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Bonjour, réalisé par Ozu en 1959, fait partie de ses films « tardifs », ainsi qu’est souvent qualifiée la production de ses dernières années d’activité. Il s’agit de son second film en couleurs, Fleurs d’équinoxe (Ozu* Yasujirô [1], 1958), le premier, ayant été tourné l’année précédente. Du fait de la prépondérance de l’humour, notamment sous la forme de running gags scatologiques, Bonjour renoue toutefois avec ses films plus anciens. Le ton du film évoque la filiation « nansensu [2] » de la trajectoire d’Ozu, remontant à ses premiers pas à la Shôchiku [3]. Cet écho à la période muette du cinéaste se retrouve également dans la mise en scène privilégiée d’enfants, deux frères et leur bande d’amis. Ce retour au thème de l’enfance évoque ainsi le garçon d’Un coeur capricieux (1933), et les deux frères aux aventures imbriquées dans leur voisinage rappellent directement Gosses de Tokyo (1932) — dont Bonjour est de fait considéré comme un remake.

D’un point de vue dramatique, cette parenté est explicitée par un épisode commun aux deux films, celui de la grève des enfants, grève de la faim dans le film de 1932 et de la parole dans celui de 1959. Ils se rapprochent plus profondément par la place centrale qu’y occupe un médium — cinématographique dans Gosses de Tokyo, télévisuel dans Bonjour —, source de la tension habitant chacun des deux films. Le propos au coeur de Bonjour est ainsi une question médiatique, où le médium télévisuel se comprend comme une possibilité, une figure ou un régime possible du cinéma, dont Ozu s’efforce de dissocier sa pratique cinématographique. Il ne s’agit pas tant d’affirmer que Bonjour offre un discours sur la télévision, que de montrer que le film élabore des images qui rendent tangibles à la fois les risques présentés par ce régime médiatique et une autre possibilité du cinéma. L’importance de cette question explique qu’Ozu (1978, p. 24) ait dit, en parlant de Bonjour, qu’il tenait à ce que « les gens viennent voir ce film ».

À ce titre, la pratique du remake constitue déjà un commentaire médiatique, dans le sens où la reprise n’est pas génératrice d’une simple reproduction, mais également source de décalage. La répétition est une force structurante de la filmographie d’Ozu, qui se présente comme un réseau de préoccupations communes, aussi bien d’un point de vue formel que thématique. Il s’agit d’un mode d’organisation paradoxal, au sens où elle comporte une tension interne ne devant pas être résorbée : elle est à la fois une manière d’ordonnancement et une source de disparité. Le remake insiste sur cette caractéristique générale et la rend manifeste, caractérisant la pratique d’Ozu comme donnant lieu à un cinéma à la lisière entre ordre et désordre. Dans Bonjour, le régime médiatique de la télévision se dégage par contraste avec cette pratique, toutes deux se lisant ainsi au sein des images elles-mêmes.

La télévision se trouve ainsi au coeur d’une interrogation sur la manière dont un ordre peut se constituer. Cette question est abordée par l’entremise du désordre qu’elle introduit, source de dérèglement des échanges verbaux entre les personnages, et à ce titre productrice de discorde. Non seulement leur désir pour les images télévisuelles conduit les garçons à désobéir à leur mère, mais la grève de la parole qu’ils entament pour protester contre le refus de leurs parents d’acheter un téléviseur conduit à des malentendus détériorant les relations entre voisines, déjà bien entamées par les commérages. Bonjour situe ainsi sa réflexion au point de rencontre entre la figure centrale du film, la télévision, et une interrogation explicite sur la possibilité de communiquer, qui se lit dans la mise en scène du langage et de ses tourments, d’une inventivité foisonnante. Ces « rites de la communication et du silence » (Bourget 1978, p. 38) se rapportent essentiellement aux petites phrases quotidiennes échangées par les adultes, dont les enfants révoltés contestent la valeur. Leur silence obstiné en est bien sûr le pendant. À défaut de verbalisation, d’autres formes d’expression apparaissent, comme le mime et, de manière plus importante, la prière. Une part non négligeable de l’humour du film repose par ailleurs sur la présence de l’anglais dans les dialogues, en particulier par la répétition du « I love you ! » du plus jeune des deux frères, Isamu. Face à ces figurations du vide de la parole, la question qui se pose est la possibilité de dire les « choses vraies », comme le remarque finalement un personnage.

Or, comme le souligne Gilles Deleuze (2003, p. 298), la communication « est la transmission et la propagation d’une information », c’est-à-dire d’un « ensemble de mots d’ordre ». Deleuze désigne ainsi un danger du désir de communiquer, de diffuser une parole pleine et conformante, qui occasionnerait l’établissement effectif d’un ordre, qui aurait de fait quelque chose de littéral, d’actualisé, d’explicite. Dans Bonjour, ce risque s’exprime dans la volonté de résoudre la tension entre ordre et disparité, particulièrement mise en scène par la séquence de la dispute entre père et fils, au cours de laquelle chacun oppose à l’autre sa conception d’un ordre effectif : régime de communication pour Minoru, autorité pure pour son père. Le film se situe sur la question en prenant acte d’une certaine impuissance de la parole au cinéma, c’est-à-dire en ne produisant pas de commentaire verbalisé, mais en maintenant une grande disparité dans les images de la séquence. Exprimant cette idée à sa façon, Yoshida* Kijû (2004, p. 62-63) remarque qu’Ozu « refusait de faire les mêmes films que les autres, ces films où s’impose un sens prédéterminé ».

