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Depuis une vingtaine d’années, les modèles de résilience se sont imposés dans les programmes des organismes publics et privés d’aide au développement (ONU, Banque mondiale, ONG…) comme outils de diagnostic et de décision (par ex. Cling, Razafindrakoto et Roubaud, 2011; Gilbert, 2013; Grünewald, 2014). La mobilisation de la notion de résilience dans le secteur de l’aide publique au développement fait néanmoins l’objet de discussions critiques en sciences humaines et sociales. En économie, Quenault (2015, 2017) considère ainsi que la nouvelle rhétorique onusienne de la résilience marque en fait une rupture avec les politiques antérieures de prévention des risques naturels et anthropiques, davantage fondées sur une prise en charge collective de la vulnérabilité des populations. Dans ce registre, un terrain de l’aide humanitaire apparaît comme un exemple éclairant de cette transition idéologique et sémantique : celui des pasteurs nomades du Sahel (cf.  Ancey, Pesche et Daviron, 2017) .

Ancey (2016) explique ainsi que l’attention naguère portée aux conditions de vie des pasteurs s’est dissipée à partir des années 1980 en faveur d’une focalisation sur la vulnérabilité des populations pastorales face à de nouveaux risques naturels et anthropiques. Les programmes de soutien au pastoralisme visaient dès lors à aider les catégories les plus vulnérables de pasteurs à mieux intégrer l’économie de marché en modernisant leur système de production. Or classer les populations pastorales en fonction de leur vulnérabilité est progressivement apparu aux experts universitaires et institutionnels comme une opération délicate, en raison même de la polysémie du terme. Les discours de résilience ont alors progressivement supplanté, sans pour autant les détrôner totalement, ceux sur la vulnérabilité pastorale, comme nous l’avons observé dans notre propre corpus de presse francophone subsaharienne sur le pastoralisme (Damome et Soubiale, 2018).

Ce changement terminologique dans les discours de l’aide publique au développement, loin d’être politiquement neutre, témoigne au contraire d’une mutation importante du modèle onusien de gouvernance des risques. Quenault (2015) parle à ce propos du développement d’un véritable « mythe de la culture du risque » (p. 11), dont la visée et les fonctions principales sont de substituer à la gestion étatique des risques la responsabilité morale des individus. La résilience est en ce sens décryptée comme un instrument de légitimation des politiques néolibérales menées par les organismes d’aide publique au développement. Cet objectif a ainsi entraîné ces institutions « dans une quête [qui] s’est traduite par une lecture très gestionnaire, d’inspiration néolibérale, autour d’un modèle uniforme » (Lallau, Laissus-Benoist et Mbétid-Bessane, 2018, paragr. 13).

Notre objectif, dans cette étude, est d’identifier les caractéristiques de ces discours, que nous considérons comme des discours d’évidence néolibérale (Guilbert, 2009, 2013) portés par une communauté discursive, celle des bailleurs de fonds onusiens. Le propre de ces discours est qu’ils ne dévoilent a priori pas le caractère idéologique de la doxa économique qu’ils défendent pourtant. Ils s’appuient ainsi sur des figures de style (cf. Rigat, 2015) dont la fonction est précisément de dissimuler la nature politique de leur propos.

Dans cet article, nous nous intéressons à la façon dont la presse francophone africaine, en adoptant de tels procédés stylistiques, peut contribuer à propager les discours d’évidence néolibérale tenus par les bailleurs de fonds onusiens sur le nécessaire renforcement de la résilience pastorale. La problématique générale de notre propos s’inscrit ainsi dans le cadre d’approches critiques de la notion de résilience telle qu’elle est mobilisée dans les discours institutionnels de l’aide publique au développement. La résilience renvoie alors à une éthique spécifique qui peut être discutée à l’aune de la gouvernementalité néolibérale.

Les modèles et les discours de résilience : approches théoriques et contextuelles

Gouvernementalité néolibérale des risques et éthique de la résilience

Les modèles de gestion et de prophylaxie des risques naturels et anthropiques ont évolué au fil des politiques publiques menées depuis trente ans en la matière. Un premier changement est ainsi apparu lorsque la vulnérabilité des individus face à des menaces extérieures – autrement dit la nature endogène des risques – est devenue un axe d’analyse majeur quant aux causes et aux conséquences de ces mêmes risques.

Un second changement a eu lieu dans les années 2000 avec le paradigme de la résilience des publics vulnérables. Les politiques publiques ont alors davantage visé l’adaptation de ces publics à des situations risquées de plus en plus difficiles à anticiper (cf. Gilbert, 2013). Ces variations de registre lexical dans le domaine de la prévention des risques correspondent également, selon Gilbert (2013), à des changements plus profonds sur les plans conceptuel et politique :

Immédiatement compréhensible lorsqu’il s’agit de « faire face aux risques », l’idée de prévention l’est moins lorsqu’on intègre la question des vulnérabilités et prend un tout autre sens lorsqu’on l’associe à la résilience. Ce flottement conceptuel, en soi problématique, est cependant un bon indicateur des enjeux de nature politique présents dans les diverses conceptions de la gestion des risques. Il met en évidence les tensions existant entre des conceptions inséparables des visions de l’ordre socio-politique qui leur sont sous-jacentes (p. 75).

Nonobstant ces évolutions, toujours selon le même auteur, l’ordre sociopolitique dominant a bien résisté aux nouveaux paradigmes universitaires et politiques de vulnérabilité et de résilience. Les pouvoirs publics conservent en effet leurs prérogatives pour « dire le risque […] et transformer cette connaissance en actions et politiques de prévention s’imposant à tous » (Gilbert, 2013, p. 75). Néanmoins, les problématiques de vulnérabilité, en promouvant l’introduction de la société civile dans le débat public, ont fragilisé ce socle de compétences et de responsabilités politiques. Le paradigme de résilience, axé sur la nature complexe ou multifactorielle des crises, le déstabilise plus encore. Se pose alors à nouveau la question de la gestion des risques, poursuit Gilbert. Relève-t-elle désormais de la responsabilité politique, étatique ou individuelle?

