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Conversations sur la décolonisation
Au début de la pandémie de covid-19, le Réseau canadien pour les musiques nouvelles (rcmn), comme de nombreux autres organismes culturels, a organisé des rassemblements en ligne permettant des discussions et des échanges d’idées afin d’offrir du soutien pendant une période très difficile pour la communauté. Le rcmn était ravi du succès de ces rassemblements virtuels, dont le premier a eu lieu le Jour de la Terre (22 avril 2020), avec un accent sur l’intersection entre la pratique artistique et l’environnement. Puis, au cours de l’été, le meurtre de George Floyd et les appels à l’action du mouvement antiraciste ont davantage ébranlé notre perspective et profondément influencé la direction de notre programmation pour la saison suivante.
Depuis 2017, le rcmn a révisé sa mission et défini à la fois une politique d’équité, diversité et inclusion et un plan stratégique qui intègre cette politique dans toutes ses activités. Au cours de ce processus, les limites des « musiques nouvelles », leur héritage et leurs systèmes eurologiques et eurocentriques sont devenus – du moins pour moi, comme directrice générale – de plus en plus problématiques[1]. Et, pour autant que le rcmn essaie d’accueillir le plus large éventail possible de musiques de création et d’art sonore[2], les mots « musiques nouvelles[3] » dans notre nom témoignent du fait que nous portons encore l’héritage et l’exclusivité coloniale des pratiques qui s’y rattachent.
La série Conversations sur la décolonisation – six conversations en ligne organisées par des artistes racisé·e·s et autochtones – est une action concrète que le rcmn a prise pour s’éloigner des systèmes qui défendent, rendent visibles, célèbrent et reproduisent les valeurs et la culture dominante blanche et eurocentrique. Nous avons cherché à collaborer avec d’autres organismes de services aux arts – la Ligue canadienne des compositeurs (lcc) et le Centre de musique canadienne (cmc) – pour souligner le soutien offert par plusieurs acteurs de la communauté dans ce virage.
La série a débuté en octobre 2020 en collaboration avec le projet « Decolonial Imaginings » du groupe of-the-now, qui mettait le musicologue autochtone Dylan Robinson en contact avec six compositeurs colons[4] (Juliet Palmer, Kelly Ruth, Jake Moore, Mitch Renaud, Jocelyn Morlock et Luke Nickel) autour de son livre récemment publié, Hungry Listening[5]. Robinson agissait comme mentor pour les six compositeurs dans la création de nouvelles oeuvres abordant les idées et les défis proposés dans le livre. Ils ont été rejoints dans la conversation par deux intervenants, Tina Pearson et Tamara Levitz. Il n’est pas exagéré de dire que le livre de Robinson change profondément quiconque le lit, et le rcmn était très reconnaissant de pouvoir assister à cette discussion.
En novembre, l’interprète et chercheuse Parmela Attariwala rassemblait T. Patrick Carrabré, Ian Cusson, Lise Vaugeois et Dinuk Wijeratne afin de leur poser la question suivante : « La musique d’art occidentale peut-elle être équitable dans la pratique et dans la perception ? » Et même s’il peut sembler que, par définition, les frontières de la musique d’art occidentale s’avèrent fermées, il était fascinant d’entendre à quel point les perspectives métisses et internationales, mondialisées et racisées se révèlent si actives et dédiées à la musique dite « classique ».
Artiste de la scène transdisciplinaire anishinaabe, Olivia Shortt a réuni en décembre des créateurs autochtones de toute l’Île de la Tortue et de différentes disciplines pour souligner l’importance du processus plutôt que du produit. La dramaturge, metteure en scène, comédienne et lauréate du Prix du Gouverneur général 2021, Kim Senklip-Harvey, l’artiste de la danse, chorégraphe et animatrice des arts communautaires Olivia C. Davies, l’artiste communautaire multidisciplinaire Tyler J. Sloane et la mezzo-soprano Marion Newman formaient une table ronde puissante d’intervenants qui ont généreusement partagé leurs expériences sur l’indigénisation des espaces et des protocoles de création, l’importance de la cérémonie et les façons d’offrir et de tenir des espaces plus sécuritaires pour les artistes autochtones.
