Corps de l’article

Introduction

L’expérience d’immigration est une expérience unique au cours de laquelle de grands changements d’ordres socioculturels, linguistiques, communicationnels, économiques et autres sont imposés aux immigrants. Ayant en général d’ores et déjà franchi les étapes fondatrices de socialisation avant son immigration, le nouvel arrivant porte l’héritage socioculturel de son milieu, c’est-à-dire les valeurs, les façons d’être, d’agir et de penser, propres à son groupe d’origine. Il se trouve ensuite immergé dans un environnement où il ne peut plus se référer pleinement à son code culturel de base (Schutz, 2003). L’immigrant est supposé vivre une nouvelle socialisation à ce nouvel environnement, ou encore une resocialisation, qui l’engage dans une négociation culturelle et identitaire (Eisenstadt, 1956).

Le présent article est basé sur ma recherche doctorale sur le rôle spécifique de la télévision québécoise, lieu d’expression de l’identité et de la culture locales, dans le processus de resocialisation des immigrants d’origine tunisienne nouvellement établis au Québec. L’étude a pour objectif de comprendre comment la réception et l’interprétation des contenus télévisuels québécois peuvent provoquer chez les immigrants une prise de conscience de la nécessité d’ajuster leurs cadres de référence et leur fournir des ressources pour le développement de nouvelles compétences socioculturelles et communicationnelles.

Cette recherche s’inscrit dans la lignée des études sur la réception interculturelle qui, à l’origine, ont été développées en réaction à la thèse de l’« impérialisme culturel » ayant accompagné la diffusion transnationale des programmes télévisuels. Ces études ont mis l’accent sur l’activité du téléspectateur et ont montré que la réception de ces programmes doit être considérée sous l’angle de la négociation de sens, et non pas sous l’angle de l’absorption des messages (Mattelart, 2002). En se situant dans un contexte particulier, celui de l’expérience migratoire, j’aborde la réception interculturelle sous l’angle de la resocialisation pour essayer de comprendre dans quelle mesure les contenus télévisuels du pays d’accueil sont susceptibles de rapprocher l’immigrant de la société d’accueil et de le préparer à y prendre part.

Les études de réception interculturelle indiquent que le sens critique du récepteur agit comme un filtre des messages télévisuels et protège sa culture d’origine. Pour ma part, endossant la conception de la théorie de la réception active (Ravault, 1996; Rodriguez, 1996), qui valorise la subjectivité du récepteur et reconnaît que l’interprétation des messages est orientée, entre autres, par ses intentions et ses objectifs, je m’interroge sur la façon dont le sens critique du récepteur-immigrant lui permet de s’adapter à ses nouvelles conditions sociales et à ses objectifs d’intégration en lui permettant de s’ouvrir aux significations et aux modèles socioculturels proposés par la télévision et de les conjuguer avec son héritage, de manière à retrouver son équilibre au sein de la société d’adoption.

Sans faire une présentation exhaustive de mes résultats de recherche, l’article met de l’avant les mécanismes mobilisés pour la construction de sens des contenus télévisuels. En effet, l’interprétation des messages télévisuels de même que les jugements qui en résultent reposent sur deux éléments : 1) la mise en relation des représentations télévisuelles avec les expériences sociales vécues dans le pays d’accueil; et 2) l’héritage socioculturel des immigrants, notamment leur culture télévisuelle aux multiples influences et marquée par des pratiques médiatiques inhérentes au contexte de mondialisation communicationnelle. L’accès à une panoplie de médias étrangers, facilité par les nouvelles technologies numériques et satellitaires, aurait contribué à former les goûts des participants, leurs valeurs et leur conception du monde (Sampson, Treves-Habar et Millward, 2009). La construction du sens des contenus télévisuels se révèle alors être au croisement des champs de la communication interculturelle et internationale.

Avant de développer ces résultats, j’exposerai, dans les pages qui suivent, les fondements théoriques de l’idée voulant que la resocialisation constitue un phénomène de communication interculturelle, suivis des principaux choix méthodologiques ayant guidé l’étude de terrain. Je présenterai en terminant ce que les participants considèrent être les traits caractéristiques de la télévision québécoise selon leurs standards télévisuels.

