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Ce n’est que depuis quelques décennies que les questions lgbtq+[1] font l’objet d’études et de réflexions soutenues. Comment aborder ces réalités qui sont extrêmement larges et diversifiées ? Un dossier thématique comme celui-ci ne peut évidemment pas couvrir l’ensemble des enjeux du domaine, d’autant plus que le volet des queer studies qui se penche sur la création musicale contemporaine est assez peu diffusé et approfondi dans le monde francophone. Nous avons opté ici pour des portraits de l’état de la parole et de l’identité queer dans le contexte des musiques de création, de la table de travail d’un.e compositeur.trice jusqu’au regard posé par l’analyste, en passant par les réalités du terrain.

Prenons un pas de recul pour considérer l’origine du mouvement. Dans les milieux anglophones des années 1980, la réappropriation subversive de l’insulte « queer » en un cri de ralliement, de revendication et d’identité retourne le doigt accusateur de 180 degrés. Nous divergeons de la norme ? Soit. Mais le problème, c’est la norme en tant que telle : hétérosexuelle, monogame, blanche, cis, etc. Le discours porté par les divers mouvements gays, lesbiens et transgenres des années 1960 et 1970, relié de près aux luttes pour les droits civiques, trouvait alors une expression forte de l’axe principal à la base de la discorde : la norme.

Aujourd’hui, ce sont les questions subtiles entourant l’impact d’un discours identitaire queer en musique contemporaine que nous sommes amené.e.s à mettre en lumière. Quelle est la place de la prise de parole d’un.e compositeur.trice gay, lesbienne ou transgenre en musique contemporaine ? Qu’en est-il de l’expression (ou absence d’expression) de l’identité sexuelle et de l’identité de genre dans la création musicale ? Dans un milieu qu’il est possible de considérer comme « hétéronormatif », quel est l’impact des gender studies sur la compréhension du style et des motivations des créateurs.trices sonores ? Plus largement, la prise de parole des compositeurs.trices sur les questions lgbtq+ est-elle de l’ordre du discours ou de l’esthétique ?

Cette question d’une esthétique homosexuelle avait été brièvement évoquée dans les pages de Circuit, en 1991. Dans une entrevue portant sur l’oeuvre de Claude Vivier, György Ligeti déclarait alors :

Il s’agit d’une esthétique qui se rapproche de celle de l’art nouveau : une esthétique de parfums très forts. Il existe bien sûr une certaine esthétique homosexuelle qui peut être d’une grande beauté, je pense à la musique de Tchaïkovsky, aux écrits d’Oscar Wilde ou aux gravures de Beardsley, mais qui reste malgré tout étrange pour moi. Je dois accepter que Vivier ait choisi cette esthétique qui est caractérisée par un manque d’humour et de distance envers soi-même et qu’il accepte naïvement le pathos qui entoure les choses profondes comme l’Amour et la Mort[2].

Ligeti tient ici un discours bien ancré dans son époque. L’application des théories issues des gender studies au travail musicologique d’alors cherchait non seulement à définir une esthétique dite « homosexuelle » (et qui, semble-t-il, pouvait être « choisie »), mais allait même jusqu’à « genrer » les productions musicales historiques pour en développer de nouveaux angles d’analyse. C’est ainsi qu’on en est venu à confronter le très viril Beethoven au très efféminé Schubert. C’est d’ailleurs à l’aide de ce cas de figure que Nicholas Cook s’attacha à synthétiser, non sans une touche d’ironie, la pensée de Susan McClary – pionnière des gender studies en musicologie – dans le chapitre « La musique et le genre » de son ouvrage Musique, une brève introduction[3].

Les choses ont passablement évolué en trente ans, comme tout portrait d’une identité en mouvance. Sans prétendre avoir atteint une sorte de vérité définitive sur le sujet, le tout récent article « Le sexe comme champ d’investigation », de la théoricienne de la musique Danielle Sofer, propose de dresser un bilan en nous invitant à « réévaluer les outils et techniques d’analyse de la musique contemporaine[4] ». L’autrice y expose néanmoins une analyse à la fois personnelle et remarquablement fouillée des enjeux historiques rattachés à la notion de genre en analyse musicale. Ce texte est ici présenté dans une version abrégée, traduite en français.