Si ces nouveaux paradigmes de vulnérabilité et de résilience interrogent à nouveau la responsabilité en matière de gestion des risques, c’est aussi parce qu’ils ne sont pas neutres sur un plan idéologique. Quenault (2017), spécialiste de l’aide internationale en développement, parle à ce propos d’une véritable rhétorique d’inspiration néolibérale, qui accompagne le désengagement des États en faveur d’une responsabilisation accrue des niveaux de décision locale et individuelle. Dans ce cadre, la responsabilité individuelle peut ainsi être comprise à l’aune de la notion foucaldienne de gouvernementalité néolibérale (cf. Hache, 2007; Quenault, 2015), et les comportements d’indépendance vis-à-vis de l’État-providence peuvent alors être conçus comme socialement désirables dans une période où l’État se désétatise.

Cela dit, le transfert de responsabilités à des individus ou à des institutions privées ne signifie pas pour autant que l’État se retire totalement des décisions économiques, publiques et politiques (cf. Hache, 2007). L’ É tat réorganise en fait ses techniques de gouvernement, et la gouvernementalité néolibérale consiste en réalité en un « interventionnisme encore plus fort, mais déplacé » ( Hache, 2007, p. 50-51 ). Cette réorganisation s’accompagne de stratégies discursives de dépréciation des comportements d’attachement à l’ É tat et de valorisation des comportements d’autonomie individuelle vis-à-vis des dispositifs étatiques. La gouvernementalité néolibérale influence ainsi les attitudes politiques et individuelles face aux risques. La résilience, telle qu’elle est conçue et mobilisée dans le champ de l’action publique, peut-elle être interprétée à l’aune de cette forme de gouvernementalité?

Chandler (2013), professeur britannique en relations internationales spécialiste de la notion, affirme pour sa part que l’on assiste aujourd’hui à une véritable éthique de la résilience dans les sociétés occidentales et les économies libérales de marché. Il rappelle que la pensée de la résilience s’inscrit dans la filiation des théories sociologiques de l’acteur-réseau et que, dans ce cadre, « les discours de responsabilité ne sont ni politiques, ni moraux, mais ontologiques [1]  » (p. 182). La responsabilité collective renverrait alors bien, ici, à une question d’éthique personnelle, comme l’affirmait le philosophe moral Thomas Pogge, lorsqu’il défendait l’idée que : « les citoyens peuvent compenser une partie des dommages dont leur pays est responsable, par exemple en soutenant des agences internationales ou des organisations non gouvernementales efficaces [2]  » (cité dans Chandler, 2013, p. 188). Pogge, poursuit Chandler, situait d’ailleurs lui-même l’origine de la pensée morale de la résilience dans les liens sociologiques du marché plutôt que dans les accords formels de négociation entre États [3] .

Or le changement le plus important avec la pensée de la résilience, affirme une autre fois Chandler (2014), réside dans la réfutation ou le rejet de toute forme antérieure de certitude dans l’art de gouverner. Sa critique rejoint sur ce plan celle d’un autre auteur, Welsh (2014), qui conçoit le modèle de résilience d’inspiration néolibérale comme une véritable remise en cause de la stabilité et de la sécurité individuelles et collectives. Ce modèle enjoint en effet aux individus de s’adapter aux exigences productives néolibérales, ce qui conforte les inégalités sociales existantes, comme le développe Felli (2014) :

Font ainsi preuve de résilience les individus, ou les systèmes, qui témoignent de leur capacité de s’auto-organiser, c’est-à-dire de faire face à l’adversité en l’absence d’institutions politiques de coordination. Il est évident que les qualités attendues de l’individu résilient (autonomie, sens de l’initiative, mobilité, flexibilité) correspondent directement à l’éthique productive de l’individu du néolibéralisme. Mais la conséquence en est qu’en faisant de la capacité de s’adapter une caractéristique propre au système ou à l’individu considéré, la conception de la résilience hypostasie les inégalités de ressources et de pouvoir, et explique par ce biais l’inadaptation de certains individus au monde en changement. (p. 113.)

Les programmes institutionnels de résilience de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international, qui mixent interventionnisme étatique et dons privés, s’inspirent précisément de cette éthique de la résilience, affirme par ailleurs Chandler (2013).

Dans nos propres travaux (Damome et Soubiale, 2018, 2019), nous nous questionnons sur la façon dont cette éthique néolibérale de la résilience transparaît dans des contenus médiatiques qui relaient les discours de ces organismes d’aide publique au développement. Nous allons dès lors préciser notre approche dans ce cadre.

Contexte d’énonciation néolibéral et discours onusiens de résilience

Dans un article précédent (Damome et Soubiale, 2018), nous avons montré que la presse de six pays d’Afrique de l’Ouest [4] relaie sur un mode événementiel la rhétorique onusienne (cf. Quenault, 2017) de la résilience depuis les années 2010. Les orientations de l’aide publique au développement sont en effet désormais fondées sur l’évaluation de la résilience de populations vulnérabilisées face aux exigences des marchés mondialisés et aux changements climatiques. Comme nous l’avons rappelé, les discours institutionnels et médiatiques à l’endroit des pasteurs nomades de la région sahélienne constituent un exemple éclairant de notre problématique sur la question. Ces discours, fondés sur un lexique associant résilience et vulnérabilité, se sont progressivement substitués à ceux des décennies précédentes portant sur des plans de réduction de la pauvreté. Plus récemment, nous avons également discuté comment la rhétorique onusienne de résilience pouvait induire une stéréotypie implicite des pasteurs nomades sahéliens (Damome et Soubiale, 2019). Dans le présent article, nous interrogeons cette fois-ci les procédés discursifs qui sous-tendent les représentations de la résilience pastorale, sous l’angle d’une doxa propre à la mondialisation néolibérale qui marque spécifiquement le discours expert de l’ONU (Rigat, 2015).