La resocialisation comme un phénomène de communication interculturelle

La resocialisation est définie selon les termes de Montoussé et Renouard (2012), comme une acception plus large de la socialisation secondaire (Berger et Luckmann, 1996). Elle concerne les expériences qui impliquent des changements majeurs et qui nécessitent un grand effort d’adaptation. La transplantation d’un immigrant dans un pays d’adoption constitue probablement la plus difficile épreuve de resocialisation qu’il soit donné de vivre à l’âge adulte (Rocher, 1992). Confronté à un contexte socioculturel nouveau, il prend conscience de la nécessité d’ajuster et de réorganiser son système de référence (Thomas, 1918; Schutz, 2003). Les immigrants doivent composer avec les contradictions ressortant de la confrontation de deux univers socioculturels, avec les tensions que cela peut provoquer au regard de leurs convictions personnelles (Kim, 2001; Schutz, 2003; Yim, 2000).

La resocialisation de l’immigrant au pays d’accueil est un phénomène interactionnel complexe. Il relève de la communication interculturelle définie comme « a transactional, symbolic process involving the attribution of meaning between people from different cultures » (Gudykunst et Kim, 1984, p. 14). Pour Hsab et Stoicu (2011), il s’agit d’une relation de coprésence entre des acteurs porteurs de cultures différentes, qui combine à la fois les expériences personnelles immédiates et les expériences médiatiques.

C’est au cours de l’interaction communicationnelle que les immigrants mettent en œuvre leur culture, perçoivent et construisent les significations puis, agissent ou réagissent en conséquence en ajustant ou transformant, le cas échéant, leur cadre de référence initial accomplissant ainsi des séquences du processus d’intégration (Yim, 2000, p. 70).

Dans les faits, la resocialisation s’effectue au contact des différents agents de socialisation présents dans l’environnement de l’immigrant y incluant les médias. Selon le modèle d’intégration de Kim (2001), l’individu est relié à la société d’accueil grâce à des mécanismes de communication personnelle, sociale et massmédiatique, lui permettant d’acquérir les compétences communicationnelles du pays hôte, c’est-à-dire les aptitudes cognitives, affectives et opérationnelles indispensables pour que les individus puissent s’organiser dans et avec le milieu socioculturel (Kim, 2001).

La télévision et les médias en général ont beaucoup été réfléchis en tant qu’agents de socialisation et de resocialisation. Une longue tradition de recherche s’est attachée à établir et à documenter leur rôle dans l’apprentissage social et la négociation identitaire. Selon McQuail (2005), la socialisation par les médias est « la contribution informelle des médias à l’apprentissage et l’adaptation des normes, des valeurs et des attentes de comportement, en particulier les rôles et les situations sociales » (p. 269). Au Québec, de nombreux chercheurs se sont intéressés à l’écoute des médias de masse du pays d’accueil par les communautés culturelles, à partir de perspectives et d’angles différents (Bérubé, 2008; Dalisay, 2012; Giroux et Sénéchal, 1995; Kim, 2001; Lachance, 1994; Millette, Millette et Proulx, 2012; Millette et Proulx, 2013; Moon et Park, 2007; Proulx, 1994; Proulx et Bélanger, 1996; Ridjanovic, 2007; Yobé, 1996). Ils ont conclu que ces médias ont un rôle important à jouer à l’égard du processus de resocialisation des immigrants et de la négociation identitaire qu’il implique, notamment pendant la première période d’installation, lorsque les relations interpersonnelles avec la communauté d’accueil sont encore rares et difficiles. Il est en effet possible de penser qu’en offrant aux immigrants une occasion dénuée de stress d’établir un premier contact avec la société d’accueil, les médias favorisent le développement des compétences communicationnelles et de l’assurance nécessaires à l’établissement de véritables liens sociaux avec ses membres.

Qui plus est, la télévision suggère aux nouveaux arrivants des modèles d’insertion à travers les représentations médiatiques de son propre groupe et des communautés immigrantes de manière générale. L’idée de retrouver au petit écran des modèles qui sont proches de leur réalité pourrait favoriser l’identification à la communauté d’accueil et le développement du sentiment d’appartenance (Bérubé, 2008; Proulx et Bélanger, 2001). Le rôle de la télévision se poursuit ensuite, au-delà des premiers jours d’installation, pour maintenir le lien social et assurer la compréhension et le respect entre la communauté hôte et les groupes culturels en présence. La télévision, comme tous les autres médias, devrait alors refléter la société dans son hétérogénéité et s’assurer d’une représentation équitable de la diversité culturelle, ce qui pourrait l’aider à se comprendre et à s’assumer comme une société pluriculturelle. La représentation de la diversité manifesterait simultanément l’ouverture à l’Autre de la société d’accueil et générerait un meilleur climat entre natifs et immigrants (Bérubé, 2008; Diamballa, 2016; Giroux et Yobé, 1994; Proulx, 1994; Proulx et Bélanger, 2001).

