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Introduction

Réaliser une recherche en sciences sociales dans une organisation ou un réseau intersectoriel de services sociaux et de santé pour opérer des changements démocratiques s’inscrit fondamentalement dans une logique d’action qui implique tous ses acteurs, à un titre ou à un autre. C’est en ce sens que l’on peut parler d’un projet possible de démocratisation de l’organisation, favorisant la participation de toutes et tous au changement. Pour ce faire, la recherche sociale devient intervention et, comme l’indique le terme, constitue une action menée par une chercheure ou un chercheur externe entre les actrices et les acteurs au sein de leurs interactions habituelles. En ce sens, intervenir, c’est faciliter un dialogue, c’est opérer une médiation communicationnelle entre une pluralité d’actrices et d’acteurs (Davallon, 2004 ; Herreros, 2004 ; Rouzé, 2010). Mais, sur quelles bases théoriques et avec quelles approches méthodologiques ?

Cet article propose de comprendre comment des pratiques de recherches en sciences sociales contribuent à la démocratisation des rapports sociaux de pouvoir au sein d’organisations sociosanitaires dans lesquelles nous sommes intervenus. Nous explorons en particulier comment elles permettent d’inclure activement les actrices et les acteurs de l’organisation en créant des rapports sociaux de pouvoir plus justes entre les individus occupant des positions différentes avec un faible pouvoir d’influence sur les orientations importantes de leur organisation. En d’autres mots, il s’agit de comprendre comment des pratiques de recherche sociale permettent une distribution du pouvoir au sein de l’organisation des services sociaux et de santé.

La philosophie offre des clés de lecture qui permettent d’éclairer les liens entre démocratie, organisation, communication et intervention pour mieux situer par la suite le développement d’une perspective critique de la recherche sociale dans les organisations sociosanitaires. Certaines checheures et certains chercheurs excluent le domaine de l’organisationnel de l’horizon sémantique d’une théorie politique de la démocratisation. Elles ou ils réservent cette possibilité à « l’espace public », l’unique espace pouvant ouvrir sur une communication avec autrui non dominé par des rapports utilitaires ou instrumentaux (Arendt, [1958] 1998 ; Habermas, 1979 ; Lefort, 1966). Pour d’autres, le monde du travail et des organisations constitue un des leviers majeurs, de démocratisation entre autres par l’entremise des « groupes-sujet » -des espaces de dialogue favorisant le pouvoir d’agir collectif -qui peuvent y prendre forme (Castoriadis, 1975 ; Dardot et Laval, 2014 ; Deleuze et Guattari, 1972). Quels rapports entretient la recherche-intervention dans les réseaux de santé et de services sociaux avec de tels espaces de dialogue ? Une réflexion historique sur des approches en recherche et en intervention dans des milieux organisés vient préciser ce questionnement.

Deux postures se démarquent dans les recherches-interventions au sein des organisations, et c’est le cas dans celles que nous présentons en deuxième partie dans le domaine de la santé et de services sociaux. À un pôle, il y a les recherches-interventions qui participent à la création ou à la cocréation d’espaces de dialogue pour produire des changements dans les milieux organisés. À l’autre pôle, il y a les recherches sociales qui tendent plutôt à reconnaitre et faire connaitre des espaces de dialogue existants déjà dans diverses organisations sociosanitaires et qui représentent une autre forme d’intervention. Malgré leurs différences, ces deux approches de la recherche ont en commun de concevoir la communication humaine et les espaces dialogiques comme des leviers de démocratisation des organisations. À partir de trois expériences de recherche réalisées dans des organisations de santé et de services sociaux du Québec (un Centre d’hébergement de soins de longue durée [CHSLD] et un Centre local de services communautaires [CLSC]) et du Brésil (un Centre de services de première ligne en santé mentale), nous discutons finalement des forces et des limites de pratiques de recherche différentes misant sur la communication et les espaces de dialogue.

Fondements théoriques : communication, démocratisation et action

La mise en rapport des notions de communication, de démocratisation et d’action montre la grande complémentarité qu’elles représentent et la complexité de leur articulation. La communication comme ensemble de pratiques et de processus de mise en relation avec des actrices et des acteurs sociaux ne pose pas immédiatement la nécessaire introduction des rapports de pouvoir et de domination et l’enjeu démocratique. Et s’il est souvent question d’agir performatif ou communicationnel, cela ne veut pas toujours dire action sociale et démocratie. Ce sont ces rapports que nous voulons ici éclairer en recourant en particulier à certains travaux philosophiques développés notamment par Jürgen Habermas, Claude Lefort et Hannah Arendt, Cornélius Castoriadis et Félix Guattari pour éclairer plus fondamentalement des enjeux au cœur du lien complexe entre communication, démocratisation et action. Seront présentées ensuite des actions de recherche illustrant ce cadre conceptuel en lien avec des milieux organisés dans le champ de la santé et des services sociaux.

De l’impossibilité de la démocratie dans les organisations

L’agir communicationnel correspond, pour reprendre le modèle développé par Jürgen Habermas (1979), de l’école de Francfort, à deux logiques d’action sociale bien distinctes : une « action communicative »[1] (communicative action) et une « action stratégique » (strategic action). La première forme vise à produire une compréhension partagée et une action de type consensuelle, où le discours et la pratique sont en résonance. L’action stratégique pour sa part vise à atteindre un résultat donné et, de façon implicite ou « latente », repose sur la manipulation et des communications systématiquement biaisées « distorted », puisque la visée portée par un acteur dominant demeure radicalement hétéronome aux acteurs exécutants. Toujours selon Habermas (1993) seule l’action communicative permet une dynamique réflexive entre les acteurs, condition fondamentale pour opérer une compréhension commune pour un agir commun. Or, suivant sa pensée, dans le domaine du travail et de l’organisation, dans le contexte d’un capitalisme libéral ou néo-libéral, ce serait le mode d’action stratégique qui domine, les buts et les normes étant fixés par les acteurs dirigeants faisant appel à une exécution opérationnelle mesurée à l’aune des résultats attendus. Le champ institué, normatif, du monde du travail comme celui de la santé et des services sociaux ne favoriserait pas, globalement, un agir communicationnel interactif et réflexif, fondé sur une participation démocratique. Dans ce domaine, c’est la « pensée instrumentale », techniciste et opérationnelle qui s’impose, y compris dans la direction et la gestion. Ce serait le règne d’une « idéologie gestionnaire » (de Gaulejac, 2005).

C’est à cette pensée « instrumentale » qu’Habermas oppose un agir communicationnel rationnel, commun et authentique. Mais cela ne passe pas par le monde du travail et des organisations justement trop marquées par l’emprise de la pensée instrumentale. Dans cette perspective, il n’est pas selon lui possible d’intervenir pour réellement démocratiser les communications dans un milieu organisé.

Le domaine de l’interaction de l’agir communicationnel est possible idéalement quand les acteurs en présence peuvent réflexivement comprendre leur situation et agir. C’est possible dans le champ culturel, dans le processus historique de normes de conduite partagées, en partie dans le champ politique et dans l’espace public, quoique, là aussi la tendance des institutions à devenir des « machines » d’opérations rendent très difficile cet agir communicationnel. Par exemple, les travaux pionniers de Robert Michels (1968) montrent la manière dont l’organisation, à l’image d’un système vivant, répond nécessairement à des besoins propres, tels que celui de se conserver[2]. En raison de cet objectif inhérent à l’organisation, celle-ci tend à instrumentaliser les efforts de démocratisation. Comme le soutient Lefort (1966, p. 751) : « Là où les individus sont enfermés dans les limites d’un statut et d’une fonction, sans chance raisonnable d’y échapper, la démocratisation connait une restriction essentielle. ». Ce constat critique sur le rapport entre communication, organisation et démocratisation demeure d’actualité cinquante ans plus tard, a fortiori dans un contexte marqué par l’omniprésence des dispositifs de participation notamment dans l’action publique en santé et services sociaux. Au sujet de tels dispositifs participatifs, Lefort (1966, p. 760) précise que peu importe le type d’organisation

[…] l’enjeu se découvre le même : organiser est multiplier les communications, articuler les activités les unes par rapport aux autres, favoriser la socialisation des individus et par ce moyen, réduire l’inertie d’un ensemble, réduire les conduites de défense, stimuler les conduites d’adaptation au changement et les conduites novatrices.