Qu’entendons-nous par doxa ici ? Amossy (2002) distingue la doxa comme élément propre à l’interaction verbale et à la communication humaine (ou comme marqueur de sens commun universel) et la doxa comme marqueur d’une conception sociohistorique spécifique du monde. S’agissant des discours experts des institutions internationales de l’aide au développement tels qu’ils circulent dans la presse écrite, nous nous référons davantage à cette seconde acception et empruntons volontiers une perspective critique à l’endroit de la rhétorique correspondant à la doxa onusienne (cf.  Rist, 2002; Cussò et Gobin, 2008, cités dans Rigat, 2015).

Rigat (2015) identifie ainsi les figures de style inhérentes à ces discours, qui consistent en des procédés de répétition et d’amplification des mêmes idées, dont la visée ultime est avant tout de susciter l’adhésion de leur auditoire à la doctrine économique du néolibéralisme. Adoptant la perspective pragmatique de l’analyse des discours institutionnels de Maingueneau (2002), Rigat (2015) circonscrit également le contexte de l’« idéologie institutionnelle » du néolibéralisme (sur le néolibéralisme comme idéologie; voir aussi Bihr, 2011) où s’enracinent ces procédés stylistiques :

Pour ce qui nous concerne, celui-ci recouvre des paramètres variés, tels le cadre communicationnel (institution), l’espace discursif (politico-expert) et sociohistorique (conjoncture actuelle de crise économique), le champ discursif (relations internationales), le positionnement (mondialisation néolibéraliste), la communauté discursive (ONU), y compris le contenu doctrinal du texte (doxa économique). (Rigat, 2015, p. 3.)

Ce cadre d’énonciation des institutions onusiennes – avec ses figures et ses procédés stylistiques de répétition et d’amplification d’évidences de la doxa économique néolibérale – invite l’auditoire à adopter une posture d’adhésion (ou de rejet) plus qu’il ne l’incite véritablement à délibérer sur le fond du propos, conclut Rigat. L’auteure qualifie le discours onusien et sa doxa de « rhétorique d’apparat » (p. 9). Investissements , capitaux , bonne gouvernance , stabilité macroéconomique , ou encore renforcement des capacités des pauvres sont autant de termes et d’expressions-clés qui constituent les leitmotivs de cette rhétorique.

Dans la même veine critique, Gobin (2011) parle à ce propos des aspects jargonnant, répétitifs et de langue de bois de ces discours politiques-experts employés par nombre d’institutions européennes et internationales. Ils martèlent, écrit-elle, « les mêmes maux, les mêmes diagnostics et les mêmes remèdes [qui] se retrouvent à quelques nuances près dans nombre d’instances socio-économiques internationales (OMC, FMI, BM, OCDE) » (p. 4). Ce sont, toujours selon l’auteure, des discours technocratiques qui ne supportent pas, voire qui excluent, le principe de contradiction propre à la délibération démocratique et qui tirent leur force de persuasion de l’étroite intrication entre pouvoirs politique, médiatique et financier.

Nous rappelons ici que cette doxa néolibérale du discours onusien reflète une mutation des paradigmes d’aide publique au développement depuis la fin des années 1990 : d’une prise en charge collective et étatique des risques économiques, environnementaux et sanitaires, nous sommes passés progressivement à une prise en charge de plus en plus locale et individualisée de ces mêmes risques.

Lieux communs, topos et discours d’évidence

Dans ce contexte énonciatif, la résilience peut être inscrite comme l’un des nombreux buzzword s (Felli, 2014) qui émaillent l’environnement discursif de la nouvelle gouvernementalité néolibérale. Les caractéristiques de ce buzzword nous incitent à formuler l’hypothèse que la résilience constitue, depuis les années 2000, un lieu commun des politiques d’aide publique au développement, à l’instar de ce que Dufour, Laurin-Lamothe et Peñafiel (2019) ont montré à propos de la rigueur budgétaire dans le cadre des politiques d’austérité amorcées dans les années 1980. Reprenant la notion d’éthos discursif développée par Maingueneau (1984, 1991, 1999, 2002), les auteurs désignent ainsi l’austérité comme une évidence du discours néolibéral (Guilbert, 2011, cité dans Dufour, Laurin-Lamothe et Peñafiel, 2019) « qui s’impose désormais sans avoir à se justifier » (p. 118) et qui émane d’une communauté discursive spécifique, en l’occurrence particulièrement hostile au droit de grève. Les lieux communs et les topoï propres à ces discours contiendraient donc en ce sens une visée argumentative ou un objectif de persuasion (cf. Amossy, 2000).

Dufour, Laurin-Lamothe et Peñafiel (2019) montrent comment des éditoriaux d’un grand quotidien québécois ont diffusé entre 1980 et 2015 les topoï austéritaires de ce qu’ils nomment la « vulgate néolibérale », topoï constitutifs du credo de la libéralisation de l’économie. Cette vulgate place sur un même plan les intérêts des entreprises et ceux des populations dans le cadre de la relance de la consommation, ce qui justifie également des baisses d’impôts. Elle met en effet en balance deux topoï, celui des contribuables égorgés et celui de la lutte contre les déficits , qui convergent quoi qu’il en soit vers un autre topos austéritaire selon lequel « il faut couper dans les dépenses ». Les dépenses publiques sont associées à des coûts et non à des investissements participant de la relance de la croissance. Le retrait de l’État, autre topos de la croyance néolibérale, ne signifie pas sa disparition. L’État doit désormais assurer, faciliter et soutenir le fonctionnement optimal du marché par des mécanismes de concertation planifiée entre État, entreprises et corps intermédiaires.

