Corps de l’article

Maletzle (1974) affirmait que « la communication internationale a lieu à l’échelle des pays ou des nations, c’est-à-dire à travers les frontières » (p. 478). Cette définition est le reflet de la vision des chercheurs du champ de la communication internationale de la fin de la Deuxième Guerre mondiale aux années 1970. En effet, pour Mowlana (1997), la communication internationale comme champ d’études a pour origine les traditions de recherche en relation internationale. Toutefois, dans un article sur l’état des lieux et les perspectives de recherche en communication internationale au 21e siècle, Agbobli (2011) souligne que « la tradition de recherche en communication internationale a singulièrement évolué au cours des dernières années » (p. 66). En effet, comme le constate ce chercheur, « on est passé d’une tradition issue de la fin de la Deuxième Guerre mondiale marquée par l’importance de la communication pour le développement à un champ de recherche éclaté qui traite de plusieurs objets (couverture médiatique, technologie de l’information et de la communication, diversité culturelle, etc.) et de zones géographiques différentes » (p. 66). L’étude des médias diasporiques en ligne s’inscrit dans ces nouvelles perspectives de recherche que les chercheurs en communication internationale se doivent d’explorer. L’objectif de la présente étude est d’identifier les motivations et d’analyser les stratégies utilisées par ces médias diasporiques en ligne pour influencer le traitement de l’information sur le continent africain. La présente étude va nous emmener à nous intéresser particulièrement à l’action des médias des diasporas africaines diffusant en ligne depuis le territoire canadien.

Ces médias numériques des diasporas apparaissent comme une tentative de réponse au déséquilibre des flux d’information dans le monde tant décrié il y a quelques décennies par les chercheurs critiques en communication (Schiller, 1969, 1976). Ils participent à l’émergence d’un espace public transnational (Fraser, 2005).

Il n’est plus un secret pour personne qu’avec la vulgarisation d’Internet et ses applications, les médias diasporiques participent en Afrique à la diversification des sources d’informations à côté des médias classiques locaux, souvent sous l’influence de forces politiques et des médias internationaux soupçonnés d’être des instruments au service de puissances « néocoloniales » occidentales. Les activités des médias des diasporas sur la toile laissent apparaître un « boom communicationnel » en matière de sources d’informations.

Le développement de l’Internet et des TIC va offrir aux diasporas l’occasion de s’informer et de se rapprocher plus aisément de la communauté d’origine et d’obtenir plus aisément des informations sur leur sphère géographique d’origine. C’est ainsi que, depuis plusieurs années, de nombreuses personnes issues des diasporas africaines en Occident (France, Belgique, Québec, etc.) se plaignent du traitement de l’information diffusée par les grands médias internationaux (RFI, France 24, TV5, etc.) et les médias locaux de l’actualité relative à l’Afrique. Ils dénoncent une approche caricaturale qui a pour corolaire une mésinformation des auditeurs et des téléspectateurs. L’absence de moyens à la portée des diasporas pour obtenir d’autres « sons de cloche » et pour débattre des questions politiques liées au continent africain a longtemps été considérée comme un handicap. C’est dans ce contexte qu’avec les opportunités qu’offre Internet depuis quelques années, une multitude de médias diasporiques diffusant en ligne ont fait leur apparition (Event News TV, Radio FM liberté, Radio CNE, Cameroon voice, Burkina 24 Radio, etc.) à l’initiative de citoyens issus de ces diasporas, avec pour ambition, entre autres, de permettre aux diasporas de faire entendre leur voix lors des crises politiques en Afrique et d’espérer influencer, par la même occasion, le traitement de l’information sur le continent. La cible de ces médias diasporiques n’est plus seulement les populations expatriées de leur pays d’origine vivant sur le même territoire qu’eux, mais leurs compatriotes immigrés sur d’autres territoires, les populations locales des lieux où ils résident et, surtout, leurs compatriotes vivant sur le territoire d’origine, d’où la vocation internationale de leurs productions médiatiques.

Pour atteindre notre objectif, nous avons réalisé une première étude qualitative exploratoire en janvier et en février 2015 auprès de quatre membres de la diaspora africaine au Canada, dont trois dirigeants et journalistes de radios diasporiques diffusant en ligne, tandis que le quatrième fut initiateur d’un site internet consacré aux informations relatives à son pays d’origine[1].

Tous les répondants ont été soumis au même guide d’entretien, qui portait sur leurs motivations et les objectifs de leur média, sur l’organisation mise en place pour son bon fonctionnement, sur leur vision et leur approche stratégique en matière de diffusion de l’information aussi bien dans leur pays d’origine, auprès de la diaspora dans leur pays d’accueil ou dans le monde que du public de leur pays d’accueil, sur leur positionnement par rapport aux médias des diasporas émettant via des canaux traditionnels et, enfin, sur les enjeux politiques de leurs activités. Pour la présente étude, l’analyse portera spécifiquement sur les réponses obtenues concernant leurs motivations et les stratégies utilisées pour atteindre leurs objectifs. Nous avons privilégié des questions ouvertes afin d’obtenir des réponses complètes et détaillées de la part de nos répondants. Les différents entretiens ont duré environ 45 minutes. Ils ont eu lieu, pour la plupart, en personne, à l’exception de JD, qui réside à Toronto et avec qui nous avons échangé par Skype. EI et CW nous ont reçus dans les locaux de Cameroon Voice à Montréal et, enfin, J-HY nous a rencontrés dans une aire de restauration à Montréal. Tous les entretiens ont été enregistrés à l’aide d’un dictaphone et ont fait l’objet d’une transcription.

Pour la rédaction de cet article, notre réflexion est organisée en trois parties : la première est consacrée à quelques considérations théoriques sur les diasporas à l’ère du numérique; la deuxième partie fait un bref état des lieux de l’espace public médiatique en Afrique; et, enfin, la troisième partie nous mène à l’identification et à l’analyse des stratégies de médias diasporiques en ligne pour influencer la diffusion des informations sur le continent africain et dans le monde.

