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Parce que les liens entre les deux industries et les analogies entre les deux arts ont si souvent été mis en relief, tant par les développeurs et les créateurs que par les journalistes, les fans et les chercheurs, penser le jeu vidéo à travers le prisme du cinéma apparaît d’emblée comme un axiome. C’est d’ailleurs avec cette apriorité que Perron, Montembeault, Morin-Simard et Therrien (2019) ont entrepris une première étude au sujet des renvois faits au montage dans les écrits en anglais de deux importantes communautés de discours : les chercheurs en études vidéoludiques ainsi que les journalistes et critiques de deux influentes revues sur les jeux vidéo, Computer Gaming World (1981-2006) et Electronic Gaming Monthly (1989-2009). Armés de mots-clés tels que « montage », « cinematic », « transition », « cut », « cut-scene » et « camera angle », Perron et al. ont anticipé trouver des références explicites aux techniques et concepts cinématographiques au sein de la description des formes d’enchaînement, d’assemblage et de transition observées en jeu vidéo. C’est avec un certain étonnement qu’ils ont plutôt découvert que ladite utilisation n’est pas aussi systématique qu’attendu. Si les premiers universitaires venus du cinéma y font référence, les emplois sont réellement moins nets pour les journalistes travaillant dans le domaine informatique. Par exemple, alors que les termes « editor » ou « editing » sont associés au montage pour les premiers, ils renvoient plutôt pour les seconds aux outils de création permettant de configurer entre autres ses propres niveaux (level editing). On se rend également compte, suivant Klevjer (2002 et 2014), que peu importe la communauté, la « cut » dans « cut-scene » tient plus à l’idée d’interrompre l’interactivité (tocut off), de retirer au joueur son potentiel d’action (tocut away[2]) pour le diviser en segments jouables ou non (to cut up) qu’à celle d’enchaîner des images ou plans (to operate through cuts in time and space).

Afin de poursuivre la réflexion effectuée lors de cette précédente recherche réalisée en anglais, cet article suivra la même méthode, mais pour les deux communautés françaises. Dès lors que le mot même de « montage » est français, un choix effectué par les cinéastes russes dès l’origine du concept dans les années 1920[3], et que le terme « découpage » n’a pas non plus d’équivalent en anglais[4], nous avons pensé que ceux-ci seraient plus visibles et utilisés d’une manière plus soutenue et cinématographique en français. C’est en vertu de tels a priori que nous avons vu l’opportunité d’apporter de possibles nuances aux premières constatations.

Puisqu’il s’agit, suivant l’étude de Dozo et Krywicki (2018), des revues fondatrices de la presse vidéoludique française, nous nous sommes concentrés sur Tilt (1982-1994 ; 122 numéros consultés par reconnaissance textuelle), Génération 4 ou Gen4 (1987-2004 ; 164 numéros), et Joystick (1988-2012 ; 165 numéros).[5] Par l’entremise d’archives en format PDF, nous avons cherché, outre « montage » et « découpage », les mots-clés suivants : « angle de caméra », « caméra », « cinématique », « coupe », « coupure », « transition » et « raccord », tout en tâchant d’identifier les réemplois terminologiques qui sont employés pour décrire les divers procédés d’assemblage qui se trouvent dans les jeux. L’objectif sera de mettre en perspective la manière dont le vocabulaire sur le montage a été utilisé hors du cinéma pour décrire un objet audiovisuel émergent tel que le jeu vidéo. Nous retracerons donc les mutations des concepts qui vont circuler et s’hybrider dans les numéros des trois revues, plus particulièrement parus vers la fin des années 1980 jusqu’au milieu des années 1990 où l’attrait et l’envie du cinéma étaient saillants.

Études du film/jeu

Comme Perron et al. (2019) l’ont souligné dans le cadre de leur examen des communautés anglophones, ce ne sont évidemment que les universitaires provenant des études cinématographiques et médiatiques qui vont parler de montage, et ceux-ci s’y réfèrent afin de mettre l’accent sur les (dis)semblances avec le cinéma. Au moment de l’avènement des game studies au début des années 2000, deux visions se sont confrontées au sujet des formes vidéoludiques : d’une part, ceux qui ont accentué le potentiel interactif de l’assemblage audiovisuel dont Wolf (1997) et Nitsche (2005), d’autre part, ceux qui ont argumenté en faveur de l’absence de montage et du plan-séquence comme Manovich (2001) et Galloway (2006). Le champ francophone des études vidéoludiques s’étant développé et structuré un peu plus tard[6], un tel débat n’a pas eu lieu, bien qu’une conscience des procédés d’articulation fût l’objet des quelques réflexions qui se sont transformées dans le temps. En effet, comparativement aux recherches en anglais, il existe très peu de travaux dans la langue de Molière.

L’une des premières occurrences scientifiques de la notion en français se trouve dans l’ouvrage de Jolivalt intitulé Les jeux vidéo, publié en 1994 dans la collection « Que sais-je ? » des Presses universitaires de France. Il note :

Alors que le jeu d’action exploite l’instant, le jeu d’aventure fonctionne dans la durée. Il est construit sur un scénario comparable à la trame d’un roman ou au découpage d’un film. Néanmoins, à la différence de ceux-ci, dont les paragraphes et les séquences se succèdent suivant un ordre immuable, le jeu d’aventure s’articule suivant une arborescence.

