque sorte écartées de l’action principale, nos deux héroïnes se font conduire sans toutefois se laisser totalement mener par les événements, affrontant avec détermination les embûches qui jalonnent leur parcours.

To hit the road

Les deux films s’amorcent dans un mouvement de rupture, un « geste de libération » que Moser (2008, p. 14) appelle « la déprise : sortir d’un espace clos, rompre avec un dispositif contraignant, franchir, voire fracasser des barrières fermées ». La protagoniste de Deux Frogs dans l’Ouest, Marie, à l’instar de plusieurs héros de romans de formation, décide de quitter le foyer familial et ses valeurs bourgeoises pour vivre sa propre vie en allant à la rencontre d’elle-même. C’est en outre le conflit existant au sein du noyau familial, et plus précisément avec l’autorité paternelle, qui la conduira à se déplacer d’un bout à l’autre du pays. Les différends qui l’opposent à son père expriment les conflits intergénérationnels :

Marie. — Tu comprends rien !
Le père de Marie. — C’est toi qui comprends rien ! Heille, ça fait vingt ans que je me fais chier sur les chantiers de construction pour vous faire vivre ! J’ai fait des économies moi, pour que vous ayez une bonne éducation toi pis Julie. Tu vas pas me dire que j’ai fait ça pour rien ! […] Je le sais que tu nous trouves plates, que tu nous trouves ordinaires ; tu trouves qu’on est du p’tit monde […] Que tu fasses le tour du monde, tu vas rester ordinaire, surtout si t’as pas de diplôme !

Les forces de la sédentarité symbolisées par l’attitude paternelle ne parviennent pas à étouffer l’appel de l’aventure et du nomadisme. C’est ce que nous laisse entendre, par la voix acousmatique de Marie, un discours reflétant son désir de mobilité et d’exploration :

Je me suis toujours demandé quelle sorte de gens avaient pris la décision, au début des années 1840, de tout abandonner et de traverser presque tout un continent pour la seule raison qu’ils avaient entendu dire que les terres étaient bonnes et que la vie était meilleure au bord du Pacifique.

Dans le plan suivant, un zoom avant sur le personnage assis au bord de l’eau, un livre à la main, nous fait comprendre que ces paroles sont tirées de Volkswagen Blues (1984), de Jacques Poulin. Ce roman de la route emblématique décrit le long voyage identitaire d’un homme qui parcourt, à la manière des pionniers de jadis, le continent d’est en ouest ; partant de Gaspé accompagné d’une jeune Métisse portant le nom de Pitsémine, Jack (un rappel du célèbre auteur du roman On the Road) arpente le territoire au volant de sa Volkswagen, espérant retrouver à l’autre bout du continent cette terre promise évoquée par les pionniers. À l’image du roman de Poulin, la quête de Marie se fonde sur l’espoir, sinon la conviction, d’atteindre sa véritable personnalité par le franchissement successif des étapes de sa progression dans des univers qui lui sont inconnus. Sans savoir exactement ce qu’elle cherche, Marie sent qu’elle « a besoin d’air, de prendre ses distances, de sortir du système ». Cette construction identitaire s’effectue ainsi dans un double mouvement de dépaysement et d’adaptation progressive aux nouveaux contextes, car « pour le nomade […], c’est la déterritorialisation qui constitue le rapport à la terre, si bien qu’il se reterritorialise sur la déterritorialisation même » (Deleuze et Guattari 1980, p. 473). Autrement dit, le sujet s’extrait de son contexte familier pour explorer et consolider son identité dans ses interactions avec l’altérité.

Dans Le divan du monde, le personnage de Zoé, en un mouvement inverse mais qui témoigne d’une même volonté de déprise, s’éjecte d’une expérience amoureuse pénible pour prendre la route. C’est la voix acousmatique de l’héroïne, comme dans les premiers plans de Deux Frogs, qui nous apprend, par l’intermédiaire d’une lettre rédigée à haute voix, que Zoé entreprendra sous peu le voyage du retour vers « l’Île ». Nous comprenons également par cette lettre d’adieu que la rupture amoureuse révèle une déchirure identitaire, clairement visible à travers la langue vernaculaire utilisée par Zoé pour exprimer sa souffrance et sa confusion :

C’est drôle que je t’écrive en français, non ? Je me figure ben que tu vas rien comprendre. On s’est jamais vraiment compris anyways. Tu me verras pas brailler. J’ai fait mon sac à matin pis je rentre à l’Île.