L’étude de Jourdan et Hoffmann-Schickel (2008), portant sur le cas précis de la Norvège, nous donne un exemple où les médias, notamment la télévision, sont massivement mobilisés pour rapprocher les immigrants et la communauté d’accueil. Les politiques publiques en matière d’intégration des immigrants sont relayées par divers médias. Des messages publicitaires sur la discrimination, le respect d’autrui et l’immigration sont diffusés à la radio, à la télévision et dans divers journaux. De plus, des émissions de télévision qui relatent des histoires et des récits de vie des immigrants sont conçues afin de sensibiliser les Norvégiens aux conditions des immigrants et à leurs réalités. Dans la même optique, d’autres contenus visant à faire connaître les cultures étrangères sont faits et présentés conjointement par des Norvégiens et des immigrés afin d’attirer une audience diversifiée (Jourdan et Hoffmann-Schickel, 2008). En revanche, dans d’autres contextes où l’intégration des immigrants et les questions sur l’identité nationale constituent des enjeux publics largement relatés par les médias, notamment la télévision, les contenus diffusés pourraient être porteurs de stéréotypes et de préjugés qui irritent les immigrants. Au lieu de répandre les valeurs de tolérance et de cohabitation, les médias amplifient ainsi les écarts socioculturels entre les communautés (Halloran, 1998; Keshishian, 2000; Proulx et Bélanger, 2001; Van Dijk, 1989).

Dans cette étude, l’écoute de la télévision québécoise est envisagée comme un agent de resocialisation agissant de concert avec d’autres, l’objectif étant d’étudier ce qu’en font les immigrants, de quelle manière ils s’approprient ou non ses contenus, les mettent ou non à contribution dans leurs efforts de resocialisation. La construction du sens qui résulte de l’ensemble des interactions avec les différents agents de socialisation du nouveau milieu – incluant les médias – détermine l’attitude de l’immigrant et oriente l’évolution du processus de resocialisation (Guilbert, 2007). Cependant, il est important de signaler que ce processus émotionnel et intellectuel complexe est dynamique, indéfini dans le temps et unique pour chaque personne. Il dépend des prédispositions de celle-ci et de son expérience personnelle (Bourbeau, 2004). Ce processus peut amener les immigrants à une appropriation progressive du système de valeurs de la société d’accueil et à l’acquisition des compétences communicationnelles, ou provoquer chez eux des formes de résistance et les placer dans une posture défensive afin de protéger leur culture. Les cas extrêmes mènent à la marginalisation des immigrants, incapables de s’impliquer dans le tissu social, se repliant dans les ghettos ou encore renoncent à leur projet d’immigration (Camilleri, 1998; Hutnik, 1956).

Choix méthodologiques

Afin d’atteindre mes objectifs de recherche, j’ai privilégié une méthodologie qualitative inductive basée sur les techniques d’entretien individuel en profondeur suivis de groupes de discussion avec les mêmes participants de manière à approfondir leurs propos. Étant donné que ma problématique fait de la période d’amorcement du processus de resocialisation un moment central, j’ai recruté des individus qui sont installés au Québec depuis une période ne dépassant pas trois années. Ces participants sont tous d’origine tunisienne, un groupe dont l’immigration est relativement récente, mais en constante croissance, et qui n’a pas fait l’objet d’études spécifiques au Québec, sauf dans certaines recherches comme membre de la communauté maghrébine (Millette, Millette et Proulx, 2010). Le choix de sujets tunisiens est d’autant plus intéressant que la société québécoise et la société tunisienne sont très différentes du point de vue religieux, culturel, sociopolitique, historique, climatique, ce qui suppose un grand effort d’adaptation et annonce une confrontation culturelle importante pour les nouveaux arrivants, et ce, même si la société tunisienne, à l’instar de la société québécoise, demeure très hétérogène[1]. J’ai rencontré au total 17 personnes, dont sept hommes et dix femmes de tranches d’âge variées et ayant immigré au Québec en famille ou individuellement. Au moment où se tenaient les entretiens, la plupart avaient un travail, les autres étaient sans emploi ou encore aux études. Certains habitaient à Montréal, alors que d’autres étaient établis dans la ville de Québec. Mon groupe de participants se veut ainsi diversifié, afin d’observer différentes expériences et différents rapports à la télévision locale.

Pour ce qui est des contenus télévisuels concernés par cette recherche, les seules balises que j’ai établies sont à l’effet que l’écoute télévisuelle qui m’intéresse est celle de chaînes locales. Par fidélité à mon approche inductive, j’ai fait le choix de ne pas cibler des chaînes ou des émissions particulières afin de découvrir quels sont les contenus télévisuels écoutés par les immigrants tunisiens et pour quelles raisons.