Les diasporas et les technologies de l’information et de la communication

Dans cette section, après avoir défini les notions de diaspora et de communauté transnationale, nous nous intéresserons au contexte de l’émergence des communautés virtuelles diasporiques et à la contribution des technologies numériques à l’avènement d’espaces publics diasporiques.

Diaspora et communauté transnationale : essai de définition

Le mot diaspora vient du grec diasporein qui signifie « disséminer ». Selon Stociu (2013), ce serait la traduction de l’hébreu galut (exil et esclavage) et golah (communauté en exil). Bien que ce mot soit d’origine grecque, « il serait toutefois fidèle dans son ancrage dans l’histoire du peuple juif, un peuple dispersé, soucieux de garder sa spécificité communautaire » (Stoiciu, 2013, p. 11). Ce terme renvoie ainsi généralement à des communautés constituées à l’extérieur du pays d’origine.

Selon Anteby-Yémini et Berthomière (2005), l’usage du terme diaspora dans les sciences sociales est récent. En effet, comme l’indique Judith Shuval (2003), « avant les années soixante, les groupes immigrés devaient perdre leur identité ethnique et s’assimiler aux normes locales. Les groupes qui ne semblaient pas adopter ce modèle se voyaient refuser le droit d’entrer comme les Chinois au Canada, les “non-Whites” en Australie » (Judith Shuval, 2003, citée dans Anteby-Yemini et Berthomière, 2005, p. 139). C’est à la suite de l’émergence des théories de l’assimilation et de la notion d’intégration dans les années 1970 et 1980 que cette notion de diaspora sera utilisée plus fréquemment « pour décrire des migrants caractérisés par une identité ethnique et un sentiment communautaire fort » (Anteby-Yémini et Berthomière, 2005, p. 139).

C’est Sheffer (1986) qui propose les trois premiers critères pour une définition de la notion de diaspora. Selon lui, le premier critère est le maintien et le développement d’une identité collective propre au sein de groupe « diasporisé »; le deuxième est l’existence d’une organisation interne distincte de celle existant dans le pays d’origine et dans le « pays d’accueil »; et le troisième fait référence à la présence de liens forts avec la terre d’origine. Toutefois, pour certains auteurs, il est important que le concept de diaspora ne soit pas vu exclusivement du côté de la société d’origine, mais également de celui de la société d’accueil. La diaspora impliquant une relation duelle qui en fait sa richesse, la double intégration d’un individu issu de la diaspora lui permet de jouer un rôle de passeur. Selon Cohen (1997), aujourd’hui, « the term has changed again, often implying a positive and ongoing relationship between migrants’ homeland and their places of work and settlement » (s. p.).

Anteby-Yémini et Berthomière (2005) observent que les années 1990 vont voir émerger dans les recherches sur les diasporas les notions d’espace transnational, de communauté transnationale et de nations sans frontières. Il ressort des recherches un nouveau rapport au territoire qui induit une nouvelle perception de l’État-nation. Ainsi, Basch, Blanc et Shiller (1994, cités dans Anteby-Yemini et Berthomière, 2005) vont définir une citoyenneté qui va intégrer « ceux qui vivent physiquement dispersés à l’intérieur des frontières de nombreux autres États, mais qui participent socialement, politiquement, culturellement et souvent économiquement à l’État-nation de leurs origines » (p. 143).

Dans le contexte de la globalisation, la notion de diaspora sera régulièrement mêlée à celle de transnationalisme (Cohen, 1997; Van Hear, 1998). Pour Van Hear (1998, cité dans Anteby-Yemini et Berthomière, 2005), la notion de communauté transnationale est plus inclusive que celle de diaspora. Selon lui, elle engloberait « les diasporas, mais aussi les populations qui sont contiguës – plutôt que dispersées – et qui ne franchissent qu’une seule frontière » (p. 144). Dans l’approche de Kastoryano (2000), la notion de communauté transnationale renvoie à « des communautés composées d’individus ou de groupes établis au sein de différentes sociétés nationales, qui agissent à partir de références (territoriales, religieuses, linguistiques) et d’intérêts communs et qui s’appuient sur des réseaux transnationaux pour renforcer leur solidarité par-delà les frontières nationales » (p. 353). Pour Bruneau (2011), on se trouverait « en présence d’un nouvel espace de socialisation fondé sur des réseaux transnationaux qui relient pays d’origine et pays de résidence qui favorise la participation des immigrés à la vie des deux espaces nationaux » (s. p.). La communauté transnationale, pour ce chercheur, « se structure par une action politique dans les deux pays. Elle fait circuler les idées, les comportements, les identités et autres éléments du capital social. Elle construit une identité qui lui est propre » (s. p.). C’est dans ce sens que Kastoryano (2000) affirme que «[l]e transnationalisme fait du pays d’origine un pôle d’identité, du pays de résidence, une source de droits, et du nouvel espace transnational, un espace d’action politique associant ces deux pays et parfois d’autres encore[2] » (p. 358). Selon Bruneau (2011), « [d]ans une communauté transnationale, seul existe vraiment le lieu d’origine vers lequel l’individu est tout entier orienté », le lieu d’installation est pour l’individu « plus ou moins provisoire, toujours perçu comme un lieu de passage et non pas d’investissement personnel ou de reterritorialisation » (s. p.). Ainsi, ce chercheur en conclut que « ce rapport aux lieux et aux territoires fait toute la différence entre la diaspora et les autres formes de mobilité ou de transnationalité » (s. p.).

Selon Stociu (2013), « la diaspora s’impose comme une notion clef pour comprendre les enjeux de la mondialisation » (p. 13). L’étude des diasporas s’inscrit alors dans « une science de l’imaginaire » qui étudie le Web diasporique.

