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Ce texte propose quelques extraits des six entretiens réalisés à distance, en chinois, avec Wu Wei entre juillet et novembre 2020 dans le but d’établir le catalogue des oeuvres contemporaines qu’il a créées à partir de son sheng à 37 tuyaux. Si nos questions portaient essentiellement sur les origines et les circonstances de chaque création, les réponses du maître révélaient la singularité de sa pensée musicale interculturelle et permettaient aussi de relever certains aspects essentiels de sa démarche créative.

Liao Lin-Ni (l. l.-n.) : Quelle est à vos yeux la principale spécificité du sheng ?

Wu Wei (w. w.) : En chinois, le sheng s’écrit 笙. Ce caractère est composé de deux sinogrammes : 竹 qui signifie « bambou » et 生 qui signifie « naissance ». Si la matière première de l’orgue à bouche venait à changer, l’instrument ne serait plus ce qu’il est. Cet instrument renvoie au concept philosophique 和 (he) qui signifie « harmonie ». En se situant entre le ciel et la terre, le musicien doit être le vecteur de cette harmonie. Cette quête devrait d’ailleurs être au coeur des relations entre chaque être humain et la nature. Mon maître Weng Zhenfa (翁鎮發) aimait m’expliquer le sens de l’harmonie dans le monde à travers la pratique de notre instrument[1]. Il me rappelait aussi souvent la responsabilité de l’Homme devant tant de destruction et d’exploitation. Dans la musique traditionnelle d’Extrême-Orient, le sheng sert à harmoniser les timbres d’instruments différents. Si nous ne percevons pas la présence du sheng, c’est que nous avons alors atteint cette forme d’harmonie qu’est le he.

l. l.-n. : Y a-t-il des oeuvres en particulier qui révèlent pleinement cette notion d’harmonie ?

w. w. : Šu (2009), le concerto pour sheng de la compositrice coréenne Unsuk Chin, est un bon exemple. Le titre signifie en égyptien ancien le mot « air », celui que nous respirons et qui est donc un élément universel partagé par toute l’humanité sans aucune distinction.

l. l.-n. : Au sens classique, la forme concerto sous-tend, d’une part, une relation hiérarchique entre le soliste et l’orchestre et exalte, d’autre part, la virtuosité du soliste. N’est-ce pas en contradiction avec le concept d’harmonie que vous venez d’évoquer ?

w. w. : Il est normal qu’un compositeur cherche, d’une manière ou d’une autre, à intégrer la virtuosité du soliste. Il existe naturellement des passages dans lesquels le soliste se confronte à l’orchestre. Mais en même temps, cette compétition est souvent transcendée dans l’écriture et conduit généralement à cette forme d’harmonie qu’est le he. Le travail d’orchestration, très personnel, revêt une dimension presque physique et opère une alchimie mystérieuse. Dans Lost Prayer Book (2019) pour sheng et ensemble, le compositeur tchèque Ondřej Adámek ne souhaitait pas avoir de véritables confrontations, considérant dès le début que la partie soliste du sheng devrait être inséparable de l’ensemble instrumental. La forme très précise de la pièce a été affinée à la suite de sa création à Cologne, puis des représentations à Paris, Londres et Amsterdam… pour atteindre une certaine perfection. Adámek n’a eu de cesse d’épurer son écriture et l’oeuvre s’est avérée l’inverse d’un concerto au sens classique du terme. Je me souviens aussi que dans Šu de Unsuk Chin, nous nous attendions tous à avoir une cadenza pour sheng et pourtant, cette oeuvre composée en un seul mouvement ne comprend aucun passage virtuose de ce type. Je considère plus ma partie instrumentale dans cette oeuvre comme une goutte d’eau qui se dissout dans une mer agitée. Dans les moments de tutti, nous ressentions comme des vagues de masses sonores : le sheng et l’orchestre étaient en parfaite osmose. La magie de ce concerto repose sur ce dialogue et cette communion, sur l’équilibre que la compositrice a su trouver. La virtuosité dans cette pièce est traitée de manière quasiment imperceptible. La couleur vive de l’instrument soliste ne peut pas être perçue seule : elle n’existe ici qu’à travers la palette de timbres de tout l’orchestre.

l. l.-n. : Vous avez créé une vingtaine de concertos pour sheng et orchestre. Comment avez-vous incité les compositeurs à explorer cette voie ?

