Corps de l’article

Ces dernières années, des études portant sur le cinéma français des années 1920 ont été réalisées dans une perspective historique par un certain nombre de chercheurs [1] s’intéressant au contexte et aux conditions de développement du cinéma comme forme artistique. Dans l’ouvrage Les images de l’eau dans le cinéma français des années 20, Éric Thouvenel analyse principalement cette époque du cinéma dans une perspective esthétique, faisant le pont entre le travail sur les images et la théorie développée durant cette période. En résulte une observation minutieuse d’images précieuses et rares tirées d’un corpus de 73 films, rappelant à quel point le cinéma français de cette époque est inventif et novateur. Que ce soit par sa simple représentation dans des films (Les travailleurs de la mer [André Antoine et Léonard Antoine, 1918], Coeur fidèle [Jean Epstein, 1923], La fille de l’eau [Jean Renoir, 1925]) ou par l’utilisation d’une terminologie connexe dans des textes théoriques (Grémillon [2010], Cendrars [2001] et Gance [1927]), l’eau sert de fil conducteur à cette étude. Au-delà de son aspect organisationnel, le motif aquatique permet de penser et de structurer le cinéma et la théorie des années 1920, mais aussi d’agir comme levier illustrant la réalité et les ambitions du cinéma français de cette décennie. L’auteur suggère donc, photogrammes à l’appui, un parcours à la fois historique, esthétique et théorique des images de l’eau utilisées comme support aux stratégies de défense du cinéma comme art.

Dans une première partie (« Les territoires du cinéma. Une histoire des représentations de l’eau comme paysage ») proposant différentes représentations de l’eau dans le cinéma français des années 1920, certaines questions sont soulevées : pourquoi en est-on venu à mettre à l’écran l’eau de manière aussi généralisée ? Comment le cinéma s’y prend-il pour effectuer cette mise en image ? Qu’est-ce que cela dit sur le cinéma et sur sa réception ? Ces interrogations traversent l’ouvrage de Thouvenel comme autant de propositions à partir desquelles il importe de réfléchir aux formes visuelles et aux nouvelles modalités de mouvement et de figuration suggérées par le recours à l’élément aquatique.

Dans l’après-guerre, les contraintes financières et structurelles pousseront les cinéastes à filmer en extérieur, ce qui aura pour effet une meilleure connaissance du territoire français et la « découverte » que l’eau limite et façonne ce territoire. Ils sauront alors tirer profit d’une contrainte matérielle pour utiliser l’eau comme fondement esthétique. Différentes démarches seront adoptées pour tracer ce que l’auteur nomme une « géographie portative » (p. 27), qui donnera une large place à des régions comme la Bretagne ou la Provence. Une sorte de « film d’eau à la française » (p. 37), utilisant les ressources naturelles du territoire national, voit ainsi le jour, se déclinant en différents genres : le film naturaliste, mettant en valeur le paysage français (L’hirondelle et la mésange [André Antoine, 1920] [2], L’inondation [Louis Delluc, 1925]), le film de mer, mettant évidemment en scène la mer et la relation de l’homme avec cette force de la nature (L’homme du large [Marcel L’Herbier, 1920], Pêcheur d’Islande [Jacques de Baroncelli, 1924]), le film de montagne, dont le plus célèbre exemple reste La roue (1923) d’Abel Gance, et les films d’avant-garde, dans lesquels sont relancées des inquiétudes pratiques sur la précarité de la vie (Études de mouvements [Joris Ivens, 1928], Rien que les heures [Alberto Cavalcanti, 1926]), ou dans lesquels on retrouve de grandes préoccupations théoriques quant aux innovations formelles possibles (films de Man Ray [3], de Germaine Dulac [4], d’Henri Chomette [5]).

Le spectateur découvre, dans ces films, l’eau sous différentes formes : le cours d’eau — et son prolongement, la péniche —, le port, le rivage, l’île, le phare, le jet d’eau, etc. Ainsi, par ces différentes représentations, le paysage est réinventé, le cinéma repensé, et le regard s’en trouve transformé. Ce renouvellement de la perception et de la connaissance des lieux de l’imaginaire aquatique force l’interrogation sur les formes et suggère de nouvelles modalités du regard puisque, au contraire de la peinture ou de la photographie, le cinéma ajoute une valeur à ces reproductions de la nature : il intègre le mouvement et, par le fait même, l’inscription du paysage dans le temps.