C’est pourquoi, selon lui, pour saisir les liens entre organisation, communication et démocratisation il est fondamental d’ouvrir la réflexion à d’autres niveaux d’analyse tel que le niveau sociétal plus large.

Hannah Arendt ([1958] 1998) va plus loin en postulant que toute forme d’organisation moderne s’approprie la démocratie et lui fait « violence » par la logique d’action et la rationalité qu’elle lui impose. Elle distingue ainsi l’« action » (praxis) et le « faire » (poièsis) opérant du « travail » en s’inspirant d’Aristote. L’« action », essence du politique (le rapport à autrui non engagé par l’utilité) repose sur trois caractéristiques : l’imprévisibilité de ses résultats, qui ne peuvent être qu’historiques, l’irréversibilité des processus qu’elle engendre et l’anonymat de son auteur, peu importe le genre d’action entreprise. Le « faire » repose plutôt sur un processus avec une fin clairement reconnaissable, un produit concret et un résultat tangible. Plus encore, le faire « (…) viendrait absorber toutes les constructions intersubjectives qui pouvaient assurer une autonomie d’agir et de parole productrice de valeurs humaines. » (Honneth et Grenet, 2007, p.  37).

Sous cet angle, force est de constater qu’Arendt, tout comme Habermas et Lefort, n’inclut pas l’organisation – aussi participative qu’elle puisse être – comme lieu et dimension d’une théorie politique de la démocratisation. Ces auteurs réservent cette possibilité au « domaine public », l’unique espace perméable à « l’action » et la seule forme d’agir pouvant ouvrir sur une communication avec autrui non-engagée par l’utilité, « l’activité politique par excellence » (Arendt, [1958] 1998, p.  43). Y a-t-il une place, sur le plan de la recherche-intervention dans les organisations publiques de santé et de services sociaux, pour une part d’imprévisibilité au cœur des « actions » plurielles qui se déploient dans le « domaine public », propre à favoriser une vie démocratique ?

« L’institution imaginaire » de la démocratisation organisationnelle

Cornélius Castoriadis (1975) relie autrement les fondements d’un agir communicationnel et de la démocratisation sous l’angle des institutions. Conseiller économique à l’OCDE[3], philosophe et psychanalyste, Castoriadis présente une vision radicale de l’agir humain fondée sur un « imaginaire instituant ». D’abord au niveau individuel, l’action se fonde sur l’imagination radicale qui est la source même de tout langage, « re-présente » le réel, est l’imagination symbolique créatrice de sens et de signification, qui s’exprime dans le langage institué, mais l’investit de significations autres, ou encore nouvelles. Cette imagination radicale se partage toujours avec les autres, formant la base d’un imaginaire collectif qui se re-présente une société, le monde. La notion de « re-présentation », avec son préfixe « re », pointe vers le sens d’une réflexivité radicale : la présentation du « réel » physique, biologique et social-institué est réinvestie par la possibilité de créations imaginaires. Le langage, les savoirs scientifiques, les techniques et le savoir-faire du quotidien, les politiques, les institutions que sont les organisations, le droit, les appareils gouvernementaux sont les résultats sociohistoriques de la création humaine dans un mouvement incessant d’institutionnalisation, oscillant entre « l’instituant » (ce par quoi l’institution se forme) et « l’institué » (les formes stables de l’institution) (Bouilloud et al, 2020).

Pour Castoriadis, la force créatrice de l’imaginaire, individuel ou social s’exprime dans les institutions qui en retour en conditionnent la possibilité. Sur le plan du pouvoir, du politique, l’institution centrale qui a émergé historiquement en Occident est la démocratie. Au sens premier c’est le pouvoir exercé par l’ensemble du « demos » : du peuple pour le peuple. Le modèle athénien en est une toute première version, fort limitée à un groupe de « citoyens », des « meilleurs » dirait Platon. Avec les révolutions post-médiévales, ce sont tous les citoyennes et citoyens qui sont appelés à analyser, délibérer et décider pour orienter les conduites du vivre-ensemble. Il n’y a pas à ce titre de déterminisme externe, d’une source divine ou même de la nature qui commanderait la conduite du monde humain. Celui-ci est fait par les humains. Bien sûr avec les contraintes physiques et biologiques de notre matérialité constitutive. Les institutions humaines relèvent de la créativité symbolique et de la pratique technique innovante définies collectivement.

Pour le meilleur ou pour le pire constate le philosophe dans son examen critique du monde néo-libéral et des formes actuelles de domination politique et culturelle. Néanmoins, il s’agit toujours de développements sociohistoriques que peuvent changer des mouvements collectifs y compris dans des milieux intermédiaires, tels ceux de l’organisation et du travail. Il faut communiquer oui, mais en questionnant radicalement l’imaginaire collectif dominant, l’institué et les normes existantes. Au « c’est comme ça, c’est la règle, c’est la tradition, c’est fondé scientifiquement, c’est la meilleure pratique », la réponse instituante est : « cela pourrait aussi être autrement ». L’appel à l’imaginaire comme source radicale du symbolique et de la pensée, s’oppose à la domination de la Raison et de la pensée instrumentale fondée sur des logiques fermées comme la pensée « ensembliste-identitaire » ou logique binaire du tiers exclu qui domine le langage scientifique et le monde de la technique. En ce sens, et en référant à Habermas qui demeure lié à une optique fortement rationnelle, un agir communicationnel inclurait une autre condition, celle d’innover et de créer de nouvelles significations au-delà des conditions de vérité factuelle ou des normes instituées ; c’est-à-dire la « dimension instituante » de l’agir en contexte organisationnel.

Institué — instituant et groupe-sujet

Cette dialectique entre instituant et instituée est reprise et élaborée comme pratique d’intervention collective dans les milieux organisés par Georges Lapassade (1965, 2006) dans son ouvrage Groupes organisation et institutions. Son approche de l’intervention, aussi nommée l’analyse institutionnelle, a pour visée une démocratie inclusive radicale. Le concept d’instituant a aussi été repris puis développé par Félix Guattari pour définir une forme de levier de démocratisation radicale et ainsi faciliter le passage à l’action au sein des institutions de santé comme les hôpitaux psychiatriques. Suite à de nombreuses années d’observation et d’analyse de pratiques d’intervention et de communications humaines entre autres dans des organisations psychiatriques françaises et sud-américaines, Guattari réalise que les forces instituantes et émancipatoires se déploient au sein de « groupes-sujets ». Il nomme ainsi les groupes qui réussissent à rompre avec les cadres institués et les pouvoirs préétablis notamment au sein de l’organisation de services de santé mentale (Guattari, [1989] 2012). Le groupe-sujet constitue à ses yeux « un instrument primordial d’une véritable alternative aux structures répressives » (Guattari, [1989] 2012, p.  87) ; c’est celui qui met en mouvement et produit des agencements de sens (Deleuze et Guattari, 1972). En opposition avec le « groupe-assujetti » qui est soumis aux forces instituées véhiculées par l’organisation et les institutions qui le traversent, le groupe-sujet tend à se libérer de ces dernières, tout en potentialisant le déploiement des « forces instituantes » du groupe toujours en train de se faire (Lapassade, 1975). Ce déploiement se traduit par un processus communicationnel dialogique et critique qui permet la prise en compte de son pouvoir collectif d’agir sur le contexte organisationnel afin qu’il fasse sens pour les actrices et les acteurs impliqués. Ainsi, « Les groupes-sujets ne cessent de dériver par rupture des groupes-assujettis : ils font passer le désir, et le recoupent toujours plus loin, franchissant la limite, rapportant les machines sociales aux forces élémentaires du désir qui les forme. » (Deleuze et Guattari, 1972, p. 416). Plus récemment, les travaux de Herreros et Milly (2009) au sein d’établissements hospitaliers en France, exposent aussi la portée instituante des espaces de dialogue formels ou émergeants d’initiatives d’actrices et d’acteurs à même de vitaliser la « culture-hôpital ».