Résultats

Les immigrants face à l’incompréhension des contenus télévisuels

L’analyse des propos des immigrants révèle, tout d’abord, que la télévision est rarement mobilisée, du moins intentionnellement, comme source d’apprentissage sur la société d’accueil. Bien qu’elle soit omniprésente dans le quotidien des participants, l’écoute télévisuelle est principalement liée à des besoins de divertissement. Elle n’est pas perçue comme un outil susceptible de les aider dans leur resocialisation, contrairement à d’autres sources d’informations jugées plus efficaces pour apprendre sur la nouvelle société et s’y adapter, comme le recours à la communauté d’origine, la socialisation directe avec la communauté d’accueil ou encore l’usage d’Internet. Cela est d’autant plus vrai que l’écoute de la télévision locale est entravée par des difficultés de compréhension, les contenus télévisuels mobilisant des codes langagiers et socioculturels que ne maîtrisent pas les nouveaux arrivants. À ce propos, trois motifs ont été évoqués : les difficultés avec le parler québécois; la méconnaissance du contexte général de la société québécoise; les différences formelles entre la télévision québécoise et les télévisions auxquelles ils ont été habitués, soit les chaînes tunisiennes, françaises et arabes.

Dès les premiers contacts avec la communauté locale, les répondants, pourtant issus d’un pays francophone, ont été surpris par l’accent québécois, qui leur était pratiquement incompréhensible, ce qui posait un obstacle non seulement à l’établissement de relations sociales, mais aussi à la compréhension des contenus diffusés sur les chaînes de télévision locales. Aussi, écouter la télévision locale aux premiers jours d’immigration, c’est plonger dans un univers totalement étranger. L’immigrant se sent déphasé parce qu’il ignore le contexte général, ne connaît pas les acteurs et ne comprend pas les sujets abordés.

Les immigrants relèvent aussi des différences qui portent sur la forme même des messages, comme les modes d’expression orale et le ton de parole. Ainsi, certaines émissions sont si différentes pour les immigrants qu’ils perdent rapidement l’envie de les suivre. Ils se tournent, dans plusieurs cas, vers la chaîne TV5, dont l’influence française sur la programmation est assez prononcée, ou encore vers des fictions américaines (séries ou films traduits). Les immigrants délaissent donc les productions québécoises pour des contenus dont le contexte de production et les codes leur sont familiers.

Si les deux premiers motifs évoqués étaient plutôt prévisibles, il est en revanche fort intéressant de constater que les difficultés à comprendre les codes télévisuels québécois ont rendu difficile, pour les répondants, de faire de la télévision une première source d’apprentissage sur la société québécoise. De manière imprévue, il s’avère que c’est à la télévision, à ses codes, à sa programmation, à son rythme et à son ton que l’immigrant doit d’abord s’adapter s’il veut pouvoir l’utiliser comme un moyen d’adaptation à la vie sociale. On peut même se demander si la fonction de resocialisation de la télévision ne se résume pas, essentiellement, à cette familiarisation aux codes télévisuels, lesquels sont inextricablement liés aux codes socioculturels de la société dans laquelle ils ont cours. Les nouveautés perçues par l’immigrant dans le contenu et la forme des messages en font un univers étrange, induisant un sentiment d’inconfort et requérant un effort pour acquérir les compétences nécessaires à son intelligibilité.

L’écoute télévisuelle comme expérience sociale

Les témoignages recueillis montrent que la télévision locale prend progressivement de la place dans la vie des immigrants. L’intérêt pour les chaînes québécoises se développe à la suite de l’instauration de liens sociaux, notamment dans le cadre professionnel. Et c’est bien souvent pour entretenir ces liens que les immigrants se tournent vers la télévision, qui est ainsi plus ou moins consciemment mobilisée comme un outil de resocialisation. Les immigrants vont alors puiser dans ses émissions des contenus et des référents qu’ils mobiliseront pour enrichir leurs interactions sociales avec leur entourage. Expériences sociales et écoute de la télévision s’alimentent donc mutuellement. Les immigrants expliquent que, d’une part, en regardant la télévision, ils comprennent ce qui les entoure dans la vraie vie et, d’autre part, les expériences sociales réelles les incitent à écouter les contenus télévisuels et en facilitent la compréhension. Dès lors, pour la plupart des répondants, la télévision québécoise n’apparaît pas comme une première fenêtre sur la société d’accueil, mais constitue plutôt une composante de l’expérience d’immigration. Son usage et ses effets se confondent aux expériences sociales de l’immigrant qui n’a pas été exposé aux produits télévisuels locaux avant d’arriver au Québec.

