Corps de l’article

[Prologue]

Le format de cet article, qui adopte volontairement un style expérimental situé à mi-chemin entre l’essai académique, le scénario et l’écriture créative (creative writing), s’insère dans une longue tradition interdisciplinaire de travail formel expressément queer et d’écrits théoriques plus récents qui visent à mettre en lumière comment le queer joue de la forme et vice versa. Comme l’ont fait remarquer les éditeur·trice·s d’un récent numéro spécial consacré à la forme queer dans la revue de l’Association for the Study of the Arts of the Present (ASAP/Journal) :

The inseparability of « form » and « content » in the process of meaning-making is a well-established doctrine across a range of critical traditions. When the artwork in question is by a minoritarian artist or touches on political issues, however, the import of form tends to become lost for critics and audiences alike.

Amin, Musser et Pérez 2017, 234

C’est donc en premier lieu contre cette tendance à ignorer la forme du queer que je veux me positionner ici, d’une part à travers l’attention que je porte aux formes aussi bien écrites que visuelles dans la réflexion sur la pornographie qui se dessine ici, et d’autre part grâce à l’inflexion que je donne à ma propre écriture dont la visée est de relier deux textes queer (l’un écrit et court, l’autre visuel et tentaculaire). Par le biais de l’évocation schématique que permet la forme scénaristique lorsqu’elle transpose l’image en langage abstrait, je propose une représentation formelle du queer articulée en trois intérieurs-temps : la chambre d’hôtel où l’on consomme de la porno mainstream avec ambivalence ; la chambre « à soi » où l’on écrit divers scénarios de télévision et articles de recherche queer, mais aussi, où l’on monte des films pornos queer ; et, enfin, le fameux Crash Pad où se jouent et rejouent les facettes infinies d’une sexualité queer exubérante de plaisir et de militantisme, mais aussi de tendresse, de respect et de vulnérabilité. Ainsi, c’est précisément la rigidité de la forme (l’aspect « clos » de chacune de ces pièces) qui révèle toute la puissance d’expression du queer, en ce qui s’applique non seulement à la pornographie, dont il déstabilise les conventions tant formelles que politiques (les deux sont en fait rarement séparées), mais aussi à la forme en soi. Pour le dire autrement, et plus radicalement : si la rencontre entre le queer et le formalisme est particulièrement évocatrice, c’est bien parce qu’elle incarne ce précepte fondateur mais fondamentalement paradoxal de la forme en soi, à savoir que sa raison d’être – qui est aussi sa finalité – est de se manifester avec force jusqu’à se déstabiliser elle-même en mobilisant les limites de sa propre rigidité afin de les faire exploser.

Notons enfin que, dans ce qui suit, le jeu sur les formes du queer se retrouve également dans une réflexion créative autour de l’utilisation des pronoms genrés en français. En effet, rappelons que le 26 juin 2020, la personne connue jusqu’alors sous le nom de « Jill Soloway », l’une des principales figures de cet essai, a annoncé qu’iel préférait le pronom neutre anglais « them » et le prénom « Joey[1] ». Lorsqu’une personne non-binaire et/ou trans déclare publiquement une préférence de pronom ou de nom propre, il est d’usage de respecter ce choix dans les publications qui suivent cette déclaration. Néanmoins, dans ce cas précis, le sujet premier de cet article a pour origine la relation lesbienne entre Jill Soloway et Eileen Myles, et l’écriture genrée du mémoire She Wants It: Desire, Power, and Toppling the Patriarchy (2018) dans lequel Soloway s’interroge, de nombreuses façons, sur ce que cela représente de traverser le monde en étant « femme ». La relation amoureuse entre Soloway et Myles ainsi que la rédaction du Thanksgiving Paris Manifesto, le principal texte à l’étude dans cet article, datent d’avant le moment où chacune de ces deux personnalités s’est déclarée comme étant non-binaire, préférant le pronom neutre « they/them/their ». Ainsi, s’il est clair que les textes écrits et visuels à l’étude ici font état du cheminement qui a mené Soloway, en particulier, à adopter une présentation de genre dite « neutre », et enfin un nouveau prénom, il nous a tout de même semblé essentiel de signifier formellement qu’en 2015, le propos de Soloway s’articulait avant tout autour d’une dichotomie « hommes » et « femmes ».

Pour tenter de rendre compte de ce glissement (pris comme une question de genre et d’idéologie, certes, mais aussi comme une question de forme), je ferai une différence, dans cet article, entre les sujets historiques de Jill Soloway et d’Eileen Myles (à savoir les personnes qu’elles étaient à un moment particulier dans le temps – dans cette chambre d’hôtel parisienne en novembre 2015 – et, surtout, les traces écrites qu’elles ont laissées d’elles-mêmes et de leur relation) et les personnes qu’elles sont aujourd’hui : Joey Soloway et Eileen Myles se définissant comme étant non-binaires et préférant l’utilisation de pronoms neutres à leur égard. Selon le principe d’expérimentation de la forme queer qui sous-tend cet article, j’ai donc choisi de refléter leurs transitions respectives vers de nouvelles formes d’identification de genre en utilisant les pronoms féminins (elle/elles) lorsque je fais référence au moment « historique » de la rédaction du Thanksgiving Paris Manifesto, et les pronoms neutres français (iel/iels/ciels) lorsqu’il s’agit de Joey Soloway et d’Eileen Myles tels qu’iels existent après leurs déclarations respectives et/ou dans le moment présent où j’écris cet essai.