Le début de 2021 a été marqué par une conversation courageuse catalysée par le compositeur et artiste des nouveaux médias Remy Siu, avec l’artiste sonore et de la performance Nancy Tam, la violoniste et artiste multidisciplinaire Lesley Ting, le compositeur, chanteur et interprète drag Gabriel Dharmoo, ainsi que l’altiste et compositeur Melody McKiver. Cet échange, intitulé « Nous ne pouvons pas jouer leur jeu à leur manière », abordait directement les questions d’exclusion au sein des musiques nouvelles. Ce fut notamment l’occasion de s’interroger sur la réelle possibilité de décoloniser la pratique musicale alors même que les systèmes de pouvoir plus larges, tels que le gouvernement et la police, continuent de priver les peuples autochtones de leurs droits de gérance des terres et refusent la création d’infrastructures pour soutenir le bien-être des peuples autochtones.
Musicien Siksika (pied-noir), producteur et fondateur d’Indigenous Resilience in Music, Curtis Running Rabbit-Lefthand a souligné le rôle de la famille, du savoir ancestral et de la communauté à l’occasion de sa conversation en mars avec les artistes de la scène autochtones Matthew Cardinal, Black Belt Eagle Scout, Hannah Owl Child et Wyatt C. Louis. Alors qu’une grande partie de la musique à travers le monde implique des liens familiaux, les définitions persistantes – mais obsolètes – des musiques nouvelles défendent encore souvent seulement la propriété individuelle et la nécessité de l’innovation. Cette rencontre a permis de mieux comprendre l’importance de la famille et de la communauté pour les artistes autochtones et les dangers potentiels associés à leur travail dans un environnement majoritairement blanc.
Au mois d’avril, le rcmn était ravi de conclure la série avec une table ronde francophone dirigée par Gabriel Dharmoo, qui a réuni le pianiste Daniel Áñez, l’interprète multimédia et membre du conseil d’administration du rcmn An-Laurence Higgins, la compositrice Corie Rose-Soumah et l’artiste et musicien Rouzbeh Shadpey. Les intervenants ont mis en lumière le contexte d’oppression en francophonie, notamment au Québec, où les efforts pour défendre la culture et la langue françaises, ainsi que les sentiments persistants d’oppression, rendent souvent les questions racisées ou autochtones moins visibles – entre autres par la difficulté à accepter que ceux qui ont été victimes d’oppression de la part d’un groupe peuvent facilement participer à des systèmes qui, à leur tour, oppressent d’autres groupes d’individus. Les invités ont aussi donné des exemples de barrières et de tokénisme auxquels sont confronté·e·s les artistes racisé·e·s qui grandissent ou travaillent au Québec, et qui leur semblent plus fréquents qu’ailleurs.
Bien que le rcmn soit extrêmement encouragé par ces discussions, nous reconnaissons que la décolonisation de nos institutions et de nos catégories et pratiques artistiques nécessite des réparations, de la reconstruction et une refonte globale de nos systèmes de pensée. Au moment où j’écris ces lignes, une fosse commune contenant les corps de 215 enfants autochtones vient d’être découverte sur le site du pensionnat de Kamloops, en Colombie-Britannique[6]. D’une manière ou d’une autre, les conversations sur la décolonisation semblent faibles et il ressort qu’artistes et organismes de service (comme le rcmn) doivent s’engager dans des actions concrètes plutôt que de simplement nommer leurs intentions. Même si, souvent, la classe privilégiée de la culture dominante insiste sur le fait qu’il existe peu de façons de connaître les expériences des artistes autochtones et racisé·e·s qu’elle aimerait accueillir dans sa communauté et souhaiterait inviter à lui parler, le rcmn reste vigilant quant à savoir qui porte la responsabilité de lutter contre le racisme systémique et les barrières imposées au sein des musiques nouvelles – et, par extension, des conventions musicales classiques. Nous devrions discuter de ces réparations bien au-delà de l’ouverture des portes et des invitations à distance lancées à des groupes qui étaient jusqu’à récemment exclus, étouffés ou « exotisés » par les musiques nouvelles. Les artistes blancs de la culture eurologique dominante ont été des agresseurs culturels à un moment donné, que ce soit par l’inégalité des opportunités dont ils ont bénéficié, par l’ignorance ou l’insensibilité, par les sentiments de supériorité faux et/ou encouragés, ou par les avantages généraux offerts par un système construit avant tout au profit des Blancs. Toutes les nouvelles ressources, plateformes et interfaces doivent donc être conçues pour corriger ce biais, et à plus forte raison celles des organismes de services aux arts. L’année des Conversations sur la décolonisation m’a personnellement appris que nous devons pratiquer la décolonialité individuellement et l’encourager dans notre communauté afin que tous et toutes soient mieux disposé·e·s à éliminer l’influence et la centralité des Blancs, et, dans le cas des musiques nouvelles, de l’eurocentrisme de presque et essentiellement tout.