TIC et communauté diasporique

Hassane (2013) soutient, en ce qui concerne les usages de l’Internet par les diasporas noires aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en France, qu’il est possible de « dégager plusieurs niveaux qui correspondent à des moments et [à] des modes de production et d’appropriation de l’Internet » (p 121). Selon lui, le premier niveau serait celui d’un « Internet du je », qui se caractérise par les diverses utilisations personnelles des technologies numériques (sites de rencontres communautaires, boutiques en ligne, réseaux sociaux communautaires). À ce niveau, c’est l’internaute, le sujet, qui fera le choix de ses interlocuteurs ou de ses marchandises. Le second niveau est l’« Internet du nous directif », qui est constitué de « l’ensemble de sites Internet communautaires dominants et légitimes » (p. 121). Il s’agit de sites pionniers sur le Web dédiés à la population noire. Ils peuvent être à but commercial ou associatif. Ces sites, qui ont eu le mérite de traiter également de questions sensibles pour la communauté (discrimination, inégalité, justice sociale, etc.), sont vite devenus des références en matière de diffusion d’information générale pour les communautés. Au troisième niveau se trouve ce qu’il qualifie d’« Internet du nous participatif », qui fait référence à tous les services favorisant des formes d’interactivités collectives (forums communautaires). Enfin, le quatrième niveau est l’« Internet de soi », qui fait référence aux milliers de blogueurs noirs qui « affichent une identité noire dans la place publique » (Hassane, 2013, p. 122).

Selon Scopsi (2009), les sites web diasporiques se caractérisent par les informations sur l’actualité du pays d’origine et du (ou des) pays d’accueil, la prise de position dans la lutte contre les discriminations dont peuvent être victimes des membres de la communauté, la promotion des réussites de la communauté, les informations et les conseils administratifs et, enfin, la publicité généralement pour les compagnies de télécommunications, de voyage ou de fret, etc. Elle met aussi en avant le rôle important des rubriques interactives et de coproduction de contenus médiatiques, telles que les forums ou les chats, qui apparaissent comme les lieux où il est plus aisé de s’imprégner de la vie quotidienne et des aspirations de ces communautés.

Au milieu des années 1990, le réseau internet va apparaître, selon Georgiou (2002), comme un outil particulièrement adapté à l’expérience des « diasporas, car décentralisé, interactif et transnational par essence » (p. 10), bien que la question de l’accès se pose aussi bien en termes techniques, économiques que culturels (Mattelart, 2009). En effet, comme le souligne Mahler (2001), « [l]es fax, les vidéos, les mails, les téléconférences et l’Internet ont créé une multitude de nouvelles façons de communiquer fréquemment et rapidement. Mais pas pour tous. Le village global demeure un mirage pour bien des gens[3] » (p. 588).

En dépit de certaines réserves, Internet apparaît dans de nombreux travaux relatifs à l’usage des TIC par les migrants comme un moyen de communication transnational par excellence. Comme le souligne Mattelart (2009), Internet « y est en effet décrit comme un outil de choix permettant de rester connecté, non sans nostalgie, aux réalités nationales, de la partie quittée » (p. 26). La notion de communauté imaginée (Anderson, 1996) a souvent été convoquée par plusieurs auteurs. En effet, « la consommation grâce à internet, des médias du pays quitté, la fréquentation des sites diasporiques, la participation à des forums rassemblant des internautes aux mêmes origines sont appréhendés comme donnant corps à une communauté imaginée » (Mattelart, 2009, p. 27). Mitra (1997) affirmait que « l’espace d’Internet » par le canal des communautés virtuelles permettait aux « communautés diasporiques de recréer ou réinventer l’espace perdu de la nation » (p. 58).

Cependant, pour certains chercheurs, les TIC (Internet, télévision par satellite, etc.), en renforçant les liens entre les membres des communautés diasporiques et leur pays d’origine, peuvent rendre plus difficile leur intégration dans la société qui les accueille (Karim, 2003). Toutefois, la surestimation de la capacité des TIC à former des communautés est critiquée par certains chercheurs (Ackah et Newman, 2003), qui considèrent que ces approches négligent plusieurs autres dimensions, telles que « l’importance des interactions entre les communautés, ainsi que les différences de classe, de genre, les différences politiques, régionales » (Wimmer et Glick Schiller, 2002, p. 374).

Technologies numériques et espace médiatique diasporique

Dans le cadre d’une étude réalisée auprès d’une centaine de membres de la diaspora africaine en Gironde (France) sur la contribution du Web 2.0 à la construction du lien social, Bogui, Lobjoit et Lodombe (2013) ont pu constater que la majorité (60,4 %) des répondants consultaient régulièrement des sites Internet de leur pays d’origine. Pour les auteurs de cette étude, Internet est devenu un véritable « média de masse » pour ces populations. Indépendamment de l’atomisation des références, le réseau est devenu un lieu d’échanges, ou pour le moins d’information, communautaire. Selon ces chercheurs, « [l]a particularité de l’émergence de ce média dans ces communautés est qu’il ne se substitue à aucun autre. Il vient apporter une “couche” informative supplémentaire » (p. 63). Ils constatent que de nombreux sites portail africains sont le fruit des diasporas elles-mêmes (par exemple, abidjan.net, créé par des expatriés ivoiriens résidant aux États-Unis).

Mitra (2005) affirme qu’Internet devient, pour « les immigrés marginalisés dans leur pays d’adoption [...], un espace discursif » (p. 378-379). En effet, il se présente comme un outil au service de ceux qui jusque-là étaient « sans voix » et ne disposaient d’aucun moyen de résistance devant les puissants conglomérats médiatiques internationaux. Le Web offre à ses minorités un forum ou leurs voix peuvent être entendues. Toutefois, certains auteurs, tels que Mallapragada (2006), critiquent le regard trop optimiste porté généralement par de nombreux chercheurs sur les médias numériques, qui font fi du fait que ceux-ci, comme les médias dits « traditionnels », sont traversés par des logiques socioéconomique et politique que toute analyse se doit de prendre en considération.