Pierre Dardot et Christian Laval (2014, p. 44) abondent dans le même sens en considérant les groupes-sujets comme les seuls espaces collectifs à même de produire une « praxis instituante » ; c’est un élément essentiel, selon eux, de la construction du « commun » au sein des États sociaux contemporains[4]. L’élaboration d’une vision du commun ne peut se faire qu’en reposant sur les débats et les interactions sociales dans tous les secteurs de la société, soit sur un agir communicationnel transversal qui se déploie plus spécifiquement au sein des « groupes-sujets ». Pour eux, le monde du travail et des organisations est donc un levier majeur de démocratisation des communications humaines par l’entremise des groupes-sujet qui peuvent y prendre forme. Dans cette perspective, est-ce que la recherche-intervention peut favoriser le déploiement et la survie de groupes-sujets dans les organisations de santé et de services sociaux ? Si oui, avec quelles approches méthodologiques ?

Premières expériences de recherches-interventions créatrices d’espaces de dialogue

L’idée de créer de nouveaux espaces de dialogues au sein des organisations en vue de démocratiser les rapports sociaux de pouvoir qui y prennent forme n’est pas nouvelle. Dépendamment où l’on pointe le regard – vers le sud ou le nord global – des pionnières et des pionniers sont identifiés dans la littérature scientifique en sciences sociales et humaines. Un consensus se dégage sur l’importance des approches nord-américaines des relations humaines. En Europe et en Amérique latine, on reconnait aussi l’importance des approches critiques telles que les modèles de recherche-intervention issus du « mouvement institutionnaliste », les modèles issus des approches « conscientisantes » ou « anti-oppressives » ainsi que les pratiques dites « sociocliniques » et les cliniques du travail. Toutes ces approches se traduisent en pratiques de recherche-intervention misant sur la création d’espaces de dialogues entre les actrices et les acteurs impliqués (chercheures et chercheurs, gestionnaires, travailleuses et travailleurs, citoyennes et citoyens concernés). Revenons sur certaines parmi celles qui ont marqué l’histoire de la recherche-intervention créatrice d’espaces de dialogue.

Les approches des relations humaines

La posture démocratique de la plupart des chercheurs pionniers des approches dites des « relations humaines » est à relier au pragmatisme rationnel introduit par les États-Uniens Charles Sanders Peirce, William James et John Dewey. Le pragmatisme philosophique considère l’activité humaine comme source de connaissance. Il n’y a donc pas de dualisme entre empirisme et rationalisme de même qu’entre théorie et pratique.

Selon Dewey (2003), le pragmatisme demeure la « philosophie de la démocratie ». Il conçoit la démocratie comme le mode d’association par excellence puisqu’elle permet « […] la personnification des possibilités inhérentes à la vie sociale en tant que telle, qui reposent sur le consensus et ont pour but d’assurer la possibilité de “self-development” de tous ses membres » (Bienenstock et Tosel, 2004, p. 192). Dans cette logique, la démocratie devient possible par l’acquisition d’« habitudes démocratiques individuelles » produites culturellement, d’où l’importance, pour Dewey, de développer des pratiques collectives et éducatives faisant la promotion de la pensée scientifique afin de cultiver la raison pratique (le pragmatisme) dans des situations morales.

Kurt Lewin (1947) en est un pionnier, en psychologie sociale, ouvrant un champ de recherches en situation « réelle » de changement, d’« Action Research », centrées sur le changement de conduites humaines et d’attitudes en agissant sur le mode de communication de style démocratique établi entre les personnes concernées. La recherche-action telle qu’imaginée et proposée par Lewin dans ses derniers écrits se définit par : 1) un processus cyclique de planification, d’action et d’observation en vue d’évaluer les résultats ; 2) la rétroaction des résultats de la recherche à tous les groupes d’intérêts impliqués ; 3) la coopération entre les chercheures et chercheurs, les praticiennes et praticiens, et les clientes et clients du début à la fin du processus ; 4) l’application des principes qui gouvernent la prise de décision en groupe ; 5) la prise en compte des différences dans les systèmes de valeurs et les structures de pouvoir des parties impliquées dans la recherche ; et 6) l’utilisation concomitante de la recherche-action pour résoudre un problème et générer des connaissances nouvelles (Lewin, 1948, 1951). Le dispositif central est pour Lewin l’étude de la dynamique du groupe restreint.

Le début de la dynamique des groupes se situe aux États-Unis à partir de 1947 (Lippitt, 1949 ; Back, 1972 ; Marrow, 1972). Dès les premières expériences, il faut souligner l’importance de l’implication des participantes et participants dans le groupe, non seulement pour exprimer et vivre des interactions mais en faire l’auto-analyse avec le soutien d’un moniteur. Cet aspect de formation rejoint les préoccupations de Lewin touchant le changement des attitudes et des normes comme base essentielle d’une visée d’action sociale démocratique. L’expérience « pédagogique » du T-Group est aussi à retenir : le travail d’animation consiste à suspendre toute règle prescrite de fonctionnement pour laisser émerger spontanément la dynamique du groupe et sa structuration pour ensuite favoriser un retour réflexif d’analyse des phénomènes du groupe et de son fonctionnement. C’est, pour la chercheure-animatrice ou le chercheur-animateur, l’adoption d’une posture non-directive, centrée sur l’expérience vécue en groupe. Cela rejoint, dans la conduite des groupes, ce qu’a développé en psychologie humaniste un auteur comme Carl Rogers (1970, 1979). Cette posture non-directive est reprise et problématisée dans de nombreux travaux et écrits récents en sciences sociales notamment autour de la question de la « neutralité axiologique » (Heinich, 2002).

Cette formule pédagogique de formation et d’intervention en groupe et les recherches qui l’entourent vont se développer dans les années 50 et 60 aux États-Unis, mais aussi dans plusieurs pays dont la France et l’Angleterre. Elle se réalise le plus souvent en réunissant des professionnelles et professionnels avec des intervenantes et intervenants dans des lieux externes, en dehors de leurs organisations respectives, constituant une sorte « d’îlot culturel de changement » en dehors des organisations et des contraintes immédiates du travail et de la gestion.

C’est sur la base d’un constat critique des limites du changement vécu par les personnes dans ces expériences en groupe restreint, quand ils reviennent dans leur milieu de travail organisé, qu’est née l’approche du Développement organisationnel qui connait une popularité croissante dans les années 1960-1980, dans le cadre plus large encore du changement planifié (Tessier et Tellier, 1973). La dynamique du groupe continue d’être un dispositif central, mais cette fois avec les employés directement impliqués dans leur organisation de référence. Ce changement planifié, dans sa version de recherche-action participative, s’inscrit progressivement dans ce qu’on peut qualifier de mouvement social d’intervention et de formation, dans les milieux communautaires, les universités et les organisations autour de cette appellation large du mouvement des Relations humaines qui se répand surtout en Amérique du Nord et en Europe. Recherches et formations se font dans une perspective multidisciplinaire (psychosociologie, sociologie, communication humaine, éducation, travail social, gestion) (Back, 1972 ; Anzieu, 1984 ; Anzieu et Martin, 1973 ; Sévigny, 1977).