Ces lieux communs conduisent à des discours criminalisant le droit de grève et justifiant le recours à des lois d’exception à son encontre. Les auteurs concluent sur le caractère paradoxal de ces discours, qui promeuvent à la fois la libéralisation du marché comme vecteur d’amélioration salariale et la répression du droit de revendication salariale.

Guilbert (2009) qualifie quant à lui le discours néolibéral de discours d’évidence, autrement dit un discours qui incarne la « forme même de présentation du sens commun » (p. 275) et dont la principale fonction est d’étendre à toutes les sphères d’activité humaine les principes de l’économie néolibérale de marché.

Discours d’évidence de la doxa néolibérale dans la presse

Guilbert (2009) traite également, dans le sillage de réflexions comme celles de Bourdieu et Wacquant (1998), du rôle actif des médias dans la diffusion et la propagation de ces discours constituants (cf.  Maingueneau et Cossutta, 1995) du néolibéralisme économique. Selon Maingueneau et Cossutta (1995), auxquels Guilbert fait référence ici, ces discours sont autoréférents; autrement dit, ils constituent des discours circulaires performatifs visant à imposer leurs topoï à l’ensemble de la société. Ils entretiennent de ce fait des lieux communs et exercent un pouvoir normatif et de contrôle sur les représentations collectives par leur organisation textuelle et intertextuelle spécifique :

Ces discours comportent, selon les auteurs, trois dimensions : une auto-instauration dans l’interdiscours, un mode d’organisation « formant une totalité textuelle » et enfin « l’établissement d’un discours qui serve de norme et de garant aux comportements de la collectivité » (Maingueneau & Cossutta 1995 : 113). Ainsi les discours constituants prétendent délimiter le lieu commun de la collectivité, c’est-à-dire l’espace qui englobe l’infinité des « lieux communs » qui y circulent. Ils jouent ou prétendent jouer deux rôles complémentaires : un contrôle des savoirs partagés par la détermination des lieux communs et un rôle normatif dans la délimitation des représentations de la collectivité. (Guilbert, 2009, p. 277.)

Ces discours sont sans conteste idéologiques et procèdent bien du langage ordinaire (Guilbert, 2013). Ils se parent néanmoins, de manière fallacieuse (Jacques, 1986; cf. Guilbert, 2009), des vertus de scientificité et de rationalité en présentant le sens commun comme le strict opposé de l’opinion. L’idéologie est ainsi masquée, travestie et naturalisée comme une évidence rationnelle de bon sens. Nous retrouvons là le propre de l’idéologie (Althusser, 1976), comme le rappelle l’auteur.

Guilbert (2009) parle à cet égard de dissimulation par l’évidence à partir de procédés discursifs visant à définir un ensemble supposé partagé de normes éthiques autour de valeurs sacrées et par l’emploi de descriptions naturalisant tout ce qui relève pourtant d’une construction sociale, comme « des coutumes, des croyances et des connaissances partagées » (p. 283).

L’auteur s’intéresse plus spécifiquement à la presse écrite, qu’il considère comme traversée par ces discours constituants de la doxa économique néolibérale. Il a ainsi mené une analyse de discours d’un corpus de 184 articles issus de cinq quotidiens et de cinq hebdomadaires représentatifs de la presse nationale, parus à l’hiver 1995 et au printemps 2003, périodes correspondant, explique l’auteur, à deux moments discursifs des réformes sociales de l’État français (retraites, sécurité sociale et éducation nationale). Un moment discursif désigne ici un « surgissement dans les médias d’une production discursive intense et diversifiée à propos d’un même événement » (Moirand, 2002, citée dans Guilbert, 2009, p. 277).

Guilbert (2009) dresse ainsi une « typologie des procédés discursifs de l’effet d’évidence » (p. 284-289) qui prennent diverses formes et se déclinent de différentes façons. Il identifie des processus implicites ou insidieux, dont on peut citer par exemple la nomination ou la désignation catégorielle qui active les stéréotypes dominants du fonctionnaire, ou encore la présupposition, où l’énonciation n’est plus à la charge de l’énonciateur, du journaliste, mais bien à celle d’un sujet ou d’un collectif non déterminé qui définit une limite à respecter, selon une doxa partagée par l’opinion publique. Un éditorial du Figaro du 4 décembre 1995 fait par exemple appel à des représentations stéréotypées des fonctionnaires en énonçant que la « France aime bien les cheminots et les agents RATP », mais « n’accepte pas qu’ils la rançonnent pour la pressuriser davantage ».

On peut encore citer le recours à la tautologie (par exemple, un autre titre du Figaro qui rappelle que l’égalité fait partie de la devise républicaine) et des discours très génériques visant à imposer des cadres d’opinions partagées (par exemple, Le Nouvel Observateur qui, dans une de ses chroniques du 2 novembre 1995, assène comme une vérité « qu’ il n’y a pas de pensée unique, il n’y a qu’une réalité commune »).

Guilbert identifie également des postures sémiotiques de l’énonciateur (ici éditorialiste ou chroniqueur) qui consistent à afficher à dessein un discours contre-doxal, afin de mettre en exergue la rationalité des mesures les plus impopulaires. Ce procédé relève d’une dissimulation idéologique. Il illustre cette figure de style au travers d’un éditorial de l’hebdomadaire Paris-Normandie du 12 mai 2003 qui rapporte que « le Premier ministre n’a pas encore pu faire admettre à l’opinion qu’il faudra travailler, et cotiser, un peu plus pour maintenir, le niveau des pensions de retraite, du fait de l’allongement de la vie et du ralentissement démographique ».