Par ailleurs, comme le souligne Mattelart (2009),

[s]i les TIC peuvent constituer un moyen de tenter d’atténuer l’absence créée par le processus migratoire, elles donnent aussi, à ceux qui veulent, à distance, contribuer de façon active à la vie socio-économique ou politique de leur village, leur ville ou pays d’origine, la possibilité d’être plus présent (p. 42).

Pour Damome (2011), avec l’apparition du Web diasporique, on constate une volonté des diasporas de s’impliquer dans la vie des pays d’origine. Selon lui, sous l’angle des sciences de l’information et de la communication, deux fonctions peuvent être appréhendées. La première serait une mission d’information des compatriotes expatriés sur l’actualité de leur pays d’origine et la seconde est une fonction de communication des organisations diasporiques. Comme le montre Edimo (2010) dans une étude sur la diaspora camerounaise, les sites web diasporiques sont aussi un cadre de prise de parole politique.

C’est dans ce sens que des membres des diasporas africaines en Occident sont de plus en plus actifs dans l’espace public médiatique de leur pays d’origine, grâce à la création de médias de masse (radio, télévision, journaux, etc.) diffusés en ligne. Cette situation permet également aux diasporas de participer activement à la déconstruction d’une image quelque peu caricaturale selon eux que les grands conglomérats médiatiques occidentaux donnent de pays africains en crise.

Bref état des lieux de l’espace public médiatique en Afrique

Dans la seconde section de notre article, nous nous intéresserons au rôle dominant des médias internationaux en Afrique francophone dans la diffusion de l’actualité internationale et aux limites de l’espace public médiatique dans cette région.

Le rôle des médias internationaux en Afrique francophone

Il est important de signaler que, pendant longtemps, les télévisions publiques des pays francophones en Afrique, pour le traitement et la diffusion de l’actualité internationale, ont fait appel au service de Canal France international (CFI)[4], qui a mis à la disposition de ses partenaires du Sud, au cours de l’année 2008, plus de 4 700 heures de programme[5]. La distribution gratuite par CFI de programmes à des chaînes de télévision du Sud a permis pendant de nombreuses années à ses partenaires de s’appuyer sur des volumes réguliers pour équilibrer et enrichir leurs grilles de programmes. C’est que bon nombre de reportages ou d’informations consacrés à l’actualité internationale diffusés sur des chaînes de télévision publiques africaines provenaient de cette banque d’images. Il faut toutefois relever que le mandat de cette structure créée en 1989 par le ministère français de la Coopération, avec une mission d’assistance culturelle consistant à assurer la livraison gratuite d’émissions de télévision françaises aux médias étrangers, a particulièrement évolué au cours des années pour devenir successivement une banque d’émissions de télévision, une chaîne de télévision panafricaine, un opérateur de bouquet satellitaire et, depuis 2010, une agence de coopération dans le domaine des médias.

Pendant de nombreuses années, la coopération internationale a joué un rôle essentiel pour le développement des infrastructures techniques et la maintenance des installations des médias publics en Afrique francophone. Cette trop grande dépendance technique de ces médias à l’aide internationale et, plus particulièrement, à la coopération avec la France a par moment été vertement critiquée par certains observateurs. Par exemple, selon Constant Nemale[6], l’aide au développement audiovisuel apporté par le CFI serait en partie responsable de cette situation : « La politique d’assistanat à la production de programmes n’a fait qu’appauvrir les télés africaines. » (Rochegonde, 2014, s. p.)

Les moyens financiers et les capacités techniques dont disposent les médias occidentaux leur permettent assez facilement de consolider leur domination du marché médiatique africain. De plus, il n’est pas rare de voir certains médias africains, devant la difficulté qu’ils rencontrent en matière de production au niveau local, combler leur grille d’émissions avec des produits culturels de leurs confrères occidentaux. Cette situation participe inévitablement à faire des médias internationaux la référence pour les téléspectateurs et les auditeurs en Afrique, notamment en matière de diffusion de l’actualité internationale. Plusieurs études mettent en avant l’importance des médias comme les chaînes de télévision et de radio internationales françaises France 24 et RFI (Radio France internationale) dans ces pays en particulier en ce qui concerne l’accès à l’information internationale aussi bien sur l’Afrique que sur le reste du monde.

Par exemple, il ressort d’une étude qualitative réalisée en 2015 (Bogui, 2016) dans la ville d’Abidjan (Côte d’Ivoire) auprès de trente résidants[7] sur leur perception des enjeux culturels des stratégies d’intégration locale du groupe médiatique français Canal + en Afrique francophone que, pour les téléspectateurs abidjanais, les chaînes de télévision internationales diffusées sur le bouquet de Canal + Afrique (France 24, TV5, Africa 24, A+, etc.) ou sur les chaînes étrangères (Canal +, Itélé, Afrique média, National Geographic, Trace TV, Novelas TV, Nollywood TV, etc.) sont de loin plus consommées que les deux chaînes de télévision publiques ivoiriennes (RTI 1 et RTI 2), qui sont également présentes sur le bouquet de l’opérateur français. Il se dégage très clairement un intérêt pour le traitement de l’actualité internationale et les émissions de débats organisées par les chaînes internationales chez la majorité des enquêtés, surtout les hommes âgés de plus de trente ans. Pour bon nombre de téléspectateurs, les journaux télévisés et les émissions de débats sur des chaînes de télévision telles que France 24 ou TV5 sont des références. Ils apprécient particulièrement l’« indépendance » de ses médias « vis-à-vis des autorités françaises (Bogui, 2016). Ces observations, qui confirment la place importante de ces médias internationaux dans ce pays, apparaissent également comme une critique des médias locaux exerçant sur ce territoire, notamment des médias de service public.

Limites de l’espace public médiatique et essor des médias diasporiques en ligne

Dans plusieurs pays d’Afrique francophones, le public reproche souvent aux informations diffusées par les professionnels des médias d’être soit trop partisanes, soit trop influencées par les forces politiques ou gouvernementales.