1994, 55

Si Jolivalt ne s’intéresse pas plus à cette forme, Perron et Therrien ont identifié pour leur part deux figures d’interactivité spécifiques au film interactif et au film-jeu : le montage spatial et le montage temporel (2007). Quand ces derniers rédigent ensuite en français « De la “sortie de Spacewar ! des laboratoires de MIT” à Gears of War, ou comment l’image vidéoludique est devenue plus cinématographique »[7], c’est bien pour examiner les ambitions cinématographiques des concepteurs de jeux vidéo. La notion de montage reste au coeur de leur propos, tant pour souligner que, d’une part, à « l’instar du cinéma d’horreur, le genre du survival horror s’est par exemple largement appuyé sur la “caméra classique”, sur le découpage analytique de l’espace et sur l’habile utilisation des angles de caméra » (2009, 47) et que, d’autre part, « [l]es contrôles de la série Grand Theft Auto, depuis le troisième épisode, permettent également de changer à sa guise son point de vue sur l’action, rendant même possible notamment le montage en direct d’une poursuite de voitures » (49).

Triclot va quant à lui marquer dans Philosophie des jeux vidéo la singularité du « discours en image » vidéoludique en analysant une séquence de DOOM (id Software, 1993) d’un point de vue filmique. À la suite des réflexions en anglais de Galloway au sujet de l’origine des jeux de tir à la première personne (2006), Triclot observe qu’en plus d’« abuser » de la vue en première personne, le jeu préconise « la suspension radicale du montage pour obtenir une séquence entière en plan continu » (2011, 81). De la sorte, et cette fois en lien avec les théories de Bazin, il note qu’en privilégiant une représentation de l’action en continu, les jeux vidéo ignorent « presque tous des effets de montage (cantonnés aux cinématiques) » et substituent « à la logique du montage l’emploi quasi exclusif du plan séquence » (93). Si le montage cinématographique se définit à partir de l’articulation de plans (choisis parmi plusieurs prises d’une même suite d’images), il est impossible d’en dire autant pour le jeu vidéo.

Renvoyant à la mobilité du point de vue et à la continuité du mouvement, Boyer se concentre sur « le statut de la cut-scene (ou cinématique) et du raccord dans le jeu vidéo » (2012, 94). Elle remarque que le raccord a maintenant lieu dans l’image et non entre les images, et qu’avec les transitions entre les cinématiques et les séquences interactives, il faudrait mieux parler de « point de connexion », à savoir de « raccroc » (110)[8]. Pour elle,

Au fond, le seul montage possible entre les images du jeu vidéo est purement fonctionnel puisqu’il se contente d’assurer le temps de chargement lors du passage entre deux écrans, du passage d’une pièce à une autre, souvent accompagné d’un noir, ou bien le passage depuis l’écran de jeu vers le menu ou la carte. S’il y a là un montage, c’est en son sens le plus minimal de juxtaposition linéaire chronologique et spatiale, où il s’agit avant tout de lisser la coupe, de la rendre invisible et sans conséquence pour le joueur […].

102

Le jeu vidéo n’étant certes pas « l’art de la découpe », « il faut sans doute laisser de côté la notion de montage et […] “rester au visible, aux sautes, aux débrayages” » (106). Considérant une telle mutation dans le discours universitaire entre Jolivalt et Boyer, et dans la mesure où nous adhérons à cette nécessité de s’éloigner du cinématocentrisme, nous avons jugé opportun de vérifier si le même phénomène discursif se manifeste aussi chez les journalistes.

Il faut comprendre qu’en souhaitant analyser les jeux vidéo, et en n’ayant pas à rapporter l’actualité du développement et de la distribution des oeuvres et des consoles comme doivent le faire les journalistes, la communauté universitaire a certes davantage de distance par rapport à son objet. Les chercheurs en études vidéoludiques utilisent aussi un vocabulaire commun emprunté à leur discipline (de toute évidence, ici, les études cinématographiques ou médiatiques) qui s’est cristallisé avec le temps. Entre autres, si une cinématique désigne maintenant des séquences « non interactives » dans lesquelles les personnages et le point de vue s’animent d’eux-mêmes pour soutenir une narration, la signification de l’expression n’a pas toujours été évidente. Dans Des Pixels à Hollywood. Cinéma et jeu vidéo, une histoire économique et culturelle, Blanchet remarque :

Le terme cinématique est employé à partir des années 1990 par la presse spécialisée, surtout francophone, puis par les joueurs pour caractériser certaines séquences d’un jeu vidéo. Son étymologie ne provient pas de la physique où la cinématique est l’étude du déplacement des corps, mais bien des mots cinéma et informatique dont cinématique semble être la contraction : il s’agit d’une séquence visuelle et sonore générée par un logiciel « qui fait cinéma ».

2010, 289

C’est précisément parce que l’emprunt des termes reliés au montage et au cinéma par la presse spécialisée du jeu vidéo n’est pas très net, car il recoupe notamment l’informatique, qu’il faut aller y voir de plus près.