Aux antipodes du discours contre-doxal, on trouve des procédés de prise en charge évidentielle de l’opinion : un autre éditorial de ce même hebdomadaire en date du 8 mai 2003, par exemple, affirme cette fois-ci que «  [t]out le monde sait, en effet, que le système actuel va dans le mur… » Dans la même catégorie, on trouve des procédés de comparaison aux niveaux national, communautaire ou encore international visant à justifier le caractère là encore non seulement évident, mais aussi urgent des réformes. On peut les illustrer, ici, avec une chronique du Monde du 7 juin 2003 : « Partout en Europe, pour des raisons évidentes de démographie, il a fallu réformer le système des retraites. La France est un des derniers pays à le faire, et le processus y est particulièrement chahuté ».

On terminera enfin cette liste sur les procédés proprement rhétoriques et argumentatifs qui consistent en de véritables cadrages manipulatoires   : le recours à l’amalgame (exemple d’une chronique du Figaro du 12 mai 2003 qui, à propos de la décentralisation, en rappelle en premier lieu la nécessité pour « alléger la pression de l’État sur les citoyens et pour faire reculer les brimades administratives » et enchaîne aussitôt avec une seconde proposition qui permet de raviver une des topiques néolibérales : « pas pour créer autant d’États et de brimades que de potentats régionaux »). Enfin, la fausse alternative consiste à énoncer une impossibilité de choix devant l’inévitabilité des réformes (un éditorial du Point du 2 mai 2003 titré « La réforme ou le déclin » qui rapporte les propos d’un ministre : « Ce sera, dit-il, la réforme ou le déclin… Pardi, ce ministre parle d’or! »)

Nous considérons ici que, premièrement, la presse francophone sahélienne constitue un vecteur de propagation de la rhétorique onusienne sur la vulnérabilité et la résilience pastorales et que, deuxièmement, cette rhétorique s’appuie sur des discours d’évidence néolibérale.

Les discours onusiens de résilience pastorale comme discours d’évidence néolibérale

Certaines caractéristiques des milieux de l’aide au développement retiennent plus spécifiquement notre attention dans cet article. Celles-ci nous amènent à conclure que la communauté internationale des bailleurs de fonds constitue un terrain tout à fait propice à l’analyse des dispositifs d’énonciation et des discours d’évidence néolibéraux :

Le milieu de l’aide se situe à l’intersection de deux espaces de souveraineté (bailleurs et pays bénéficiaires) : inclus dans le jeu diplomatique des pays donateurs, il échappe largement au débat démocratique. Les priorités successives de l’Aide, définies par les pays bailleurs et les organisations internationales, reflètent principalement les préoccupations de ces acteurs. Ce milieu n’est donc pas propice à l’innovation ni à l’émergence d’une pensée critique; il fonctionne en grande partie en recyclant des méthodes et des notions construites en dehors. Autre aspect de cet enfermement, scientifiques salariés, consultants et compagnons des institutions de financement du développement participent, dans le champ de l’expertise, à la production d’une littérature grise qui façonne les modes de pensée. Les acteurs qui en vivent (hors les populations destinataires) « se connaissent et reconnaissent comme appartenant à la communauté du développement dans différentes institutions ». Dans ce champ où les frontières entre savoir et politique sont constamment rediscutées, le succès apparent de la notion de résilience reflète un brouillage des articulations entre la science et la politique. Ces discours servent des compétitions institutionnelles triviales (Ancey, 2016, p. 240-241).

Ancey décrypte ici les processus idéologiques et discursifs propres aux institutions de l’aide au développement, dans le même esprit critique que Guilbert (2009, 2013), Gobin (2011), Felli (2014) ou encore Rigat (2015). On peut, à l’aune de cette description, considérer que les communautés institutionnelles de l’aide au développement apparaissent bien comme des cadres énonciatifs de production de discours experts et politiques constituants (au sens de Maingueneau et Cossutta [1995], cités par Guilbert, 2009) qui relèvent d’une doxa de la résilience comme nouvelle doctrine économique néolibérale de l’aide au développement.

Dans le cas du pastoralisme au Sahel, Ancey (2016) précise d’ailleurs que les deux fonctions essentielles que remplit la résilience comme nouvelle grille de lecture des principaux bailleurs de fonds sont bien de nature analytique et normative. Selon l’auteur, loin des intentions et du souci affichés dans les discours onusiens d’amélioration des conditions de vie pastorale, la première fonction, analytique, correspond à « une nouvelle manière de caractériser les sociétés pastorales » (p. 243) et la seconde, normative, sert à justifier les interventions sécuritaires en zone sahélienne face aux risques djihadistes. Elle rappelle aussi l’étonnante inflation des programmes labellisés résilience au Sahel et conclut que le recours prolixe au vocable de résilience dans les intitulés et les discours des programmes d’aide et de soutien au pastoralisme s’accommode assez aisément d’une analyse en réalité très approximative des situations pastorales sur le terrain. Les discours de résilience pastorale des institutions internationales de l’aide relèveraient donc au final le plus souvent des registres néoclassiques des politiques sécuritaire et compassionnelle qui font fi des « causes économiques et sociales des inégalités et de la vulnérabilité des populations » (Ancey, 2016, p. 248), ou encore, affirme plus loin l’auteur,

ce cadrage évince[rait] les dimensions politiques (celles des besoins globaux devant être pris en charge par une politique de développement souveraine), au profit des paradigmes de l’urgence et l’humanitaire : la priorité est désormais de soutenir la résilience en anticipant les risques, auprès de populations ciblées (Ancey, 2016, p. 251).