L’embrigadement des médias d’État dans les pays d’Afrique francophones a fait l’objet de nombreuses critiques dans des travaux scientifiques (Fouda, 2009), car ces médias, qui ont pour vocation de jouer un rôle de service public, se contentent généralement de celui de relais des informations des gouvernements et des partis au pouvoir, en excluant parfois l’opposition de ces espaces publics. À titre d’exemple, dans une étude réalisée en 1999 et publiée en 2004, il ressort que, dans le journal télévisé de la Radiodiffusion Télévision ivoirienne 1 (RTI 1), 77 % des nouvelles sont consacrées aux activités du parti au pouvoir et aux activités gouvernementales, tandis qu’au Cameroun, une étude réalisée sur une année montre que 11 pages sur 32 du quotidien gouvernemental Cameroon tribune sont consacrées aux activités du parti au pouvoir (Fouda, 2009).

De façon plus globale, comme le faisait remarquer Tozzo (2005) à propos des différentes réformes qu’ont connues les médias de service public en Afrique de l’Ouest à partir de 1990, qui marque le début d’un processus de démocratisation dans la plupart de ces pays :

Il apparaît globalement qu’après une période d’ouverture réelle au pluralisme des opinions et aux préoccupations des citoyens, les médias publics ont été progressivement reconsidérés par les pouvoirs politiques. Les réformes ont servi, en réalité, à donner une façade démocratique à des entreprises de presse dont les choix éditoriaux sont toujours dominés par les préoccupations gouvernementales. (p. 100)

La présence de médias privés dans l’espace médiatique des pays africains, bien que perçue comme une opportunité dans la constitution d’un espace public plus ouvert, ne saurait cacher un certain nombre de limites. À titre exemple, en Côte d’Ivoire, la présence d’un conseil national de la presse (CNP) dont les dirigeants sont nommés par le gouvernement ivoirien est perçue par bon nombre de journalistes comme une sorte de bureau de censure. En effet, cette organisation, à qui l’exécutif confère le pouvoir de sanctionner[8] les médias privés, généralement à travers des suspensions de parution, ne leur permet pas toujours de jouer aisément leur rôle d’espace public[9]. C’est ainsi que l’autocensure apparaît comme une réalité avec laquelle les journalistes ivoiriens exerçant aussi bien dans les médias publics que privés doivent composer.

Bien que l’émergence du Web ait permis aux acteurs occidentaux déjà présents dans l’espace médiatique de l’Afrique subsaharienne d’y démultiplier leur présence sur de nouveaux supports, elle a aussi facilité l’éclosion de différents projets de la diaspora africaine visant à porter l’information sur le continent sans la médiation obligée de ces acteurs occidentaux. Il s’agit, pour plusieurs de ses projets, d’offrir un nouveau regard dans le domaine de l’information sur le continent, différent de celui donné par les médias occidentaux. C’est ainsi que, dans de nombreux pays africains, les médias d’information en ligne (sites internet, journaux, radios, télévisions) créés par la diaspora, qui ont la chance de bénéficier d’une plus grande liberté d’expression par rapport aux médias locaux, jouent de plus en plus un rôle important dans l’animation de l’espace public. Notre étude, qui nous a conduits à interroger quelques initiateurs ou animateurs de projet de médias en ligne de la communauté africaine de Montréal, nous a permis de nous intéresser aux raisons qui motivent leur engagement et aux stratégies mises en place par ces derniers pour participer de façon efficace à la constitution d’un espace public transnational et influencer le traitement de l’information relative au continent au niveau international.

Médias diasporiques africains : stratégies de communication à l’international

Au regard de ce qui précède, la préoccupation est alors celle de s’intéresser aux stratégies de communication internationale des médias des diasporas africaines en vue d’influencer la diffusion de l’information relative à leur sphère géographique d’origine à l’échelle internationale. Dans cette section, les motivations des acteurs, les contenus informationnels et les stratégies de mobilisations feront l’objet de notre intérêt.

Motivations et objectifs des médias des acteurs des médias diasporiques

Parmi les acteurs qui mettent en place les plateformes d’information et de communication sur Internet, l’on retrouve des profils divers de personnes souvent non professionnels des médias qui manifestent un besoin de produire de l’information. On y trouve des informaticiens outillés pour identifier le potentiel offert par le Web pour créer des espaces publics numériques et qui peuvent être motivés à produire de l’information. Ce sont des personnes qui exercent dans les métiers du Web et qui désirent manifester un certain « amour patriotique » en participant à une mobilisation patriotique et en contribuant à la construction d’un débat politique qui serait démocratique. Il convient de souligner que, de manière plus concrète, les individus ressortissants d’un pays donné mettent en place des organisations visant à maintenir la flamme nationale du pays d’origine dans le pays d’accueil où ils se trouvent (Mattelart, 2009; Rigoni, 2010; Scopsi, 2009). Ces communautés diasporiques sont pour certaines apolitiques et pour d’autres, plus marquées politiquement.

Loin du pays d’origine, certaines trajectoires individuelles montrent bien que la distance ne peut constituer un obstacle à leur présence sur la scène politique de leur pays. Cela est possible grâce aux technologies de l’information et de la communication (TIC) et, particulièrement, à Internet, qui donnent une perspective exploitable et une tribune d’expression politique (Edimo, 2010). S’il est courant de voir des individus isolés et politiquement actifs, il est tout aussi régulier de rencontrer des groupes organisés de ressortissants d’un pays donné. C’est le cas de J-HY, qui dirige le congrès des Ivoiriens du Canada (CIC) : « C’est un groupe qui se veut politique. On se met dans le débat politique de ce qui se passe en Côte d’Ivoire, notamment, et en Afrique de façon générale », affirme-t-il.

Parmi les animateurs de ces médias, il est également possible de trouver des enseignants et, surtout, des professionnels de l’information. Ce qu’il faut souligner, c’est que ces derniers ne sont pas toujours initiateurs de ce type de projet; ils viennent en appui pour relever le caractère professionnel de cette activité. L’un de nos participants, de formation journalistique, donne des éléments terminologiques caractéristiques de ce métier. La présence d’une personne de formation adéquate permet de donner au média un contenu de qualité en termes de programmation.