À l’image des autres films d’Ozu, Bonjour possède pourtant un caractère très structuré et maîtrisé, qui fait par exemple dire à Alain Bergala (1980, p. 26) que « le filmage a toujours barre sur le filmé ». Cette mise en ordre puissante est néanmoins altérée de toutes sortes de manières, en particulier par les changements de ton dus à l’omniprésence de l’humour. Plus profondément, elle s’exprime dans l’« incroyable liberté dans le découpage » de Bonjour (Niogret 1978, p. 12), fidèle à la pratique particulière du raccord des films d’Ozu, soulignée par nombre de ses commentateurs [4]. La séquence de la dispute se présente ainsi comme une résonance incarnée à la surface des images de la méfiance d’Ozu vis-à-vis d’un ordre absolu ou tout-puissant. Ainsi s’explique la relative absence de la télévision dans les images de Bonjour, dont elle constitue le « motif dans le tapis », pour paraphraser Henry James (1997) : il ne s’agit pas tellement d’une explication de ses méfaits ou de ses dangers, mais d’une tentative d’Ozu de nous les faire éprouver a contrario, en s’efforçant de libérer ses propres images. Le film s’efforce de rendre tangible, cinématographiquement, la différence entre un ordre « prédéterminé », pouvant être imposé soit par des images conçues sur le mode de la communication, soit par une autorité surplombante, et un cinéma au fait de son propre désordre.

Bonjour se présente ainsi sous la forme d’une tension entre l’ordre et la disparité, que le cinéma ne peut pas résoudre. La question fondamentale qu’il pose est celle de savoir quel est l’ordre possible pour le cinéma. Dans le film, cette question est notamment élaborée par la distance qu’entretient la résolution du film avec la causalité narrative, c’est-à-dire la puissance explicative du récit, son pouvoir de mise en ordre. Cette méfiance est notamment pointée par la mise en scène de la prière dans une scène à la composition remarquable, et sur laquelle il nous faudra revenir. Renonçant délibérément à la puissance explicative de l’intrigue, le cinéma d’Ozu s’appuie, pour reprendre les termes de Gilles Deleuze (1985, p. 26), sur des « liaisons sensori-motrices faibles », explicitant le sens de l’ordre à l’oeuvre dans le cinéma d’Ozu comme étant effectif mais faiblement garanti.

La réflexion médiatique du film porte ainsi sur les relations entre la puissance et l’impuissance de la parole, et en particulier de l’explication ou de l’argumentation, au cinéma. Autrement dit, il est question de ce que peut le cinéma, de ce qu’est sa puissance authentique et de ce contre quoi il doit se prémunir. Cette réflexion sur le médium cinématographique organisée autour de la question de savoir ce qui est en son pouvoir sera éclairée par les travaux de Giorgio Agamben (2009) « sur ce que nous ne pouvons pas faire », pour reprendre le titre de l’un des chapitres de Nudités. Le rapport entre puissance et impuissance est en effet un des piliers de sa pensée de l’action, et éminemment de la création, en relation avec son désoeuvrement, ainsi qu’il le développe notamment dans cet ouvrage.

Ce qui va suivre se propose de développer cette question de la constitution d’un ordre dans Bonjour, dans la mesure où le film est aux prises avec un chaos immanent : celui qu’induit la prise de vue cinématographique. Il s’agira ainsi d’envisager la manière dont ce cinéma « dérivant aux éphémères confins du désordre et de l’ordre » (Yoshida 2004, p. 246) rend tangibles les implications, ou les risques, liés au régime médiatique de la télévision.

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Gosses de Tokyo et Bonjour pourraient posséder le même sous-titre annonçant : « la technique par laquelle le scandale arrive ! ». Il faudrait aussi nuancer, bien sûr, puisqu’il ne s’agit pas tant de scandale que de discorde et que sa source se trouve dans deux techniques distinctes, le cinéma d’une part et la télévision de l’autre, même si la spécificité de la télévision comme médium est souvent considérée comme difficile à appréhender. Gilles Delavaud (2007, p. 74) remarque ainsi d’André Bazin qu’il était :

[…] d’une constante vigilance sur les risques, selon lui jamais définitivement écartés, du recours aux critères du cinéma pour évaluer les réalisations télévisuelles.

Bonjour peut être décrit comme une tentative cinématographique de nous faire éprouver les implications de cette proximité problématique.