Résultats : les discours d’évidence néolibérale de la résilience pastorale dans la presse francophone d’Afrique de l’Ouest

Dans un article précédent (Damome et Soubiale, 2018), nous avons montré, à partir d’une analyse lexicométrique d’un corpus de presse de 504 articles datés de 2000 à 2017 traitant du pastoralisme au Sahel et issus de la presse francophone d’Afrique de l’Ouest, une assez forte concentration du vocable de résilience sur les articles datés de 2013 à 2017. Plus globalement, nous avons également relevé, dans l’ensemble des articles, indépendamment de leur nature (articles de fond, éditoriaux, chroniques…), la présence récurrente des thèmes dominant les programmes politiques onusien de soutien au pastoralisme sahélien au cours de la période 2000-2017. Nous avons ainsi constaté, dans le sillage d’autres études spécifiquement consacrées aux discours médiatiques sur le pastoralisme sahélien, les mutations diachroniques du lexique propres à ces discours, qui accompagnent les évolutions des discours politiques onusiens de l’aide au développement. Plus précisément, pour une première période entre 2000 et 2003, nous avons observé que les registres sémantiques liés aux questions de risques alimentaires et de pauvreté pastorale sont encore présents. Puis, entre 2004 et 2013, ce vocable laisse assez rapidement place à un registre lexical centré sur la vulnérabilité des ménages pastoraux. Enfin, de 2013 à 2017, le lexique de la résilience des populations pastorales domine les articles (même s’il reste fréquemment associé à la vulnérabilité) – résilience principalement entendue comme la capacité de ces populations à moderniser leur système de production, voire, dans certains cas, à se sédentariser partiellement ou totalement.

Dans cet article, nous étudions spécifiquement les procédés discursifs propres à la doxa onusienne de l’aide au développement dans notre corpus de presse sur le pastoralisme sahélien. Nous avons ainsi pu identifier, dans nos contenus journalistiques d’Afrique de l’Ouest, des figures de style (Guilbert, 2009) qui relèvent de discours d’évidence néolibérale à l’endroit de l’élevage pastoral sahélien.

Le sous-corpus de presse francophone ouest-africaine sur la résilience

Notre corpus initial comprend 504 articles datés de 2000 à 2017 et issus de la presse publique, privée et en ligne de six pays francophones d’Afrique de l’Ouest (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger, Sénégal et Tchad). Notre objectif étant ici de repérer des figures de style propres aux discours d’évidence ou aux lieux communs de la rhétorique onusienne de la résilience à l’endroit du pastoralisme sahélien, nous avons extrait pour cette seconde analyse un sous-corpus ne contenant que les articles qui traitent spécifiquement de résilience pastorale [5] .

Cette nouvelle sélection a permis de constituer un sous-corpus spécifique au thème de la résilience, composé de 66 articles, soit 13 % de notre corpus, couvrant toute la période de 2000 à 2017 et dont 81 % sont concentrés sur quatre ans sur la période la plus récente entre 2014 et 2017 [6] . Nonobstant le fait que notre corpus initial n’est pas exhaustif [7] , ces indicateurs de répartition attestent à nouveau de la diffusion récente de la notion de résilience dans les discours onusiens et médiatiques. Sur les périodes antérieures à 2014-2017, de 2000 à 2013, on ne compte pas plus d’un à trois articles consacrés à la résilience selon les années [8] . Nous retrouvons ici la trace de moments discursifs (Moirand, 2002, citée dans Guilbert, 2009, p. 277) forts à propos de la résilience. Ils sont situés après 2010, comme l’indique la littérature sur la rhétorique onusienne de la résilience.

Évidences partagées et discours génériques à propos de la résilience des populations sahéliennes et pastorales

Nous avons sélectionné, ici, quatre extraits plus ou moins longs d’articles parmi les plus représentatifs de procédés discursifs de l’effet d’évidence tels que les définit Guilbert. Ces extraits, traitant de la résilience pastorale, sont issus de la presse de quatre pays (Mauritanie, Burkina Faso, Mali et Sénégal) [9] pour la période la plus significative des discours de résilience onusiens et journalistiques, située entre 2014 à 2017 dans notre propre corpus.

Voici un premier exemple tiré d’un extrait assez long d’un contenu d’une dépêche initialement parue sur le site de l’agence mauritanienne d’information le 16 février 2014 et intitulé « Clôture du sommet des Chefs d’État du Groupe des 5 du Sahel [10]  », dépêche reprise par le quotidien national mauritanien Horizons le 17 février 2014 :

Convaincus que seule une action commune de nos pays est à même de relever ces défis et que l’intégration régionale et la solidarité entre les États sont les préalables indispensables pour l’optimisation de l’exploitation de nos potentialités et le renforcement de notre résilience;

Prenant en compte les différentes initiatives nationales, régionales et internationales visant à aider à faire face aux problèmes de sécurité et de développement que connaît le Sahel et se félicitant de l’ampleur inédite de l’élan de solidarité internationale;

Les Chefs d’État des cinq pays du Sahel ci-après […] réaffirment la priorité qu’ils accordent à la sécurité et au développement de la région et réitèrent leur plein engagement à promouvoir la démocratie, les droits de l’Homme, la bonne gouvernance […], renouvellent leur ferme condamnation du terrorisme sous toutes ses formes et réaffirment leur détermination à préserver l’intégrité territoriale des États et à mener, ensemble [sic] une action résolue en vue d’assurer la sécurité dans l’espace sahélien. […]

L’élaboration d’un programme prioritaire d’investissement et d’un portefeuille de projets structurants accordant une large priorité à la sécurité, aux infrastructures (transport, énergie, télécommunications, hydraulique), au défi démographique, à la sécurité alimentaire et au pastoralisme, et l’adaptation aux changements climatiques […]

Nous notons tout d’abord que la reprise telle quelle d’une dépêche de l’agence d’information du pays relève en elle-même de ce que nous pourrions identifier comme une posture de désubjectivisation et d’objectivisation. Celle-ci consiste, pour le journal, à rapporter directement les propos des chefs d’État du G5 Sahel tels qu’ils ont été présentés par l’organe officiel d’information nationale. Le procédé entretient l’impression d’une parfaite neutralité ou objectivité de l’information, comme si la transmission mot pour mot des déclarations des chefs d’État du G5 Sahel fournissait ici un argument autosuffisant au nécessaire renforcement de la résilience en zone sahélienne. La question du pastoralisme y figure d’ailleurs comme un sous-ensemble d’un projet plus vaste de sécurisation des pays du Sahel.