Sur un autre plan, mais dans un ordre d’idée quelque peu similaire, notons enfin que j’ai également choisi de garder les dénominations east coast et west coast en anglais francisé (omission des majuscules pour les directions cardinales en anglais) : s’il s’agit d’abord de rappeler l’origine états-unienne des protagonistes de cet essai, le but est surtout de faire passer la qualité quasi mythologique de leurs personnes respectives pour la communauté LGBTQ+ anglo-saxonne. Le procédé, quant à lui, est franco-français : la fascination que j’éprouve envers Soloway, Myles et les États-Unis doit convoquer de façon intertextuelle Anne Garréta, protoécrivain·e queer parisien·ne, dont les déambulations entre la boîte de nuit et la bibliothèque, le disco et les Lumières, l’Amérique et la France m’ont profondément marquée dans ma jeunesse. On pensera, en particulier, au roman Sphinx (1986) où le brouillage des pistes du genre trouve un écho dans le « parasitage » du français par l’américain. Ainsi, un autre américanisme volontaire que j’insère dans ce texte est celui du terme de performer pour désigner, sans devoir indiquer leur genre, les personnes qui « jouent » dans des films ou capsules pornographiques.

[INT – Nuit – une chambre d’hôtel quelque part dans le Marais ; par la fenêtre, on entend tomber la pluie]

En novembre 2015, l’icône lesbienne de la poésie east coast, Eileen Myles, et la réalisatrice et productrice west coast de la série à succès international Transparent (Amazon, 2014-2019), Jill Soloway, s’enferment dans une chambre d’hôtel parisienne. De leur brève liaison passionnelle, il restera une trace : le Thanksgiving Paris Manifesto[2]. Rédigé à quatre mains dans cette même chambre d’hôtel, ses demandes radicales renvoient autant aux grands manifestes des avant-gardes modernistes qu’à ceux des mouvances féministes et queer, notamment le SCUM Manifesto écrit par Valérie Solanas en 1967, ou encore le Manifeste contra-sexuel de Paul Preciado (2000). Voici les premières lignes rédigées du Thanksgiving Paris Manifesto, alors que Myles dicte et que Soloway tape sur son clavier d’ordinateur, ou vice versa :

We shouldn’t be starting with porn but we must. We support the idea of a porn industry and the idea of people making a living photographing and sharing images of sex, but we don’t support an industry that exclusively distributes portrayals of almost exclusively male pleasure and climax. Similarly, we support the idea of government and the right of people to both expect and to deliver society, safety, and services to other people, but we don’t support any government that exclusively supplies systems created almost exclusively of male ideology and triumph. Thus, to begin the revolution, we are demanding a climate of reparation: Porn made by men is hereby outlawed for one hundred years (one full century). In all other arts and representations, i.e. film, television, books, poetry, songwriting and architecture, fifty years (one half-century) will be adequate for the ban.

Soloway 2018, 148

Dans son mémoire autobiographique She Wants It: Desire, Power, and Toppling the Patriarchy (2018), Soloway décrit comment le Thanksgiving Paris Manifesto est né d’un moment d’intimité qu’elle a partagé avec la poète lorsque celles-ci s’étaient retrouvées dans leur lit d’hôtel à regarder des clips pornographiques sur Internet. Compte tenu de la situation – une rencontre amoureuse entre deux personnalités féministes et queer qui vont sous peu annoncer publiquement que chacune d’elles s’identifie comme étant non-binaire et préfère l’utilisation du pronom neutre « they » à son égard –, il est frappant que Soloway s’empresse de préciser : « Neither of us was much into feminist or queer porn. We decided to check out the stankiest, rankest, cis-hetero versions—only for research of course » (Soloway 2018, 145). Après une discussion détaillée portant sur les clips visionnés (appartenant pour la plus grande part au genre « Trick Your Girlfriend », où un homme bande les yeux de sa partenaire qui semble ainsi ne pas se rendre compte de la substitution qui s’ensuit, et que c’est maintenant un ami de son amant qui la besogne), Soloway annonce joyeusement : « That night we had great sex. Even bad porn works that way » (Soloway 2018, 146). Toutefois, par la suite, elle s’attarde surtout sur l’aspect insoutenable de l’expérience qu’elle a partagée avec Myles :

The Bataclan attacks had happened a few days before and the world seemed like it was about to end. We had to do something. We were still mad about the porn. How could you be a woman and watch those videos and still want to be a woman? How could you see all of the prompts on the site asking you to choose between Brit milf spunked in mouth after doggystyled and Creampie coed wants your cum in her pussy and still be thrilled to walk around in the world female? And why did it work to turn us on?

