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Les orgues à bouche sont des instruments tout à fait fascinants par leur facture, leur histoire et leurs caractéristiques sonores. Ils n’en demeurent pas moins fort méconnus en Occident, à moins d’être féru de musiques traditionnelles asiatiques ou bien d’être un amateur éclairé de musique contemporaine, car voilà maintenant plusieurs décennies qu’ils sont sortis du giron des musiques traditionnelles pour se prêter à des expérimentations musicales portées par quelques artistes virtuoses soucieux de faire (re)découvrir ces instruments. À la différence des gigantesques orgues qui trônent dans les églises et comportent des centaines, voire, pour certains, des milliers de tuyaux, les orgues à bouche sont des instruments compacts que l’on tient entre ses mains. Si les modèles anciens possèdent généralement environ 17 tuyaux, les nouveaux, développés au cours des dernières décennies, peuvent en comporter jusqu’à 42. Les orgues à bouche sont par ailleurs des instruments à anches libres, les premiers du genre, bien avant que ne soient construits les premiers accordéons, harmonicas ou harmoniums aux xviiie et xixe siècles[1]. Le joueur d’orgue à bouche expire ou inspire dans l’embouchure de son instrument et obstrue les trous percés dans chaque tuyau pour jouer les hauteurs correspondantes. Nul besoin donc de maîtriser la respiration circulaire pour produire des sons de manière continue.

Les orgues à bouche sont une invitation au voyage. Ils nous transportent dans différentes régions de l’Asie, créant des relations insoupçonnées entre la Chine, le Japon, la Corée, le Laos et bien d’autres pays. Pendant longtemps terrain de jeu privilégié des ethnomusicologues, ils sont devenus un objet d’étude musicologique avec l’éclosion d’un répertoire d’oeuvres contemporaines écrites essentiellement pour le shō (l’orgue à bouche japonais) et pour le sheng (l’orgue à bouche chinois). Depuis 1956, ils suscitent, notamment en Chine, des recherches d’ordre organologique, leur facture ayant considérablement évolué au fil des soixante-dix dernières années. Il est important de souligner dès à présent que l’orgue à bouche n’est donc pas un instrument unique mais constitue bien une famille d’instruments : suivant les traditions, les tuyaux sont plus ou moins nombreux et agencés de manière différente, soit en rangées parallèles, soit en cercle ou en carré. Inventorier tous ces instruments, décrire leurs répertoires, analyser leurs techniques de jeu, révéler leurs caractéristiques timbrales, comprendre les systèmes de notation… voici autant d’enjeux qui répondent à des préoccupations multiples, relevant non seulement de l’ethnomusicologie et de la musicologie mais aussi de l’organologie et de l’acoustique. De telles investigations ne peuvent s’opérer qu’à travers la mise en place d’un réseau interdisciplinaire de chercheurs travaillant en étroite collaboration avec des interprètes expérimentés, ce à quoi s’est précisément attachée la compositrice et musicologue Liao Lin-Ni, coéditrice de ce numéro de Circuit, musiques contemporaines et coautrice de ce texte introductif. Mais avant de voir plus en détail la genèse et les enjeux du projet de recherche et création qu’elle entreprit en collaboration avec le maître du shengWu Wei, et dont ce numéro expose quelques facettes, revenons brièvement sur l’histoire de ces instruments ancestraux et sur la manière dont ils se sont immiscés dans le répertoire contemporain.

De la musique traditionnelle à la création contemporaine

Incarnant l’harmonie entre le ciel, la terre et l’humanité, les orgues à bouche connaissent différentes dénominations suivant leurs origines géographiques. Ainsi parle-t-on de sheng en Chine, de shō au Japon, de saenghwang en Corée, de khène au Laos, en Thaïlande, au Cambodge et au Vietnam. Des écrits chinois remontant à plus de trois millénaires avant notre ère font mention de l’orgue à bouche[2]. Un instrument à 22 tuyaux datant de la dynastie des Han de l’Ouest (vers 200 avant notre ère) a été découvert à Changsha. Dans les grottes de Mogao à Dunhuang, ville située dans la province du Gansu sur la route de la soie, on peut observer de nombreuses peintures rupestres réalisées entre le vie et le xie siècle, dans lesquelles apparaissent des joueurs d’orgues à bouche[3].