Les usages de la dynamique de groupe dans le contexte du changement planifié en milieu organisé vont se heurter à des limitations importantes sous l’effet de deux orientations dominantes. Les approches en « relations humaines » ont trop mis l’accent sur les dimensions personnelles et interpersonnelles dans un groupe restreint, négligeant en cela la dimension sociopolitique de l’organisation et les rapports sociaux de pouvoir qui traversent la vie collective. Par ailleurs, dans le cadre d’un changement planifié de plus en plus commandé par une logique instrumentale et techniciste, la recherche-intervention à visée démocratique en milieu organisé tend à faire du groupe un « groupe assujetti » à des commandes et des normes externes de performance et d’efficacité organisationnelle (Guattari, 1980). Cette forme de recherche-intervention risque alors de faire du groupe un instrument efficace de reproduction des rapports institués d’une organisation hiérarchique et contrôlante (Lapassade et Lourau, 1971 ; Mendel et Prades, 2002).

Les approches en socioanalyse

Pour réinstaurer la portée démocratique des usages du groupe, les approches critiques aussi dites institutionnalistes vont, sur la base même d’une approche non-directive mais résolument sociopolitique comme orientation globale, proposer une coanalyse qui laisse émerger toutes les dimensions institutionnelles du contexte social vécu par les groupes. Ces approches vont se développer en France et en Amérique du Sud dans les années 1960 et continuent aujourd’hui d’inspirer une visée transformative et démocratique à la recherche-intervention, notamment dans les organisations de santé et de services sociaux (Ruelland, 2019). Cette perspective rejoint d’autres approches développées par exemple au Brésil telles que l’approche d’auto-analyse et d’autogestion de Gregorio Baremblitt (1992, 2003), l’approche de la santé communautaire de Cezar Wagner de Lima Gois (2008), l’approche de la clinique sociale peripatética d’Antonio Lancetti (2008), la méthode d’analyse et de cogestion de Gastao Wagner de Sausa Campos (2005) et finalement celle plus connue de la pédagogie de « conscientisation » collective de Paulo Freire (1974).

Il est important de souligner que le dispositif central d’une approche conscientisante comme celle de Freire ou de l’analyse institutionnelle redéfinit en l’élargissant les orientations de base de la dynamique de groupe et la posture non-directive. Elles cherchent à réunir des collectifs d’actrices et d’acteurs organisationnels en groupe, ouvrir les échanges en déstructurant le mode opératoire pour laisser émerger précisément la dynamique collective dans toutes ses dimensions : interpersonnelles, groupale, organisationnelle, institutionnelle et sociale pour en analyser, de façon réflexive, le caractère institué et favoriser une créativité collective instituante, collective et démocratique.

La recherche-intervention et la démocratie en milieu sociosanitaire

Depuis une vingtaine d’années, des chercheures et chercheurs mettent en évidence comment certains dispositifs participatifs dans les réseaux de santé et de services sociaux sont originaux et ambitieux sur le terrain démocratique. Pour éclairer le lien entre participation et démocratisation organisationnelle, Marshall propose par exemple le concept de « démocratie au travail » (workplace democracy) afin de caractériser « […] the participatory dimension of internal organizational processes. » (Marshall in Box, 2007, p. 41). Au Brésil, dans le champ de la santé, il est plutôt question de « démocratie institutionnelle », celle-ci constituant à la fois la finalité et le moyen de rendre les institutions et la société plus égalitaires ; autrement dit une forme de socialisation qui tend à diminuer les différences de pouvoir entre les individus et entre les « classes institutionnelles [5]» au sein de l’organisation des services (Campos, 2005). Ces différentes approches ont en commun de considérer l’organisation participative comme un levier de démocratisation possible, et ce, malgré la hiérarchisation des pouvoirs et des savoirs qui la traversent. Pourtant, les liens entre l’organisation et la démocratisation des rapports sociaux de pouvoir s’éclairent et se troublent à la fois lorsqu’on rapproche et que l’on confond l’idée de participation et de démocratisation en réduisant le sens de la seconde au profit de la première.

Deux approches de recherche en lien avec les espaces de dialogue

Deux postures générales en rapport aux espaces de dialogues peuvent tout de même être relevées selon que les chercheures et chercheurs créent des espaces de dialogues ou qu’elles ou ils se proposent plutôt de reconnaitre ceux déjà en place dans les organisations sociosanitaires à l’étude. À un pôle, il y a les recherches-interventions qui misent sur la création d’espaces de dialogues pour la réalisation d’un travail réflexif de proximité pouvant mener à des changements au sein des organisations sociosanitaires. Par ces espaces, les chercheures et chercheurs avec les actrices et les acteurs impliqués souhaitent créer des occasions de délibération sur des règles communes, des finalités, des activités réalisées et éventuellement une reconfiguration subjective et collective du sens des activités de chacun pour reprendre un certain pouvoir d’agir sur l’organisation, si ce n’est un pouvoir certain (Lhuilier, 2006). Ces démarches de recherches peuvent aussi être associées à des formes de résistance, voire à des réactions aux orientations et aux institutions sociales dominantes (Fortier et al., 2018).

À l’autre pôle, il y a les recherches qui mettent plutôt l’emphase sur la reconnaissance et la mise en visibilité des espaces de dialogues en train de se faire dans les organisations sociosanitaires. Ces démarches permettent souvent de décrire les espaces et les pratiques innovantes sur le plan de démocratisation afin d’identifier leur potentiel de transférabilité à d’autres milieux organisés. Le fait de reconnaitre, avec validation auprès des actrices et des acteurs concernés, et de rendre visibles ces espaces de dialogues contribue à faire connaitre auprès de divers acteurs sociaux dans le domaine des innovations porteuses (Klein et al., 2016). Reprenons ces deux orientations à la lumière de cas concrets pour mieux saisir les rapports entre les espaces de dialogues et la recherche auprès d’organisations sociosanitaires et leur potentiel « instituant » d’une visée démocratique.

Des exemples de recherches créatrices d’espaces de dialogue

Nous proposons d’illustrer le cadre général d’une approche créatrice d’espace de dialogue par deux expériences de recherche dans les milieux organisés de réseaux de santé et de services sociaux : une première dans un Centre d’hébergement de soins de longue durée (CHSLD) et une seconde dans un Centre local de services communautaires (CLSC). Ces deux expériences de recherche-intervention ont été réalisées suivant l’approche de la psychodynamique du travail[6] (PDT) (Dejours, 2009). Une telle approche s’inscrit dans le prolongement des repères historiques mentionnés, soit la recherche-action, la dynamique des groupes restreints, la socioanalyse de l’organisation et des institutions et une posture non-directive ou clinique. Elle s’inscrit dans le courant plus global des cliniques sociales d’analyse du travail : clinique de l’activité, ergologie et psychosociologie de l’activité. Une telle approche nous semble bien représenter toute cette évolution des modes de recherche-intervention et c’est aussi celle que nous avons expérimentée directement.