L’analyse des témoignages indique que les participants, au moment d’interpréter les contenus de la télévision québécoise, mobilisent deux types de références : les références à la société d’accueil et les références à l’héritage socioculturel et télévisuel. En effet, les mises en situation représentées à la télévision évoquent pour beaucoup d’entre eux des situations effectives qu’ils ont vécues ou qu’ils sont susceptibles de vivre. Cette tendance à mettre en relation les contenus télévisuels avec la vie quotidienne est probablement courante chez tous les téléspectateurs. Elle revêt toutefois un sens particulier pour les participants, puisqu’elle leur permet de vérifier s’ils possèdent les compétences communicationnelles nécessaires pour être fonctionnels dans leur nouvel environnement. C’est pour eux l’occasion de développer ces compétences à travers des situations et des expériences vécues par procuration. Ce constat rejoint les propos de Kim (2001), pour qui les compétences communicationnelles, qui se trouvent aux fondements des différentes formes de communication au sein de la communauté d’accueil, sont pour l’immigrant nécessaires dans les interactions avec les agents de resocialisation, qui permettent en même temps de les cultiver.

La référence à une culture télévisuelle multiple

Par ailleurs, les témoignages recueillis indiquent que la lecture des messages télévisés repose pour l’essentiel sur l’héritage socioculturel des immigrants, particulièrement sur leur culture télévisuelle et leurs expériences antérieures comme téléspectateurs. Les participants réfèrent constamment aux programmes auxquels ils sont habitués pour interpréter et juger les contenus de la télévision québécoise. Ils appréhendent les situations qui y sont dépeintes en fonction des normes socioculturelles et télévisuelles de leur milieu d’origine. À ce propos, il importe de préciser que la culture télévisuelle des immigrants tunisiens est marquée par des influences multiples. Elle est d’une part imprégnée par les contenus télévisuels tunisiens produits dans un environnement de censure et de répression politique[2]. D’autre part, les Tunisiens sont de grands consommateurs de télévision française. Certaines chaînes françaises sont accessibles dans le pays sur le réseau hertzien national depuis 1988 (Mostefaoui, 1995). Aujourd’hui, avec la télévision numérique et satellitaire, des dizaines d’autres sont captées à partir de la Tunisie. La popularité de la télévision française s’explique par la proximité culturelle et historique de ces deux pays. Pendant près d’un siècle, la Tunisie a été une colonie française et a subi les tentatives d’assimilation culturelle et identitaire. La langue et la culture françaises se sont bien propagées auprès de la population. Aujourd’hui, après plus de 50 ans d’indépendance, le français demeure la deuxième langue parlée au pays, après l’arabe, et les canaux français sont toujours populaires. De même, lors de la dernière décennie, avec la généralisation des antennes paraboliques et des autres systèmes de diffusion par satellite, de nouvelles chaînes se sont imposées dans le paysage audiovisuel. Elles émettent cette fois de pays arabes tels que le Qatar, l’Égypte, les Émirats, le Liban, la Syrie ou l’Arabie Saoudite (Guaaybess, 2005). Qu’elles soient des chaînes généralistes, d’information ou de divertissement, elles diffusent une culture orientale distincte de la culture française. Sans pour autant anéantir la popularité des chaînes françaises, elles ont captivé une grande part de l’audience et ont introduit dans l’imaginaire collectif de nouveaux schèmes et modèles socioculturels et télévisuels. Ces chaînes ont favorisé le rapprochement avec les pays arabes qui partagent avec la Tunisie non seulement la langue, mais aussi la religion musulmane et des siècles d’histoire commune (Guaaybess, 2005). Les chaînes les plus populaires sont Al Jazeera, Al Arabeya, MBC, BBC, Rotana, Dream TV et Dubai TV. La popularité de ces multiples canaux, qui représentent des cultures différentes, reflète et favorise en même temps l’hétérogénéité de la culture des Tunisiens, bien inscrits dans l’ère de la mondialisation des médias depuis des décennies.