Gros plan sur le montage dans la presse vidéoludique

L’apparition explicite du mot « montage » dans Tilt, Gen4 et Joystick prend divers contours sémantiques. Parmi les occurrences de loin les plus communes, nous notons les écrits portant sur l’installation ou le branchement de matériel électronique (carte graphique, disques durs, écran, haut-parleurs, contrôleur de jeu, etc.). Des publicités destinées à la vente d’ordinateurs personnels insisteront notamment sur l’idée que leurs produits viennent « avec montage »[9] ou offriront des services du type « plan montage pour Amiga »[10]. Nous retrouvons ici l’idée « mécanique » du montage compris au sens d’assemblage de pièces (ce qui n’est pas sans rappeler les racines étymologiques du terme relevées par Aumont [2015]). Autrement, le terme se présente dès qu’un journaliste décrit les fonctionnalités d’un appareil ou d’un logiciel de montage vidéo, ou encore lorsqu’il renvoie à un agencement de captures d’écran disposé dans une critique de jeu à titre de support visuel.

Les manifestations textuelles plus sporadiques qui recoupent concrètement le sens cinématographique ainsi que l’esthétique vidéoludique se départagent entre les cas de jeux vidéo qui remédiatisent explicitement les codes ou les procédés du montage filmique et ceux où le joueur effectue des opérations de montage à travers sa jouabilité. Par exemple, au tournant des années 1990, l’attrait du cinéma stimule la création de jeux vidéo de sorte que le langage cinématographique devient une source de remédiation. À ce titre, nous répertorions quelques entrevues avec des créateurs qui témoignent de cette attraction[11] :

La phase suivante [de conception de Iron Lord] ressemble à un montage de cinéma. Tous les éléments sont créés et il s’agit de les ordonner pour donner son unité au scénario. Scène après scène, tout est passé en revue et il n’est pas question d’aborder la suivante avant d’avoir atteint la perfection.

Martinez, Bernard. Février 1988. « Les créateurs du mois : Orou Mama et lvan Jacot ». Tilt 51 : 18

C’est notre but : dans un an, peut-être qu’on aura des CDI (Compact Disc Interactif, NDLR), des CD Rom, on pourra faire quelque chose qui se rapproche beaucoup plus du cinéma, dans deux trois ans on aura peut-être des équipes qui iront avec des caméras tourner des séquences, à partir de là on fera des montages informatiques, et ce sera vraiment du cinéma.

Paul Cuisset cité dans Desangles, Michel. Janvier 1990. « Paul Cuisset. Scénariste et programmeur ». Joystick 1 : 49

L’aspect original, sinon unique, du jeu [sorti sous le titre d’Alone in the Dark], c’est qu’il y aura un découpage cinématographique. C’est-à-dire que non seulement les cadrages et les plans seront caractéristiques d’un film, mais il y aura un montage serré : des plans très court [sic], d’une seconde, parfois. Il y a une véritable mise en scène au sens propre du terme, afin que le joueur ait vraiment l’impression de vivre l’aventure.

Philippe Agripnidis cité dans Joystick. Mai 1991. « Call of Cthulhu ». Joystick 16 : 33

Cette aura du cinéma fait aussi surface dans quelques critiques de jeu où la notion de montage sert à solliciter une encyclopédie de connaissances culturellement partagée pour renvoyer le lectorat à un enchaînement quelconque d’images :

Le jeu [Sherlock Holmes Consulting Detective], qui propose trois mystères de difficulté croissante, est un montage de films vidéo qui ont été digitalisés. […] Le joueur passe plus de temps comme spectateur que comme intervenant.

Tilt. Décembre 1992. « Aventure Micro ». Tilt 109 : 65

Qu’il s’agisse du montage des images, du montage audio, des scènes d’arcade ou du noyau même d’Inca 2, tout s’imbrique et se compile de la manière la plus simple qui soit.

Damaudet, Jérôme. Octobre 1993. « Inca 2 ». Joystick 42 : 49

[L]es images [de Myst] ne sont pas toujours montées de manière à avoir des transitions fluides de scène en scène, dommage !

Renouard, Yann. Décembre 1993. « Myst : Air et boule de gum ! ». Gen4 61 : 181

Grâce à de multiples angles de vue [dans The Lawnmower Man], on ne peut que rester admiratif devant tant de… créativité. Le montage alerte donne l’impression de ne jamais voir les mêmes séquences…

Dao, Maria. Février 1994. « Lawnmower Man. Le Cobaye ». Joystick 46 : 167

Certains jeux vidéo inspirés par le septième art proposent une jouabilité comportant des manipulations de montage. C’est le cas notamment de Starring Charlie Chaplin (Canvas Software, 1988) et de Plan9 From Outer Space (Gremlin Ireland, 1992) dont les univers fictionnels se déroulent dans le milieu de la production cinématographique ; un aspect ludique qui ne manque pas d’être relevé par les critiques couvrant la sortie de ces deux oeuvres :

Starring Charlie Chaplin est un logiciel très séduisant et original. Vous êtes à la fois producteur, metteur en scène, monteur et distributeur de la compagnie cinématographique US Gold.