La PDT repose essentiellement sur la coanalyse par les chercheures et chercheurs ainsi que les travailleuses et les travailleurs, de la situation vécue de travail, et cela dans des « collectifs d’enquête » ; des groupes restreints composés de travailleuses et travailleurs volontaires et de chercheures et chercheurs qui assument alors un rôle de facilitatrice ou de facilitateur, d’animatrice ou d’animateur des rencontres favorisant la parole la plus libre possible des participantes et participants. Cette parole doit être la plus authentique possible en lien avec le vécu subjectif et l’expérience du travail. Cela s’inscrit dans une démarche très ouverte du type changement planifié impliquant un processus participatif de formulation de la demande par le milieu, la mise en place d’une entente de recherche-intervention, une coanalyse de la situation objet de la demande et une coproduction des résultats de la recherche vers l’action.

Le processus type en PDT suit les étapes suivantes : des réunions préliminaires entre chercheures et chercheurs avec les demandeuses et demandeurs, formant ce qui devient ensuite un comité de pilotage incluant direction et syndicat ou représentantes et représentants d’employés. C’est dans ce contexte qu’est précisée et transformée au besoin la demande initiale, et que l’on amorce progressivement le passage de la commande à la demande sociale sous-jacente. À la suite d’une ou plusieurs visites de site par les chercheures et chercheurs, sont constitués les « collectifs d’enquête » des travailleuses et travailleurs. Le format type est d’effectuer quatre rencontres de trois heures. L’animation est assumée par deux chercheures ou chercheurs, l’un animant, l’autre observant et intervenant au besoin. Ces rôles alternent en changeant de groupe. Les deux premières rencontres sont dévolues à l’expression du vécu de travail par les travailleuses et travailleurs autour des notions heuristiques proposées par les chercheures et chercheurs sous forme de questions ouvertes : pouvez-vous nous parler de votre travail ? Ce qui vous fait plaisir le plus ? Ce que vous trouvez difficile ou souffrant ? Comment vous vous y prenez pour éviter ou réduire ces souffrances ? S’ensuit une écoute active, une reformulation, des sous-questions pour suivre le cheminement de la pensée des participantes et participants. Le contenu des échanges est ensuite analysé[7] dans des rencontres entre chercheures et chercheurs (l’équipe intervenante, puis une rencontre avec un groupe externe de spécialistes en PDT). Les résultats de cette analyse préliminaire sont présentés et discutés en détail avec le groupe dans une troisième rencontre. La dernière rencontre est la remise du texte écrit par les chercheures et chercheurs qui constituera la base du rapport final, avec revue et validation par les participantes de chacun des groupes.

Le cas d’un Centre d’hébergement de soins de longue durée : l’institution, le travail et la démocratie

Dans ce premier cas, la demande initiale provient de représentantes du groupe des infirmières, impliquant la direction des soins infirmiers et le syndicat des infirmières, et ce, dans le cadre d’une recherche financée par l’Institut de Recherche en santé du Canada (2004-2006). C’est par des rencontres entre le groupe de chercheures et chercheurs, des membres de la direction des soins infirmiers et du syndicat que cette demande initiale sera modifiée en présentant la démarche de la PDT. Au départ, la demande portait surtout sur l’appropriation par les infirmières des changements organisationnels intervenus dans le Centre : l’approche du milieu de vie, l’informatisation des plans de soin et la dispensation modulaire des soins (unité de 10 à 15 patientes et patients, une infirmière, une ou un préposé aux bénéficiaires, une infirmière auxiliaire). L’infirmière est la personne-clé du module pour la gestion courante.

Or la discussion a introduit une ouverture plus grande sur le vécu du travail, traduite dans les termes de plaisir, de souffrance et de stratégies défensives au travail. Quatre groupes (de 4 à 7 infirmières chacun, pour un total de 26) ont été constitués (deux pour le quart de jour ; un pour le quart de soirée ; un dernier pour le quart de nuit), soit le tiers (26/76)[8] des infirmières du Centre, pour participer à quatre rencontres de trois heures. Les participantes ont exprimé fortement aussi les sources de plaisir au travail liées aux patientes et patients et comment les contraintes d’organisation du travail empêchent la réalisation au quotidien de ce travail, alors sources de stress et de souffrance. Leurs stratégies pour se défendre et se protéger de ces pressions demeuraient fortement individuelles et permettaient de mesurer la faiblesse du collectif de travail ainsi qu’une impuissance vécue en rapport à la prise de décisions touchant l’organisation du travail et certaines orientations institutionnelles.

Les principaux résultats de cette démarche d’analyse partagée montrent d’une part que le travail d’infirmière est fortement valorisé par presque toutes : cela correspond à une expérience d’expertise certaine devant des cas de malades à forte dépendance, souffrant de déficits cognitifs pour la plupart et de limitations fonctionnelles nécessitant des soins constants. Et « se sentir » utile suite aux réactions de gratitude venant des patientes et patients est une source de reconnaissance importante. D’autre part, les sources de souffrance largement explicitées sont plus nombreuses et tournent autour d’une perte de qualité du travail et d’identité professionnelle au travail, une expertise non reconnue par les supérieurs, voire par les autres professionnels, dont plusieurs médecins. Ainsi, les trois changements organisationnels à l’étude sont, selon elles, tous en dissonance par rapport aux exigences quotidiennes de leur travail de soins : l’informatisation est un surplus de tâches administratives de tenue de dossier, l’organisation modulaire exige une polyvalence de travail mal vécue, due à l’insuffisance des ressources et la confusion des rôles ; enfin, la philosophie consistant à recréer un milieu de vie pour la patiente ou le patient est largement critiquée comme étant illusoire, se limitant à des aménagements décoratifs ou des activités loin de la situation des usagères et des usagers.

Plus globalement, les infirmières réclament une réorientation organisationnelle vers une approche favorisant les soins de conforts, du temps et des ressources plus importantes pour favoriser un lien plus consistant et personnalisé pour assurer les soins et la présence aux patientes et patients. Sur la base de leur expérience de travail, elles mettent ainsi en question l’orientation techniciste du mode de gestion, centrée sur le contrôle et la performance attendus des gestionnaires au nom de la polyvalence et de l’autonomie. Elles proposent aussi une nouvelle direction de la mission de l’organisation : soit de miser sur une approche psychosociale des soins plutôt que sur une approche biomédicale et sur la hiérarchie professionnelle qui en découle.

Dans ce milieu spécifique, les mesures de gestion avancées étaient nouvelles et innovatrices, ce que la recherche intervention a remis en question. Comme l’a analysé Marie Alderson (2001), et plus tard son étude sur la reconnaissance professionnelle des personnels en CHSLD (Alderson 2006), plusieurs études allaient déjà en ce sens. C’est toute l’approche de l’analyse du travail des métiers du « care », pour reprendre l’expression de Pascale Molinier et collaborateurs (2009) qui conforte de tels résultats.

Le rapport écrit et validé par les groupes d’infirmières est reçu assez froidement par la direction. La critique de la situation impliquant les gestionnaires peut expliquer cette réaction. La direction y voyait surtout le point de vue de certaines infirmières et une forme de résistance au changement demandé par l’organisation, ce qui est une réaction classique dans la tradition du changement planifié présentée plus haut. Il est intéressant de noter toutefois que dans l’année qui suit, en toute cohérence avec ces résultats de recherche ciblant un changement nécessaire dans la mission de l’institution, une unité spécialisée est mise sur pied pour répondre plus adéquatement à un ensemble de patientes et patients en adoptant la philosophie des soins palliatifs, répondant à l’idée des soins de confort et d’aide plus spécialisée qui sont proches des constats faits dans l’enquête. En ce sens, cette recherche-intervention a mis en œuvre, modestement, un espace de réflexion critique sur la portée institutionnelle des collectifs de travail mis en mouvement. Elle a permis l’émergence d’une solidarité entre les infirmières autour de dimensions centrales de leur travail exprimées dans un document, qui a pu faire l’objet de débats entre la direction et les représentantes du groupe, avec les instances syndicales, et ce, dans un cadre reconnu de recherche interinstitutionnelle (Université et Établissement de santé). La chercheure principale du dossier est en effet professeure à la Faculté des Sciences infirmières de l’Université de Montréal et collabore régulièrement avec cette institution. Et rappelons que cette recherche était financée par un organisme gouvernemental du secteur de la santé, ce qui offrait une garantie de valeur scientifique à la démarche et une visibilité correspondante.