Gosses de Tokyo, film réalisé par Ozu en 1932 et dont Bonjour est une reprise, met en scène un modeste employé de bureau, ses efforts pour se faire remarquer par son patron, ainsi que sa vie de famille auprès de sa femme et de leurs deux fils d’une dizaine d’années. Comme de très nombreux films tournés à cette époque au Japon, Gosses de Tokyo dresse un portrait en partie satirique du salariat naissant et de la vie dans la banlieue de Tokyo qui l’accompagne. Le film s’organise autour d’un moment d’effondrement de cet effort d’établissement, conduisant les deux fils à se révolter contre leur père et son autorité. L’enjeu central du film, sa question proprement médiatique, tient au fait que la source de cette révolte est la projection d’un film, celle de courtes vues amateur tournées par le patron de leur père et son entourage. L’une d’entre elles montre leur père, le petit employé, se donner en spectacle pour amuser la galerie et plaire à son patron. Les enfants sont bouleversés par ce qu’ils perçoivent pour ce qu’elles sont : des images d’humiliation. Pour eux, cette projection trouble irrémédiablement le monde comme lieu de vie, ce que le reste du film a pour tâche de restaurer. La construction de Gosses de Tokyo autour de cette scène en abyme en fait avant tout un commentaire sur le cinéma, le cinéma comme dispositif. Il est à ce titre décrit comme étant une source de déception et de destruction.

Bonjour montre également l’effondrement de l’organisation d’une famille, désorganisation qui se transmet à tout son voisinage, où le rôle occupé par la télévision est proche de celui du cinéma dans Gosses de Tokyo. La crise au coeur du film est cristallisée par une scène de dispute entre père et fils. Elle est organisée de sorte que Minoru, le fils aîné, d’abord affalé sur le sol, pris dans une colère vaine, se lève pour faire face à son père. Ce mouvement est accompagné d’un glissement dans l’objet de la revendication de Minoru, depuis la télévision vers la grève de la parole. Par l’intermédiaire de l’affrontement entre père et fils, la séquence met en scène un face à face entre deux possibilités d’un ordre « feint », pour reprendre le mot choisi par Yoshida (2004, p. 79), qui se lisent dans un rapport en miroir à la parole et au langage. Celle qu’incarne le personnage du père (Ryû* Chishu) est pour sa part une identification à une posture d’autorité. Tout au long de l’échange, il ne cherche jamais à écouter son fils, à le convaincre ou à échanger avec lui. Il s’en tient à son idée initiale : le faire taire. Le caractère extrême de sa posture en fait une pure volonté de rétablir un ordre préétabli, absolu, simplement fondé sur l’ascendant d’un père sur son fils.

De son côté, la revendication conduite par Minoru et suivie par Isamu, son petit frère, possède deux enjeux intriqués : d’une part, les frères réclament l’achat d’un poste de télévision ; d’autre part, ils stigmatisent les paroles usuelles des contacts quotidiens entre les adultes, comme « Bonjour ! », « Quel beau temps aujourd’hui, n’est-ce pas ? » ou « Oui, tout à fait ». Minoru insiste sur le fait qu’il s’agit là exactement de « parler à tort et à travers », ce que son père lui reproche, pointant ainsi le vide qui les caractérise. Il se scandalise du fait qu’elles ne portent pour ainsi dire aucun message. Ce discrédit témoigne d’un désir pour une communication pleine et absolument signifiante. Il s’agit là d’une identification du langage, de notre capacité à parler, à l’énonciation de « tel ou tel contenu de langage » (Agamben 2002, p. 96). Cela correspond à une dégradation de cette potentialité, notre habileté au langage, que l’on peut décrire, en reprenant les termes de Deleuze (2003, p. 298), comme sa réduction à la transmission d’un « ensemble de mots d’ordre ». C’est à ce titre qu’elle se constitue en miroir du désir du père d’étouffer la parole de son fils.

Cette association d’un refus du vide de la parole et d’un désir pour les images télévisuelles est une des manières qu’a le film de caractériser le régime de la télévision, ce qu’il fait d’une façon très légère, en demeurant en deçà de l’explicitation et de la démonstration, de manière à rester dans un registre avant tout cinématographique. Comme le remarque un autre personnage au cours du film, ces petites phrases sont pourtant les « lubrifiants de la société », c’est-à-dire qu’elles ont une autre fonction et que leur valeur tient à ce vide, ou, pour dire les choses autrement, au caractère paradoxal d’une parole sans contenu. Et, de fait, la grève de la parole des enfants, qui les conduit notamment à omettre de répondre aux salutations des adultes, amplifie la discorde régnant sur le voisinage, déjà bien tendu du fait de commérages et de malentendus.