De manière générale, le média numérique semble être l’un des moyens qui permettent de maintenir le lien entre les membres de la communauté. Il s’agit d’un média communautaire dont l’objectif principal est de répondre à un besoin d’informations de personnes ayant un intérêt commun. Les propos de l’un de nos interlocuteurs de la Radio CNE en sont une illustration : « C’est un organisme à but non lucratif. C’est une chaîne communautaire. Par exemple, au niveau de Los Angeles, tous les samedis, les gens essaient d’écouter pour voir les évènements. » Ainsi, il est question d’une fonction essentielle que joue ce média, celle de diffuser à l’ensemble de la communauté des informations sur les évènements concernant la vie des membres de la communauté.

Basés sur un territoire autre que celui de leur pays d’origine, les individus appartenant à un même pays ou au même continent s’organisent en communauté de ressortissants de cette espace géographique. Le média qu’il crée vient en appui à leur besoin de consolider les liens entre eux, loin de leurs parents biologiques et de leurs proches (Mitra, 1997, Scopsi, 2009). En outre, ce média constitue un moyen de rapprochement avec d’autres communautés qui partagent des similitudes. C’est le cas des diasporas des pays africains, qui, loin du continent, développent une tendance au « panafricanisme » (Boukari-Yaraba, 2014). Il s’agit d’un mouvement politique dont le principe consiste en une croyance que les peuples d’Afrique et de la diaspora partagent une histoire et une destinée commune et que leur progrès social, économique et politique est lié à leur unité. Son objectif ultime est la réalisation d’une organisation politique intégrée de toutes les nations et les peuples d’Afrique. Pour atteindre cet idéal, les communautés diasporiques semblent plus engagées que les populations sur le continent. Les médias qu’elles mettent en place jouent un rôle essentiel.

Dans une perspective panafricaine, celle qui consiste à présenter une plus belle image de l’Afrique, certains médias diasporiques se donnent pour mission de produire de l’information sur ce qui leur semble important de l’actualité africaine. Donnant ainsi l’impression d’être des porte-paroles d’une cause noble portant sur leur pays d’origine, les acteurs de ces médias alternatifs s’insurgent contre les grands médias occidentaux, qu’ils suspectent de ne pas traiter objectivement les faits de l’actualité du continent. Il s’agit d’un autoinvestissement et d’une orientation éditoriale sur les problèmes sociopolitiques et économiques de l’Afrique souvent en rapport avec le monde occidental (colonialisme, néocolonialisme, relations franco-africaines, etc.). Avec le statut d’immigrée dans les pays occidentaux, la diaspora considère qu’elle a un meilleur point de vue sur cette réalité dans les rapports Nord-Sud. Cette mission que se donnent spontanément les acteurs des médias alternatifs numériques sur cet espace public typique s’illustre dans les propos du participant CW : « Pour dire en gros, Cameroon Voice se donne pour vocation de présenter une image de l’Afrique différente de celle qui est présentée par les grands médias, une autre façon de voir le monde, un point de vue africain de l’actualité ».

Cette conception panafricaniste repose sur la volonté de la diaspora africaine de présenter sa vision du monde. De ce fait, elle semble accomplir une mission consistant à être « la voix des sans voix ». Comme CW le souligne, ce sont les pays riches qui dictent ce qui doit être en Afrique et pour l’Afrique. Autrement dit, ce continent est en général représenté par la voix des autres. L’Afrique semble en souffrir. Ce sont les autres qui parlent pour elle, qui écrivent son histoire, qui disent ce que ses fils pensent. Le média alternatif numérique et diasporique se présente comme un espace public, le lieu où la critique du système mondial est possible, le lieu où le débat sur « certains grands problèmes, certaines grandes questions » se tient librement. Les médias traditionnels n’offrent pas toujours de tribunes d’expression plurielles pour plusieurs raisons, et principalement du fait d’une ligne éditoriale qui définit à l’avance le contenu médiatique qui est offert au public (Gingras, 2009).

Un évènement lié à la crise politico-militaire en Côte d’Ivoire de 2002 à 2011 peut justifier cette méfiance : la démission d’un correspondant du quotidien français Le Monde en octobre 2002 au motif que la rédaction modifiait systématiquement ses articles afin de leur donner un sens dans lequel il ne se reconnaissait pas. Par ailleurs, le 22 mars 2018, dans un communiqué paru dans plusieurs médias, le syndicat des journalistes du magazine panafricain Jeune Afrique édité en France a dénoncé des censures répétées de leur direction concernant l’actualité ivoirienne. Pour pallier cette insuffisance, les médias alternatifs numériques sont, pour la diaspora, un vecteur privilégié de contradiction du discours politique porté par les médias nationaux et occidentaux. En effet, les crises militaro politiques qui surviennent dans les pays africains font l’objet d’un traitement informationnel et médiatique partial et partiel. Pourtant, semble-t-il, c’est à partir de ces informations que se construit l’opinion publique internationale. C’est également sur la base de ces informations que la communauté internationale et, surtout, le système des Nations unies prennent des résolutions.

Après avoir pris connaissance des motivations des acteurs, il nous semble à présent opportun de nous pencher sur les stratégies déployées par ces derniers pour atteindre leurs objectifs.

Réseautage, partenariat et contenu informationnel à vocation politique

Pour mettre en place ces médias numériques diasporiques, les membres de la diaspora ont recours à un réseautage et un partenariat de plusieurs ordres. Tant au niveau du pays d’accueil qu’au niveau du pays d’origine, en passant par les pays de transit, les membres de la diaspora nouent des amitiés et des partenariats avec d’autres individus. En plus de cette forme de réseautage, il existe aussi la possibilité, pour ces derniers, d’utiliser Internet pour accroître leurs partenariats, stratégiques pour leur activité. Cet ensemble de liens et de partenariats se révèle d’une grande utilité pour le média numérique des diasporas parce qu’ils servent de relais et assurent une meilleure visibilité aux médias, tant dans le pays d’origine que dans le pays d’accueil.