La deuxième partie du livre de Thouvenel (« À l’épreuve des images. Statut et fonctions du motif aquatique ») examine le statut du motif aquatique et traite de la fonction des images de l’eau au sein de la globalité d’un film et, par extension, du cinéma. En examinant les images de l’eau comme des métaphores d’un nouveau regard, l’auteur démontre que « [l]e travail des cinéastes sur le motif aquatique passe en outre par une recherche du ‘‘visuel’’ cinématographique comme principe fondateur et critère d’évaluation esthétique des films […] » (p. 100). Le fruit de ce travail se répartit entre films réalistes et films abstraits — films d’avant-garde —, l’étude de ces deux catégories s’attardant aux problèmes entre le réel et sa représentation. Dès lors, la nature, et donc l’eau, sera utilisée comme décor ou personnage, toujours en tant que laboratoire dans lequel on l’associe à la mise en scène dans une volonté de saisir le réel et de le recomposer. Thouvenel souligne d’ailleurs que cette volonté de créer une nouvelle réalité cinématographique se révèle aussi dans les intertitres, obstacles à l’« écoulement des images » (p. 144). À une époque où l’on discute la nécessité d’avoir recours à ces derniers, l’auteur souligne, en prenant, entre autres exemples, le film de Marcel L’Herbier, L’homme du large, que l’élément aquatique est présent jusque dans la correspondance entre écrit et image.

Par conséquent, l’eau doit être considérée comme un matériau privilégié pour reconstituer le réel : on l’utilise pour ses qualités optiques, ce qui permet un travail sur la lumière, et pour ses possibilités texturales, c’est-à-dire pour les oppositions qu’elle permet (entre clair et obscur, entre opacité et transparence, entre noir et blanc), ouvrant la porte à de nombreuses innovations formelles. Dans cette configuration particulière, trois fonctions de l’eau peuvent être identifiées : elle agit comme miroir (comme reflet, comme surface, créant des illusions et des effets de brouillage, d’opacification, d’absorption), comme écran (comme éclat, comme prisme), et finalement comme tombe, ne restituant rien et signifiant le passage entre deux mondes.

La troisième et dernière partie de l’ouvrage de Thouvenel (« L’eau et la figuration du mouvement, ou comment penser en mots et en images les puissances du cinéma comme art visuel ») pose la question suivante : « Quelle est la part de l’eau dans la réflexion des cinéastes français sur l’évolution des formes filmiques au long des années 20 ? » (p. 185). Il s’agit alors de mettre les images à l’épreuve de la théorie et d’explorer les manières dont l’eau peut devenir l’un des vecteurs d’un nouvel art visuel. Ainsi, le propos dépasse l’examen des seuls films français des années 1920 et se penche sur les discours entourant et expliquant le cinéma de cette époque.

Thouvenel montre de quelle manière les images de l’eau, la référence à cette dernière et le lexique l’entourant sont utilisés pour traiter de la photogénie et de la notion de cinéma pur, deux éléments fondamentaux des discours théoriques des années 1920 sur le cinéma. Ainsi, « la métaphore aquatique sert fréquemment à désigner tel ou tel aspect du cinéma comme ensemble de pratiques, de démarches esthétiques ou de postures intellectuelles » (p. 197). L’auteur se penche plus spécifiquement sur le travail de Jean Epstein, sur ses films, mais aussi sur ses écrits théoriques, tous deux explorant l’eau (lexique, métaphore, image), pour repenser et proposer un nouveau rapport au monde et aux éléments : « […] le cinéaste-théoricien n’a cessé de construire et d’affiner une vision de l’art du film qui en fait le révélateur et l’instrument d’un rapport au monde inédit » (p. 199-200). Une des voies exploitées par Epstein pour repenser le monde (dans ses films et dans ses textes) consiste à interroger notre compréhension du temps et, par extension, de l’espace. Thouvenel relève quatre procédés utilisés par le cinéaste-théoricien pour réexaminer cette acception particulière de la durée, en y associant des exemples d’éléments liquides pour appuyer ses idées : l’utilisation de l’accéléré par le recours au nuage (« la forme qui produit à l’image tous ces jeux de la transformation et de la vitesse » [p. 203]), le ralenti, illustré par la vague (« image de la matière transfigurée par le temps » [p. 206]), la réversibilité du temps filmique, relayée par l’image de la marée, et finalement, ce que Nicole Brenez (1998, p. 208) nomme « l’échange des substances et des propriétés », et que l’on retrouve dans Finis Terrae (Jean Epstein, 1929) ou encore dans La chute de la maison Usher (Jean Epstein, 1928).

Au-delà de l’observation de la place de l’eau dans la théorie, Thouvenel s’intéresse aussi au travail effectué sur les images de l’eau. À une époque où l’on recherche une « grammaire » cinématographique, l’auteur pose les questions suivantes : quel type d’objet de cinéma produit l’eau ? Comment filmer cette matière fuyante ? Faut-il l’isoler ou l’unir à la terre ? La filmer « en plan large ou en plan serré ? Depuis la rive ou sur l’eau elle-même ? Fixement ou en mouvement ? » (p. 240). Un premier angle d’approche consisterait en une observation des manifestations liquides du rythme, par exemple, celles créées dans les plans :