Dans ses réflexions consacrées à la technique, Bernard Stiegler (2001) considère la production industrielle d’images animées, dont il souligne qu’elle présente un risque de « synchronisation », désignant ainsi une conception de l’identité qui s’efforcerait d’évacuer la disparité introduite par l’inscription de la vie humaine dans le temps. Autrement dit, il s’agit pour lui de rendre compte de la menace que les « industries de programmes », et en premier lieu la télévision comme broadcast, font peser sur la prise en charge de « la contradiction du moi avec lui-même, ce qui est la temporalité même de ce moi, que Deleuze appela sa “fêlure” » (Stiegler 2001, p. 81). Stiegler retrouve à sa manière la distinction proposée par Paul Ricoeur (1990) entre deux identités : la « mêmeté », désignant l’identité figée des choses, et l’« ipséité », qui envisage l’identité paradoxale de ce qui possède une temporalité. Une entité vivante, qu’elle soit individuelle ou collective, se caractérise de fait par l’articulation entre l’idéal d’une unité effective et sa réelle inadéquation à elle-même. Une communauté n’a pas besoin d’être en permanence à l’unisson pour pouvoir exister en tant que telle, ou, pour reprendre les termes de Stiegler (2001), elle n’a pas besoin d’être positivement « synchronisée ». Pour lui, c’est ce régime que les « industries de programme » menacent, dans la mesure où elles se présentent comme un flux « homogène et standardisé » (p. 188) dont tout le monde serait concomitamment spectateur. De cette manière s’estompe l’expérience de l’inadéquation effective des collectivités à elles-mêmes, ayant pour envers le sentiment de disparition du commun. La mise en place d’un ordre littéral et effectif menace ainsi la communauté autant que le désordre. Et, de fait, dans Bonjour, les implications médiatiques du régime télévisuel sont thématisées de toutes sortes de manières par l’ébranlement de communautés, la famille comme le voisinage.

Pour Stiegler, cette unification du monde se fait par l’industrie, c’est-à-dire selon une logique technique d’origine occidentale qui s’est épanouie en Amérique et en particulier à Hollywood. Le « cinéma » paraît ainsi difficile à extraire de sa critique de la télévision en tant que broadcast. Cette caractérisation du régime télévisuel se présente ainsi comme une possibilité du cinéma, au sein duquel le désir d’ordre est tel que le montage, notamment, court le risque de faire du film « un message qui se transmet par la violence » (Yoshida 2004, p. 49). Il s’agit d’un point de vue potentiellement désespéré sur le cinéma, dont la « soi-disant “magie” […] est en même temps un […] instrument formidable d’aliénation collective » (Tobin 1980, p. 35). Bonjour fait référence de multiples manières aux États-Unis, dont l’occupation du Japon a pris fin au début des années 1950 (1945-1952). Est-ce à dire que le film d’Ozu identifie les dissensions au sein du voisinage autour de la télévision à la présence américaine ou occidentale au Japon, ainsi compris comme une communauté en péril ? Ou, plus précisément, à celle de la télévision (du cinéma) comme technique d’origine occidentale ? Cette hypothèse pourrait être appuyée par la trajectoire du jeune couple effectivement en possession d’un téléviseur, dont le mode de vie est ostensiblement « moderne » et dont certaines ménagères doutent de la bonne moralité. L’hostilité dont il est l’objet le poussera manifestement à déménager. Toutefois, cette volonté d’identification est absente du film d’Ozu, qui trouble les lignes de partage. En témoigne l’humour entourant l’usage de l’anglais, qui permet aux garçons de se tirer d’affaire avec légèreté, « of course, madam », ou avec grâce, « I love you ! ». L’amour lui-même transite par l’anglais, circulant grâce aux traductions faites par le professeur d’anglais (Sada* Keiji) pour la tante des garnements (Kuga* Yoshiko).

Il nous faut donc mieux comprendre comment « Ozu a vécu admirablement cette contradiction grâce à un amour infini pour le cinéma » (Yoshida 2004, p. 56). Il s’agit de mieux comprendre comment, malgré la possibilité toujours présente de l’ordre dont relève le régime médiatique de la télévision, Ozu s’efforce de constituer et de maintenir un cinéma paradoxal, c’est-à-dire à la mise en ordre toujours altérée, un ordre constitué à la lisière du désordre. De fait, bien que le cinéma soit irrémédiablement générateur de destruction, Ozu y fait face dans le médium lui-même.

Dans son article se proposant de « penser la télévision avec le cinéma », Gilles Delavaud (2007, p. 75) s’efforce d’identifier le régime spécifique de la télévision à partir des considérations d’observateurs du médium à ses débuts. La caractéristique essentielle qu’il en dégage est l’obligation de continuité de la production télévisuelle, signifiant ainsi qu’elle est étrangère à la relation du continu et du discontinu propre à la réalisation cinématographique. Au cinéma, on appelle :

[…] « découpage classique » ce mode d’organisation des fragments filmés qui tend à effacer au maximum les découpes du filmage et les coupes du montage. C’est notamment le rôle des raccords de masquer la discontinuité du film au profit de la plus grande continuité perceptive.

Delavaud 2007, p. 74-75

Cette pratique atteste du désir de continuité effective pouvant néanmoins habiter le cinéma. Comme le soulignent nombre de ses commentateurs, la réalisation d’Ozu interroge spécifiquement ce désir commun de continuité, ce qui se remarque de fait particulièrement dans ses raccords [5].

