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Barbara Hannigan, ludwig Orchestra, La Passione, Alpha, alpha586, mars 2020[1]

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Cet enregistrement s’ouvre sur une oeuvre très émouvante pour soprano solo de Luigi Nono. Inspirée par Djamila Boupacha, une jeune Algérienne arrêtée et torturée en 1960, qui mènera un long combat politique contre la torture des femmes, l’oeuvre éponyme exprime l’espoir de voir la lumière l’emporter sur la noirceur. Sur une étendue de deux octaves, des sons aigus et intenses sont suivis de pianissimi attendrissants. Après avoir interprété cette pièce en concert pendant dix ans, Hannigan nous offre une performance irisée et troublante.

Soliste, cheffe d’orchestre et force créatrice de cet enregistrement, elle décrit le programme comme un triptyque : trois images, trois perspectives de nuits transfigurées. Une partie de son ingéniosité consiste à faire suivre le Nono de la Symphonie no 49, « La Passione », de Haydn. Dès les six premières mesures, nous sommes emportés dans les eaux sombres de l’âme humaine. Son tempo est spacieux sans être trop lent, et le phrasé regorge de détails. Le jeu du clavecin dans le premier mouvement est étonnant et, sans connaître l’intention de Hannigan pour cet instrument, nous pourrions nous interroger sur sa liberté rythmique. Dans une vidéo de sa chaîne YouTube, Hannigan nous révèle cependant qu’elle a été inspirée par le poème de Rilke Orphée, Eurydice, Hermès et qu’elle voulait créer l’atmosphère d’un monde souterrain[2]. Elle a demandé à la claveciniste, Tineke Steenbrink, de jouer de manière désynchronisée avec l’orchestre afin d’imiter les pas d’Eurydice qui, dans le poème, trébuche sur son linceul.

Les Quatre chants pour franchir le seuil de Gérard Grisey nous entraînent dans un tout autre monde sonore. Selon Grisey, l’oeuvre est une méditation sur la mort en quatre sections : la mort de l’ange, de la civilisation, de la voix et de l’humanité[3]. Hannigan chante de manière dramatique et angélique. L’ensemble instrumental crée une atmosphère de mondes inconnus avec des moments de terreur, des murmures de désintégration et des cris de délivrance. Hannigan a également interprété cette oeuvre pendant plus de dix ans avant de l’enregistrer. Il est d’ailleurs fascinant de l’entendre dans quelques extraits d’une répétition dirigée par Susanna Mälkki, en 2008. Le résultat est déjà remarquable, mais il est évident que Hannigan y est au début d’un cheminement qui l’a menée à cette version mûrie qui est portée sur le disque.

Elle partage, toujours sur YouTube, une belle réflexion au sujet du dernier mouvement : « La mort de l’humanité semble venir vers nous, et nous ne pouvons rien faire pour l’arrêter[4]. » Grisey parlait d’un dialogue fragmenté sur l’inévitabilité de la mort. Ces chants ont été sa dernière offrande. Il est décédé subitement à l’âge de 52 ans, peu après avoir terminé ce cycle.

Étant moi-même très méticuleuse en matière de programmation, j’admire la conception de ce disque qui fait honneur aux multiples talents de Hannigan : sa maîtrise vocale, sa direction d’orchestre et sa programmation inspirée.

Suzie LeBlanc

Barbara Hannigan, ludwig Orchestra, Crazy Girl Crazy, Alpha, alpha293, septembre 2017[5]

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Le programme de l’album Crazy Girl Crazy est construit autour d’un réseau sémantique complexe qui commence dès le titre, dérivé de celui de la comédie musicale Girl Crazy de 1930 (musique de George Gershwin). La Girl Crazy Suite rassemble essentiellement trois chansons extraites de l’oeuvre originale ; elle est présentée dans une orchestration pour le moins particulière, signée Bill Elliott, qui utilise exactement le même ensemble instrumental que la Lulu Suite d’Alban Berg, également interprétée ici. La chanteuse se retrouve parfaitement dans le personnage qui chante « But Not For Me », « Embraceable You » et « I Got Rhythm », et elle se souvient de l’interprétation qu’elle en faisait déjà, adolescente, lors d’un spectacle scolaire[6] !