Le cas d’un Centre local de services communautaires : quand la santé doit prendre en charge le social

Ce deuxième exemple se situe dans une autre logique organisationnelle et institutionnelle. Si l’intervention dans un Centre pour personnes âgées dépendantes représente surtout un service de santé spécialisé, centrée sur le traitement d’incapacités ou de maladies chroniques, le CLSC est un service de première ligne, focalisée sur la prévention et le soutien de divers besoins de personnes à domicile ou dans la communauté.

Une commande de recherche-intervention est faite par les membres du Conseil multidisciplinaire d’un Centre local de services communautaires (CLSC) pour identifier les causes susceptibles de conduire à un épuisement professionnel, qu’elles soient individuelles, reliées à la tâche, à l’équipe ou à l’organisation. Cette commande est alors justifiée par un malaise croissant dans le climat de travail et des cas d’épuisements professionnels. Les chercheures et chercheurs vont proposer une approche de psychodynamique du travail auprès d’employés volontaires et la demande qui va émerger va aussi faire état de la clientèle du quartier, dont une bonne partie est socialement vulnérable : pauvreté et itinérance, toxicomanie, chômage ou travail précaire, immigration récente[9].

Six groupes, variant de 6 à 10 personnes par groupe, ont été formés représentant toute la gamme des services couverts : maintien à domicile, Jeunesse-Adulte, Santé au travail et organisations communautaires, enfance-famille. Les professionnelles et professionnels sont des aides familiales, des travailleuses et des travailleurs, des organisatrices et organisateurs communautaires, des psychologues, des ergothérapeutes, une diététicienne, une hygiéniste du travail pour un total de 66 participants (une majorité de la centaine d’individus travaillant dans cette unité). Les rencontres ont eu lieu suivant le dispositif habituel de la PDT : comité de pilotage mixte, échanges en groupes restreints, coanalyse avec les chercheures et chercheurs, compte-rendu écrit et validé avec les participantes et participants.

Les résultats mettent en lumière comment le mode de gestion au quotidien est fortement critiqué par le fait qu’il est axé sur des normes de contrôle de performance à court terme, méconnaissant la complexité des problèmes posés par la clientèle spécifique du quartier. Tout est centré sur le volume des interventions faites auprès des individus dans des temps prescrits et rigides. C’est le cas en particulier des activités de maintien à domicile et des entretiens d’aide psychosociale ou psychologique dans les locaux du CLSC. Un des effets de ce mode de gestion est l’éclatement des collectifs de travail, avec la réduction du nombre de réunions des équipes et, surtout, le caractère purement technique des quelques rencontres statutaires qui persistent.

Une des stratégies défensives qui émerge de l’analyse est une identification de plusieurs intervenantes et intervenants à leur clientèle plus vulnérable et une survalorisation du travail individuel fait avec ces personnes : « Au moins, nous pouvons nous sentir utiles et appréciés par la clientèle, à défaut de l’être par notre organisation », disait un participant qui exprimait un point de vue partagé par tous.

Plus fondamentalement, c’est la mission même du CLSC qui est interpellée à la suite des orientations gouvernementales[10] qui mettent l’accent sur l’intervention auprès des individus et non sur des interventions plus communautaires et sociales, ce qui est perçu comme une action plus adéquate pour une partie significative de la population vulnérable du quartier. Ce virage institutionnel est soutenu par la direction locale. Vu sous cet angle, c’est cette orientation institutionnelle, le mode d’organisation qui en découle et l’écart constaté entre la conscience qu’ont celles et ceux qui pilotent une intervention plus communautaire vue comme nécessaire, et la restriction à la seule aide individuelle qui constituait la source principale de leur souffrance au travail, ce qui est relevé dans le rapport final.

Le rapport écrit et validé avec les participantes et participants a reçu un accueil mitigé auprès de la direction générale qui a surtout retenu la critique du mode de gestion et non celle de l’orientation plus globale du CLSC. Cette fois, ce n’est pas une interprétation de résistance au changement, mais bien une défense de la situation actuelle. Par la suite, dans une rencontre de suivi de la Direction avec les représentants du Conseil Multi, les membres de la direction reconnaissent le malaise qu’ils attribuent à des problèmes de communication et de relations humaines. Il y eut ensuite une sensibilisation soutenue par le Conseil auprès des employés et des pressions externes (organisateurs communautaires, recherches) relatives à ce quartier, comprenant plusieurs populations vulnérables, pour des changements plus globaux. Il a pu être constaté, deux ou trois années plus tard, avec un changement de direction et un leadership interne affirmé des mêmes actrices et acteurs professionnels, la reconnaissance d’une mission d’intervention et de recherche sur la pauvreté et la marginalisation sociale dans le quartier. En effet, plusieurs individus à l’origine de la demande d’intervention en PDT ont joué un rôle central dans la création d’un groupe de recherche partenariale, université et CLSC, ce qui ouvrait de nouvelles perspectives possibles d’interventions pour de nombreux professionnels des équipes multidisciplinaires. Les recherches, les formations, les publications qui résultaient de ce groupe de recherche reprenaient explicitement nombre d’enjeux relatifs aux pratiques d’intervention de ces professionnelles et professionnels auprès d’une population vulnérable, et ce, en créant des modes d’intervention collective innovateurs : par exemple, participation populaire à des assemblées, du théâtre d’expression et de sensibilisation, des recherches-actions participatives avec des groupes communautaires du quartier.

La recherche ethnographique sur les espaces de dialogues

Nous proposons maintenant d’illustrer une posture différente de recherche, qui permet plutôt de découvrir des pratiques existantes dans des milieux organisés pour mieux les faire connaitre et les partager. Dans les organisations sociosanitaires, des actrices et des acteurs construisent des espaces de dialogue variant dans leur forme (formel ou informel) et dans leur contenu (échanges sur l’organisation du travail ; sur des cas cliniques entre professionnels, etc.). L’intérêt pour les espaces de dialogue au sein de réseaux d’organisations sociosanitaires se multiplie comme le montrent les travaux sur les espaces relationnels (Kellogg, 2009), les espaces de convivialité (Heil, 2015 ; Schwartz 2016), les espaces expérimentaux (Zietsma et Lawrence, 2010 ; Cartel et al., 2018) et les espaces d’innovation (Grenier et Denis, 2017 ; Klein et al., 2016 ; Ruelland, 2019).

Ces recherches ont en commun de s’intéresser aux espaces de dialogue éphémères (expérimentaux et d’innovation) ou pérennes (relationnels et de convivialité) en train de se faire dans les milieux organisés, à leurs particularités, à leurs influences à l’œuvre dans les dynamiques interprofessionnelles et interpersonnelles. Elles analysent leur potentiel de transférabilité à des systèmes comparables. Elles contribuent aussi à établir des critères pour le rétablissement ou la production d’un dialogue entre des actrices et des acteurs porteurs d’intérêts et de savoirs variés afin de dégager des trajectoires d’innovation démocratique.