En Chine, durant la dynastie Tang (618-907), le sheng est intégré, notamment grâce à sa petite taille, dans l’instrumentarium de la cour impériale yanyue[4]. Il est aussi présent aujourd’hui dans les musiques folkloriques servant à accompagner des pièces de théâtre ou des contes. On le retrouve également dans les orchestres d’instruments traditionnels chinois pour l’interprétation du répertoire guoyue que l’on pourrait qualifier de « musique nationale ». À partir de la seconde moitié du xxe siècle, les autorités chinoises se trouvant de part et d’autre du détroit de Taïwan souhaitent favoriser sur l’ensemble du territoire le développement de grands orchestres nationaux professionnels. Ces orchestres d’instruments chinois qu’on trouve aussi à Hong Kong, en Malaisie, à Singapour (entre autres) tendent à rivaliser avec les orchestres occidentaux par leur taille et leur puissance sonore. Les compositeurs se tournent alors de plus en plus vers le système tempéré et recourent à des modulations harmoniques empruntées au langage tonal. Pour s’adapter à ce dernier, musiciens et facteurs chinois travaillent alors ensemble afin d’augmenter le volume sonore des orgues à bouche et d’améliorer ses possibilités techniques. C’est ainsi que débute la fabrication à grande échelle de modèles rénovés de base carrée à 36 tuyaux ou de base ronde à 37 tuyaux[5].

Le shō a été importé au Japon autour du viiie siècle et il s’est s’immiscé dans un autre répertoire de cour : le gagaku[6]. Il n’a pas subi autant de transformations que son homologue chinois au cours des dernières décennies. Le modèle traditionnel comporte ainsi 17 tuyaux et sa fonction principale consiste, dans la musique gagaku, à « harmoniser » les instruments. De nouvelles techniques d’écriture se développent par la suite dans les années 1970[7], lorsque le shō prend progressivement sa place dans la musique contemporaine avant-gardiste grâce à des compositeurs japonais tels que Toru Takemitsu (1930-1996), Toshi Ichiyanagi (né en 1933), Maki Ishii (1936-2003), Ichiro Nodaïra (né en 1953) ou Toshio Hosokawa (né en 1955). Tous ont écrit des oeuvres à l’attention de la musicienne Mayumi Miyata (née en 1954) qui collabora largement à donner une nouvelle vie au shō en travaillant avec ses compatriotes mais aussi avec de nombreux compositeurs occidentaux tels que John Cage (1912-1992), Klaus Huber (1924-2017), Helmut Lachenmann (né en 1935), Cort Lippe (né en 1953), Chaya Czernowin (née en 1957)… jusqu’à Björk (née en 1965).

En Chine, le musicien Wu Wei (né en 1970) apparaît comme l’alter ego de Miyata, tant il favorisa le renouvellement du répertoire pour sheng. Au début des années 1990, il s’approprie pleinement le modèle rénové à 37 tuyaux autour duquel se développe alors tout un nouveau répertoire. À l’instar de Miyata au Japon, Wu Wei suscite l’écriture d’un nombre impressionnant d’oeuvres contemporaines[8]. Artiste d’exception et empreint de curiosité, il n’a de cesse de collaborer avec des musiciens et des compositeurs d’univers différents, mais aussi avec des chercheurs afin de documenter les possibilités de son instrument et d’expérimenter de nouvelles voies. Dans ses échanges avec Liao, Wu Wei confie à plusieurs reprises que « sans l’amélioration organologique de l’instrument, nous ne pouvons pas interpréter ce que des compositeurs imaginent. En même temps, nous avons besoin de nombreuses nouvelles pièces pour tirer la qualité de la création vers le haut[9] ». Wu Wei se soucie également de l’histoire de son instrument, s’intéressant à son évolution et à ses différentes déclinaisons. Depuis 2009, il étudie d’ailleurs le shō auprès de Naoyuki Manabe (né en 1971), avec qui il se produit aussi en duo sheng/shō. En 2021, il participe avec Miyata à une académie de composition dédiée entièrement à ces deux instruments, imposant aux participants d’écrire une pièce pour sheng ou pour shō[10].