L’environnement sémantique de ce discours sur la résilience (qu’il s’agit par ailleurs de renforcer , verbe très fréquemment associé à l’emploi du terme résilience dans le corpus; voir Damome et Soubiale, 2018), se rapporte de surcroît de façon dominante à des impératifs sécuritaires (le terme sécurité apparaît quatre fois dans les extraits choisis) et de développement (terme utilisé de façon générique). Ces deux thèmes, qui apparaissent de façon concomitante dans le discours, sonnent comme une évidence partagée, en ce sens qu’ils font appel à des constats difficilement réfutables. Il est en effet indéniable que la sécurité intérieure d’un pays, quel qu’il soit, participe de son potentiel de développement, ou que l’insécurité est potentiellement source de déstabilisation politique, économique et sociale.

Les autres vocables dans le voisinage de la résilience et de la sécurité ont trait à des défis, et le pastoralisme est immédiatement associé, ici, à la sécurité alimentaire par la conjonction de coordination et . De la même façon, sonnent comme d’autres évidences partagées qui semblent éluder la possibilité de tout débat démocratique ou contradictoire des expressions comme la préservation de l’intégrité territoriale des États , la promotion de la démocratie , des Droits de l’Homme et, enfin, de la bonne gouvernance . Ces procédés discursifs relèvent également de la tautologie et sinon, dans leur ensemble, de procédés communicationnels qui, en usant de termes très génériques, imposent des cadres d’opinions communes ou partagées.

De surcroît, les propos rapportés renvoient à la caution de l’expertise scientifique et de la connaissance partagée. Ce second extrait provient d’un article d’un grand quotidien de référence de la presse publique burkinabé, Sidwaya . Il est daté du 20 mai 2014 et s’intitule « 2 ème  édition des journées de l’éleveur. Lutte contre l’insécurité alimentaire » :

Selon Dr Salam Richard Kondombo, expert national zootechnicien de la FAO au Burkina, la présente formation s’inscrit dans le cadre d’un projet sous-régional qui s’intéresse à l’appui des pasteurs pour l’amélioration de la résilience à travers la prévention et la gestion des crises liées aux activités pastorales.

[…]

Quand on sait que les catastrophes et les aléas naturels comme humains auxquels font face les communautés pastorales et agropastorales, […] nous avons jugé pertinent d’organiser, au niveau de chaque pays concerné par le programme [sic] un atelier de ce genre, a souligné Abdou Aziz Thioune, expert en pastoralisme du bureau régional de la FAO pour la résilience, les urgences et la réhabilitation.

La résilience pastorale est cette fois-ci à améliorer (la résilience est dans notre corpus la plupart du temps associée à l’action de renforcer , mais aussi d’ améliorer ; voir Damome et Soubiale, 2018) pour prévenir et gérer des crises qui sont ici présentées comme inhérentes ( liées aux ) aux activités pastorales elles-mêmes. Cet agencement discursif est accompagné d’un autre registre d’évidence, mais cette fois-ci non plus d’opinion, mais de connaissance partagée sur les risques auxquels doivent faire face pasteurs comme agropasteurs ( quand on sait que… ). Ces connaissances sont de plus partagées avec des experts (terme utilisé deux fois et qui renvoie, dans le premier cas, à une expertise vétérinaire technique et, dans le second, à une expertise plus large sur le pastoralisme). Ces connaissances, d’évidence partagée, ne peuvent donc qu’amener à conclure à la pertinence des programmes de formation (là encore sans plus de précision sur le contenu et les objectifs de la formation) à destination de communautés de pasteurs et d’agropasteurs. Il est également à noter que la résilience est ici associée, là encore, à la conjonction de coordination et , aux urgences et à la réhabilitation , termes qui par ailleurs font partie des termes génériques fréquemment utilisés dans l’ensemble du corpus et qui, comme dans cet exemple, ne font guère l’objet de plus de précisions quant aux raisons, aux causes et aux solutions plausibles dans le cas précis du pastoralisme.

On retrouve dans un autre article daté de septembre 2014 et classé sous la rubrique « Économie » d’un journal de la presse malienne en ligne, Maliweb.net , des procédés d’évidence discursive similaires. Dans ce troisième exemple, l’article dont sont extraites les quelques lignes ci-dessous est intitulé « Défis du pastoralisme au Sahel : les contraintes bientôt levées par un projet d’appui au secteur » :

Pour le représentant du Comité permanent inter-États de lutte contre la sécheresse au Sahel, Pr Antoine Somé, ce projet novateur traduit un engagement de la Banque mondiale auprès des populations sahéliennes. Ces axes d’intervention répondent, en priorité, au renforcement de la résilience à l’insécurité alimentaire au profit des populations du Sahel et d’Afrique de l’Ouest.

Ici, si le titre annonce que l’article va traiter spécifiquement du pastoralisme sahélien, le contenu de celui-ci, à l’instar de ce que contient cet extrait, traite en fait du pastoralisme comme d’un cas subsumé sous la catégorie très générale du secteur de l’élevage, sinon sous celle également très générique des populations du Sahel et d’Afrique de l’Ouest, considérées dans leur ensemble comme objets de renforcement (une fois encore) de résilience face à l’insécurité alimentaire. L’expression au profit de ne peut là encore que renforcer l’assentiment de l’opinion à ce projet de la Banque mondiale de surcroît qualifié de « novateur » et porté par un expert du domaine (Pr Antoine Somé). Ici, les évidences partagées auxquelles invitent ces propos calqués sur la rhétorique de la Banque mondiale rappellent ce qu’Ancey (2016) dénonce de la généralité des discours de résilience pastorale. Celle-ci dévoile en fait une connaissance et un intérêt plus qu’approximatifs de la part des bailleurs de fonds à l’endroit des conditions de vie et des modes de production réels des pasteurs.