La disposition des participants à appréhender les contenus québécois à la lumière de leur propre culture télévisuelle les conduit à centrer leur attention sur ce qu’ils considèrent être des traits distinctifs de la télévision québécoise et à exprimer des jugements à leur égard. Les participants se sont spontanément prononcés sur ce qui les a marqués positivement ou négativement, ce qui leur a semblé ou non intéressant, divertissant, instructif ou encore décent. Lors de l’analyse des propos recueillis, les traits caractéristiques de la télévision québécoise relevés par les répondants ont été départagés selon le jugement, favorable ou non, exprimé à leur sujet par la majorité des participants. Les points de vue discordants ont aussi été pris en considération afin de présenter le portrait le plus juste possible de la manière dont les participants à cette étude perçoivent la télévision québécoise. En résumé, les traits caractéristiques jugés favorablement se rapportent principalement au rôle citoyen de la télévision, à sa fonction comme lieu de débat public ainsi qu’à l’influence de la télévision française sur sa programmation, tandis que les traits jugés négativement concernent essentiellement la tendance « québécocentriste » qui caractérise la programmation, son côté sensationnaliste inspiré de la télévision américaine et les représentations de la famille et de la sexualité à l’écran. Les perceptions positives stimulent généralement l’écoute et l’adhésion aux contenus de ces programmes, tandis que les perceptions négatives conduisent aux effets contraires et expriment une mise à distance de certains traits culturels représentés dans les productions télévisuelles québécoises et jugés incompatibles avec le système de valeurs premier de l’immigrant. Il est dès lors possible de considérer que la façon dont l’immigrant accueille ces différences traduit son degré d’ouverture à la société d’accueil et informe quant au rôle de la télévision dans son processus de resocialisation.

Une télévision citoyenne

La comparaison avec les produits télévisuels consommés en Tunisie donne lieu à des jugements favorables à l’endroit de la télévision québécoise, qui fournit une information de proximité étroitement liée aux préoccupations quotidiennes des citoyens et est considérée comme étant largement en avance sur le plan de la liberté d’expression et de la contribution au débat public. C’est ce qui la distingue des télévisions tunisiennes qui, jusqu’en 2011, étaient les porte-voix d’une seule partie en marginalisant, voire en réduisant au silence, les autres. Le climat de démocratie et de liberté, qui se manifeste dans tous les genres télévisuels des nouvelles, aux émissions d’humour en passant par les émissions d’affaires publiques, est apparu comme un trait culturel qui démarque les Québécois et leurs productions télévisuelles. Les participants ont souligné les changements advenus à la télévision tunisienne à la suite de la révolution de 2011. Désormais accessibles aux Tunisiens à l’intérieur et à l’extérieur des frontières, libérées du contrôle politique, les chaînes de télévision, disent-ils, se montrent désormais plus proches des préoccupations des citoyens et osent traiter de sujets jusque-là tabous. Quelques mois de cette nouvelle réalité médiatique en Tunisie auront suffi pour modifier en profondeur les perceptions des participants, qui ne voient plus la liberté d’expression et la transparence comme des originalités de la télévision québécoise.

Une télévision à l’identité hybride

En parlant de l’offre télévisuelle globale, plusieurs répondants ont déclaré que la télévision québécoise n’a pas d’identité propre qui s’exprime dans sa programmation. Elle constitue à leurs yeux un mélange d’influences américaines et françaises. Et quand la programmation est appréciée par les participants, c’est davantage pour son côté français, tandis que l’influence américaine est critiquée pour sa visée commerciale et sensationnaliste. La télévision française constitue ainsi un repère pour de nombreux répondants. Étant familiers avec le contexte français, ils la trouvent non seulement plus attrayante, mais aussi plus enrichissante et éducative que la télévision québécoise. Selon ces répondants, les contenus instructifs de la télévision québécoise, comme Les grands reportages[3] sur ICI RDI et La facture[4] sur ICI Radio-Canada télé, sont rares, alors qu’une part importante de la programmation est consacrée à des émissions triviales dédiées aux faits divers et au sport. Les chaînes de télévision québécoises sont jugées peu créatives. Quand elles ne diffusent pas des émissions produites intégralement aux États-Unis, elles font des adaptations québécoises de concepts d’émissions conçus aux États-Unis, tels que les spectacles musicaux ou les émissions de téléréalité de toutes sortes. C’est le cas des chaînes comme Canal V et Canal D[5] qui, même si elles sont écoutées par de nombreuses personnes, ont tendance à suivre le modèle commercial de la télévision américaine et à ne pas offrir un contenu substantiel. Comme l’exprime ce participant :

Ils n’ont pas beaucoup de productions. Ils sont suiveurs des Américains. Ils ont les mêmes sources d’information, ils diffusent les mêmes programmes, surtout les programmes de téléréalité, les shows et les programmes de variété. Que du commercial, que du sensationnel. Ne parlons pas des films et des téléséries. Sinon, ils reprennent les mêmes idées de programmes et en font une adaptation québécoise. Mais dans le fond, ils n’apportent rien de nouveau.