L’idée de folie qui est au centre du programme est celle, précise Hannigan dans le livret, de « la folie d’être amoureuse, d’être folle de quelqu’un, d’être rendue folle par un rythme intérieur[7] », et cela fait songer à cette autre « crazy girl », celle du Crazy Blues, une chanson enregistrée le 10 août 1920 par Mamie Smith et Perry Bradford et dont le succès fulgurant (on en aurait écoulé 75 000 exemplaires à l’époque[8]) aurait largement contribué à établir le blues comme genre populaire. La protagoniste qu’incarne la chanteuse Mamie Smith est, en effet, rendue folle d’amour et traversée d’un irrépressible rythme intérieur :

I’ll tell you folks, there ain’t no change in me

My love for that man will always be

[…]

I ain’t had nothin’ but bad news

Now I got the crazy blues

Cet archétype ressurgira donc dix ans plus tard aussi bien dans la musique populaire de Gershwin qu’au centre des complexités dodécaphoniques de Berg, qui commence la composition de Lulu au même moment où Gershwin travaille à Girl Crazy. Comme cet archétype, Hannigan n’a que faire des frontières entre les styles et elle montre bien ici qu’elle peut passer de l’un à l’autre avec aisance, n’hésitant pas, même, à parer la musique de Gershwin des couleurs de celle de Berg. On peut d’ailleurs la voir incarner littéralement cette hybridité de genres dans une séquence du film Premières répétitions : Barbara Hannigan vue par Mathieu Amalric[9], dans lequel le réalisateur suit la cheffe et le ludwig Orchestra dans les premières répétitions de Lulu Suite : alors qu’elle décrit le contexte de ce qu’elle chante dans le « Lied der Lulu » au bénéfice des membres de l’ensemble, elle termine son dramatique récit par « It’s some heavy shit ! », une expression qui surprendrait moins sortant de la bouche d’une rock star (ou d’une interprète de blues) que de celle d’une cantatrice.

Cet album est le premier qui présente Barbara Hannigan comme cheffe et comme chanteuse, et son programme est évidemment très personnel pour cette dernière, qui se souvient encore : « Je me préparais à chanter ma première Lulu au moment même où je commençais ma carrière de cheffe d’orchestre[10]. » Et c’est en réfléchissant au personnage de Lulu qu’elle a trouvé en elle la voix nécessaire à l’interprétation de Sequenza iii de Luciano Berio, qui ouvre le programme. La musique de Berio est une exploration de la relation entre l’instrumentiste et son instrument, et c’est exactement ce que fait Hannigan tout au long de ces trois pièces : interroger son propre rapport à la musique. Quatre des mouvements de Lulu Suite sont exclusivement instrumentaux, et c’est bien la cheffe d’orchestre que l’on entend alors créer les ambiances sombres de Berg avec le concours de ses musiciens, une cheffe qui doit faire dos au public contrairement à la chanteuse. On comprend l’introspection… En même temps, Berio ne prouve-t-il pas dans la série des Sequenze que la voix est un instrument comme les autres ? Peut-être pas, après tout, parce que celle-ci est bien, sur tous les plans, hors du commun.

Réjean Beaucage

Artistes variés, The Passion of Charlie Parker, Impulse !/Verve, impulse 5742176, juin 2017

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Barbara Hannigan ne fait qu’une courte apparition dans ce programme très original, qui évoque la vie du saxophoniste de jazz Charlie Parker (1920-1955) à partir de quelques-unes de ses pièces emblématiques, auxquelles le producteur Larry Klein a demandé à David Baerwald d’ajouter des textes. Ceux-ci sont chantés par Camille Bertault, Kurt Elling, Melody Gardot, Madeleine Peyroux, Gregory Porter, Luciana Souza, Kandace Springs, Jeffery Wright et Barbara Hannigan, à qui l’on a confié The Epitaph of Charlie Parker (The Funeral), une version de la pièce Visa (1950) de Parker. Elle y incarne Chan Berg, la dernière conjointe du musicien, mais à travers les enregistrements multiples de sa voix, on entend peut-être aussi ses trois précédentes épouses. En effet, Hannigan y démultiplie sa voix pour imiter les harmonies caractéristiques des groupes vocaux comme The Modernaires, bien connus pour leur travail auprès de Glenn Miller, entre autres. Sa voix subit aussi quelques effets électroniques. Le choix de la chanteuse de participer à ce théâtre musical d’un nouveau genre montre, une fois de plus, son désir viscéral de ne pas être prisonnière d’un style.

Paru en 2017 pour saluer, avec deux ans de retard, le 60e anniversaire de la disparition du musicien, l’album ne cherche pas à revenir au be-bop que Parker a contribué à développer, mais se veut une extrapolation de ce que pourrait être sa musique aujourd’hui. Une grande place y est faite au saxophoniste Donny McCaslin, bien sûr, mais celui-ci est aussi entouré de musiciens de premier plan : Scott Colley (contrebasse), Mark Giuliana (batterie), Larry Grenadier (contrebasse), Eric Harland (batterie), Ben Monder (guitare) et Craig Taborn (piano). On l’a vu plus haut, la liste des chanteurs et chanteuses est également fort bien remplie et le projet est une réussite sur toute la ligne. Le programme en entier devrait plaire à ceux et celles qui partagent, en matière de goûts musicaux, l’éclectisme de Barbara Hannigan.