Boolauck, Dany. Juin 1988. « Starring Charlie ». Tilt 55 : 37

La table de montage [dans Plan9 From Outer Space] permet de visionner les bouts de films. Les touches type magnétoscope fonctionnent : avant, arrière, pause, accéléré.

Baron, Cyrille. Juin 1992. « Plan 9 From Outer Space ». Joystick 28 : 180

Plus tard dans la décennie, c’est du côté des articles portant sur les jeux de simulation de vol et de course que s’est démarqué l’emploi de la notion de montage. Ici, c’est la mise en spectacle des prouesses de jouabilité découlant du pilotage d’un véhicule motorisé qui est concernée. L’accès à une interface rappelant les logiciels de montage vidéo donne au joueur la possibilité de faire le montage de ses propres séquences de jeu. Cette fonctionnalité devient hautement appréciée par la presse spécialisée en plus d’être couramment décrite à l’aide du verbe « monter » ainsi que d’un vocabulaire cinématographique :

À vous d’imaginer les séquences [de Stunt Island], de choisir la position des caméras, la durée de chaque plan et même la bande son du film ! De nombreux lieux sont accessibles par menu. Vous visionnerez les derniers chefs-d’oeuvre, au studio de montage.

Feroyd, Morgan. Février 1993. « Stunt Island ». Tilt 111 : 81

À la fin de chaque mission [de 1942 : The Pacific Air War], une option de sauvegardes vous permet de revoir ultérieurement vos prouesses aériennes. Et de les monter comme dans un film en jouant avec les vues. Bien sûr, ce n’est pas Stunt Island, mais on se fait plaisir en essayant d’obtenir un montage qui met en valeur nos indéniables qualités de pilote.

Falcoz, Thierry. Juin 1994. « 1942, The Pacific Air War : Bonzaiii ! ». Gen4 67 : 49

Les vues [dans le jeu NASCAR Racing] sont encore plus nombreuses qu’auparavant, et c’est un vrai régal que d’apercevoir son véhicule sous de nombreux angles. Il est même possible d’obtenir une vue arrière de sa voiture pendant la course, et pas seulement au moment du ralenti. Ce dernier offre un système simpliste mais efficace permettant de monter ses propres séquences vidéo […]. Les nombreuses caméras placées aux endroits stratégiques proposent zooms, travellings et toutes sortes d’effets à tomber par terre.

Damaudet, Jérôme. Janvier 1995. « Un sacré Nascar ! ». Joystick 56 : 104

L’emploi du champ lexical propre au septième art dans les trois revues françaises durant les années 1990 apparaît comme une rhétorique destinée à légitimer des formes ludiques qui s’apparentent spécifiquement à la pratique du montage filmique. Cependant, le recours à cette terminologie se limite à des occurrences hyperlocalisées traitant de jeux vidéo qui remédiatisent directement le rapport au montage et au cinéma. Les formulations textuelles exemplifiées ci-dessus demeurent de l’ordre de l’exception et ne peuvent aucunement être considérées comme représentatives d’un geste discursif répandu.

Communiquer une lecture de l’image : l’effet « cinéma »

Les stratégies d’interprétation articulées à partir du vocabulaire cinématographique dans les revues étudiées permettent de mieux communiquer des expériences visuelles. Comme pour le recours à la notion de montage, les critiques de jeu se réfèrent aussi à l’idée de la caméra et à ses opérations de découpage : zoom, angle de vue, cadrage, échelle de plan, etc. En puisant dans ce jargon, ils attribuent par ricochet à la mise en image d’un jeu vidéo une sorte d’effet « cinéma » aisément assimilable par le public. Un certain flou découle généralement de ces emprunts dans la mesure où les critiques cherchent à partager synthétiquement ce qu’ils ont vécu plutôt qu’à théoriser les formes comme le font les chercheurs universitaires. Ils se contentent de qualifier ou de juger une technique sans nécessairement insister sur la manière dont l’effet filmique rapporté arrive à être créé : on remarquera « un zoom-in vertigineux »,[12] « des angles angoissants à souhait »,[13] ou « un magnifique gros plan »[14]. L’objectif de ce type d’énoncés consiste à commenter des techniques de composition ou de manipulation graphique qui imitent les conventions du langage cinématographique, et rarement a-t-on besoin de renvoyer au montage pour décrire de telles impressions de cinéma.

La présence de montage que nous pouvons inférer à partir de cette rhétorique demeure indirecte ou implicite puisqu’elle se déduit à partir des références à l’articulation générale de la caméra. Notamment, l’allure cinématographique d’un jeu vidéo sera remarquée à travers les angles de vue prédéterminés par une entité autre que le joueur, comme dans certains jeux d’aventure :

Élément important dans Alone in the Dark : les caméras. Chaque lieu contient plusieurs caméras virtuelles qui « filment » l’action avec des angles de vues souvent étonnants. C’est l’ordinateur (on pourrait dire le « réalisateur ») qui sélectionne la caméra la plus appropriée selon l’endroit où vous vous trouvez. Et lorsqu’un événement inattendu survient, la caméra cesse soudainement de vous suivre pour se fixer sur l’action en cours. Tout ceci contribue évidemment à créer l’atmosphère oppressante d’Alone in the Dark. Une belle introduction cinématographique se charge de vous plonger immédiatement dans l’ambiance.