Il est intéressant de noter que l’emprunt de concepts ou de contenus n’est critiqué par les répondants que lorsqu’il s’agit de productions américaines. Quand une chaîne comme ICI RDI reprend des contenus informationnels de France 2, c’est au contraire bien apprécié par certains répondants, qui retrouvent alors un produit médiatique familier et portant généralement une dimension internationale.

Une télévision « québécocentriste »

La comparaison avec les chaînes arabes est généralement établie au moment de constater la faible présence d’informations internationales sur les chaînes québécoises et leur tendance à se centrer sur la seule communauté locale. Les chaînes arabes, particulièrement celles d’information comme Al Jazeera et Al Arabia, sont en effet appréciées des Tunisiens pour leur ouverture, non seulement à de nombreux pays arabes, mais aussi au monde occidental. Habitués à ce type de chaînes, à leur arrivée au Québec, ils souhaitent demeurer informés des affaires internationales qui les intéressent et sont également curieux de connaître le point de vue québécois sur différents enjeux internationaux. Toutefois, la programmation de la télévision québécoise consacre peu d’espace à la couverture internationale, notamment celle des pays arabes, ce qui donne à beaucoup de répondants la désagréable impression d’être dans un environnement clos. Ils sont frustrés de n’avoir pas accès à une information internationale riche et de ne pouvoir recevoir de nouvelles de leur pays d’origine par les chaînes locales. Le peu de valorisation de ces contenus à la télévision québécoise, remarquent certains participants, se traduit aussi dans la grille horaire, alors que des émissions de qualité à vocation internationale sont diffusées à des moments peu susceptibles de leur attirer des auditoires intéressants. Ce constat est d’ailleurs confirmé par les spécialistes et les professionnels des médias québécois, qui observent également une marginalisation de l’information internationale dans les médias québécois, en dépit du progrès technologique qui offre de nouvelles opportunités pour le journalisme à l’étranger. Selon l’édition 2012 du rapport d’Influence communication sur l’État de la nouvelle[6], « l’information internationale occupe un maigre 0,54 % de l’espace médiatique québécois, contre 10,04 % au Canada et 12,77 % à l’échelle mondiale ».

La plupart des participants de l’étude valorisent certes le fait que la télévision offre des contenus au cœur des préoccupations quotidiennes de son public; cependant, ils regrettent que cela se produise au détriment des nouvelles internationales. Par ailleurs, la chaîne d’information ICI RDI[7] est perçue comme étant la plus ouverte sur le monde, bien que pas suffisamment au goût des participants. La programmation télévisuelle québécoise est ainsi fortement critiquée pour son « québécocentrisme », entendu comme une tendance à n’accorder de l’importance qu’à ce qui est québécois, à manquer d’ouverture au monde extérieur, incluant les communautés immigrantes qu’on tarde à considérer comme parties prenantes de la société québécoise. En effet, le point de vue majoritaire veut que la télévision québécoise, contrairement aux télévisions française, états-unienne et même canadienne-anglaise, marginalise les communautés immigrantes dans sa programmation, une marginalisation qui se traduit par l’absence d’émissions traitant de sujets qui les préoccupent ainsi que par la faible présence physique des individus issus de l’immigration sur les écrans de télévision.

Les répondants soulignent que le « québécocentrisme » des médias québécois a des répercussions profondes sur la société québécoise et sa capacité d’intégrer les immigrants. Les médias, et particulièrement la télévision, sont ainsi accusés de contribuer aux limites des Québécois en matière de culture générale et à leur faible connaissance des autres peuples et cultures. « Pas besoin d’aller très loin; les Québécois ne savent même pas ce qui se passe dans le reste du Canada », déclare une participante. « C’est pour cette raison, explique-t-elle, que l’intégration des immigrants dans une communauté qui ne sait rien de leur vie antérieure et de leur culture d’origine est inévitablement compliquée ». Lors des groupes de discussion, certains participants soulignent que la couverture internationale s’est beaucoup améliorée avec les révoltes populaires arabes[8]. Les chaînes québécoises ont essayé de suivre les évènements, même si les commentaires et les analyses n’étaient pas suffisamment riches, ce qui s’explique, d’après les répondants, par le peu de journalistes spécialisés dans la région et la méconnaissance du contexte. Fait intéressant, les mêmes participants qui soulignaient l’objectivité de la télévision québécoise dans le traitement des affaires nationales et locales l’accusent de partialité en matière d’affaires internationales. Ils en tiennent pour preuve, notamment, la couverture du conflit israélo-palestinien qui, selon eux, affiche sans modération un parti pris israélite. Cependant, l’un des répondants remarque qu’ICI RDI a le mérite de vouloir développer sa propre vision du monde en envoyant des correspondants pour couvrir les évènements à l’international[9].