« Sheng ! L’orgue à bouche », un projet de recherche interdisciplinaire

C’est en 2015, après l’enregistrement à Paris du conte musical Le sheng amoureux[11], que Liao rencontre Wu Wei pour la première fois et esquisse un projet de recherche autour du sheng, ayant pour objectif de retracer l’histoire de cet instrument ancestral, de comprendre son évolution organologique et ses spécificités acoustiques, d’étudier ses techniques de jeu, de dévoiler son répertoire et de contribuer à son expansion. Le projet « Sheng ! L’orgue à bouche » débute officiellement en 2019 après l’obtention de plusieurs contributions financières accordées en France par le Collegium Musicae (Sorbonne Université), l’Institut de recherche en musicologie (iremus, Sorbonne Université – cnrs – Bibliothèque nationale de France – ministère de la Culture), la Sacem et, en Allemagne, par l’organisme gvl. Une nouvelle aide de la Drac Île-de-France et du ministère de la Culture a permis en 2021 de prolonger les recherches. Chercheurs, compositeurs et musiciens issus de différentes disciplines et de différents pays ont ainsi été réunis (Figure 1) afin de se pencher sur toutes ces problématiques et d’établir un dialogue entre « recherche - création - diffusion » autour des orgues à bouche traditionnels et plus spécifiquement du sheng.

En deux années, onze séminaires ont été organisés au sein de l’Ircam – six en 2019-2020 et cinq en 2020-2021 – beaucoup d’entre eux ayant fait l’objet de visioconférences en raison des restrictions sanitaires liées à la pandémie[12]. Les orgues à bouche y ont été abordés sous différents angles : perspective historique et culturelle, approche organologique et acoustique, analyse timbrale, analyse gestuelle, problème de captation et de diffusion, répertoire contemporain, improvisation… Ces séminaires ont non seulement permis de partager des savoirs mais aussi de stimuler la collecte de nouvelles données – enregistrements sonores, analyses, discussions, entretiens, résultats de recherche, etc. – qui seront accessibles à tous en 2022 par le biais d’une plateforme de type Open Source[13]. Des publications scientifiques viendront aussi valoriser l’ensemble de ces recherches à l’instar de ce numéro de Circuit, musiques contemporaines qui a pour vocation de faire découvrir aux néophytes la richesse des orgues à bouche.

figure 1

Liste des collaborateurs au projet interdisciplinaire « Sheng ! L’orgue à bouche ». Les membres du comité de pilotage du projet sont indiqués par un astérisque.

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Sommaire du numéro

La plupart des textes et enquêtes constituant ce numéro thématique sont en lien avec les séminaires donnés (ou à venir) dans le cadre du projet de recherche « Sheng ! L’orgue à bouche[14] ». Ils s’inscrivent aussi bien dans le champ des recherches ethnomusicologiques et musicologiques, que dans celui de l’acoustique musicale ou de l’ingénierie sonore. Les ethnomusicologues François Picard et Véronique de Lavenère s’associent avec l’acousticien René Caussé pour un article rédigé à six mains qui retrace les origines des orgues à bouche et explique leur fonctionnement acoustique. Les auteurs se concentrent alors plus particulièrement sur la facture et les techniques de jeu du sheng et de son homologue laotien, le khène, révélant leurs points communs et leurs principales différences. Si le khène laotien occupe une place importante dans cet article, les textes suivants se concentrent exclusivement sur le sheng chinois dans un premier temps, puis sur le shō japonais dans un deuxième temps.

Pour ouvrir la première partie de ce dossier consacré au sheng, Alexis Baskind et Wu Wei reviennent sur le projet de recherche et création « Forêt de Bambous » concernant la sonorisation du sheng à 37 tuyaux. Ils décrivent le dispositif inédit de captation et diffusion sonore qu’ils ont mis au point pour installer virtuellement le public à la place du musicien, l’idée étant de restituer la manière dont les sons sont émis autour de lui et comment ils se mélangent dans l’espace. Leur article est accompagné d’un supplément web comprenant des extraits sonores enregistrés au format binaural. Dans l’article suivant, également accompagné d’un supplément web, la flutiste et musicologue Julie Delisle s’intéresse aux caractéristiques timbrales du sheng qu’elle aborde à travers l’analyse d’échantillons et de fragments sonores joués par la musicienne Li Li-Chin à partir de trois modèles différents de sheng. Pour fermer la page de cette première partie consacrée à l’orgue à bouche chinois, figurent une première enquête consistant en une courte compilation des entretiens menés par Liao Lin-Ni avec Wu Wei afin d’établir le catalogue (consultable sur le supplément web) des oeuvres créées par le maître du sheng depuis 1998, ainsi qu’un document inédit : une lettre manuscrite de Weng Zhenfa – le maître de Wu Wei – dont le contenu révèle la dimension spirituelle sous-jacente à la pratique du sheng.