Soloway 2018, 147

À la lumière de cette anecdote à première vue anodine – un couple visionne des clips pornographiques en amont de ses propres ébats amoureux –, ce que Soloway pointe, de façon simple, mais efficace, ce sont toute la complexité et tous les paradoxes que le projet intellectuel de la théorie queer s’emploie à mettre en relief. En effet, dès son émergence au début des années 1990, celle-ci marche sur les traces des théories féministes et de genre, dont le slogan « the personal is political » a été le cri de ralliement pour toute une génération de féministes radicales et de membres de la communauté LGBT[3] qui visaient à établir, à dénoncer et à décoder les systèmes complexes de pouvoir et de transfert qui sous-tendent et relient politique et économie globales et vie privée, sexualité et politique, classe et race, genre et désir[4]. Par contre, le mystère paradoxal situé au centre de ce que décrit Soloway, lui, reste entier : malgré toute la complexité de leur vécu respectif, de leurs désirs, de leur identification et conception du genre et de la sexualité, Soloway fait mention, en passant, comme s’il s’agissait là d’une quasi-évidence, du fait que ni elle ni son amante ne sont férues de pornographie queer ou féministe. Par la suite, elle nous communiquera l’incompréhension, voire la honte ou, du moins, la mauvaise conscience qu’elle et Myles éprouvent à ce sujet : « Why did it work to turn us on[5]? » La révolution féministe, une forme possible de l’« idéalité queer » dont parle José Esteban Muñoz (2009) et dont Myles et Soloway espèrent accélérer l’arrivée grâce aux demandes à première vue radicales de leur manifeste, passera donc par une rééducation des sens : ensemble, semblent s’exclamer Myles et Soloway, nous apprendrons à aimer la pornographie féministe et queer – it will turn us on!

[INT – Jour – un lit défait. Dans le hors champ, deux femmes à l’accent américain contemporain échangent les répliques suivantes : « Why did mainstream porn work to turn us on? » « Feminist and queer porn will turn us on! »]

Marqué d’un point d’interrogation d’une part, et d’un point d’exclamation de l’autre, ce bref échange aux allures d’aphorisme dichotomique (produit à la fois imaginaire et implicite du Thanksgiving Paris Manifesto) met en scène l’opposition entre porno mainstream et porno queer, mais aussi entre éthique et désir. Néanmoins, avant de nous pencher de plus près sur cette opposition, précisons tout de suite que la notion même d’une dichotomie porno mainstream/porno queer est en fait une simplification que nous héritons du manifeste de Myles et Soloway. Dit autrement : si cet article compte se pencher sur la notion d’une telle dichotomie, c’est bien parce que les autrices du manifeste en jouent, et non pour en soutenir la véracité ou l’utilité.

En effet, depuis longtemps, pour beaucoup de théoricien·ne·s de la pornographie, il s’agit, au contraire, de nuancer cette dichotomie : à travers l’étude d’un énorme corpus de textes pornographiques (cette vaste archive pornographique dont Tim Dean, Steven Ruszczycky et David Squires [2014] ont saisi toute l’incommensurabilité), mais aussi grâce à la diversité des approches qu’iels lui consacrent. Le résultat : un champ d’études qui se distingue par son dynamisme et son originalité, dont les principales figures clament haut et fort que le mainstream est un site extrêmement hétéroclite où se lisent souvent les signes et effets paradoxaux nés, d’une part, de la popularité de certaines pratiques ou conventions, et d’autre part, de pratiques subversives, radicales ou autrement « différentes ». On pourrait même dire que cette déstabilisation concertée et productive des limites du mainstream et de l’alternatif se trouve au centre de la revue anglaise Porn Studies[6]. Ainsi, dans une entrevue sur sa pratique pornographique, Tristan Taormino commence par énumérer tous les aspects par lesquels les sphères de la pornographie féministe et queer, d’une part, et le monde de la porno mainstream, de l’autre, sont amenés à se recouper : partage des mêmes performers, compagnies mainstream qui s’inspirent des thèmes et pratiques de la pornographie dite « alternative », etc. Néanmoins, dès la phrase suivante, elle dit d’elle-même :

I situate my own work in both worlds: I make feminist pornography that is funded and distributed by mainstream companies and features primarily mainstream performers. […] I always cast people of colour in my films, and steer clear of racializing and fetishizing them, as is typical in mainstream depictions. I prioritize representations of diverse modes of giving and receiving pleasure, non-heteronormative sexual practices, and authentic orgasms.

Taormino 2014, 204 ; c’est moi qui souligne

C’est donc précisément sur cet attachement à la notion des « deux mondes » de la pornographie (le mainstream et le reste, où sont regroupées les pornographies féministe, queer, racisée, la crip porn, mais aussi tout ce qui est du ressort des pratiques dites « extrêmes », telles le BDSM et les fétiches en tout genre) que cet article souhaite insister ; l’idée qu’alors même qu’on reconnait que la dichotomie entre pornographie mainstream et pornographie dite « alternative » est une vaste simplification, il est néanmoins difficile de ne pas s’y référer. C’est en effet ce que font de nombreuses théoricien·ne·s aux postures par ailleurs hautement nuancées et « sexpositives » sur la pornographie et la multitude de formes qu’elle adopte ainsi que sur les réactions affectives qu’elle mobilise ; c’est, en particulier, ce que fait Taormino dans cette entrevue, c’est ce que fait Susanna Paasonen dans son livre Carnal Resonance lorsqu’elle défend son travail sur le mainstream, et ce, alors même qu’elle vient d’en évoquer tous les paradoxes qui le rendent impossible à délimiter (voir par exemple Paasonen 2011, 7), et c’est ce que font Myles et Soloway dans leur Thanksgiving Paris Manifesto lorsqu’elles parlent d’une pornographie à son « stankiest, rankest » et de « cis-hetero versions ». C’est aussi, et surtout, ce qu’elles font quand elles veulent interdire aux hommes la production de films pornographiques pendant cent ans.