Étymologiquement […], le rythme est d’abord écoulement, fluidité, mouvement. En ce sens, tout film est un flux dont le contenu définit les reliefs, marque les accents, mais dont la structure est quant à elle toujours semblable. À une moindre échelle, le plan est en apparence une unité continue, homogène et insécable, résultat d’une prise de vues ininterrompue. Au niveau structurel en revanche, chaque plan est composé d’un nombre variable de photogrammes, images fixes qui, projetées à une certaine cadence, produisent l’illusion d’un mouvement. C’est de ce paradoxe que découle la possibilité du rythme cinématographique sur son versant interne

p. 221

Autre exemple à considérer : le rythme, extérieur cette fois-ci, produit par le montage, c’est-à-dire compris comme une « “mécanique” des images cinématographiques » (p. 228), mais aussi comme une « mécanique des fluides », interrogeant la continuité d’un dispositif irrégulier. Les cadrages, les points de vue, les échelles de plan, les flous, les gels d’image, les surimpressions, les fondus enchaînés, seront alors autant de rénovations de l’image mises en place, toujours dans l’optique de saisir la complexité du réel et de mener le cinéma vers une véritable légitimation artistique.

Ce parcours — qui appelle la rétrospective thématique des « films d’eau à la française » — propose d’observer ces images autrement et de les inscrire, non pas dans un mouvement programmatique organisé, mais dans un ensemble de propositions artistiques abordant le paysage et la nature par de nouvelles expériences visuelles. Thouvenel (p. 103) se penche d’ailleurs sur un ensemble de films, tant commerciaux qu’associés à l’avant-garde, témoignant de la présence du motif aquatique et de ses dérivés :

Parce qu’on retrouve l’élément dans la quasi-totalité de la production des années 20, chez des cinéastes cantonnés à un type de réalisation spécifique ou chez d’autres qui ne cessent de migrer d’une forme à l’autre, celui-ci permet de déplacer la question sur un autre terrain, qui est celui du rapport entre image et récit.

Cependant, l’originalité de la recherche de Thouvenel ne réside pas uniquement dans ce choix d’un corpus dont le fil rouge est l’eau. L’approche décloisonnée qu’il adopte, analysant ces films comme des objets aux confluents de l’histoire et de l’esthétique, replace la production française des années 1920 au sein d’un faisceau de préoccupations (sur l’espace, sur le temps, sur le rythme, sur le mouvement, etc.) qu’on a particulièrement bien exprimées dans le cinéma, dans les films, mais aussi dans les discours théoriques les entourant. La période étudiée est en effet très riche de cinéastes théoriciens qui n’ont pas toujours réalisé des films à la hauteur de leurs théories (et vice versa), mais qui ont incontestablement cherché à systématiser des pratiques et à définir des idéaux cinématographiques précis. La terminologie aqueuse n’est pas non plus absente de cette production écrite et constitue donc un nouvel angle d’analyse. Bien sûr, ces références à l’eau repérées dans des textes de facture essayistique ne fonctionnent pas comme de potentiels ressorts esthétiques ou créatifs, mais elles permettent des analogies fécondes entre réalité et imaginaire, témoignant des préoccupations de l’époque. Ainsi, les films du corpus ne peuvent être isolés de ces propositions théoriques exposées dans l’espace culturel.

Si le cinéma semble être un domaine où la thématique aquatique est richement exploitée, il n’est pas le seul ; on la retrouve tant en science qu’en art, par exemple chez Gaston Bachelard, Robert Desnos ou encore Élie Faure. Le court lexique présenté en fin de volume et énumérant certaines occurrences terminologiques liées à l’eau recensées dans les écrits sur le cinéma des années 1920 démontre que l’image relance l’écrit, du visuel au textuel. Une autre voie d’investigation est ainsi ouverte et appelle des recoupements avec une pluralité de discours constitutifs de la pensée de l’époque. La présence, en fin de volume, d’une liste de projets non réalisés, ajoute à ce constat d’une dissémination du motif dans l’imaginaire des années 1920. Un certain nombre d’écrivains, tentés par le cinéma, semblent en effet avoir repris cette figure liquide. C’est le cas de Guillaume Apollinaire, avec le scénario de La Bréhatine (1917), où il est question d’une femme gardien de phare, de vagues et d’embruns, de Joseph Delteil qui, avec Couleur de Paris (1926), met en scène un peintre cherchant « la couleur de l’eau » (p. 305), ou encore d’André Gide, avec L’oroscope ou nul n’évite sa destinée (1927), présentant un personnage perdu en mer. On pourrait donc tout autant envisager l’analyse des images de l’eau dans le discours théorique sur le cinéma des années 1920 ou dans les textes d’écrivains de l’époque ayant eu, de près ou de loin, un lien avec le cinéma…

Une des ambitions d’Éric Thouvenel était de proposer une nouvelle lecture du cinéma français des années 1920 par l’entremise des images de l’eau, en incitant le spectateur et le lecteur à revoir les films de cette période autrement. En s’intéressant à des problèmes de représentation, en les inscrivant dans une recherche sur la rénovation du visuel, sur la transformation du regard, et surtout, en les liant aux discours de l’époque sur le cinéma, Thouvenel relève son pari et montre, en isolant un élément particulier — l’eau —, que le cinéma peut aussi poser des questions sous forme d’images.