J’étais curieux de savoir quel est le regard que portent les Nord-Américains sur la région du monde arabe, sur les conflits au Proche-Orient et la situation au Maghreb. J’ai remarqué qu’il y a une grande influence des médias américains sur les médias canadiens et québécois spécifiquement. Certaines idées importées des États-Unis sont reprises telles quelles par les médias d’ici sans être réfléchies. Cependant, je me réjouis de voir qu’il y a des Québécois qui s’opposent à ces idées et qui le font en s’appuyant sur les valeurs québécoises qui sont fondamentalement contraires aux valeurs des Américains. Cela me rassure de voir des gens qui réfléchissent et qui ne suivent pas bêtement. RDI essaie de développer son autonomie en envoyant ses propres correspondants dans différents pays, mais cela ne change pas grand-chose. Concernant la question du conflit israélo-palestinien, il ne peut échapper à aucun téléspectateur que RDI, comme les chaînes américaines, sympathise avec le camp israélien. Les Canadiens devraient développer leurs propres médias à partir de leur propre culture et leurs propres valeurs. C’est important pour les Québécois aussi, surtout s’ils veulent devenir un pays indépendant.

L’étude de Millette et Proulx (2013) arrive au même constat. Les immigrants interrogés soulignent les lacunes ou parfois les biais dans la couverture internationale, en particulier concernant l’actualité des pays arabes. Les nouvelles québécoises sont décrites comme étant trop locales, n’accordant que trop peu d’importance aux crises se déroulant dans d’autres régions du monde. D’après les auteurs, les critiques des participants sont renforcées par des pratiques d’information combinant des usages de chaînes d’information de différentes origines.

Conclusion

Le regard porté sur les contenus télévisuels québécois est teinté par l’héritage et les expériences passées de l’immigrant, notamment par sa fréquentation de chaînes de télévision variées appartenant au paysage médiatique local et international. Les participants rencontrés témoignent d’une culture télévisuelle large et consomment une panoplie de productions étrangères rendues disponibles partout grâce à l’internationalisation des médias. Ces contenus marquent l’imaginaire et font office de référence pour juger tout nouveau contenu auquel la personne est exposée. Les contenus de la télévision québécoise sont ainsi jugés, paradoxalement, « québécocentristes » et fortement influencés par les standards américains.

Habitués à naviguer dans un espace médiatique ouvert, les participants, en arrivant au Québec, n’ont pu s’identifier aux contenus de la télévision locale, qui semblent centrés sur une société qu’ils connaissent encore très peu. Par la marginalisation de la diversité sociale et de l’information internationale, la télévision québécoise ne représente pour le nouvel arrivant ni un miroir ni une fenêtre sur le monde, pour emprunter l’expression de Mehl (1992). Elle ne constitue pas un miroir de la société d’accueil où l’immigrant peut s’y reconnaître comme un nouveau membre ni une fenêtre sur le monde où il peut continuer à s’informer sur son pays natal, sa région, ou encore les grands évènements de la scène internationale.

Ainsi, rendus invisibles à la télévision québécoise, incapables de décoder tous ses contenus de par leur méconnaissance du parler et du contexte socioculturel locaux, les immigrants ont tendance à privilégier l’écoute de contenus qui leur sont familiers sur les chaînes tunisiennes, françaises et arabes, ou encore par les fictions américaines. Dans ces conditions, la télévision québécoise ne peut être mobilisée comme agent de resocialisation. Elle s’avère dès lors inapte à assumer le rôle de lien social qu’on lui prête souvent, du moins si l’on considère le Québec comme une société d’immigration.

Ce n’est qu’après avoir développé des relations sociales que l’intérêt des immigrants vers les contenus télévisuels est éveillé et qu’elle se transforme en une ressource pour alimenter les conversations interpersonnelles et enrichir les relations sociales. Lors des échanges que nous avons eus, les informateurs ont démontré leur capacité à sélectionner des messages télévisuels de manière à répondre à des besoins spécifiques, à évaluer ces messages et à prendre position à leur sujet, conformément au modèle de la réception active (Rodriguez, 2006). Confrontés à une programmation télévisuelle qui ne correspond pas toujours aux standards auxquels ils sont habitués ni à un univers socioculturel familier, ils identifient ce qu’ils considèrent être des traits caractéristiques de la télévision québécoise qu’ils utilisent ensuite pour appréhender la société et se forger leurs perceptions et leurs attitudes à son égard.