Notre premier constat est donc que l’insistance avec laquelle Myles et Soloway opposent une image idéalisée de la porno féministe et queer à la pornographie mainstream qu’elles viennent de consommer, opposent un « nous » à un « eux » en formulant une liste de revendications tranchantes, relève en fait du subterfuge. Non seulement est-il quasiment impossible que Soloway et Myles n’aient jamais rencontré la porno féministe et queer, mais en tant que professionnelle de l’image en mouvement, et ce, en Californie, Soloway doit en savoir long sur les conditions de production des différentes formes de pornographie. Peut-être est-ce dû surtout au fait de formuler, coûte que coûte, des revendications qui leur semblent importantes au moment de la rédaction du manifeste – plus que leur légitimité ? Après tout, le manifeste n’a jamais été le genre de l’exactitude ou de la nuance. Ce questionnement aiderait certainement à expliquer pourquoi le Thanksgiving Paris Manifesto n’émet aucun signe de reconnaissance envers les documents qui l’ont précédé ni envers les grandes réussites de la pornographie queer, telle celle de Shine Louise Houston. C’est donc ici que s’inscrit le véritable enjeu de cet article : dans ce qui suit, il s’agira de mettre en lumière les différentes façons dont le Thanksgiving Paris Manifesto travaille, en quelque sorte, contre la pornographie queer.

*

Myles et Soloway, nous l’avons déjà évoqué, se justifient par la revendication d’un « climate of reparation », terme qui s’inscrit dans la logique de la justice réparatrice, avant de proposer qu’une taxe morale et matérielle (l’interdit de production) soit imposée aux membres de la classe dominante du patriarcat (les « hommes »). Or, les conditions de la rédaction du Thanksgiving Paris Manifesto, telles que Soloway les décrit dans son livre, suggèrent qu’il existe une autre motivation derrière cet interdit qui serait liée, elle, au manque de désir que les autrices ont ressenti cette nuit-là à l’encontre des produits pornographiques alternatifs déjà existants (« neither of us was much into feminist or queer porn »). Pourtant il existe bien, depuis plusieurs décennies, de nombreuses tentatives visant à réaliser précisément l’utopie pornographique qu’imaginaient Myles et Soloway dans leur chambre d’hôtel parisienne.

Alors qu’en termes de chiffres, la porno dite mainstream continue de dominer la consommation pornographique mondiale, depuis les années 1980 en particulier, on assiste en effet à une véritable explosion de textes pornographiques, visuels comme écrits, réalisés par et pour les femmes et/ou par et pour les personnes queer et non-binaires[7]. À la fine pointe de cette production se trouve l’univers Crash Pad créé par Shine Louise Houston, en 2005, qui prend pour enjeu central la représentation d’une sexualité queer et politiquement engagée (on y verra, notamment, des rapports sexuels protégés, des rapports BDSM impliquant une solide culture du consentement bien visible à l’écran, des personnes aux présentations de genre et aux orientations sexuelles diverses, des personnes de couleur, des personnes en situation de handicap et neurodivergentes, etc.). Le Crash Pad est donc un univers queer pornographique des plus cohérents, des plus persuasifs, des plus jouissifs, des plus éthiques, bref, des plus radicaux qui soient, mais des plus développés aussi, puisqu’il existe dans un double espace qui englobe, d’un côté, la ville de San Francisco (là où Houston et son équipe tournent tous les épisodes dans lesquels se mettent en scène pornstars et personnes non professionnelles issues de la communauté queer de San Francisco et même au-delà) et, de l’autre, plusieurs plateformes Internet dont, surtout, le site CrashPadSeries.com qui compte, au moment où j’écris cet article, 21 films et 333 capsules vidéo à son actif (le nombre de capsules augmente toutes les semaines).

Si, comme je le suggère ici, l’utopie d’une pornographie féministe et queer engagée, éthique, et qui célèbre véritablement la créativité des plaisirs sexuels dans toute leur diversité, s’était en fait déjà pleinement réalisée, comment expliquer le fait que, lors de cette fameuse soirée parisienne, Myles et Soloway ne se soient pas tournées, par exemple, vers l’impressionnant choix de films et de clips proposés sur CrashPadSeries.com ? Plutôt que d’ajouter simplement au volume de publications dont l’enjeu central est de faire le catalogue de la production pornographique queer et féministe existante (Sabo 2012, Andrin 2014a et 2 014b, Ryberg 2014, Cruz 2016, Stallings 2018) – des textes où l’univers Crash Pad est d’ailleurs cité avec une grande régularité (Sabo 2012, Cruz 2016, Stallings 2018) –, je propose surtout de mettre ici en lumière, sur la base d’une discussion plus approfondie autour des passages de She Wants It présentés ci-dessus, le problème fondamental de la pornographie queer que Soloway pointe ; si le moment vécu par Soloway et Myles met bien en scène ce problème, le Thanksgiving Paris Manifesto, quant à lui, semble ignorer la longue tradition de manifestes aux demandes similairement radicales, ainsi que les nombreux efforts qui ont déjà eu lieu pour contrer le manque d’éthique mis en évidence dans les conditions de production et de consommation de la pornographie mainstream. C’est ainsi qu’en conclusion de cet article, je présenterai brièvement certaines stratégies formelles et esthétiques mises à l’oeuvre au sein des produits de la franchise Crash Pad afin d’illustrer comment celle-ci présente un exemple convaincant de ce que, paraphrasant à contresens la fameuse expression de Jack Halberstam (2011), je serais tentée d’appeler un « art du succès queer ».