Tilt. Novembre 1992. « Alone in the Dark ». Tilt 107 : 127

L’utilisation du précalculé [dans The11th Hour] est l’occasion d’admirer des plans et des mouvements de « caméra » incontestablement cinématographiques, donnant ainsi l’impression au joueur de participer à un film.

Gen4. Octobre 1994. « Des tripes et du sang ». Gen4 70 : 36

[Alone in the Dark] fut l’un des premiers à proposer au joueur une expérience « cinématique », grâce à des angles de vues empruntés directement à la technique cinématographique.

Marié, Frédéric. Avril 1995. « BioForge : Poigne de fer et séduction ». Gen4 76 : 74

Dès que le point de vue sur l’action ou sur la reprise de l’action peut être choisi librement grâce au rendu 3D en temps réel, comme dans certains jeux de sport et de simulation, on ne parle plus en termes de montage, mais de caméra[15]. L’effet « cinéma » qu’entraîne alors le prépositionnement fixe du point de vue s’atténue au profit d’une manière plus directe de penser le rapport à l’enchaînement des images :

Un système de caméra [dans 4D Sports Driving] permet de voir votre voiture sous plusieurs angles. Vous pouvez même visualiser votre course au ralenti, la sauvegarder, utiliser les fonctions de zoom et changer de points de vue durant le ralenti.

Gen4. Mars 1991. « 4D Sports Driving ». Gen4 31 : 28

Vous pouvez voir tous les avions, tous les véhicules et bateaux que vous pourrez rencontrer au cours du jeu [Aces of the Pacific]. Un système de zoom et de rotation de caméra permet de les voir sous tous les angles.

Gen4. Été 1992. « Aces of the Pacific ». Gen4 46 : 81

Bien qu’une certaine forme de montage puisse être interprétée des deux dernières descriptions, il est clair que l’objet de préoccupation principal demeure l’élargissement du pouvoir de vision (ralentir, zoomer, pivoter, changer et déplacer le point de vue). Citées en note dans le texte en anglais (Perron et al. 2019), les réflexions de Branigan offrent des éléments de réponse pour comprendre ce geste discursif. En effet, ce dernier conceptualise la caméra comme un « rhetorical framework accommodating a diversity of what may be envisioned by different critics and spectators as they imagine specific perceptual and psychological effects » (2006, 166).

Si les journalistes imputent couramment à la caméra les divers procédés qui rappellent le montage cinématographique dans les jeux, c’est justement parce qu’elle constitue entre autres un dispositif rhétorique pour évaluer certaines opérations de visualisation. Cette ouverture du rôle de la caméra dans la production et l’interprétation d’un effet « cinéma » se dénote également dans l’utilisation irrégulière du terme « cinématique » autour de laquelle on pourrait néanmoins s’attendre à retrouver un vocabulaire davantage lié au montage. Tel que nous l’avons remarqué en introduction, si ledit terme est employé aujourd’hui comme nom commun désignant des séquences « non interactives », le tout à l’intérieur de conventions filmiques, il n’est initialement qu’un adjectif permettant de qualifier un nouvel ensemble de produits vidéoludiques[16]. Au tournant des années 1990, l’adjectif « cinématique » prend surtout la forme d’une expression au goût du jour (buzzword) qui caractérise spécifiquement les jeux vidéo de Delphine Software : « Les Voyageurs du Temps, premier logiciel de la série Cinématique » [17]; « Quelle compagnie n’a jamais fait de jeux cinématiques ? » [18]; et « Vous vous souvenez, de ce jeu d’aventure policier [Croisière pour un cadavre], de la gamme Cinématique, se déroulant sur un luxueux bateau »[19]. Dans la même optique, la compagnie Bits of Magic n’est pas en reste en affirmant pour distinguer ses productions : « Jusqu’à maintenant, les “aventures cinématiques” n’ont fait que proposer quelques actions, quelques images plutôt jolies […]. “Centurion : Defender of Rome”, pour tous les amateurs de jeux-cinéma qui n’ont pas que les yeux entre les oreilles »[20]. Dans les revues consultées, on retrouve aussi à quelques reprises l’appellation « Delphine Cinématique », un titre autoproclamé qui n’est pas sans faire écho à « Cinemaware », autre grosse pointure du jeu d’aventure – américaine celle-là – toutes deux tirant profit du prestige culturel du septième art.

Outre la désignation d’objets commerciaux, le mot « cinématique » sert à souligner le caractère séduisant d’une expérience vidéoludique dont l’esthétique visuelle des cadrages et des basculements de point de vue recoupe celle du cinéma :

It Came from the Desert est une aventure interactive, unfilm dont vous êtes le héros, en un mot, un Cinemaware tout craché. Rien à avoir avec le casse-tête de Maupiti Island ou l’aspect simulation de Midwinter. En revanche, comment résister à la beauté cinématique de cette aventure ?