Il n’est pas surprenant que Zoé, bien qu’elle s’adresse à un interlocuteur anglophone, choisisse de coucher sur le papier sa douleur et ses frustrations dans sa langue maternelle, puisque, selon Naïm Kattan (1996, p. 75), « [l]e niveau de langue […] le plus difficile à altérer est celui de l’intimité », et que c’est à travers cette langue « qui a bercé l’attente » qu’on établit les frontières de l’être ; c’est aussi dans les intonations et les accents de cette voix originelle que s’enracine le langage, comme le souligne Paul Zumthor (2008, p. 172) :

Le langage transite par la voix et, ce faisant, se colore des valeurs proprement vocales. Dans et par la voix, le langage […] se charge d’une sorte de souvenir des origines de l’être, d’une intensité vitale émanant de ce qu’il y a en nous d’antérieur au langage articulé.

La raison du départ de Zoé, outre l’échec de sa relation amoureuse, puise donc sa source dans cette désillusion face à la promesse d’un ailleurs offrant davantage de possibilités d’épanouissement, ainsi peut-être que dans cette incapacité à s’identifier à un seul territoire, à une seule culture, à une langue unique, comme c’est le cas de nombre de migrants (ou de leurs descendants) qui demeurent leur vie durant partagés entre deux identités, et ce, même si « l’identité ne se compartimente pas […], ne se répartit ni par moitiés, ni par tiers, ni par plages cloisonnées » (Maalouf 1998, p. 8-9). L’absence de reconnaissance au niveau de l’appartenance à un groupe (« ça doit être difficile de fusionner quand t’as pas regardé les mêmes cartoons », déclare Zoé à Alex) et l’impossibilité pour Zoé de demeurer dans un endroit qui, à l’image de sa relation amoureuse, ne lui offre aucune porte de sortie (« tu me hales vers le fond avec toi ») la mettent dans une telle position de vulnérabilité qu’elle n’envisage qu’une seule option valable, celle de retourner se réfugier dans l’antre sécurisant de son Île. Cette reterritorialisation du sujet ne va pas sans heurts, car, si le paysage est demeuré intact, Zoé, elle, a été transformée par son aventure dans l’Ouest, qui a laissé une empreinte indélébile sur la carte identitaire de la jeune femme. Comme le souligne Anne Caumartin (2013, p. 44) dans son analyse de La sacrée (le second long métrage de Dominic Desjardins, sorti en 2011) :

Il est difficile de se défaire d’une représentation figée d’un lieu […] difficile en somme d’habiter à nouveau un lieu par rapport auquel on est non seulement devenu étranger, mais surtout un lieu par rapport auquel on est devenu volontairement étranger.

Dans la perspective où le road movie reflète les différentes crises et tensions d’une société à un moment particulier de son histoire (voir Cohan et Hark 1997, p. 2), le retour à la maison de Zoé et ses rencontres avec diverses réalités linguistiques et culturelles canadiennes dressent le portrait actuel de la situation culturelle et linguistique du pays. La trajectoire du personnage témoigne de « l’étiolement de l’identité culturelle française qui a, selon Roger Bernard (1994, p. 156), favorisé la naissance d’une nouvelle culture, d’une culture “bilingue”, et l’apparition d’un “je” biculturel qui fait partie de la nature intérieure de la personne ». On ne peut guère trouver illustration plus éloquente de cette ambiguïté langagière que la première rencontre de Zoé et d’Alex, où ce dernier s’adresse d’abord à elle en anglais pour constater rapidement qu’ils sont tous les deux francophones. Et s’il ne décèle aucune trace d’accent dans son anglais, il lui trouve par contre un très fort accent en français !