En effet, mon hypothèse est que la franchise Crash Pad contre avec succès l’impossibilité même de l’existence d’une « ob/on/scénité » queer. Le néologisme de « on/scenity », traduit par « on/scénité » dans les publications françaises qui la citent, est utilisé par Linda Williams dès la publication de son livre Hard Core pour désigner le moment historique ainsi que les processus par lesquels la pornographie passe de l’état de quelque chose qui est considéré comme étant simplement obscène et qui est consommé en privé, à celui d’une obscénité qui est aussi bien rendue publique que consommée en public (1999, 282). En restituant la particule « ob » à ce terme, je crée un mot-valise qui incorpore les deux régimes visuels dominants de la pornographie (le obscene et le on/scene), mais ce que je souhaite souligner ici, c’est le fait même de leur impossibilité lorsque c’est un regard queer qui est posé sur les modes de production, de réception et de circulation de l’image pornographique. En d’autres termes : y a-t-il une pornographie queer véritablement ob/on/scène ? Ainsi, et paradoxalement, la réussite d’une pornographie éthique (synonyme, dans ce texte, d’un regard queer pornographique) réside dans les modalités selon lesquelles celle-ci fait de l’ob/on/scénité pornographique une impossibilité.

[Le problème de la pornographie queer : INT – Jour – deux mains tapent sur un clavier d’ordinateur portable ; le bruit léger du cliquetis des touches se mêle au chant des oiseaux]

Avec l’arrivée, dès le début des années 1980, de la troisième vague féministe aux États-Unis – ayant pour caractéristique un retour sur l’interdiction anti-porno totale qui avait été émise par de nombreuses leaders de la deuxième vague féministe, avec Andrea Dworkin et Catharine MacKinnon en tête de file –, on voit se multiplier les manifestes qui prônent la libération du désir féminin ainsi que sa mise en image[8]. Ainsi, on pense immédiatement aux films réalisés par Candida Royalle dans les années 1980, dont l’enjeu était d’encourager une sexualité plus épanouie chez le couple hétérosexuel en mettant l’accent sur le plaisir de la femme (films qui continuent de faire référence en matière d’éducation et de thérapie sexuelles)[9]. L’influence du féminisme dans la pornographie se fera ressentir de Barcelone à Copenhague, en passant par Paris et Londres : des écrits d’Ovidie (2002) et de Virginie Despentes (2006) à ceux d’Erika Lust (2010), des films rassemblés pour la série X Femmes, diffusée sur Canal+ en France entre 2008 et 2009, à ceux de Mia Engberg, Lene Børglum, Anna Span et Tristan Taormino, beaucoup de textes et, surtout, un nombre croissant de films, de capsules vidéo et de sites Internet cherchent à faire émerger une pornographie dite « alternative ». Dans ce contexte de révolution pornographique, alt porn rime autant avec standards de production rehaussés et représentations de fétiches rares qu’avec une pornographie faite par et pour les femmes, qu’il s’agisse de produits à orientation hétéroféministe ou de productions lesbiennes et queer[10].

En bref, ce que les manifestes pornographiques cités ci-dessus ont en commun, c’est leur appel à ce que plus d’attention soit accordée à l’esthétique ainsi qu’à la diversité des corps mis en scène, aux situations et aux positions adoptées et, surtout, aux affects montrés aussi bien que provoqués. Ainsi, sans les citer ni les remercier, le Thanksgiving Paris Manifesto reprend et synthétise les revendications communes à la majorité des manifestes féministes et queer qui l’ont précédé (que ceux-ci soient axés exclusivement sur la pornographie, ou plus généraux dans leurs sphères d’applications proposées). Ce flux d’échanges, pour ne pas dire d’appropriations, illustre surtout comment le projet d’une pornographie dite « radicale » – projet issu d’une rencontre entre l’industrie de la pornographie et les préceptes des mouvances féministes et queer – pénètre maintenant dans le domaine du mainstream, puisque le mémoire autobiographique de Soloway pouvait prétendre à une assez large diffusion à sa sortie[11]. Ainsi, le Thanksgiving Paris Manifesto reproduit le mouvement assez courant, mais non moins problématique, qui fait voyager certains concepts depuis leur point d’origine situé à la marge radicale des milieux activistes (qu’il s’agisse de questions de droits civiques LGBTQ+ ou de ceux des personnes racisées, le phénomène est le même) vers un mainstream largement blanc, riche et, dans ce cas de figure, au moins partiellement hétérosexuel[12]. Néanmoins, on concèdera que la contribution centrale du Thanksgiving Paris Manifesto aura donc été de faire accéder un public qui dépasse la seule communauté LGBTQ+ à une réflexion portant sur les enjeux de la pornographie au sens large ainsi que sur le développement de pornographies alternatives.