Tilt. Décembre 1990. « Aventures 3D ». Tilt 85 : 70

Le joueur [de Alone in the Dark] pourra suivre les évolutions de son personnage grâce aux caméras placées dans chaque pièce, corridor et autre passage de cette immense maison. Certaines donnent un [sic] vue plongeante sur le décor tandis que d’autres sont plus classiques avec des vues latérales. Ce système de caméra donnera des effets visuels très cinématiques.

Boolauck, Dany. Juin 1992. « Call of Cthulhu: Doom of Derceto ». Tilt 103 : 22

Bioforge […] marque le passage initiatique obligé vers une nouvelle étape du jeu informatique, l’ère cinématique.

Marié, Frédéric. Avril 1995. « BioForge : Poigne de fer et séduction ». Gen4 76 : 81

Mis à part cette tendance à vouloir cadrer l’expérience globale d’un jeu en continuité avec celle du cinéma (et parfois de la télévision), c’est lorsque le discours s’attarde au caractère formel d’une séquence cinématique que celle-ci est discutée sous l’angle du montage ; spécialement lorsque ce dernier se démarque par ses qualités (ou ses défauts) esthétiques :

Votre choix [dans The Need for Speed] sera guidé par un menu détaillé sur toutes les caractéristiques techniques des différents bolides mais aussi par des séquences vidéos dignes des meilleurs clips publicitaires américains. Leur cadence est, à ce propos, infernale et les fondus enchaînés se succèdent au rythme d’une musique endiablée.

Cardot, Bruno. Janvier 1995. « The Need for Speed : Le champignon hallucigène [sic] ». Gen4 73 : 128

Ce qui frappe le plus, à la visualisation de cette séquence d’introduction [de Wing Commander IV : The Price of Freedom] durant près de dix minutes, c’est le caractère cinématographique de l’ensemble. […] Qu’il s’agisse des cadrages, du montage, de la direction d’acteurs ou des décors, rien ici ne laisse supposer que l’on se trouve en présence d’un « simple » jeu vidéo, du moins lors des séquences intermédiaires.

Baron, Cyrille. Février 1996. « L’autre guerre des étoiles ». Joystick 68 : 41-42

[L’histoire de Homeworld] est agrémentée de différentes séquences d’explication, tantôt cinématiques (avec un somptueux travail sur le cadrage et le montage), tantôt en illustrations noir et blanc légèrement animées.

Gaudé, Ivan. Octobre 1999. « Homeworld ». Joystick 108 : 68

Ces assertions sont représentatives d’une rhétorique fréquente désignant les cinématiques comme segments temporaires, indépendants et reliant différentes portions de jeu. Pour cette raison, elles sont souvent substituées à des « séquences intermédiaires » et « séquences vidéos », mais aussi à d’autres expressions alternatives courantes telles que « interlude », « intermède animé », « interscènes narratives » et plus particulièrement « séquence de transition » (nous notons que les mots « scène » et « séquence » sont utilisés de manière interchangeable). Autrement, la formulation « scène/séquence de coupe » renvoie potentiellement soit au concept anglais « cut-scene » (parfois même utilisé tel quel en français, comme c’est le cas dans le texte de Boyer précédemment cité), soit à la notion de « plan de coupe ». Au demeurant, ces termes interchangeables restent principalement utilisés pour dénoter le sentiment d’être coupé provisoirement du jeu ; coupure que ne manquent pas de soulever les critiques. Toutefois, ils ne réfèrent jamais en droite ligne à la plus petite unité du montage cinématographique, c’est-à-dire le plan.[21]

La coupe en transition

Qu’il s’agisse de parler de « montage », de « caméra » ou de « cinématique », l’intérêt de convoquer un tel lexique dans le discours journalistique demeure principalement motivé par la nécessité de décrire des moments d’un jeu qui se démarquent par leur caractère expérientiel (et surtout visuel) interprété comme imitant une propriété esthétique associée au septième art. Parce que ces moments relèvent moins de la dimension actionnelle propre au ludique, ils sont identifiés comme étant plus proches du cinéma ou de l’animation ainsi que de la position de spectateur. Ce rapprochement est sans doute ce qui justifie la récupération des termes reliés au cinéma. Cela est corroboré par l’usage des concepts de « coupe » et de « transition » qui sont centraux à l’articulation du montage.

Dans une perspective cinématographique, la coupe est une opération de segmentation et de sélection des plans ensuite raccordés les uns avec les autres afin de former une scène ou une séquence. Cependant, lorsqu’il est mention d’une « coupe » dans la presse vidéoludique, c’est toujours pour commenter une impression d’interruption ou de fluidité dans la continuité interactionnelle :

Une autre amélioration [de Inca II : Wiracocha] : les phases d’actions sont désormais coupés [sic] par des séquences intermédiaires.

Jeannin, Cédric. Janvier 1994. « Inca II Wiracocha : Le retour d’un cas ». Gen4 62 : 164

Lorsqu’on se livre à une action [dans le jeu Torin’s Passage], toujours en cliquant à l’aide de la souris, sur un objet particulier, on assiste à une animation : ici, l’impression de coupure que produisent souvent les « scènes cinématiques » est estompée par le fait que les transitions entre le jeu et les animations sont très fines, avec de superbes changements d’angle de vision.