Le plus souvent, les ressortissants d’un pays donné établissent des liens soit avec des acteurs politiques soit avec des médias dans leurs pays d’origine, de sorte qu’une fois dans leur pays d’accueil, ils peuvent se servir de ces liens dans le cadre de la diffusion de l’information dans un réseau médiatique donné. Ce type de collaboration est une stratégie de ces médias pour se faire connaître d’un public qui aurait l’habitude de s’informer à travers les médias classiques.

Quelquefois, les partenariats ou les collaborations se créent indépendamment d’une volonté de la part de certains médias. Il ne faut pas perdre de vue que certains journalistes n’hésitent pas à chercher certaines de leurs informations sur Internet. Se voulant professionnels, ils citent leur source comme l’exige le métier. Cela donne de ce fait lieu à une forme de publicité pour le média numérique cité, selon les propos d’un interviewé. JD témoigne : « Non, nous sommes souvent même surpris de voir que nos émissions sont reprises. Mais cela ne nous dérange pas, au contraire, ça nous fait de la publicité. » Ce mode de fonctionnement des médias qui se citent entre eux est une occasion pour certains d’entre eux, peu connus, d’avoir plus de visibilité et d’accroître leur audience. On pourrait parler d’un échange de bons procédés entre les médias diasporiques en ligne et certains journaux locaux, qui permet aux uns d’être mieux connus du public et aux autres d’enrichir leur contenu. Cela participe également à renforcer la crédibilité des médias diasporiques en ligne, qui deviennent, pour les publics diasporiques et locaux, une source d’information non négligeable.

Pour fonctionner plus efficacement, certains médias diasporiques tels que Cameroon Voice travaillent à mettre en place des partenariats avec des médias locaux. Selon EI, ces partenariats se feraient dans les deux sens en ce qui a trait aux échanges de contenu d’informations, plus généralement de nature politique.

Le contenu informationnel que l’on trouve sur les médias diasporiques en ligne décrit bien une volonté des membres de la diaspora de prendre une part active à la vie politique de leur pays d’origine. Dans le parcours et l’expérience des médias diasporiques, l’on peut remarquer un tâtonnement dans le processus. D’origine ivoirienne, un interviewé basé au Canada relate qu’en 2010, il a créé un site web qu’il a appelé « abidjanvérité.net ». Or ce site était d’une certaine manière destiné à contrer abidjan.net – le site d’information le plus populaire en Côté d’Ivoire –, « dans le sens où, lorsque la crise ivoirienne a commencé, sur abidjan.net, on avait le sentiment qu’il y avait une certaine apologie de la rébellion ivoirienne ». On voit ici toute l’importance acquise par ces sites web créés par les diasporas dans la diffusion, à l’échelle mondiale, des informations relatives à leur pays d’origine. Ces médias, en ce qui concerne la diffusion de l’information relative au pays d’origine, se veulent incontournables dans un espace public transnational (Fraser, 2005), aussi bien au sein d’une communauté d’expatriés dispersés à travers le monde que de la communauté vivant sur le territoire d’origine.

Tous les aspects politiques intéressent les médias diasporiques, c’est pour cela que la plupart des émissions sur les Web radio diasporiques qui ont fait l’objet de notre étude sont souvent interactives. Les auditeurs dispersés un peu partout en Occident, et même dans le pays d’origine, peuvent s’exprimer et donner leurs visions des choses. C’est en ce sens que les TIC sont devenues un objet de recherche très pertinent en communication internationale. En effet, grâce à ces technologies les médias diasporiques en ligne favorisent les échanges de diverses natures de façon instantanée entre des individus situées dans des espaces géographiques différents. La crise ivoirienne a intéressé les médias diasporiques africains parce qu’il paraissait urgent, pour les acteurs de ces médias, de sensibiliser le public local, c’est-à-dire celui du pays d’accueil, mais aussi celui des pays africains, sur l’utilité de prendre une distance avec les grands médias occidentaux, à commencer par celui de leur pays d’accueil. Leurs craintes se trouvent justifiées par divers travaux de chercheurs. Robinet (2013), dans une étude sur la diffusion de l’information par les médias français sur des conflits qui ont eu lieu en Afrique francophone (zone d’influence de la France) entre 1994 et 2008, met en lumière ce qu’il qualifie « d’information en co-production » entre trois entités que sont les journalistes, les responsables politiques et militaires français en Afrique pendant ces périodes de conflits. Plusieurs autres chercheurs se sont également intéressés aux entreprises de manipulation de l’opinion orchestrées par des gouvernements de pays occidentaux pendant les périodes de conflits avec la complicité des médias de masse (Chomsky et Herman, 2009; Chomsky et McChesney, 2004; Halimi et Vidal, 2006; Rieffel, 2005; etc.).

La communication internationale : stratégie de mobilisation d’un public local et transnational

Les médias diasporiques en ligne, en plus de viser un auditoire de ressortissants de leur pays d’origine, développent des stratégies dont la cible est le public local du pays d’accueil. Par exemple, pour les médias des communautés d’origine ivoirienne, il est question d’atteindre un public de non-Ivoiriens, ce qui n’est pas sans difficulté. Un enquêté (J-HY) souligne qu’aujourd’hui, quand il fait le bilan, il remarque qu’il y a de plus en plus de gens, notamment des Français, qui réagissent à ses écrits. Il lui semble positif que cela ne soit pas seulement des Ivoiriens.

Dans cette perspective de mobiliser un public varié, les contenus de certaines émissions sont des interviews avec des personnalités politiques d’un pays africain ou du pays d’accueil. Il peut même s’agir d’envoyer une lettre d’invitation personnelle à ces personnalités politiques qui n’auraient autrement pas de tribune d’expression. En effet, nombreux sont les opposants africains ou les leaders de la société civile qui se plaignent du peu d’occasions que leur offrent les médias de masse dans leur pays pour exprimer leurs opinions. De même, les politiciens occidentaux qui soutiennent des causes défendues par les médias des diasporas africaines ont généralement peu d’occasions d’exprimer leurs opinions dissidentes dans les grands médias corporatistes de leur pays.