Réjean Beaucage

Barbara Hannigan et Reinbert de Leeuw, Socrate – Erik Satie, Winter & Winter, no 910 234-2, avril 2016

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Je tiens à célébrer la collaboration toute spéciale de Barbara Hannigan avec le chef et pianiste néerlandais Reinbert de Leeuw. Mentor et collaborateur important dans la vie de Hannigan, il a quitté ce monde le 14 février 2020, à l’âge de 81 ans. Ensemble, ils ont publié deux albums, soit Socrate, puis Vienna : fin de siècle, en plus de réaliser d’autres projets et de présenter des concerts.

Lorsque Reinbert de Leeuw reçut le diagnostic de plusieurs maladies, en 2015, Barbara Hannigan lui demanda lequel de leurs programmes de récital il souhaitait enregistrer. Sans hésiter, il lui répondit : « Satie[11]. » En septembre de la même année, ils firent cette première collaboration discographique qui parut en 2016 pour marquer le 150e anniversaire de naissance d’Erik Satie (1866-1925). C’est un album qui met en valeur le côté sobre et intime de l’oeuvre du compositeur français : six mélodies de jeunesse, l’Hymne pour le « Salut Drapeau » du Prince de Byzance et Socrate, en version pour voix et piano.

Du début à la fin, ce programme regorge de raffinement et d’élégance. Dans Trois mélodies et Trois autres mélodies, Hannigan file sa voix sensuelle et lumineuse et de Leeuw nous désarme par son jeu sans artifices, intelligent et subtil. L’Hymne pour le « Salut Drapeau » du Prince de Byzance (drame romanesque de Joséphin Péladan) sert de pont astucieux entre les six mélodies et Socrate. Satie, qui a lui-même écrit les paroles, était à l’époque le compositeur officiel de l’Ordre de la Rose-Croix catholique et esthétique du Temple et du Graal, fondé par Péladan en 1891.

L’oeuvre est en trois parties : « Le Portrait de Socrate (Le Banquet) », « Sur les bords de I’llissus (Phèdre) » et « La Mort de Socrate (Phédon) ». L’écriture dépouillée est expressive et touchante lorsqu’elle est abordée avec la retenue et la maîtrise de Hannigan et de Leeuw. Hannigan explique que « Reinbert encouragea une certaine modestie dans la déclamation du texte, comme l’indique Satie dans ses instructions (“en lisant)[12] ». La tessiture vocale est en effet plus grave, et les accords simples, sans être simplistes, laissent plus de place au texte, souffle vital de l’oeuvre. Le livret contient malheureusement peu d’informations sur les oeuvres présentées et aucun des textes chantés. Ceux-ci sont néanmoins disponibles sur le site Internet de Winter & Winter[13].

Hannigan et de Leeuw ont donné trois fois ce concert en version scénique, deux fois avec le metteur en scène Krzysztof Warlikowski et une fois avec Pierre Audi, metteur en scène, directeur artistique du Park Avenue Armory à New York et du Festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence.

Suzie LeBlanc

Barbara Hannigan, Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks, Andris Nelsons, let me tell you, Winter & Winter, no 910 232-2, janvier 2016

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En septembre 2019, le site Internet du journal anglais The Guardian publiait un palmarès des plus grandes oeuvres d’art ayant vu le jour depuis le début du xxie siècle. Au rayon de la musique « classique » (« Best classical music works »), c’est let me tell you (2013), de Hans Abrahamsen, sur un texte de Paul Griffiths, qui se classa au premier rang[14]. L’oeuvre qui suivait tout juste derrière, en deuxième place, était Written on Skin (2012), un opéra de George Benjamin sur un livret de Martin Crimp, et ce qui est remarquable, c’est que ces deux oeuvres mettent de l’avant l’immense talent de la soprano Barbara Hannigan.

Hans Abrahamsen n’avait jamais écrit de grand cycle vocal auparavant (il a écrit un opéra depuis, The Snow Queen, en 2019). Paul Griffiths a certes plus d’expérience à cet égard : celui qui fut durant 25 ans critique musical au Times de Londres, au New Yorker et au New York Times avait déjà collaboré à plusieurs oeuvres vocales, dont l’opéra What Next ? (1999) d’Elliott Carter et le Marco Polo (1996) de Tan Dun[15]. Le texte de let me tell you est dérivé de celui de son roman du même titre, qui raconte à la première personne l’histoire du personnage d’Ophélie telle que l’a décrite Shakespeare dans Hamlet. Particularité amusante qui rappelle les jeux contraignants des membres de l’Oulipo : Griffiths n’utilise dans le roman, comme dans les sept poèmes du cycle vocal, que les mots que Shakespeare a accordés au personnage dans sa pièce. « My words may be poor but they will have to do », chante Ophélie/Hannigan dans la première partie.