La crise et la diversité
L’ouvrage Taking the Temperature : Crisis, Curating, and Musical Diversity[7] révèle des réévaluations similaires aux enjeux soulevés lors des Conversations, principalement du point de vue des pays nordiques européens et incluant des ajouts sur la situation au Québec. L’introduction de Farnsworth décrit un malaise similaire envers les limites imposées par les musiques nouvelles et la musique classique en général, dont les appareils sont toujours « fortement investis dans le respect des normes du canon classique, du Werktreue et de la qualité musicale[8] ». Ils soulignent que la pandémie a amplifié la remise en cause, et parfois même le démantèlement, des pratiques injustes, inaccessibles et non représentatives, ce qui ouvre de nouvelles avenues :
une opportunité pour la musique contemporaine d’enfin échapper à sa relation toxique avec la tradition et la qualité, à une esthétique bourgeoise blanche et européenne, et d’accueillir les nombreuses musiques nouvellement créées qui existent dans ce monde[9].
Le livre propose des entrevues d’artistes et de directeurs artistiques en trois volets : « Festivals », « Réseaux [Networks] » et « Institutions ».
Les entrevues du volet « Festival » offrent différentes approches de la prise de décision en programmation s’orientant vers l’équité et la diversité. Alain Mongeau décrit comment la coprogrammatrice Patti Schmidt a intégré le festival mutek à Amplify dai pour atteindre la parité des sexes. Il est rafraîchissant d’y apprendre qu’en Europe, en ce qui concerne la direction et la programmation de festivals tels qu’Ultima, il existe un questionnement profond sur les notions d’expérimentalisme dans les musiques nouvelles, sur leur déni de contexte et sur leur méritocratie étroite. Il est également frappant de constater que l’expérience nordique démontre qu’il est avantageux de remplacer régulièrement les dirigeants des festivals, cela permettant des changements plus radicaux de voie et de perspectives ; c’est peut-être là une piste à faire valoir au Québec également.
Les entretiens présentés dans la section « Réseaux » mettent en évidence des groupes nordiques ayant des programmes de diversité ciblés et qui incluent des formations représentant de jeunes compositeurs sans appartenances nationales, ainsi que des sororités très locales. C’est une célébration de l’activisme en petits groupes surtout en faveur de l’égalité des sexes et du soutien aux pratiques féministes dans la création sonore. Même si le rcmn est un réseau dont le mandat est au service de toute l’Île de la Tortue, et de ce fait plus large que la plupart de ces organismes, il est inclus dans ce groupe parce que la majorité de nos initiatives mène à une plus grande responsabilité et un plus grand partage des connaissances visant à encourager les individus, les institutions et le système à lutter contre l’oppression exercée par la culture dominante.
Enfin, le volet « Institutions » offre de nombreux exemples de la lenteur pénible des transformations du système. On y retrouve cependant un fil conducteur quant à la façon dont la pandémie, l’arrêt des spectacles et la visibilité antiraciste accrue ont accéléré le rythme et la possibilité de transformation. En lisant les stratégies de Kasper Holten, actuel pdg du Théâtre royal danois, anciennement assigné à la gestion de l’Opéra à Covent Garden, j’imagine un changement de cap du Titanic. Par ailleurs, d’autres navires sont conçus pour être plus facilement manoeuvrables, comme nyMusikk, dont les plus récents directeurs, Anne Hilde Neset et Bjørnar Habbestad, soulignent le besoin de communication et de contexte pour lutter contre l’insularité de la scène des musiques nouvelles. Ceux qui parlent de systèmes éducatifs réfléchissent à la manière dont cette insularité elle-même devrait être contrecarrée beaucoup plus en amont. Pour sa part, Juliana Hodkinson s’interroge comme suit :
Il y a tant de conversations dans le milieu de la composition sur l’importance de trouver sa propre voix, mais cette introspection est-elle vraiment si intéressante ? Peut-être devrions-nous plutôt nous concentrer sur la façon dont nous utilisons nos voix ensemble en période de turbulences et sur ce que l’écoute apporte au mélange[10].