En somme, bien qu’il s’agisse en quelque sorte pour Zoé « de rentrer à la maison », on comprend assez tôt que « la petite maison grise sur la plage » n’est plus celle qu’elle a quittée et qu’elle compte retrouver, mais plutôt un souvenir empreint d’une aura de nostalgie que son séjour à l’étranger aura forgé dans son esprit. C’est en quelque sorte un chez-soi imaginaire recomposé qui l’attend au bout de la route, avant qu’un nouveau départ ne la conduise vers d’autres horizons. Comme le rappelle Antonio Negri (cité dans Caumartin 2013, p. 44) : « Le retour [doit] être une sorte de reconstruction — pas un re-voir, un re-vivre, ou un re-mémorer, mais une construction de nouveauté, une nouvelle fondation de vie. »

Dans chacun des récits, le mouvement de départ aura donné lieu à des contacts privilégiés, confirmant l’affirmation de Moser (2008, p. 27) selon laquelle « la déprise, le mouvement vers l’inconnu, la contingence radicale vécue par le protagoniste, peut se traduire en une disposition particulièrement ouverte pour la rencontre avec l’Autre culturel, avec d’autres cultures ». Ici, c’est principalement l’altérité linguistique qui agit comme catalyseur des différences culturelles.

On the road

Le second mouvement qui participe à la définition du genre selon Moser (2008) se décline de diverses façons dans les deux films. Associant le voyage sur la route à l’idée d’une liberté extatique qui est découverte (ou redécouverte) à travers le mouvement qui s’effectue dans un espace ouvert (Laderman 2002, p. 15), parfois lisse et linéaire, souvent sinueux et raboteux, cet « état de l’être-en-route » (Moser 2008, p. 15) nous laisse entrevoir aussi bien des moments de bonheur euphorique que les doutes, les angoisses et les peurs propres au déracinement.

Dans Deux Frogs, le départ précipité de Marie qui cherche à tout prix à s’éloigner de la cellule familiale ne se fait pas sans heurts. D’abord, la copine qui devait l’accompagner dans l’Ouest se ravise à la dernière minute et l’abandonne seule sur la route, sans automobile. L’absence de véhicule — lequel se présente dans le road movie comme l’extension d’un corps mécanisé pouvant se déplacer à vive allure et comme un abri donnant au conducteur un sentiment de sécurité — accentue la déprise de la jeune femme par rapport à la vie qu’elle laisse derrière elle, la longue bande d’autoroute qu’elle devra parcourir à pied et en auto-stop offrant des possibilités infinies d’aventures et de métamorphoses, à l’image du paysage canadien changeant et des populations diversifiées qui l’habitent. Bien qu’un peu courtes en termes de temps cinématographique (où règne l’ellipse), les quelques séquences qui nous présentent le parcours de notre héroïne sur l’autoroute transcanadienne nous permettent de relativiser cette idée de liberté absolue ressentie à travers le mouvement. Si l’autoroute est le plus souvent l’endroit où s’exprime un esprit d’indépendance et d’ouverture, Marie devra néanmoins affronter lors de son trajet une autre réalité, dans un premier temps par le biais de sa rencontre avec l’autre — et plus précisément avec une langue (l’anglais) qu’elle est loin de maîtriser — qui renforce davantage en elle l’action de s’éloigner du familier pour se retrouver dans un no man’s land (ici linguistique) l’amenant à s’interroger sur cette « double personnalité » dont elle parle, et qui est source de déchirure et de questionnement. Un peu plus tard, une altercation avec un policier britanno-colombien, qui lui donne une contravention parce qu’elle fait de l’auto-stop dans une province où cette pratique est interdite, la place à nouveau devant l’autre, le policier faisant figure d’étranger mais incarnant aussi une autorité paternelle qui, une fois de plus, freine Marie dans son élan, en la forçant à expérimenter un autre moyen de transport, plus sécuritaire, soit l’autobus qui la mènera jusqu’à Whistler, haut lieu de villégiature où convergent bon nombre de jeunes gens désireux de pratiquer le ski et le vélo de montagne.

Comme le veut la loi du genre, où la technique cinématographique se met au service du mouvement, on assiste à un défilé de paysages caractéristiques des montagnes Rocheuses et des vastes Prairies, le tout rehaussé par de magnifiques couchers de soleil orangés et par le bleu céruléen du ciel qui contraste avec le jaune doré des champs de blé. Les séquences de déplacement sur la route, parfois montées en rythme accéléré sur une bande sonore, nous laissent aussi entendre en voix off le discours de la protagoniste, qui fait l’éloge de la liberté et des grands espaces tout en mettant en évidence cet état intermédiaire de l’être-en-route : « […] parce que tout est grand. On n’est pas grand-chose sur cette planète […] Le monde a commencé à exister sans moi et il va continuer bien après. Je suis seulement… une passante. » Enfin, la caméra nous offre avec générosité des travellings sur des paysages souvent utilisés comme repères classiques (de type carte postale) des provinces canadiennes : puits de pétrole et lac cristallin de l’Alberta, champs de céréales des Prairies, vertigineux sommets enneigés de la Colombie-Britannique, le tout accompagné de panneaux de bienvenue chargés d’accueillir le voyageur à l’entrée de chaque province.