Le répondant JD confiait à ce propos que, pour débattre de la crise ivoirienne sur la radio CNE, il a cherché une personnalité politique canadienne qui a vécu la crise ivoirienne. Il a pu rencontrer le député Yves Rocheleau, qui a séjourné en Côte d’Ivoire pendant la période de crise, et le témoignage de ce dernier a été totalement différent de ce qui était entendu couramment dans les grands médias canadiens et internationaux. L’objectif de telles initiatives, selon notre interlocuteur, est de faire la preuve que son média est à la recherche de l’information la plus fiable qui soit, avec des sources « sûres ». Pour la fondatrice de Cameroon Voice, il est très satisfait de constater que beaucoup de personnes commencent, dans leur schéma de pensée intellectuelle, à voir les choses différemment, dans la façon de percevoir et d’interpréter le monde grâce aux débats que propose Cameroon Voice tous les dimanches et tous les samedis dans ses émissions et dans les différentes tribunes données aux intellectuels africains. Son équipe est même satisfaite de constater que de grands médias comme TV5 Monde les citent.

En tant que communauté expatriée organisée, les diasporas s’impliquent dans la politique de leur pays d’origine à partir de déclarations sur les sites web et dans des presses locales. De façon stratégique, certains médias diasporiques collaborent avec des organes de presse papier. Il devient donc de plus en plus important, pour les diasporas, de contribuer activement à la politique de leur pays. Les points de vue qu’ils défendent sont généralement critiques des dirigeants et de gouvernants de leurs pays respectifs. Les médias alternatifs diasporiques jouent un rôle à la fois de mobilisation de la communauté expatriée, laquelle peut être répartie dans plusieurs pays, et de construction des espaces publics numériques transnationaux.

Conclusion

L’émergence d’Internet a permis aux diasporas africaines de réduire considérablement la distance qui les sépare de leur territoire d’origine et, par la même occasion, de participer de façon plus aisée au débat politique dans leur pays d’origine grâce à la faculté des applications issue du Web à faciliter l’émergence d’un espace public transnational. Épargnés des pressions des pouvoirs publics et des forces politiques que subissent les médias locaux sur le territoire d’origine grâce à la distance, ces médias s’invitent dans l’espace public discursif de leur territoire d’origine en bénéficiant d’une meilleure liberté d’expression, ce qui favorise un certain pluralisme dans l’espace public de ces pays.

Comme notre enquête l’a démontré, bon nombre de médias diasporiques en ligne, en plus de vouloir participer à la reconfiguration des espaces publics discursifs dans leur pays d’origine, affirment une volonté de devenir de nouveaux acteurs importants de la diffusion des flux d’informations relatives au continent africain à l’international, notamment en périodes de conflits et de crises, au même titre que les conglomérats médiatiques occidentaux dont la notoriété en la matière n’est plus à démontrer. Il s’agit surtout, pour ces médias, de participer à l’émergence d’une nouvelle approche dans le traitement de l’information relative à l’Afrique dans le monde. C’est ainsi que pendant les crises qu’ont connues plusieurs pays africains (Côte d’Ivoire, Libye, RDC, Burkina Faso, etc.), on a pu observer un engagement de ces médias à travers l’organisation de débats au cours desquels les participants ont pu défendre des positions souvent aux antipodes de celles généralement observées dans les grands médias internationaux. Par exemple, dans le cas de la Côte d’Ivoire, un grand nombre de supporteurs de Laurent Gbagbo ont eu l’occasion de partager leurs appréhensions face à la crise à l’émission Les nouvelles de la communauté de la Radio CNE, dont plusieurs éditions hebdomadaires furent consacrées à cette crise au moment où les médias internationaux avaient cessé d’en parler.

Comme le démontrait l’étude réalisée par Bogui, Lobjoit et Lodombe (2013), les médias diasporiques en ligne sont le meilleur moyen d’avoir des nouvelles du pays quotidiennement et en temps réel pour les diasporas africaines. Internet, comme l’affirmait Mitra (2005), apparaît comme un outil au service de ceux qui jusque-là étaient « sans voix » et ne disposaient d’aucun moyen de résistance devant les puissants conglomérats médiatiques internationaux. Cependant, les vertus que nous venons d’énoncer ne peuvent cacher les limites de ces médias diasporiques en ligne. En effet, comme le souligne Mallapragada (2006), qui reproche à certains chercheurs un regard trop optimiste sur les médias numériques en oubliant que ceux-ci, à l’instar des médias dits « traditionnels », sont également traversés par des logiques socioéconomiques et politiques que toute analyse objective ne peut omettre.

Les moyens limités dont disposent la plupart de ces médias (peu de moyen pour les investigations, pas de correspondant officiel sur le territoire d’origine, etc.), l’absence de formation journalistique de la plupart des acteurs (connaissance « limitée » de l’éthique et de la déontologie du métier), les risques de partie-prie, etc., sont autant d’éléments qui limitent la portée de leur action, et doivent emmener le chercheur à rester prudent dans l’analyse de leur capacité à influencer positivement le traitement de l’information sur le continent africain et dans leur pays d’accueil, et qui limitent leur capacité à participer à la réduction du déséquilibre des flux d’informations dans le monde entre les médias occidentaux et ceux des pays africains.

Bien que pour les besoins de cette étude nous avons choisi de nous intéresser spécifiquement à la situation des médias diasporiques en ligne de communautés d’origines africaines résidantes au Canada, il nous semble qu’il pourrait être très enrichissant d’approfondir la réflexion sur le sujet dans le cadre d’une autre étude plus large englobant les médias en ligne d’autres communautés diasporiques de pays non occidentaux, tels que les communautés arabes, sud-américaines ou asiatiques, en vue d’avoir une vision plus globale et, si possible, d’établir quelques comparaisons.