La scène centrale de la dispute entre Minoru et son père se caractérise par le maintien paradoxal d’une hétérogénéité dans les images de cette séquence, par ailleurs très structurée, notamment suivant le principe « un plan/une réplique ». Il est en effet difficile de déduire une signification unique ou unifiée de la manière dont les paroles échangées sont articulées aux différentes positions de la caméra. Comme on l’a vu, l’enjeu de l’opposition entre Minoru et son père est maintenu par celui-ci, dont la première parole pour son fils courroucé est « tais-toi ! ». Il ne changera pas de ligne, ne cherchant notamment pas à argumenter à propos de la télévision (même si, on l’apprend dans une scène ultérieure, il a une opinion sur la question). Toutefois, la séquence trouve sa forme du fait que le garçon se lève. Ce mouvement a lieu dans un plan d’ensemble de la pièce, suivant des échanges en champ-contrechamp entre la mère, debout à côté de son mari qu’elle accompagne à son retour à la maison, et Minoru assis par terre. De manière remarquable, le placement de la caméra lors de ce premier affrontement ne suggère pas l’autorité ou la domination, sinon de manière très ambiguë. Malgré la différence de hauteur entre les adultes et les enfants, elle ne présente ni plongée ni contreplongée. Le couple est cadré de manière frontale, à mi-cuisses. Leur fils de trois quarts, au sol, occupe tout le plan. La position de la caméra change ainsi à chaque changement de locuteur.

Après être intervenu sans être obéi, le père attrape la main de son fils pour le bousculer, et le force ainsi à se mettre debout. Suivent alors deux plans d’ensemble réorganisant la situation. Avant que la confrontation verbale recommence, Minoru se trouve debout face à son père, tous deux filmés en pied, ce dernier face à la caméra ; le garçon, tournant le dos à celle-ci, en est plus proche. Cette répartition donne l’impression que les deux personnages ont la même taille. Isamu, comme à son habitude, a suivi le mouvement de son frère, le soutenant de sa petite présence, appuyé contre un fusuma [6]. La lutte verbale entre père et fils filmée en champ-contrechamp est lancée par un plan sur la mère revenue dans le champ : seule, filmée à partir de la taille, semblant s’adresser à un point situé légèrement à côté de la caméra. S’ensuivent des plans similaires du fils puis du père, confirmant ainsi l’impression qu’ils ont la même taille (ils occupent le même espace du cadre).

De même que dans la première partie de la séquence, cela implique et rend perceptible que la caméra change de position à chaque plan. L’espace perd de son réalisme, l’échange semble pratiquement se poursuivre pour son propre compte, de sorte que les plans continuent à se succéder. La mise en scène de cette seconde partie de la dispute, qui fait émerger la question de la parole de manière explicite, renforce le trouble perceptif produit par la première, mettant en avant l’enjeu cinématographique de la séquence (le champ-contrechamp). De même que les cadrages de la première partie brouillaient la mise en place d’une relation d’autorité, ceux-ci interdisent de comprendre le changement de position de Minoru comme une résolution ou un renversement en sa faveur. Ce qui tient est l’irrésolution des images, relayée par l’ironie légère produite par la fin de la séquence, lorsque le garçon se conforme radicalement à l’exigence de son père pour se taire. Le film énonce de ce fait une lisière où est maintenue une relation paradoxale entre ordre et désordre, structure et hétérogénéité. La scène de la dispute entre Minoru et son père constitue ainsi un exemple particulièrement intense de la manière dont Ozu altère l’établissement de la continuité.

La pratique classique permettant d’assurer la continuité dans les dialogues filmés en champ-contrechamp repose notamment sur la règle dite des 180 degrés, qui détermine la position de la caméra entre les deux personnages. C’est ainsi qu’est en principe donné le sentiment qu’ils se font face et se regardent l’un l’autre. La scène de dispute est un exemple de la manière dont les scènes de conversation des films d’Ozu ne se conforment pas à cette convention, n’assurant donc pas le sentiment que le regard des interlocuteurs se croise. Pour François Truffaut (cité dans Hasumi 1998, p. 152), cet usage particulier du champ-contrechamp produit une tension particulière pour les spectateurs, qui :

[…] éprouvent, en suivant le regard d’un personnage, la crainte de ne pas rencontrer son interlocuteur. Autrement dit, à chaque succession de champ-contrechamp, on croit que l’interlocuteur n’est plus là.

Alain Bergala (1980, p. 27) s’arrête également sur ces échanges, dont il souligne le caractère extrême : non seulement les regards des deux personnages qui se parlent ne donnent pas l’illusion de se croiser, mais :

[…] les regards des deux protagonistes partent exactement dans la même direction, légèrement à côté de l’objectif, ce qui ne manque pas de produire une sensation violente de coupe entre les deux plans, d’autant plus que les yeux du deuxième personnage viennent occuper sur l’écran la place exacte des yeux du premier.

Au contraire d’un travail visant à établir à tout prix un sentiment de continuité, cette sensation de coupe insiste sur le caractère discontinu de la prise cinématographique et sa compensation par le montage. Autrement dit :

[…] ce procédé met à nu la fiction d’une technique de montage pour accentuer l’impression que le regard de deux personnes se croise.

Hasumi 1998, p. 154

Il la montre pour ce qu’elle est, une convention, une pratique institutionnalisée. La scène de la dispute se caractérise ainsi par le trouble qu’elle provoque dans nos attentes cinématographiques.