Malgré les descriptions des changements institutionnels nordiques, il y a, au Canada, un besoin plus pressant d’agir et de reconnaître l’héritage des colons et de la colonisation, voire d’abandonner les institutions répressives. Les conférenciers de la série Décolonisation du rcmn l’ont suggéré à de nombreuses reprises – c’était même le titre de la table ronde animée par Remy Siu : « Nous ne pouvons pas jouer leur jeu à leur manière ». Dans son entretien reproduit dans Taking the Temperature, Gabriel Dharmoo exprime le souhait suivant – bien qu’il demeure sceptique là où les racines du colonialisme tiennent profondément :
les gens commencent ou continuent à penser différemment, à se questionner et à s’éduquer personnellement, à dénoncer le racisme sans hésiter (de manière constructive, avec soin et perspective – c’est ainsi que les personnes de la culture dominante ont tendance à écouter), à reconnaître leurs privilèges et à commencer à apporter des changements concrets à différentes échelles[11].
Pour moi, la série Conversations sur la décolonisation et Taking the Temperature sont des outils particulièrement utiles pour celles et ceux parmi nous qui occupent des postes de direction. Nous devons tout d’abord tendre l’oreille et, par la suite, nous lancer dans l’action.
Parties annexes
Note biographique
Terri Hron interprète et crée des oeuvres musicales et multimédias. Elle travaille régulièrement avec des compositeurs, interprètes et artistes d’autres disciplines. Terri a étudié la musicologie et l’histoire de l’art à l’Université de l’Alberta, la flûte à bec et la musique contemporaine au Conservatoire d’Amsterdam et la composition électroacoustique à l’Université de Montréal. Elle explore les pratiques collectives, la notation et l’écologie. Son travail est soutenu par le Conseil des arts du Canada, le Fonds de la recherche du Québec – Société et culture et le Conseil des arts et des lettres du Québec, entre autres. Elle est directrice générale du Réseau canadien pour les musiques nouvelles (rcmn) et habite à Montréal.
Notes
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[1]
Pour en apprendre plus sur ce sujet, voir, par exemple, Sandeep Bhagwati (2020), « New Music : Towards a Diversity of Practices », OnCurating, no 47, www.on-curating.org/issue-47.html (consulté le 17 septembre 2021).
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[2]
Nous avons emprunté ce langage au Conseil des Arts du Canada (cac).
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[3]
En anglais, « New Music » est d’autant plus une catégorie, un genre de musique particulier, avec des racines profondes dans un narratif eurocentrique.
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[4]
Ce terme, comme « settler » en anglais, au début rend souvent mal à l’aise celles et ceux qui considèrent descendre de la colonisation. Cependant, il est important d’accepter que nous vivons sur des territoires non cédés, imposant par la violence du colonialisme des notions de propriété sur des territoires auxquels nous n’avons pas plus de droits que ceux qui les habitaient auparavant : l’usage des mots « settler » ou « colon » sous-entend un aveu d’inconfort avec le privilège et l’histoire d’oppression. En français, le fait qu’on ne puisse pas employer les noms « installé » et « établi » pour désigner les descendants de la colonisation, et le fait que le seul nom disponible soit « colon », démontre que la langue doit rattraper les besoins de la décolonialité.
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[5]
Dylan Robinson (2020), Hungry Listenning : Resonant Theory for Indigenious Sound Studies, Minneapolis, University of Minnesota Press.
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[6]
Entre l’écriture et la dernière révision de ce texte, le nombre de corps retrouvés sur les sites de pensionnats a augmenté à presque 5300.
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[7]
Brandon Farnsworth, Vanessa Massera et Anna Jakobsson (dir.) (s.d.), Taking the Temperature : Crisis, Curating, and Musical Diversity, https://on-curating.org/book/taking-the-temperature-crisis-curating-and-musical-diversity.html (consulté le 30 juillet 2021).
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[8]
Ibid., p. 15, traduction libre de l’autrice.
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[9]
Ibid., p. 17, traduction libre de l’autrice.
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[10]
Ibid., p. 221, traduction libre de l’autrice.
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[11]
Ibid., p. 177, traduction libre de l’autrice.