w. w. : Le concours de concerto pour sheng organisé par la Luxembourg Sinfonietta en 2008 au Centre des Arts Pluriels Ettelbruck fut une étape essentielle. Pour la première fois le sheng tenait le rôle d’instrument soliste dans un concours dédié aux concertos. J’avais une double casquette, en tant que membre du jury et interprète. Pour la finale, nous avons dû sélectionner six oeuvres parmi plus de deux cents. Je me souviens encore du jour où le directeur du concours est venu chez moi avec sa grande valise contenant toutes les partitions que nous devions étudier ensemble. Comme vous le savez bien, pour pouvoir améliorer un instrument tant du point de vue organologique qu’acoustique, il faut disposer d’un corpus important d’oeuvres de qualité. Ce concours a contribué au développement du répertoire pour sheng et orchestre.

l. l.-n. : Vous souvenez-vous du déroulement de cette finale ?

w. w. : Avant ce concert du 18 octobre 2008, nous avons eu deux jours de répétitions, et j’ai présenté les six créations au cours de la même soirée[2]. Je me souviens que le soir même, après ce concert, je m’envolais pour la Chine. Le compositeur Carl Stone m’avait invité à participer à une autre création magique et inimaginable mêlant électronique et vidéo. C’était dans le cadre de la première édition du festival de musique électronique live « Melody of China » à Shanghai. Un écran de cent vingt mètres de long avait été installé au bord du fleuve Huangpu et le public assistait au spectacle depuis l’autre côté de la rive. À cette époque, entre 2008 et 2015, la création musicale en Chine bénéficiait d’une situation économique très favorable et d’une ouverture d’esprit qui a permis de monter des productions exceptionnelles et même parfois délirantes.

l. l.-n. : Vous cherchez à enrichir le répertoire contemporain pour sheng mais vous semblez aussi vouloir élargir son public.

w. w. : Effectivement, je souhaiterais mentionner Changes (2003) du compositeur allemand Enjott Schneider. C’est la toute première oeuvre écrite pour sheng et orchestre. Elle a été très chaleureusement accueillie par le public à travers le monde et particulièrement en Asie où les spectateurs ne connaissent souvent pas bien cet instrument. Lorsque nous diffusons le répertoire contemporain pour sheng, il est important, dans un premier temps, de choisir des pièces qui facilitent cette première rencontre. Il existe différentes esthétiques mais nous devons nous assurer, dans une certaine mesure, que les oeuvres répondent aux aspirations du public. Cependant, je dois dire que les recherches pointues en acoustique, organologie et musicologie autour du sheng me tiennent toujours à coeur et qu’il est aussi indispensable d’ouvrir au public toutes les esthétiques de la création contemporaine.

l. l.-n. : Pouvez-vous me décrire les prochaines étapes du projet de recherche « Forêts de bambous », dans lequel vous vous êtes investi avec beaucoup d’énergie ?

w. w. : Je travaille avec Alexis Baskind sur les méthodes et techniques d’amplification d’un sheng à 37 tuyaux équipé d’un résonateur partiel pour assurer la qualité d’amplification. Nous souhaitons équilibrer le volume et le timbre entre les différents registres et les différents tuyaux[3]. Les résultats d’amplification testés à Berlin en 2020 vont être vérifiés dans une véritable salle de concert, celle du Centre National de Création Musicale (gmem-cnmc) de Marseille à l’occasion de deux résidences prévues en 2021 et 2022. D’abord, la diffusion du son amplifié se fera à partir de huit ou seize haut-parleurs, l’idée étant de proposer au public placé au centre du dispositif une écoute équivalente à celle que je perçois en tant qu’interprète. Aussi, je voudrais par ailleurs citer les recherches de Pierre Couprie sur l’analyse des caractéristiques de la spatialisation à partir d’orchestres de haut-parleurs comme les acousmoniums[4]. Sa méthode de captation audio en 3d et de représentation permettrait de mieux comprendre le système (très personnel) des doigtés du sheng (lié à la capacité de chaque interprète) et d’analyser les caractéristiques des modes de jeux contemporains que je développe depuis vingt ans. Ces observations seraient utiles tant pour les compositeurs que pour les musicologues. En tant que musicien jouant sur un instrument traditionnel, tous ces projets de recherche me semblent aussi rares que précieux !