Ce n’est donc pas le fait même d’imaginer une pornographie féministe ou queer qui est novateur en soi, loin de là. Ce n’est pas non plus l’interdiction, aussi radicale soit-elle, que les autrices proposent d’imposer (symboliquement ou littéralement) à tout « homme » qui voudrait s’impliquer dans un projet de production artistique ou pornographique qui constitue une idée inédite (on repense à Solanas qui voulait « détruire le sexe masculin » ; un sentiment, on le sait, qui était loin d’être étranger à celles qui faisaient partie des mouvances les plus radicales de la deuxième vague féministe[13]). La part profondément radicale du Thanksgiving Paris Manifesto, ce supplément qui ne sera jamais totalement problématisé ou élucidé par Soloway, est une question qu’on n’ose pas se poser : si Myles et Soloway ont préféré passer leur soirée à regarder des vidéos pornos qui les répugnaient autant esthétiquement que moralement, plutôt que de se tourner vers une production pornographique dont elles savaient d’avance qu’elle correspondrait de près à leurs valeurs esthétiques et éthiques, comment s’assurer alors que la pornographie féministe et queer est réellement consommée ? Quel est, en d’autres termes, le problème de la pornographie queer ?

Écarter les « hommes » de toute production pornographique, on l’aura compris, c’est d’abord suggérer que c’est l’accessibilité même de la pornographie mainstream qui mène à sa consommation, même par ciels qui ne l’aiment pas ou à qui elle répugne. Mais qu’en est-il du fait que la pornographie queer et féministe existe déjà, et qu’elle soit de plus en plus accessible ? Rappelons-le encore : dans la scène que décrit Soloway, iel dit d’iel-même et de Myles : « Neither of us was much into feminist or queer porn. » Un choix conscient et volontaire semble donc avoir été fait, à ce moment particulier du moins, par les deux autrices contre la porno queer. Imaginons un instant, en guise de provocation, que derrière ce choix se cacherait un manque d’intérêt pour la alt porn précisément parce que celle-ci n’est pas assez répugnante ; s’ensuit une recherche dans les bases de données de la pornographie dite mainstream (mais qui est en fait de plus en plus extrême, relevant souvent d’un BDSM aux règles de consentement plus que douteuses) parce qu’elle, fort probablement, le sera.

Au début du dernier chapitre de Carnal Resonance, lequel s’attache aux extrémités de la pornographie hardcore, Paasonen décrit le rapport complexe qui relie le plaisir sexuel et le dégoût, une alliance dont Freud avait déjà pris note et qui continuera de former l’un des centres d’intérêt des théoricien·ne·s qui travaillent dans les domaines de l’affect et de la pornographie, allant de Linda Williams à Constance Penley et Lauren Berlant, en passant par Feona Attwood et Susanna Paasonen. Je cite ici cette dernière :

The dynamics of disgust give rise to relations between the performers, the viewers, and the pornographic object that is pulled closer and pushed away—that is kept at a distance and yet stubbornly comes close and gets under one’s skin.

Paasonen 2011, 209

Vu sous cet angle, le choix de Myles et Soloway s’inscrirait donc dans un noeud éthico-affectif complexe qui, à travers une exploration des liens qui unissent désir/excitation et (dé)goût, donne lieu à une expérience où se mêlent la conscience de classe et la psychologie en reproduisant un scénario « d’encanaillement » assez courant : les deux intellectuelles blanches s’adonnent, non sans distance ironique, mais avec une bonne part de jouissance réelle, aux plaisirs d’une classe présumée ouvrière, ou du moins inférieure à la leur, en consommant des produits pornographiques destinés à un public présumé d’hommes cishétérosexuels peu éduqués (et qui ne sont fort probablement pas du tout au fait, voire largement opposés aux valeurs féministes et queer que Myles et Soloway partagent).

Au-delà du couple conceptuel dégoût-honte qui sous-tend la scène décrite par Soloway, c’est en fait une mise en cause de la pornographie queer dans son entièreté qui se profile dans ce passage. Comme le montrait si bien Penley dans son texte phare « Crackers and Whackers », l’un des écrits fondateurs des études sur la pornographie, le dégoût et le mauvais goût jouent un rôle absolument central dans les mécanismes de production et de réception des produits pornographiques au sens large : non seulement au sein des attitudes et des pratiques que ressasse la porno mainstream, mais aussi dans ses scénarios, tel celui que décrit Soloway, ainsi que dans son langage esthétique et formel – pensons aux problèmes de cadrage, d’éclairage, etc. que mettent en avant les productrices de porno féministes et queer lorsqu’elles disent vouloir développer une pornographie alternative où le plaisir est « vrai » et où les images sont belles et éthiques.