Rien n’est vraiment ce qu’il semble ici… La musique bien d’aujourd’hui d’Abrahamsen est étonnamment familière dès la première écoute ; elle est à la fois fugitive et dotée d’une forte présence, circulant sur un territoire harmonique qui oscille entre la consonance et les couleurs oniriques de la microtonalité. La voix butte sur des syllabes qu’elle répète non pas en hésitant, mais pour mieux les appuyer, à la manière du stile concitato (ou « style agité ») de Monteverdi. La chanteuse se perçoit comme un canal de transmission : « Par moments, je suis Shakespeare et Ophélie, ou Hans, ou Paul, ou… moi-même ! Quelquefois, je suis Ophélie à 50 % et Barbara à 50 %, et les proportions peuvent varier tout au long de l’oeuvre », a-t-elle pu dire lors d’une des premières interprétations de l’oeuvre[16]. Celle-ci, commande du Philharmonique de Berlin qui en a assuré la création sous la direction d’Andris Nelsons, est dédiée à la soprano. L’excellente version présentée ici place le même chef devant l’Orchestre symphonique de la Radiodiffusion bavaroise, dans un enregistrement de 2015.

Réjean Beaucage

Barbara Hannigan, Anssi Karttunen, Orchestre philharmonique de Radio France, Esa-Pekka Salonen (dir.), Correspondances, Deutsche Grammophon, dgg 479 1180, janvier 2013

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Couronné de plusieurs prix internationaux, cet album est paru au début de l’année 2013, tout juste quelques semaines avant la mort du compositeur Henri Dutilleux. Il se veut un hommage d’Esa-Pekka Salonen à celui qu’il considérait comme un mentor et comme l’un des plus grands créateurs de notre époque. Il réunit le superbe concerto pour violoncelle composé pour le grand Mstislav Rostropovitch (Tout un monde lointain), l’émouvant portrait du xxe siècle commandé par l’Orchestre symphonique de Boston (Shadows of Time), et un magnifique hommage à la voix humaine, commandé par l’Orchestre philharmonique de Berlin et dédié à la soprano Dawn Upshaw et au chef Simon Rattle (Correspondances). Barbara Hannigan, Esa-Pekka Salonen et l’Orchestre philharmonique de Radio France en assurent ici la création discographique.

Véritable géant de la musique française s’inscrivant dans la lignée de Claude Debussy, Henri Dutilleux, qui s’est tenu loin de toute école de pensée et a su développer un langage très personnel, laisse un héritage musical précieux, magnifiquement illustré sur cet enregistrement. Son monde sonore est à la fois raffiné, élégant, équilibré, puissant, poétique, émouvant et mystérieux. Dutilleux possédait l’art de faire vibrer les couleurs de l’orchestre et de faire chanter les instruments solistes comme nul autre. Grand perfectionniste, il écrivait très lentement et très minutieusement. Il disait, citant Baudelaire, croire à la « force progressive et accumulative du travail », et n’hésitait pas à réviser ses partitions pour mieux servir ses idées et s’adapter aux interprètes de ses oeuvres[17], comme c’est le cas ici pour Barbara Hannigan, à l’intention de qui il a écrit une nouvelle fin à Correspondances.

Dans cette oeuvre, Dutilleux réunit l’esprit et les mots de plusieurs artistes d’horizons divers, qui ont nourri sa force créatrice au cours de sa longue vie : Baudelaire, Van Gogh, Rilke, Soljenitsyne, Rostropovitch, Mukherjee. Il cherche avec soin les sonorités orchestrales et vocales qui correspondent aux textes choisis. L’oeuvre est servie à merveille par Barbara Hannigan. Sa voix exceptionnelle, sensuelle et pure comme du cristal, épouse véritablement les textes ainsi que tout l’univers sonore de Dutilleux. La musique semble nourrir le lyrisme de sa voix, à la fois tendre et soyeuse, légère et puissante, parfois mystérieuse, parfois lumineuse. On sent toute l’affection et l’admiration que l’interprète porte au compositeur, et l’on comprend parfaitement pourquoi Barbara Hannigan affirme que c’est grâce à Henri Dutilleux qu’elle chante désormais la Mélisande de Claude Debussy[18].

Françoise Davoine