Alain Bergala (1980) insiste sur le caractère paradoxal du cinéma d’Ozu, qu’il décrit comme possédant une énonciation forte qui n’est pourtant pas établie à partir d’un foyer qui en serait la source. Pour lui, l’énonciation dans les films d’Ozu a beau être puissante, elle n’implique pas « un spectateur aspiré par la fiction, d’autant mieux géré qu’il supporterait l’illusion d’en être le centre » (p. 28), c’est-à-dire dont la position serait ainsi construite. Une telle place correspondrait à un regard auquel serait accordé un pouvoir d’unification des images, relayant une mise en scène établie du point de vue d’un sujet humain. La séquence de la dispute montre bien comment le point de vue ne peut correspondre à la fiction d’un regard humain : il est « impossible à naturaliser » (Bergala 1980, p. 27). À vrai dire, une telle pratique met « la notion même de “sujet du regard” dans un état d’indétermination absolue » (Hisaki Matsuura cité par Doganis 2005, p. 64). La place des spectateurs se trouve ainsi en périphérie, c’est-à-dire ailleurs que dans un rapport d’identification ou d’exclusion avec cette position centrale. Ils ne sont simplement pas situés par cette fonction face aux images. Celles-ci sont décentrées et le demeurent.

Cette position difficile du spectateur, renvoyant à l’absence de tentation réaliste ou naturaliste du cinéma d’Ozu, conduit Bergala (1980, p. 25) à pointer la « violence » de l’énonciation de ses films. Dans ces circonstances, en effet, les spectateurs se trouvent confrontés à leur impuissance, c’est-à-dire, en l’occurrence, aux limites du pouvoir de leur regard auquel n’est pas conférée de puissance « suturante » face à la disparité des images. Face au désordre du monde, il n’y a pas de consolation facile. Tel était déjà l’enjeu de la mise en abyme de Gosses de Tokyo, qui interrogeait la position de spectateur de cinéma. L’épreuve que devaient surmonter les frères de 1932 était avant tout celle de la déception, dont leur père avançait en outre qu’ils étaient voués à la connaître tout le reste de leur vie. Le personnage de Noriko (Hara* Setsuko) le confirmera dans Voyage à Tokyo (1953) en donnant raison à sa belle-soeur qui lui demande avec inquiétude si « la vie n’est pas décevante ». Mais la déception est un apprentissage fondamental du spectateur de cinéma, parce qu’il est de la sorte conduit à renoncer à être le centre de la projection, à être la source de l’unification des images.

À ce sujet, Hasumi* Shigehiko (1998, p. 150) souligne plutôt l’impuissance du cinéma, ou, autrement dit, les limites inévitables de sa puissance. Pour lui, le cinéma est d’emblée une pratique limitée, parce qu’il y a des choses qu’elle ne peut montrer — notamment, et comme on vient de le voir dans la scène de la dispute, le regard. Au cinéma, « le regard posé sur un objet disparaît de l’image » (Hasumi 1998, p. 151) et les seules choses qui peuvent être montrées sont en fait des yeux. Habituellement, cette impossibilité est compensée par la transformation de ces séquences en récit grâce au montage, c’est-à-dire en une succession temporelle. Au contraire, les scènes de conversation des films d’Ozu s’emploient à rendre tangible cette impossibilité plutôt qu’à chercher à la cacher, donnant à percevoir le seuil au-delà duquel le cinéma risque de « cesser d’être le cinéma » (Hasumi 1998, p. 155). Ce rapport à la limite désigne ainsi le moment où le cinéma touche à sa propre impuissance. Mais il s’agit aussi, précisément, du lieu de sa puissance, le lieu de ce qu’il peut.

Les films d’Ozu nous donnent à éprouver la puissance du cinéma, en tant qu’elle est « toujours aussi, de manière constitutive, impuissance, […] tout pouvoir [étant] toujours aussi un pouvoir de ne pas faire », ainsi que l’analyse Giorgio Agamben (2009, p. 77-78). Autrement dit, la vraie puissance, ou capacité authentique, n’est pas celle qui s’identifie à elle-même, mais celle qui sait qu’elle comporte sa négation, dans le sens où « pouvoir agir est de façon constitutive un pouvoir ne-pas-agir » (Agamben 2006, p. 239). Considérer le rapport à la limite dans le cinéma d’Ozu depuis cette perspective ne signifie pas qu’un dialogue filmé en champ-contrechamp classique ne puisse être tourné, mais que de le tourner implique de trouver un moyen de contourner ou de compenser une impossibilité de la prise cinématographique. C’est-à-dire de renoncer à prendre acte de son impuissance. Cette insistance sur la part d’impuissance que porte toute puissance n’est pas ce qui la rendrait « plus » puissante, mais une considération sur l’ambivalence de l’action humaine, dans le sens où elle se rapporte immédiatement à l’éthique :

[…] en fuyant devant notre propre impuissance, ou plutôt en cherchant à l’utiliser comme une arme, nous construisons le malin pouvoir avec lequel nous opprimons ceux qui nous montrent leur faiblesse ; et, manquant à notre possibilité intime de ne pas être, nous renonçons à ce qui seul rend l’amour possible.

Agamben 1990, p. 7

Être séparé de son impuissance, de sa capacité « de-ne-pas », est donc d’une gravité particulière. Pour le cinéma, c’est ainsi qu’il peut devenir « un message qui se transmet par la violence ».