Si le dégoût et la honte sont si fondamentaux à la constitution, non seulement de l’objet, mais aussi du regard et du plaisir pornographique, est-ce que l’alliance entre pornographie – la manifestation de l’ob/on/scénité, c’est-à-dire d’un excès de visible qui d’un même mouvement met à nu et tue le désir – et regard queer ne serait pas une antithèse en soi ? Est-ce que ce n’est pas à cette antithèse potentielle, ou en tout cas à sa possibilité, que réagissaient Soloway et Myles lorsqu’elles ont préféré se tourner vers la facilité que présentait, somme toute, la perspective d’une séance de visionnage de porno dite mainstream ? Finalement, la réelle contribution du Thanksgiving Paris Manifesto ne serait-elle pas, tout simplement, de nommer, sinon de montrer, avec honnêteté et candeur, le problème fondamental que pose l’idée d’un regard pornographique queer en tant qu’il s’agit d’un regard respectueux, esthétique et profondément éthique sur la sexualité ; un regard, en d’autres termes, qui refuse, par définition, l’exploitation (des personnes, mais aussi des affects) et le dégoût que celle-ci suscite ? Pour le dire encore un peu différemment : né littéralement de la déconstruction et du poststructuralisme, le regard pornographique queer se défait nécessairement en cela même qu’il déconstruit les structures de pouvoir et les mécanismes d’exploitation qui sous-tendent tout regard pornographique, et ce, alors même qu’il cherche à s’établir comme « alternative » à la pornographie mainstream ; ainsi, la pornographie queer risque perpétuellement d’aliéner ce même plaisir autour duquel elle s’engage à organiser toute son économie visuelle. Si « pornographie » est synonyme d’exploitation et de rejet – on se souvient de la définition simple, mais efficace, de la chose pornographique que donne B. Ruby Rich : « ce que j’aime moi est érotique, mais ce qu’aime l’autre est pornographique » –, alors la question qui se pose, finalement, est la suivante : peut-on encore parler de « pornographie » quand il s’agit de pornographie queer[14] ?

[Conclusion – succès queer dans l’univers Crash Pad : INT – Jour – une clé d’appartement passe de main en main, silence de l’anticipation]

Peu avant la parution de cet article sortait dans la revue Porn Studies un article de Susanna Paasonen dont l’argumentaire rejoint de près le mien ici, en même temps qu’il fait le point sur l’état de la recherche sur le plaisir dit « féminin » par rapport à la pornographie et, en particulier, sur les limites des recherches quantitatives menées sur le sujet. Intitulé « “We Watch Porn for the Fucking, Not for Romantic Tiptoeing”: Extremity, Fantasy And Women’s Porn Use », l’article prend pour point de départ un questionnaire anonyme proposé par une émission de télévision populaire finlandaise (Jenny+, 2017, Yle). Selon les données mises à la disposition de l’autrice, 2 438 sujets présumés féminins (l’identité de genre des sujets ne peut aucunement être vérifiée) se sont prêtés au jeu en répondant à des questions ouvertes sur leurs préférences personnelles en matière de pornographie en ligne. Parmi les réponses répertoriées, l’on retrouve de nombreux témoignages qui font état d’une grande déconnexion entre le plaisir éprouvé devant des contenus pornographiques souvent considérés comme « dégradants » et « brutaux », et les positions généralement féministes des sujets. Une déconnexion qui se résume à merveille par le bref commentaire anonyme suivant : « As a feminist, it’s annoying to be turned on by DP [double penetration] » (2021, 5). Comme Paasonen le rappelle, parmi les chercheur·e·s en études de la pornographie, il est connu depuis longtemps que les préférences en matière de consommation de pornographie en ligne s’éloignent souvent radicalement des positions politiques, et même des préférences de genre, avec lesquelles les sujets qui consomment ces contenus s’identifient dans leurs vies vécues[15]. Pour Paasonen (2021, 11), le fait de renouveler cette observation par rapport à des sujets présumés « femmes » qui expriment leurs goûts marqués pour des formes dites « extrêmes » ou « dégradantes » de pornographie en ligne doit 1) mener les chercheur·e·s à se méfier des limites des recherches quantitatives sur le sujet et 2) pousser la recherche encore plus résolument vers l’intersectionnalité, à savoir vers l’idée que le genre devrait être considéré comme seulement une catégorie parmi toutes celles qui définissent la positionalité complexe d’un sujet pris au confluent de diverses structures de pouvoir[16]. Mais en plus de remettre en question l’idée même qu’il y aurait une attitude intrinsèquement genrée et donc facilement répertoriable pour ce qui est des préférences en matière de contenus pornographiques, Paasonen nous met aussi en garde devant la notion même d’extrémité, dont son article montre bien la fluidité des limites (8-9), et dont le danger serait de constituer un « outil normatif » (12) dont la visée serait de séparer le mainstream de la marge. Au final, toujours selon Paasonen, si le discours public doit évoluer pour prendre en compte la pleine complexité de la pornographie et de nos engagements avec elle, cela passera forcément par une approche nuancée et diversifiée qui se détache le plus possible des binarités (de genre, mais aussi au niveau de l’opposition mainstream/extremity ou, et c’est tout de même le but de cet essai, mainstream/queer).

La biographie de Shine Louise Houston ainsi que son parcours ont été documentés de façon détaillée dans de nombreuses publications (voir notamment Lo 2006, Cruz 2016). En plus du premier long métrage The Crash Pad (2005), qui allait en 2008 donner naissance à la plateforme Internet CrashPadSeries.com où sont présentées au fur et à mesure les capsules vidéo réalisées par Shine Louise Houston, la franchise Crash Pad compte à ce jour neuf volumes Crashpad Series (des compilations qui rassemblent des scènes tirées des capsules vidéo présentées sur le site) ainsi que douze films aux formats variés (court, moyen ou long métrage).