Un exemple de recherche sur les espaces de dialogue d’un réseau public de santé mentale au Brésil

Nous avons réalisé une recherche fondée sur une démarche de type ethnographique au sein du réseau de santé mentale de la ville de Campinas, dans l’État de São Paulo, au Brésil. Contrairement aux expériences précédentes, il ne s’agit pas de la réponse de chercheures et chercheurs à une demande suivant un processus formel de changement planifié. Cela a consisté plutôt à être des témoins actifs de formes de participation collective existante dans l’organisation des services, largement spontanées et émergentes à la frontière des processus plus formels de l’organisation du travail. Cette participation collective se fait dans le cadre d’un dispositif culturellement bien établi au Brésil : la « roda » (ce qui signifie « cercle » en français) ; c’est une forme particulière de rencontres en groupes restreints, dans des temps et des lieux formels et informels.

Cette recherche relève les caractéristiques d’espaces de dialogue innovants sur le plan de la réduction des inégalités sociales de pouvoir que les actrices et les acteurs nomment « rodas ». Le croisement de données issues de différents types de corpus, notamment de notes d’observation, de verbatims d’entretien et de documents écrits par les acteurs du milieu observé, permet de consolider la compréhension de ces espaces de rencontres spécifiques. Outre le fait d’examiner directement les rencontres et les incidents significatifs, cette diversité de techniques permet de confronter le discours et la pratique (Paillé et Mucchielli, 2003). Dans cette perspective, trois instruments de recueil de données ont été appliqués à cette recherche, soit l’observation en situation (1150 heures), l’analyse de documents et l’entretien individuel (avec 47 personnes). Ces différents outils ont été mobilisés et s’agencent au cours d’un terrain de neuf mois entre 2012 et 2013.

Les résultats montrent comment la roda est un espace de dialogue entre une pluralité d’acteurs (gestionnaires, professionnels, personnes concernées et leurs proches) pouvant entre autres devenir 1) un espace sécuritaire où chacun exprime librement son point de vue ; 2) un espace de coanalyse et de cogestion du travail menant à des prises de décisions collectives ; 3) un espace d’interreconnaissance des savoirs et des activités de chacun et ; 4) un espace agissant sur les inégalités sociales de pouvoir vécues entre les acteurs de manière à les réduire durant l’élaboration de problèmes et de solutions au fil de la mise en réseau. Ces quatre caractéristiques permettent d’exposer les contours de ce que nous nommons des « espaces d’innovation démocratique ». Ces espaces réfèrent à la fois à un moment formel que les acteurs peuvent prévoir et organiser, et aussi à un élément plus informel ou du moins imprévisible qui concerne la qualité de la dynamique relationnelle et des effets qu’elle produit. Il ne s’agit pas strictement de dispositifs de participation institués ni de simples émergences spontanées. Ceux-ci demeurent plutôt semi-structurés par des actrices et des acteurs qui convergent vers des modalités de collaboration normatives et pratiques.

Comme pratique citoyenne, la roda est le fruit d’actions d’individus qui dénoncent des contradictions et des injustices de l’organisation brésilienne des services de santé mentale, mais aussi à l’intérieur des espaces institués de prise de parole. Ces individus ont développé des pratiques citoyennes alternatives pour contester en permanence ces espaces et leurs fonctions au sein du réseau de santé mentale. Ces pratiques collectives sont inspirées par un État social encore imprégné par de longues dictatures, par la nécessité de manœuvrer dans des conditions organisationnelles précaires ainsi que par le défi quotidien de faire face aux inégalités sociales et à la misère humaine. Ce contexte brésilien interfère dans le processus d’exécution des fonctions au sein de l’organisation des services en altérant sa portée sociale réelle. Les rodas participent alors d’une appropriation de cette portée sociale et publique des pratiques collectives de l’organisation des services. De là naîtrait la possibilité d’agir vers la démocratisation en contexte organisationnel à partir des formes et des fonctions présentées comme « allant de soi » par les normes et les pratiques instituées. C’est en ce sens que les rodas contribuent à réduire les frontières entre le « faire » et l’« action » (Arendt, [1958] 1998) à partir de l’organisation des services de santé mentale de Campinas. Le fait de restituer et de refléter aux actrices et aux acteurs de ce milieu, n’ayant pas fait de demande, la forme sociale de leur espace de dialogue et de leur communication non-directive au sein de ces espaces nommés rodas contribue à les rendre visibles et à reconnaitre leur légitimité ainsi que leur potentiel de démocratisation.

Discussion

Qu’elle crée des espaces de dialogue ou qu’elle les observe, la recherche sociale auprès des organisations sociosanitaires met en perspective les rapports entre organisation, communication, pouvoir et intervention. Elle repose sur une approche inductive de la connaissance qui donne priorité aux paroles et aux pratiques des actrices et des acteurs, plutôt qu’aux savoirs constitués. Dans cette perspective, les paramètres liés à la pratique d’animation de groupe et les paramètres liés à la recherche sont fondamentalement les mêmes. Il est question ici de saisir l’expérience communicationnelle en milieu organisé comme se développant au carrefour d’une série d’influences interpersonnelles et sociales, une saisie transposée dans un cadre méthodologique et dialogique spécifique.

Dans ce texte, l’emphase est mise sur le rapport entre recherche et espaces de dialogue ainsi que leur potentiel de démocratisation notamment par les processus communicationnels qui les constituent. Pourquoi donc prioriser le rapport aux espaces de dialogue dans la recherche ? La plupart des recherches dans le champ des sciences humaines et sociales ne s’attardent pas spécifiquement aux rapports entre espaces de dialogues créés ou observés et leurs effets sur les dynamiques de pouvoir en milieux organisés. En effet, lorsque des liens sont examinés entre les expériences des espaces de prise de parole et les rapports sociaux de pouvoir institués, de telles analyses tombent souvent dans le piège de lire ces expériences à partir d’un rapport à la norme qui anime les attentes et les projets de l’entourage (le groupe, l’organisation, l’institution, etc.). Ces recherches courent ainsi le risque d’effacer ce qui, dans l’expérience de ces espaces de dialogues, déborde justement la norme ou la subvertit comme dans les « groupes-sujets » (Guattari, 1992) ; des espaces qui favorisent l’émergence d’acte de « braconnage » (de Certeau, Giard et Mayol, 1990) et même d’« actepouvoir » (Mendel, 2006) par lesquels les actrices et les acteurs s’approprient et transforment le cadre organisationnel.

La présente réflexion quant aux potentialités des pratiques de recherche de créer et/ou d’observer des espaces de dialogue participant d’une démocratisation des rapports sociaux au sein d’organisations sociosanitaires permet entre autres de faire ressortir l’importance de la « posture critique » de la chercheure ou du chercheur en rapport à ces espaces et à leur portée démocratique.

La posture critique en recherche et le rapport aux espaces de dialogue

Que signifie « prendre position » dans une recherche en sciences humaines et sociales ? Cette expression renvoie à l’implication et à ce que signifie une posture critique. Contrairement à ce qu’il est commun de croire, avoir une posture critique n’implique pas nécessairement de se prononcer pour ou contre la position ou les valeurs du groupe ou de l’organisation où la recherche a lieu. La posture critique renvoie plutôt à une ouverture constante face à la pluralité des savoirs et des significations données à une expérience ou une situation donnée.