Baron, Cyrille. Janvier 1996. « Il était une fois… ». Joystick 67 : 117

SWIV [Swiv3D] innovait davantage encore en proposant un jeu sans aucune interruption. C’est-à-dire aucune coupure due aux chargements en mémoire des données contenues sur disquette, ni même de transition entre les niveaux.

Falcoz, Thierry. Novembre 1996. « Swiv 3D : Le retour d’une légende ». Gen4 72 : 162

L’évaluation critique des transitions se fait exactement dans le même esprit, c’est-à-dire que le discours journalistique n’est que très rarement concerné par les procédés esthétiques utilisés pour passer entre deux scènes (fondu enchaîné, coupe directe, volet, ouverture ou fermeture en fondu, etc.). Ce qui importe en contrepartie, c’est le caractère invisible ou saccadé des mouvements de transitions et la manière dont ceux-ci maintiennent ou affectent l’unité. La terminologie s’hybride davantage ici, mélangeant télévision, film et informatique :

Avec de tels moyens de visualisation, Car and Driver devient plus proche de la retransmission télévisée que de la course de voitures en tant que jeu. D’autant plus que la transition entre chaque plan de vue se fait sans discontinuité, avec des zooms et des travellings spectaculaires.

Menier, Marc. Novembre 1992. « Car and Driver ». Tilt 108 : 80

L’ensemble [de The Lawnmower Man] possède une telle cohésion, une telle homogénéité grâce aux transitions particulièrement fluides, qu’on n’a pas le temps de s’ennuyer.

Dao, Maria. Février 1994. « Lawnmower Man. Le Cobaye ». Joystick 46 : 167

Autrement dit, [dans Night Trap], vous passez d’un film à l’autresans délai (oubliez Iron Hélix). Ainsi vous faites un véritable montage en temps réel, sans jamais subir le temps de chargement d’un plan à un autre, et ce, même avec un processeur 68030. Voici donc un produit qui mérite parfaitement le qualificatif de « film-interactif ».

Fournier-Christol, Ronan. Février 1995. « Night Trap : Mac, meurtres et vidéos ». Gen4 74 : 117

Une floppée d’icônes (sans sous-titres), des séquences vidéo de transition (non interruptibles) entre chaque écran d’interface : tout cela est confus, indigeste et ne fait que reculer la prise en main du jeu [Absolute Zero] proprement dit.

Aubin, Olivier. Mai 1996. « D’où le nom ? ». Joystick 71 : 129

De toute évidence, la « coupe », la « transition » et les effets ou opérations de « saute » ne sont pas apparentés à des figures de montage spécifiques. Elles servent à identifier un ensemble assez varié et relativement imprécis de moments où le jeu change de phase :

Le jeu [de plateforme Premiere] est composé de six niveaux différents, entrecoupés de scènes de combats contre les gardiens.

M.H. 1992. « Premiere ». Gen4 47 : 74

Les transitions entre séquences de jeu et séquences cinématiques [dans le jeu Heart of Darkness] sont parfaitement maîtrisées et enchaînées avec talent.

Sarfati, Laurent. Juillet 1998. « Heart of Darkness ». Joystick 95 : 116

[Rayman 2: The Great Escape] est d’une incroyable beauté, les transitions entre cinématiques et séquences de jeu sont invisibles.

Sarfati, Laurent. Décembre 1999. « Rayman 2 ». Joystick 110 : 110

Il apparaît d’autant plus pertinent de noter que la possibilité (ou non) de « passer » ou de « sauter » des moments de transition ou tout type de passages entre différents segments du jeu est fréquemment commentée :

[…] lorsque vous volez [dans Dune], vous pouvez sauter la séquence d’animation, très rapide et fluide.

Baron, Cyrille. Avril 1992. « Dune ». Joystick 26 : 189

On ne peut pas toujours « sauter » les scènes intermédiaires [dans Full Throttle].

Aubin, Olivier. Mai 1995. « Sans Johnny, ni Adeline ! ». Joystick 60 : 76

Pas de transition entre les décors [dans Syberia]. On se téléporte de clic en clic. […] vous bougez la souris pour voir autour de vous, et vous cliquer pour sauter de décor en décor […].

Sarfati, Laurent. Décembre 2002. « Post Mortem. Multichose bavard ». Joystick 143 : 150

Une attention plus minutieuse au concept de « raccord » mène au même type de mutation sémantique. D’abord, le mot raccord n’est jamais employé pour désigner une figure de style produite au montage (faux raccord, jump cut, saut de l’axe, etc.) ni même pour aborder l’enchaînement ou la cohérence de plan à plan. Il est utilisé pour faire état de l’uniformité stylistique ou de la continuité entre divers éléments de jeux tels que les missions, le récit, les graphiques, les niveaux de jeu ou encore les modélisations 3D et leurs textures :

Je pense que dans WC4 [Wing Commander IV : The Price of Freedom] les missions sont bien intégrées au jeu. On sent beaucoup moins de raccords dans la continuité de l’histoire.