C’est pour cela que la « déception » est une expérience si fondamentale pour un spectateur de cinéma. De fait, ce que peut, à proprement parler, le cinéma consiste à s’adresser à ce qu’Hasumi (1998, p. 121) appelle la « sensibilité cinématographique » des spectateurs — c’est-à-dire à notre capacité à être touchés par des phénomènes cinématographiques, et non pas seulement par des péripéties narratives ou des effets dramatiques. La tension de la scène de dispute de Bonjour est en partie déplacée sur cette capacité, d’une manière qui doit l’honorer : elle prend au sérieux la possibilité d’être un spectateur de cinéma en nous permettant de faire l’expérience d’une modalité de la puissance humaine.

Considérer le cinéma en tant que pratique, c’est-à-dire dans son rapport à sa puissance, comme nous y engagent les films d’Ozu, permet également et par contraste de concevoir un cinéma qui ne se transmet pas par la violence. Pour chaque film, cette possibilité du cinéma signifie que :

[…] le passage à l’acte n’annule ni n’épuise la puissance, mais [que] celle-ci se conserve dans l’acte comme telle et, particulièrement, sous sa forme éminente de puissance de ne pas (être ou faire).

Agamben 2006, p. 244

Puissance et impuissance ne sont pas opposées ou détachées. Un rapport éthique à l’action, et notablement à la création, appelle son désoeuvrement. C’est en effet à ce titre que la puissance peut être « sauvée », c’est-à-dire se présenter comme :

[…] un pouvoir faire (et ne pas faire) qui ne passe pas tout simplement dans l’acte pour s’y épuiser, mais se conserve et demeure.

Agamben 2009, p. 19-20

La fonction fondamentale de la répétition dans la filmographie d’Ozu trouve ainsi un nouvel éclairage, comme effet ou manifestation d’une puissance qui ne s’épuise pas dans chaque film. L’expression de ce non-épuisement est particulièrement décisive dans la manière dont le film peut trouver sa résolution — c’est-à-dire, et pour reprendre les termes de Gilles Deleuze (1985), dans les enchaînements auxquels elle est due.

Donald Richie (1977, p. 58) remarque l’étonnante manière dont apparaît le poste de télévision :

[…] so much has been made of them that one half expects plot complications involving these objects [7]. Not at all. In the next scene there they are, their arrival unexplained.

Comment comprendre cette apparition ? Une scène semble particulièrement à même de nous guider dans cette absence d’explication, permettant ainsi d’appréhender la résolution du film, et du conflit familial animant Bonjour, comme elle se présente, c’est-à-dire comme étant à peu près dépourvue d’explication. Parmi tous les registres de la parole en jeu dans Bonjour, une scène montre la vieille sage-femme en train de prier sur le talus bordant le quartier où se déroule le film. Elle est composée de trois plans successifs particulièrement longs, dans la mesure où ils n’ont aucun enjeu narratif, et au cadrage étonnamment contrasté : le premier est un plan d’ensemble très « plein », au sein duquel la dame, de trois quarts (presque de dos), est un détail central ; le deuxième, de demi-ensemble, la montre de profil, en pied, se découpant nettement sur le vert de l’herbe et le bleu du ciel ; le troisième la présente en gros plan, de face à partir des épaules, occupant tout le champ et priant avec ferveur. Tout cela en fait une séquence au découpage frappant bien que son rôle narratif soit à peu près nul : cette scène, à première vue injustifiée, nous confronte à une énigme cinématographique. Et, de fait, la prière est une parole paradoxale, qui n’est pas strictement transitive comme pourrait l’être une demande, du fait que son interlocuteur ne peut être assigné. Le fait que la séquence n’ait à peu près aucun lien avec le développement du scénario, qu’elle n’ait pas à proprement parler de conséquences, insiste sur ce caractère paradoxal, dans la mesure où il n’est pas question de le résoudre ou de le résorber, mais de le maintenir.

Le paradoxe est en tant que tel une force à l’oeuvre dans Bonjour, s’exprimant notamment dans le personnage du père, qui est celui par lequel le téléviseur arrive. Après la séquence qui l’oppose à ses fils et déclenche leur grève de la parole, une scène le montre accoudé au bar auquel vont boire les hommes de son quartier, en compagnie de l’un de ses voisins. Au cours de la conversation, le père a l’occasion de dire ce qu’il pense de la télévision : il est plutôt opposé à l’idée d’en acheter une parce qu’il a lu qu’elle provoquerait un « syndrome d’abêtissement collectif ». Pourtant, quelques scènes plus tard, il achète un téléviseur, sans que personne ait véritablement contredit son opinion. Il semble que cet achat ait été décidé en l’honneur du nouvel emploi de représentant du voisin dont la retraite posait tant de problèmes. Mais bien sûr les parents de Minoru et d’Isamu auraient pu acheter un autre appareil électroménager, comme la machine à laver de leur voisine. Pourquoi donc une télévision ? Il semble bien que s’exprime ainsi la perplexité conjointe d’Ozu vis-à-vis de l’argumentation et de la causalité narrative au cinéma. Cette idée est exprimée par Gilles Deleuze (1985, p. 24-25) comme conception d’un ordre existant effectivement, mais facilement dérangé parce que les liens qui le garantissent sont faibles. Le désordre consécutif à ce dérangement donne ainsi le sentiment qu’il est perdu au profit d’un monde devenu conflictuel. Mais en fait ces conflits n’en sont souvent qu’en apparence et l’objet du film n’est donc pas de les aborder comme s’il s’agissait là d’une forme essentielle, qui nécessiterait d’être explicitée pour être résorbée. L’évolution du film limite ainsi l’effet, ou le pouvoir, de l’explication verbalisée, qui n’a pratiquement pas d’incidence sur la résolution du film.