Ce qui nous amène à interroger la nature et les fonctions du cliché qui, s’il « suscite des jugements comme : déjà vu, banal, rebattu, fausse élégance, usé, fossilisé […] », n’en présente pas moins « une expressivité forte et stable » (Riffaterre 1964, p. 82-83 ; les italiques sont de l’auteur). Pour Delphine Bénézet (2014), « le cliché permet de lubrifier la communication en jouant sur les notions de genre ». Cette métaphore de la lubrification est intéressante à plusieurs titres, à commencer par le fait qu’elle met l’accent sur la fonctionnalité en excluant la normativité. En nous autorisant à filer la métaphore, nous dirions que cet huilage des embrayeurs (au sens sémiotique) est à la base même de ce que Claudine Eizykman (1976) a appelé « la jouissance-cinéma ». Car tout genre n’est-il pas tout compte fait défini et structuré par le cliché ? N’est-ce pas même la condition première de sa reconnaissance ? L’horizon d’attente des spectateurs est façonné par le rappel des procédés. La reconnaissance opère comme renforcement d’une compétence acquise, et partant comme source de plaisir et de gratification. Ce qui vaut sur le plan de la structure profonde tient également pour les figures de surface. La jouissance-cinéma se glisse dans l’intervalle laissé entre le modèle générique, le paradigme, et la réplique circonstanciée qui en tient lieu. Il ne s’agit pas de prôner le recours aux clichés au détriment de leur remise en question, mais simplement d’en reconnaître les mérites et d’en constater les effets. C’est d’autant plus intéressant et pertinent dans ce cas-ci, où la question de la construction d’une identité nationale se trouve nécessairement évoquée en sous-texte. Car, comme le souligne Moser (2008, p. 21), « le déplacement filmique sur un territoire national peut difficilement éviter d’affirmer l’unité et l’intégrité de ce territoire, ne fût-ce que comme effet secondaire ». Or, les clichés qui agissent comme symboles des diverses provinces canadiennes sont nombreux : les montagnes Rocheuses, les plaines des Prairies, les grands espaces, de même que certains repères architecturaux. Le recours à ces clichés — au double sens d’images (de prises de vues photographiques) et de stéréotypes — a pour effet de renforcer (voire de légitimer) l’unité nationale par le biais de la suture géographique opérée par le montage.

Le voyage de retour de la protagoniste du Divan du monde, Zoé, permet au spectateur d’avoir un bref aperçu de quelques symboles de l’urbanité canadienne, comme la Tour du Canadien National à Toronto, le Château Frontenac à Québec et la statue de Terry Fox à Ottawa. Alors que dans Deux Frogs les visions panoramiques d’une géographie qui se transforme d’une province à l’autre dominent le voyage de Marie, le regard du spectateur est ici dirigé et contenu dans la linéarité d’un parcours fondé sur la répétition des mêmes éléments : grisaille du bitume, panneaux indicateurs verts, réverbères, lumières des villes, camions de transport, petits restaurants et stations-service se multiplient sur un même modèle d’un océan à l’autre, faisant de l’autoroute la matrice centrale et reproductible des étapes de la narration. Dans Le divan, l’impression de mouvement est accentuée par l’utilisation de l’accéléré dans les scènes de déplacement, comme dans Deux Frogs, mais aussi par une animation qui reproduit le trajet parcouru sur une carte géographique tracée au dos d’un cahier d’exercices abondamment utilisé par des générations d’écoliers, pertinemment nommé « cahier Canada ». C’est par cette illustration que se donne à voir l’unité territoriale comme lieu de construction d’une identité nationale modélisée sur le territoire arpenté. La trame sonore du Divan comprend une musique extradiégétique originale (composée par Antoine Gratton, qui interprète le rôle d’Alex [3]), ainsi que des paroles qui expriment les sentiments d’impuissance et le désir de libération de Zoé :

J’me sens tellement toute petite. Parfois dans la masse on ne me voit pas. Y a du bruit, y a des personnes en transit. Y a la vie qui roule vite. La liste est longue des choses que je devrais faire. J’veux seulement voir le ciel ouvert.