Chris Roberts cité dans Gen4. Septembre 1995. « Interview de Chris Roberts : Un réalisateur comblé ». Gen4 80 : 77

De même, les visages en gros plan [dans Full Throttle] sont tellement expressifs qu’on soupçonne les graphistes de Lucas d’être partis d’images réelles. […] Tout a dû être retouché à la main et, au final, c’est vraiment « raccord ».

Aubin, Olivier. Mai 1995. « Sans Johnny, ni Adeline ! ». Joystick 60 : 74

Tout au plus peut-on relever [dans Star Wars : Shadows of the Empire] quelques bugs de raccord de textures.

Aubin, Olivier. Octobre 1997. « Shadows of the Empire ». Joystick 86 : 83

[…] les raccords d’arêtes [dans Panzer Commander] sont quasiment invisibles, donnant au terrain des pentes douces sur lesquelles viennent s’incruster toutes sortes de constructions et de véhicules.

Deleval, Fabien. Septembre 1998. « Panzer Commander ». Joystick 96 : 122

Bien que la communauté journalistique puise dans un glossaire appartenant au montage cinématographique pour traiter des procédés de transitions vidéoludiques, son usage est le site de métissages lexicaux qui déterritorialisent le vocabulaire de son champ d’application habituel relatif à la création ou l’analyse de film. Dans plusieurs des instances de discours étudiées, la terminologie permet soit de valoriser l’invisibilité du montage, soit de critiquer l’impossibilité de le contourner. Or, l’absence de preuves discursives dans la critique de jeu à propos de l’existence conceptuelle d’une forme codifiée de montage ouvre un éventail de questions quant à la manière de transposer les théories du film en études du jeu vidéo.

Penser autrement l’articulation et la configuration vidéoludiques

À la lumière de notre lecture de Tilt, Génération 4 et Joystick, on comprend qu’il faille être en accord avec l’intuition de Boyer, à savoir la nécessité de laisser de côté la notion de montage face au jeu vidéo. Nous venons de l’exposer, l’usage cinématographique des termes n’est réellement pas prépondérant chez les journalistes et critiques de jeu en plus de mobiliser des notions issues de la vidéo, de la télévision et de l’informatique. Sans vision culturellement partagée du « montage vidéoludique », poursuivre une telle entreprise théorique dans les sciences du jeu vidéo s’avère une forme de cinématocentrisme. Cette conclusion résonne avec celle de Perron et al. (2009) : insister sur l’importance pour une communauté de discours d’entretenir une conscience réflexive de ses propres stratégies interprétatives, conditions d’énonciation et pratiques rhétoriques. En l’occurrence, c’est bien parce que des théoriciens proviennent du cinéma – comme nous d’ailleurs – qu’ils envisagent le jeu vidéo en termes de montage. C’est le cas de Nitsche, qui transpose lesdits concepts pour théoriser le « montage interactif » (2005).

Les résultats de notre analyse et de celle de Perron et al. (2019) pointent vers la nécessité de penser la composition formelle et expérientielle du jeu vidéo autrement. Nous estimons qu’une manière constructive de conceptualiser et de singulariser les formes de « montage » dans le jeu vidéo consiste à comparer des pensées et des discours issus de différentes communautés. Ayant emprunté cette direction, l’une des principales leçons à tirer de ce que nous venons de constater du côté de la presse spécialisée est bien que les articulations vidéoludiques se pensent en matière d’action : c’est le joueur qui participe à l’enchaînement des images, des écrans, des lieux ou des séquences. À tout prendre, ce sont des missions et des phases de jeu ayant des modes de jouabilité différents qui s’alternent. Or, l’expérience en temps réel misant sur un mouvement continu tient à distance, tel que nous l’avons noté à plus d’une occasion, l’articulation de la notion de plan comprise comme la plus petite unité identifiable à la base de l’agencement du discours audiovisuel. La segmentation est alors plus difficile à percevoir et surtout à concevoir. Ce sont bel et bien des cartes, des niveaux, des tableaux et des mondes qui se succèdent au rythme des accomplissements du joueur. Certes, nous pourrions dès lors parler de « montage actionnel » pour désigner l’assemblage formel d’un jeu vidéo. Mais ce serait de toute évidence un raisonnement tautologique en contradiction avec une volonté de se distancier du cinématocentrisme. À la suite des conclusions formulées dans l’étude réalisée en anglais, peut-être que des expressions telles que « design actionnel », « articulation actionnelle », « mise en scène actionnelle » et « configuration actionnelle »[22] seraient plus appropriées afin de transmettre la spécificité de ce geste d’assemblage. Après tout, de nombreux concepteurs de jeux s’inspirent de pratiques artistiques et médiatiques autres que le cinéma dans leur propre activité créative. Plus important encore que le raffinement terminologique, c’est toute une remise en question de nos préjugés d’interprétation culturelle qu’il nous faut effectuer. L’étude des diverses communautés de discours actives dans le monde du jeu se présente comme une occasion de s’engager dans cette voie et d’enrichir la manière dont nos domaines de recherche conceptualisent leurs objets et les expériences qui en découlent. Il y a en effet tout à gagner à élaborer une pensée critique ainsi qu’une lecture transversale des dynamiques discursives qui structurent nos pratiques épistémologiques.