Le principe narratif qui sous-tend l’univers Crash Pad est simple, et la même structure formelle rudimentaire sera répétée tout au long de chacun des volumes de la Crashpad Series ainsi que dans chaque clip présenté sur la plateforme CrashPadSeries.com, donnant ainsi une uniformité visuelle à un projet dont le but central est, par ailleurs, de montrer la diversité sexuelle sous toutes ses formes. Les sept clés d’un appartement de San Francisco, le « crash pad » du titre, font le tour d’un groupe d’ami·e·s et de connaissances branché·e·s et queer. Chaque personne a le droit d’utiliser l’une des clés sept fois – elle peut venir seule dans l’appartement et attendre soit une visite, soit que le téléphone sonne, mais le plus souvent, elle arrive déjà accompagnée d’un·e ou de plusieurs partenaires. Après sept utilisations, elle doit obligatoirement passer la clé à une autre connaissance en quête d’un safe space d’expérimentation sexuelle (Lo 2006, Cruz 2016, Stallings 2018). Ce que nous voyons à l’écran, ce sont donc les ébats amoureux de différent·e·s membres de cette fluide communauté sanfranciscaine où se côtoient des stars de la porno mainstream, comme Nina Hartley, Jiz Lee et Dylan Ryan, et des amateurs aux pseudos inventifs tels que subMissAnn et Goddess Ixchel. Tou·te·s ont demandé à tourner avec Houston, et rien ne leur a été imposé : dans l’univers Crashpad, les performers viennent parfois de loin pour avoir l’honneur de participer à un épisode (la liste d’attente est d’une durée de plusieurs mois et il est courant de voir des amateurs prendre l’avion depuis New York ou d’ailleurs pour venir à leur tournage), et ce sont iels qui décident de tout ce qui sera porté à l’écran, des actes représentés au degré de protection utilisé[17].

Ce qui frappe d’abord, c’est la multiplicité des actes mis en scène, ainsi que la très grande diversité des corps qui sont saisis par les caméras « cachées » de Houston, avant même que le montage ne soit effectué sous son regard bienveillant de « monteuse voyeuriste » autoproclamée (Cruz 2016, 165). Chaque épisode (et chaque scène des films de la série Crash Pad, mais aussi des autres films de la franchise) semble « prendre son temps » : qu’elles soient soft ou hard, les capsules débutent toujours par au moins une introduction minimale qui donnera quelques éléments narratifs pour expliquer la raison d’être de la rencontre sexuelle à venir. Les corps sont filmés de façon respectueuse, l’accent étant mis sur les visages et les plans moyens et larges, tandis que les gros plans sur les organes sexuels et les sex toys (les fameux meat shots de la pornographie mainstream) sont presque totalement évités. La source du plaisir procuré ici est tout sauf ob/on/scène : les dialogues sont enjoués et spontanés, et les participant·e·s ont oublié la caméra ; on sent bien que la complicité entre iels est tangible, et que leur plaisir prime sur le choix des angles (tandis que dans la porno mainstream, c’est la loi de la caméra qui dicte aux performers les angles de pénétration et autres positions à adopter)[18]. De plus, la bande-son est retravaillée avec nettement plus de soin que dans la pornographie mainstream (où les performers masculins restent généralement silencieux et où les loops de doublage mal synchronisé dominent), et ce, de façon naturelle pour mettre en valeur les soupirs, gémissements, cris et autres échanges (il n’y a jamais de musique extradiégétique dans un épisode Crash Pad). De même, la fin d’une rencontre sexuelle n’est jamais abrupte : chaque scène se termine par un échange chaleureux, souvent tendre, sans tomber pour autant dans la mièvrerie.

Si le « queer art of failure », selon Halberstam, se résume à une attitude de défiance qu’adopte un sujet qui refuse les ornières prétracées d’une existence capitaliste néolibérale pour partir à la recherche des alternatives qui se trouvent déjà inscrites au sein des structures de domination, alors l’univers Crash Pad de Shine Louise Houston représente pleinement cet idéal, à tel point qu’il transcende même deux paradoxes : faire de la failure du regard queer à créer une pornographie véritablement ob/on/scène un absolu success en inventant une pornographie somme toute non pornographique. Nous conclurons donc sur cette question rhétorique : si, lors de cette soirée de novembre 2015, à Paris, Eileen Myles et Jill Soloway avaient choisi de se connecter à CrashPadSeries.com, auraient-elles passé le lendemain à écrire l’étrangement anachronique Thanksgiving Paris Manifesto, dont les premières lignes ignorent les labeurs des nombreux manifestes féministes et queer qui l’ont précédé, mais surtout, qui réclame ce qui existe déjà et, par là même, risque d’oblitérer non seulement le travail d’une importante personne de couleur qui aura marqué la scène sexpositive queer états-unienne de façon durable (et ce, alors que le Thanksgiving Paris Manifesto dit justement vouloir s’attaquer au racisme systémique !), mais surtout, l’immense réussite que représente un projet tel que celui de Houston ?