Enfin, les auteurs qui se sont penchés sur le road movie évoquent l’importance du personnage accompagnateur (la plupart du temps un homme) dans l’évolution du récit et dans l’accomplissement de la quête. Ainsi Zoé est-elle accompagnée par Alex qui, après lui avoir offert l’hospitalité pour une nuit, décide de prendre la route avec elle. Prétextant une attirance irrésistible envers la jeune femme, Alex quitte spontanément son travail et sa vie à Vancouver pour lui faire la cour, mais son périple jusqu’à Summerside l’amènera finalement à se rendre compte que la raison de son départ était en fait liée à son insatisfaction vis-à-vis de ses choix de carrière ; sa rencontre avec Zoé lui insufflera le courage nécessaire pour s’engager dans la voie qui le passionne, soit celle de la composition musicale. Du côté de Zoé, la présence d’Alex, parfois touchante, parfois carrément dérangeante, lui fait comprendre qu’elle doit vivre cette solitude intérieure qui l’amène à se libérer des blessures du passé. Ce périple à deux suscitera également un dialogue épisodique sur les différences culturelles et sur le biculturalisme des nouvelles générations, par exemple lorsqu’Alex évoque « les deux solitudes » en comparant les émissions de télévision pour enfants anglophones (comme Sesame Street) et francophones (comme Passe-Partout) ou lorsque Zoé remplace sur l’écriteau destiné aux automobilistes la phrase we speak french par les mots we french (!), ce dernier message leur assurant un lift jusqu’à Québec. L’ami de Zoé qui les héberge à leur arrivée au Nouveau-Brunswick ouvrira à nouveau cette brèche en affirmant que « le reste du Canada, il s’en sacre des Maritimes, pis c’est peut-être tant mieux […] Si on était toujours dans le spotlight il faudrait se forcer pour parler comme du monde, s’habiller comme du monde […] Là on fait ce qu’on veut, under the radar ». Ainsi, que ce soit lors d’un arrêt chez des amis franco-albertains des parents d’Alex, ou quand Alex, dans le loft torontois de son père, mentionne l’exil new-yorkais de son paternel, ou sort d’une boutique de souvenirs dans la Basse-Ville de Québec avec un chandail arborant la fleur de lys québécoise et des sous-vêtements affichant la feuille d’érable canadienne, Le divan porte les couleurs d’une quête identitaire collective, dans un contexte où les appartenances ethnolinguistiques ne se construisent pas « dans le vide, à l’abri des influences sociales » (Deveau 2008, p. 384), mais bien à travers la rencontre avec l’autre.

To hit the road again

À l’image de la route qui traverse le paysage, se déroulant tel un ruban sans fin au-delà de l’horizon, le road movie dans sa forme « pure » privilégie les fins ouvertes, qui « s’articule[nt] comme une reprise du mouvement, par une nouvelle déprise » (Moser 2008, p. 17). Pour le personnage de Marie, qui vivra à Whistler un rite de passage (expériences sexuelles, drogue, nouvel emploi, apprentissage de l’anglais), cette nouvelle déprise se produira à la suite de son refus de réintégrer la cellule familiale pour poursuivre sa quête sur la route, cette fois accompagnée de son amoureux, lui aussi un Québécois francophone exilé dans l’Ouest. Les dernières séquences du film donnent à voir les premiers instants de cette nouvelle aventure, la Volkswagen orangée (identique à celle du roman de Poulin) déambulant sur les routes sinueuses de la côte Ouest, l’espace lisse de la route allant de pair avec la fluidité de l’océan Pacifique.