Le rapport de pouvoir repose sur un échange de savoirs spécifiques et différenciés entre les différentes actrices et acteurs impliqués, des savoirs qui ont leur légitimité propre. Il y a alors reconnaissance de la différence des savoirs mis en cause et de leur valeur foncièrement équivalente dans cette différence. La difficulté demeure de pouvoir intégrer cette diversité dans une démarche d’échange de savoirs avec les autres participantes et participants de la recherche. Cette difficulté se traduit différemment qu’ils s’agissent d’une recherche-intervention (les deux premiers cas d’étude) ou d’une recherche d’observation ethnographique (le troisième cas d’étude). Le cadre et le rapport des chercheurs à la demande de l’organisation influent sur la dynamique d’échanges de savoirs – les deux recherches-intervention répondant à une demande institutionnelle (de création d’espaces de dialogue) et la recherche ethnographique plaçant les chercheurs en observateurs d’espaces de dialogue déjà institués. Dans les premiers cas, les actrices et les acteurs « demandent » aux chercheures et chercheurs qu’ils éclairent et améliorent les situations vécues au sein de l’organisation par la création d’espaces de dialogues et de partages de savoirs. Dans le dernier cas, les chercheures et chercheurs sont invités à devenir partenaires de la coproduction de savoirs sur des espaces de dialogues que les actrices et acteurs ont eux-mêmes créés. Néanmoins, dans tous les cas, la contrainte spécifique est de pouvoir communiquer ses savoirs et les confronter à d’autres. Le dialogue entre les différents savoirs et les différentes représentations des espaces de dialogues créées est un défi constant dans tous ces contextes de recherche en milieu organisé. Il faut prévoir des dispositifs de rencontre et des modes de communication qui offrent les conditions temporelles et pédagogiques pour réaliser de tels échanges (Rhéaume, 2007).

Dans les espaces de dialogue, la chercheure ou le chercheur tente de relever la pluralité des points de vue sans nécessairement prioriser le sien. Elle ou il considère les savoirs et les représentations des actrices et des acteurs de manière positive ce qui lui permet d’offrir des interprétations par un métalangage fondamentalement relié au monde de significations des actrices et des acteurs, ce qui est au cœur de la communication dialogique. La compréhension du sens que donnent les actrices et les acteurs passe principalement par l’écoute et la compréhension de leur langage implicite et, à moindre égard, par celle de leur langage explicite. La chercheure ou le chercheur porte aussi une attention particulière à tout ce qui est central dans la compréhension qu’une actrice ou un acteur a de son expérience et plus particulièrement aux « incidents critiques » (Leclerc et al., 2010), dans leur dimension personnelle et sociale. Cette priorité donnée au sens et aux incidents critiques n’exclut en rien les données objectives tout comme les interprétations qualitatives.

Une telle approche – qui se déploie différemment dans les recherches-interventions et dans la recherche ethnographique – favorise, de plus, l’intégration des différents points de vue dans la lecture d’une situation ou d’un problème donné. Ces points de vue coexistent parfois de manières conflictuelles ce qui n’empêche pas la chercheure ou le chercheur de pouvoir mener un processus collectif de « résolution de problème ». C’est d’ailleurs un des principaux buts des espaces de dialogues que de constituer un lieu où ces points de vue peuvent se déployer de manière sécuritaire.

Un positionnement critique demande aussi au chercheure ou chercheur de se situer face au changement qu’il souhaite contribuer à produire avec la recherche en occurrence celui de démocratiser les milieux organisés. Il y a différents niveaux de changements possibles dans la recherche. En effet, la chercheure ou le chercheur peut viser et promouvoir un changement au niveau des comportements des individus, des relations humaines, des dynamiques groupes, des structures organisationnelles ou même de la société dans son ensemble. En bref, on ne peut pas se situer comme chercheur sans avoir de positions à ce sujet qu’elles soient implicites ou explicites.

Comme il a été souligné précédemment, une approche critique de la recherche est aussi marquée par un projet instituant, toujours renouvelé, de produire un échange plus égalitaire des expériences et des savoirs différents. Cette production peut se réaliser en créant des espaces de dialogue entre des personnes d’une même organisation ou en observant des espaces existants en vue de reconnaitre leur potentiel ou leur portée démocratique avec les personnes directement impliquées. Pour être partagée et vécue tout au long de la recherche, une telle position critique nécessite aussi un certain cadre méthodologique. Ce dernier peut reposer sur une grille heuristique d’analyse. Une recherche basée sur une grille heuristique a pour but de mieux comprendre les expériences vécues au sein des espaces de dialogue à partir des représentations que chaque actrice et acteur a des interactions. Soulignons de plus que la perspective critique proposée ici met l’accent sur l’expérience tant des sujets de l’analyse que des chercheures et chercheurs ; l’expérience étant simultanément un objet d’analyse et un canal de production de connaissance.

Conclusion : la recherche comme espace d’innovation démocratique

Il convient de reprendre notre thématique générale sur la possibilité d’une démocratisation des pratiques suites à des recherches qui créent ou bien qui rendent compte des espaces de dialogues dans les organisations sociosanitaires. Les communications dialogiques au cœur du processus de démocratisation débordent les frontières de l’organisation participative instituée dans les réseaux de santé et de services sociaux. Elles mettent en tension, mettent en mouvement, déplacent les individus vers d’autres espaces collectifs, provoquent d’autres agencements. Comprendre les processus communicationnels dialogiques dans les réseaux sociosanitaires implique nécessairement de dépasser les dichotomies classiques qui traversent le champ des organisations comme celle entre le formel et l’informel.

Le dépassement de cette division entre le formel et l’informel demeure une nécessité afin de nommer les forces politiques et créatrices portées par les communications humaines au sein des organisations. La chercheure ou le chercheur peut alors se tourner vers le concept « d’instituant » de Castoriadis (1975) et de « groupe-sujet » de Guattari (1992). Pour Castoriadis, l’institué n’est pas une détermination, mais bien une condition à partir de laquelle l’instituant, c’est-à-dire la créativité sociale et l’émergence d’un nouvel « imaginaire politique », peut s’incarner (Castoriadis, 1975). Cette force instituante tend à se déployer dans des groupes-sujets au fil des communications dialogiques catalysant un certain pouvoir d’agir collectif (Dardot et Laval, 2014). Dans un même ordre d’idées, les trois expériences de recherche dans des organisations de santé et de services sociaux exposent comment les pratiques instituées de l’organisation ne constituent pas uniquement des déterminations ou des contraintes, mais aussi des leviers par lesquels peuvent se constituer des espaces de communications dialogiques, elles-mêmes vecteurs de forces créatrices sur le plan social.

Aujourd’hui plus que jamais la communication dialogique dans les organisations de santé et de services sociaux est précaire. Elle n’est pas non plus originelle ou fixée d’avance : elle se forme, à un certain degré au moins, au travers du fonctionnement de l’organisation au quotidien. Elle se constitue au fil de nombreux agencements (matériels, relationnels) que les individus créent par leurs actes et leurs paroles dans un processus en devenir constant. Dans cette perspective, ce sont les cercles de parole produits par le pouvoir en acte (parole ou geste) qui peuvent humaniser et démocratiser les discours et les pratiques de l’organisation des services sociaux et de santé, et, comme nous avons tenté de le montrer, aussi bien en intervenant directement pour faire s’exprimer cette parole dans l’action que comme témoin, la reconnaitre et la valoriser. Sur le plan de la communication dialogique en milieu organisé, le défi est alors non pas de construire de nouveaux modèles théoriques, mais de nommer des repères qui puissent orienter le regard et l’écoute de la chercheure ou du chercheur, non pas vers ce qui confirme ses savoirs et ses valeurs, fussent-elles celles de la démocratisation des rapports sociaux de pouvoir en milieu organisé, mais vers ce qui est susceptible de le déporter et de lui indiquer des pistes originales de recherche (Corin, 2003). Dans cette perspective, les exemples de recherche présentés invitent à s’interroger davantage sur les « trajectoires de démocratisation » des espaces de dialogues de l’organisation des services sociaux et de santé, c’est-à-dire de s’intéresser à leurs conditions d’émergence, leurs déploiements, les dynamiques communicationnelles qui s’y produisent et leur potentiel de transformation des rapports sociaux de pouvoir. L’analyse de ces trajectoires permettra de dégager des pistes et des indicateurs en vue de pérenniser de tels espaces de dialogues ainsi que leur portée démocratique.