La seconde partie de ce dossier, qui a pour sujet le shō, débute avec un article de Seiko Suzuki et Mikako Mizuno dans lequel les deux autrices rappellent comment cet instrument s’est émancipé du répertoire traditionnel pour entrer dans la sphère des musiques de création. Elles soulignent le rôle essentiel de la musicienne Mayumi Miyata dans la naissance de ce nouveau répertoire mais aussi dans la formation de jeunes musiciens. Une nouvelle enquête vient alors offrir un parfait contrepoint à ce texte puisque dans son entretien accordé au musicologue Wataru Miyakawa, le compositeur japonais Toshio Hosokawa parle de son rapport au shō et de son étroite collaboration avec Mayumi Miyata, dédicataire de toutes les oeuvres qu’il a écrites pour cet instrument. Enfin, pour conclure cette seconde partie, figure un cahier d’analyse consacré à Fallings, un trio pour shō (et u[15]), alto et violoncelle de Daryl Jamieson. Installé au Japon depuis 2016, ce compositeur canadien épris d’interculturalité mêle le plus souvent dans sa musique instruments traditionnels japonais et instruments modernes occidentaux. L’analyse que propose François-Xavier Féron s’appuie à la fois sur la partition et quelques esquisses préparatoires du compositeur, mais aussi sur des échanges épistolaires qu’il a entretenus avec lui par courriel.

Plusieurs actualités viennent parachever ce numéro thématique. Les nouveautés en bref concernent trois disques récents qui ont été recensés par deux musiciens chercheurs férus d’orgues à bouche. Alexandre Amat présente deux disques de Wu Wei parus en 2021 : l’un en duo avec le saxophoniste basse Klaas Hekman et l’autre en duo avec la joueuse de pipa Wu Man. Pour le disque As It Flows : The Resonance ofshō enregistré en 2018 par le compositeur et joueur de shō Naoyuki Manabe, nous avons fait appel à l’expertise de Toru Momii qui a récemment publié un article théorique consacré à cet instrument[16]. Enfin, Robert Hasegawa donne un compte rendu détaillé de l’ouvrage Musical Composition in the Context of Globalization de Christian Utz : paru en 2021, ce livre questionne les effets de la mondialisation culturelle sur les processus de composition et de distribution de la musique artistique aux xxe et xxie siècles et on y trouve un grand nombre de pages sur les orgues à bouche.

Perspectives

Si de nouveaux séminaires sont prévus dans le cadre de ce projet, l’accent portera davantage, dans les prochaines années, sur la mise en place de la plateforme de recherche ainsi que sur le volet création. Des pièces de Wu Wei et d’André Serre-Milan seront intégrées au projet « Forêt de Bambous » qui fera l’objet d’une tournée en France et en Allemagne, notamment grâce au soutien des deux centres nationaux de création musicale que sont le gmem à Marseille et le Césaré à Reims. La Maison de la Radio et de la Musique à Paris s’est engagée à commanditer, par ailleurs, de nouvelles oeuvres pour sheng. Philippe Leroux présentera quant à lui, en 2024, une nouvelle pièce pour sheng, ensemble et électronique en temps réel qui sera créée par l’Ensemble intercontemporain à Paris. Grâce à Wu Wei, le sheng s’inscrit ainsi durablement dans la musique contemporaine, suscitant à l’instar de son homologue japonais, le shō, l’émergence d’un nouveau répertoire. Aussi lointaines que soient leurs origines, les orgues à bouche ne semblent jamais avoir été aussi proches de nous.