Comme l’explique lui-même Ozu (1978, p. 24), Bonjour a été conçu à partir de l’idée selon laquelle « on peut bavarder à l’infini sur des choses insignifiantes, mais quand on arrive à l’essentiel il est très difficile de dire quoi que ce soit ». Cela revient à la remarque de la soeur du professeur d’anglais, qui lui intime affectueusement : « Il faut parfois dire des choses importantes. » Et, bien sûr, on doit lui donner raison. Quelques scènes plus tard, on retrouve le professeur d’anglais et la jeune femme qu’il aime, la tante des garçons, sur un quai de gare. De manière malicieuse, le film les montre pourtant échangeant ces « formules creuses » censées n’avoir aucune pertinence pour les choses importantes. Mais ainsi ils se tiennent finalement côte à côte. Il s’agit là d’une de ces « scènes de communion », dont Hasumi (1998) remarque qu’elles impliquent une décontraction de la narration. Ces moments de détente entre les personnages signalent que la tension qui était l’objet du film est résorbée et « annoncent la rupture de la durée narrative » (Hasumi 1998, p. 157), c’est-à-dire la proximité de la fin du film. Il s’agit de fait de l’avant-dernière séquence du film. Si l’on peut appeler cette résolution de la tension du film une « réponse » à la remarque de la soeur, elle signifierait avant tout qu’au cinéma il n’est pas possible de dire les choses importantes — que cela n’est pas en son pouvoir. Ainsi, la résolution est avant tout cinématographique et l’apaisement narratif lui est subordonné. L’important est de la faire éprouver à notre sensibilité cinématographique. On comprend pourquoi les motifs parallèles du film demeurent irrésolus, ou se croisent d’une manière qui nous échappe : le désir de communication, d’une adéquation, est ce contre quoi le cinéma doit se prémunir. C’est cette résistance à l’explicitation qui importe le plus, échappant en particulier à la tentation de trouver une correspondance dévoilant un sens métaphorique ou symbolique épuisant les images. Il s’agit là de ce qu’un film peut transmettre de plus approfondi sur la question de la communication, et notamment sur la communication verbale.

*

Évoquant le passage d’Ozu du muet au cinéma parlant, Yoshida Kijû (2004, p. 53) note qu’« alors qu’il aurait dû l’accueillir comme un progrès, Ozu joue et plaisante avec le parlant ». Selon lui, Ozu a longtemps attendu avant de réaliser un film effectivement parlant [8] parce que son attachement au muet tenait à son souci de ne pas faire un cinéma imposant à ses spectateurs un sens déterminé et des émotions stéréotypées. The Marriage Circle (1924) d’Ernst Lubitsch eut ainsi un impact considérable sur Ozu du fait de certains aspects de sa réalisation, comme le montage « ironique » ou l’utilisation à contresens des intertitres par rapport à l’image (Tobin 1980, p. 35). Ces usages permettant de maintenir une hétérogénéité dans les images sont aisément balayés par la tentation d’une adéquation ou de synthèse que semble offrir le parlant, dans la mesure où « il est facile pour les personnages d’exprimer leurs émotions par des mots » (Yoshida 2004, p. 52). Pour Ozu, le cinéma ne pouvait être que muet parce que ce qui est en jeu au cinéma se distingue de la tension dramatique que produit facilement le cinéma parlant. Il aurait alors attendu d’avoir trouvé une façon de régénérer sa pratique face à ce nouvel enjeu et pour Yoshida Le fils unique (1936), le premier film parlant d’Ozu, nous fait ainsi découvrir « les images pleines de signes qui annoncent ses prochains films » (Yoshida 2004, p. 52-53).

Pour Maeda* Hideki (cité dans Doganis 2005, p. 52) :

[les] scènes « nonsensical » dans les films d’Ozu, […] contribuent à conserver la fondamentale hétérogénéité des images entre elles, sans donner au spectateur le loisir de les constituer en une unité stable et cohérente, en un sens univoque que le regard puis la conscience puissent « consommer » et aplanir.

L’omniprésence de l’humour dans Bonjour, son caractère inépuisable, est ainsi une des manières qu’a le film de « plaisanter » avec le cinéma entendu comme institution. De manière fondamentale, il accompagne et fait vivre le caractère paradoxal d’un cinéma narratif et parlant au sein duquel les scènes de conversation, qui devraient en être le centre de la signification, sont le lieu d’une interrogation médiatique sur la possibilité de communiquer.