À ce propos, Deleuze et Guattari (1980, p. 480) affirment que la reconstitution d’un espace lisse — ou d’une manière d’être dans l’espace comme s’il était lisse — est possible chaque fois qu’un nouveau potentiel nomadique apparaît, ce dernier prenant forme à travers la contestation ou l’indiscipline vis-à-vis du système. En ne cédant pas aux pressions de sa famille lorsque sa soeur aînée lui apporte à Whistler un billet de retour pour le Québec, en persistant dans sa conviction qu’elle doit absolument sortir du système pour « prendre l’air, s’envoler et prendre ses distances », Marie crée pour elle-même cet espace lisse qui la mènera encore plus loin dans la découverte de soi. Accompagnant les images d’une mer rejetant tel un appel les vagues vers le rivage, la voix off de Marie se fait elle aussi mobile, fluide, l’articulation de sa pensée allant de pair avec la mouvance des vagues qui entraînent les deux nomades un peu plus loin dans leur quête en territoire américain, du nord au sud cette fois-ci, de Whistler à Malibu, jusqu’aux plages gorgées de soleil du Mexique, où la jeune femme nous révèle la naissance d’une nouvelle Marie :

J’ai découvert qu’y a des choses qu’on apprend pas sur un banc d’école, y a des leçons qu’on comprend seulement quand on est seul face à soi-même […] Parce que j’ai rencontré quelqu’un là-bas […] quelqu’un que j’apprends encore à aimer. Je vais vous présenter cette personne-là bientôt [effet de surprise (!), il ne s’agit pas de son copain, comme on s’y attendrait], elle s’appelle… Marie Deschamps [autrement dit, elle-même].

Contrairement à celui du personnage de Marie, le second mouvement de déprise de Zoé ne demeure qu’une vague potentialité qu’elle envisage dans sa missive à Alex (« me connaissant, je vais peut-être me tanner avant longtemps et décoller de nouveau »). Elle exprime ainsi que ce retour à la maison comble en elle un besoin, celui de se retrouver dans le silence de l’Île, près d’une mer réconfortante et des vagues purificatrices qui lui permettent de « tenir tout l’espace » à partir de ce point fixe. À cet égard, Anne Caumartin (2013, p. 44) évoque, à travers la description d’une « esthétique du retour », le rôle des souvenirs topographiques auprès des négociations identitaires, la mémoire (individuelle, collective) et la réappropriation des lieux ayant une fonction de « salut » pour le voyageur qui retrouve ses anciennes balises. Pour Zoé, l’idéalisation de son chez-soi passe avant tout par une (re)connaissance du territoire (la mer et ses environs) qui confirme son appartenance à l’Île, en ce sens où « […] la persistance mémorielle d’un lieu est liée à la volonté de survivance, à l’espoir de ré-apparaître à soi-même » (p. 47). Par ailleurs, c’est davantage son compagnon de voyage, Alex, qui assurera en quelque sorte la continuité de la quête, en abandonnant son ancienne vie à Vancouver pour se rendre à Toronto, où il se consacrera à son art grâce aux encouragements épistolaires de Zoé. Or, les derniers plans nous montrant Zoé assise sur une pierre, face à l’océan, sourire aux lèvres, nous portent à croire que le lieu qu’elle occupe est celui d’une halte qui lui donne l’occasion de reprendre son souffle, dans la mesure où, pour reprendre les mots de Jean Duvignaud (1975, p. 20), « [l]es grandes formations nomades sont celles du désir qui convoite un assouvissement qui ne sera jamais épuisé dans son accomplissement ».

Conclusion

Cette incursion dans le territoire du road movie nous aura permis de constater l’importance que revêt la déterritorialisation pour la résolution individuelle des conflits identitaires. Le voyage initiatique entrepris par Marie pour s’extraire de la cellule familiale et le retour aux sources qu’effectue Zoé à la suite d’un échec amoureux se déroulent dans un environnement où les deux jeunes femmes sont amenées à prendre conscience de leur situation de minoritaires. Par ailleurs, ce point de vue féminin est générateur d’une mobilité introspective qui empreint Deux Frogs dans l’Ouest et Le divan du monde d’une aura de ressourcement auprès d’une « mère patrie » nourricière et dispensatrice de repères identificatoires. Ainsi, le voyage étend et unifie le territoire tout en rendant perméables les frontières — réelles et symboliques — qui particularisent et départagent les individus et les communautés linguistiques en contact. Les nombreux clichés, qu’ils soient associés aux paysages, aux villes, aux monuments distinctifs ou aux différents accents, se présentent comme autant de repères qui contribuent à la délimitation d’un imaginaire territorial partagé. Aussi peut-on conclure que la suture géographique des espaces opérée par l’enchaînement des séquences narratives contribue en sous-texte au renforcement de l’unité nationale.