Le cas des discours de la presse sénégalaise, pays qui promeut les politiques de modernisation du secteur agricole et de l’élevage, est aussi intéressant. Nous citons ici, à titre de quatrième et dernier exemple, un extrait d’un article daté d’octobre 2015, issu du journal Soleil , de la presse publique de référence pour la population sénégalaise et dont le titre est « Gouvernance foncière, pastoralisme et sécurité alimentaire au Sénégal. Les unités pastorales, une alternative crédible  » :

La mise en place des unités pastorales dans les zones sylvopastorales est une expérience relativement récente dans l’histoire du pastoralisme au Sénégal. Cependant elle présente des perspectives intéressantes en matière de sécurisation de l’espace pastoral, de sécurité alimentaire, de lutte contre la pauvreté et d’amélioration de la résilience des communautés d’éleveurs. En effet les unités pastorales ont permis d’amorcer des dynamiques de gestion rationnelle et durable de l’environnement et des ressources naturelles au sein des systèmes pastoraux avec l’introduction d’approches nouvelles de participation et d’implication des acteurs à la base qui renforcent leur attachement au terroir et le réflexe de préservation de leur milieu. La mise à l’échelle de l’expérience doit être envisagée [sic] dans les zones qui s’y prêtent, pour améliorer les capacités de contribution du pastoralisme dans la transformation structurelle de l’économie telle que retenue dans le PSE et de promotion d’un développement endogène durable.

On retrouve ici, aux côtés des arguments sécuritaires habituels, des traits propres aux discours d’évidence néolibérale qui, dans cet exemple, reprennent sans ambages le crédo d’une économie libéralisée vantant les mérites de la participation et de l’implication individuelles. L’ amélioration de la résilience y est décrite comme tributaire de la durabilité du développement , qui se doit à son tour d’être endogène , afin de permettre au pastoralisme de contribuer à la transformation structurelle de l’économie .

Ces quatre exemples de discours d’évidence sur la résilience pastorale, extraits de notre corpus de presse francophone subsaharien, illustrent la façon dont celle-ci reprend et relaie les discours politiques-experts de nombres d’instances socioéconomiques internationales (cf.   Gobin, 2011). Ces discours évacuent d’eux-mêmes toute possibilité de réflexion critique, du fait même qu’ils assènent de façon répétitive les mêmes arguments tirés d’un jargon qui se présente comme spécialisé et qu’ils usent à l’envi de la référence à des figures d’autorité issues du monde politique ou scientifique.

Les procédés discursifs dont parle Rigat (2015), et repérés ici dans quelques extraits significatifs de notre corpus traitant de la résilience des sociétés pastorales sahéliennes, semblent en effet relever d’une idéologie institutionnelle dont la finalité est bien justement de masquer son caractère idéologique par le truchement du recours à l’évidence de l’opinion partagée, de la connaissance experte ou encore de l’inéluctabilité de motifs économiques et politiques.

Conclusion

Nous avons plus particulièrement centré notre analyse, ici, sur les procédés discursifs de dissimulation idéologique qui, selon Guilbert (2011), distinguent le discours néolibéral de la propagande classique. La majorité des articles de notre corpus de presse dédiés à la résilience pastorale renvoie en effet à des énoncés présentés comme rationnels, ou portant sur des éléments factuels, ou alors reposant sur des évidences partagées, autant d’éléments qui sont difficilement discutables ou contestables. La prédominance de ces figures de style dans notre échantillon de presse incite-t-elle alors à conclure que les discours journalistiques subsahariens achoppent sur « le pari que Charaudeau (2005 : 153) décrit comme “analyser pour éclairer, mais éclairer sans déformer; […] argumenter avec impartialité, mais argumenter en dénonçant” » (Amossy, 2008, p. 112-113)?

Est-ce alors à dire que la presse francophone d’Afrique de l’Ouest, lorsqu’elle discourt sur la résilience du pastoralisme, participe activement à la propagation des discours constituants ( Maingueneau et Cossutta, 1995) de la gouvernance néolibérale promue par les organismes d’aide au développement au Sahel? Voire qu’elle aurait une part de responsabilité (cf. Amossy, 2008) dans la diffusion d’une conception néolibérale dépréciative à l’endroit des sociétés et des populations pastorales?

Comme le soulignent Ancey, Pesche et Daviron (2017) : « La caractérisation des populations par leur résilience structurelle traduit un rapport politique dans lequel la communauté de l’aide, standardisée et technicisée, se substitue à des pouvoirs publics en charge de choix, porteurs de changements d’envergure et de long terme » (p. 79). Or c’est précisément cet aspect politique fondamental du problème que la presse africaine semble dissimuler, ou à tout le moins minorer, lorsqu’elle reprend la rhétorique de la résilience onusienne à l’endroit du pastoralisme sahélien.

Au final, ces questionnements sur la pensée néolibérale de la résilience et sa diffusion médiatique renvoient à des dilemmes éthiques qui traversent toutes les sphères d’expression, médiatique comme publique et politique. Face à certaines évidences discursives de l’idéologie néolibérale qui appauvrissent le débat démocratique sur des questions sociales et politiques majeures, les médias ne devraient-ils pas, comme le propose Koren (2008), endosser davantage une éthique de la responsabilité qui les enjoint à préserver et consolider leur « fonction critique de “contre-pouvoir” » (p. 43)?