Au Québec et au Canada, les postures morales des individus ne sont pas parmi les plus rigides, les milieux artistiques et la population en général y manifestant une certaine tolérance envers des « styles de vie » correspondant aux standards de l’hétéronormativité. Le mariage entre personnes de même sexe, la relative sécurité garantie à celles et ceux qui démontrent leur affection en public, la protection des lois et des tribunaux face à la discrimination : il serait tentant de penser qu’il s’agit d’autant d’acquis, que la conversation a eu lieu et que tou.te.s ont les mêmes droits. Ce serait pourtant oublier que la société canadienne a évolué rapidement en une centaine d’années, la réalité des compositeurs gays et des compositrices lesbiennes ayant été tout autre au xxe siècle. Deux choix principaux s’offraient alors à elles et eux : soit camoufler leur orientation pour se fondre dans la masse et la norme, soit affirmer leur différence, au risque de subir de violentes discriminations. L’impact de l’autocensure que le premier choix imposait sur la personne et sur son art est indéniable, tout comme l’affirmation sans compromis – certes libératrice – comportait son lot de risques et d’incompréhension. Reflétant ces dilemmes, l’art et la vie se confondent dans le processus identitaire des cas de figure que présentent Martine Rhéaume à propos de Claude Vivier (1948-1983) et Tamara Bernstein au sujet d’Ann Southam (1937-2010). Pour ces deux artistes, le chemin vers l’acceptation et l’affirmation a été complexe et a connu un écho dans leurs créations artistiques respectives. Ici, l’acceptation d’une orientation sexuelle « hors norme » se fond dans l’affirmation d’une identité musicale nouvelle et personnelle.

Face à la diversification des styles et des langages musicaux qui caractérise le postmodernisme musical des quarante dernières années, les gender studies semblent avoir relégué au second plan la question de l’esthétique proprement queer pour se pencher sur les notions de revendication et de prise de position. Si tant est que la musique puisse tenir un discours (et la question est loin de faire l’unanimité), comment la création musicale contemporaine s’avère-t-elle être un médium porteur et adéquat pour la parole lgbtq+ ? Dans l’Enquête qu’il a menée auprès de six artistes musicaux queers, Gabriel Dharmoo lève le voile sur des situations particulières qui ne peuvent être vues comme anecdotiques. La musique contemporaine demeure un milieu de niche, héritier des grands courants de la musique classique européenne, avec son lot d’hétéronormativité et d’exclusions de toutes sortes. Parmi les questionnements que soulèvent ces témoignages, nous sommes appelé.e.s à nous demander quel peut être l’impact de ce milieu sur l’autocensure – ou son refus –, par les compositeurs.trices, de leur propre identité ? En quoi la musique contemporaine en souffre-t-elle ?

Et qu’en est-il de la prise de position ? Comment un compositeur peut-il, à travers son art, évoquer, réfléchir, commenter et revendiquer les réalités lgbtq+ ? Dans le Cahier d’analyse, Éric Champagne s’intéresse à l’opéra Elia (2004) de Silvio Palmieri (1957-2018) qui, à notre connaissance, est le premier opéra québécois (et canadien) à explicitement mettre en scène des personnages homosexuels. En analysant autant le discours musical que les paramètres propres au livret de l’opéra, l’auteur relève les stratégies créatrices qui ont permis au compositeur d’évoquer l’expression d’un désir gay et, plus globalement, dévoile les aspects queers de cette oeuvre pionnière, aussi expressive qu’engagée.

À travers une série de portraits surréalistes de personnalités publiques – et, spécifiquement pour ce numéro, d’artistes issu.e.s de la communauté lgbtq+ –, le peintre québécois Mathieu Laca expose admirablement les enjeux d’identité et d’expression personnelle. Nous avons choisi ses oeuvres pour illustrer ce numéro thématique car elles nous semblent exprimer visuellement le questionnement qui a guidé notre travail. Pour l’artiste peintre, « chaque portrait est un autoportrait déguisé[5] ». À travers ses oeuvres, Laca poursuit une démarche sur l’identité et le discours – qu’il soit artistique ou personnel –, en portant sa réflexion sur l’affirmation et la diffusion de ces diverses expressions.

Au Québec (et dans les milieux francophones en général), les domaines artistiques se penchent depuis peu sur les questions queers, et certains d’entre eux jouissent déjà d’un intérêt plus soutenu que d’autres. Les arts visuels et la littérature ont été sous les projecteurs de récents numéros thématiques des revues Esse (no 91, automne 2017) et Lettres québécoises (no 178, automne 2020), et la publication du livre QuébeQueer[6] (printemps 2020), qui regroupe 25 articles portant sur « le queer dans les productions littéraires, artistiques et médiatiques québécoises[7] », ont permis de diffuser les recherches et réflexions récentes dans ce domaine. En ce qui concerne la musique, c’est essentiellement du côté de la chanson et de la musique populaire que les études et publications portent leur intérêt[8]. Nous espérons que ce dossier thématique contribuera à dévoiler les réalités lgbtq+ du milieu des musiques contemporaines et qu’il incitera à poursuivre l’exploration de cette voie riche et fascinante. Bref, qu’il fera oeuvre utile.

Bonne lecture !
Montréal, novembre 2020